Thecel

De Léo Henry, 2020.

Les années et les livres passants, j’apprécie de plus en plus la fine subtilité de Léo Henry. Bien qu’il soit relativement méconnu du grand public, cédant le pas à d’autres têtes de gondole de la SFFF française qui font dans le commercial, Folio SF ne s’est pas trompé en éditant sa trilogie des mauvais genres en exclusivité, en poche, dans leur collection. Après Le casse du continuum en 2014, consacré au space-opéra, et à La panse en 2017, thriller mâtiné de fantastique, c’est donc au tour de la fantasy de passer à la houlette de l’imagination plaisante d’Henry en 2020. Le tout une nouvelle fois servi par une magnifique couverture signée par Aurélien Police, comme les deux précédents opus.

Et de fantasy, il est bien question dans ce nouveau court roman (un peu moins de 300 pages, trop rapidement dévorées !). Je dirais même de fantasy très classique dans les premiers chapitres. Jugez plutôt : l’histoire s’ouvre sur la vie de Moïra, une princesse promise à une vie de couvent dans l’ombre de son grand frère, l’héritier de l’Empire de Thecel. La jeune fille est plus débrouillarde que l’on ne le pense au premier abord : elle connait les passages secrets de l’immense palais qui leur sert de demeure comme sa poche et est éduquée en secret par une vieille cartographe rencontrée dans une serre oubliée du logis principal. Elle fraye même avec un jeune dragon que l’on garde enfermé dans les murs pour une obscure raison.

Cette vie se corse cependant d’un coup lorsque son père, l’Empereur, décède. Et que son frère, l’héritier, disparait. On veut la marier de force, la placer sur le trône et ainsi sécuriser la mainmise de l’oecumaîtrise, l’un des deux grands pouvoirs de l’Empire, sur l’avenir de ce monde. C’est sans compter sur l’impétuosité de la jeunesse : Moïra décide de s’enfuir pour retrouver son frère bien-aimé et, ainsi, entamer une quête initiatique qui fera d’elle l’adulte qu’elle rêvait de devenir.

Voilà un scénario qui pourrait correspondre à 95% des bouquins de fantasy que vous avez déjà lu et que vous lirez à l’avenir (surtout si l’on remplace l’héroïne par un jeune homme, qui ignore probablement qu’il est le prince/l’élu en titre). Mais Léo Henry est plus malin que cela. L’auteur qui a signé l’éblouissant Hildegarde s’amuse à baliser son chemin pour mieux nous surprendre par un twist pourtant annoncé dès le départ. Dès le titre, en fait. J’y reviens. Grâce à la finesse d’Henry, par petite touche, la mécanique bien huilée du récit de fantasy se grippe progressivement. Le prince héritier n’a pas disparu en raison d’un complot ou d’un attentat. Non, il semble simplement s’être enfui avec son amant au nom de l’amour. Et qui sont ces « faces pâles« , rejetées et moquées que la société dominante de Thecel semble utiliser comme esclaves (signifiant par là même que Moïra et toute la classe dominante sont noires de peau, même si ce n’est jamais clairement dit) ? Et d’où vient ce dragon qui ne semble pas avoir sa place dans ce monde par ailleurs assez cartésien ?

Vous sentez comme l’édifice se fissure ? Et bien ce n’est rien comparé à la tournure que les évènements vont prendre. Je suis bien obligé de placer maintenant une balise [SPOILER] et de revenir sur le titre de l’ouvrage. Le monde de Thecel est en effet un homophone du mot tesselle. Pour ceux qui l’ignore, une tesselle est une petite pièce dans une composition ornementale plus large. Un petit carré de pierre dans une mosaïque, par exemple. Ou un pavé dans un carrelage ornemental. Au cœur du palais de Thecel, Moïra croise ce qui semble être un plateau d’Othello dans l’une de ses salles les mieux gardées et le plus secrètes. Et ce plateau est en fait le monde de Thecel. Thecel est divisé en grands carrés de terre qui peuvent basculer vers un envers-monde, habité par les faces pâles sans histoire, au milieu d’un archipel composé des « morceaux » de Thecel qui ont basculés par le passé. Cet autre monde, répondant au nom fort logique d’Abacule (un abacule est … aussi un mot qui désigne un carré dans une mosaïque), répond à ses propres règles qui mettront Moïra face à ses contradictions, face à son éducation, à ses idées reçues, à ses certitudes. Et qui la feront grandir pour devenir un symbole qu’elle n’imaginait jamais devenir. [/SPOILER]

Thecel est un roman hommage à un genre qui m’est cher, un hommage intelligent. Même les évolutions inattendues du récit ont lieu dans un cadre de fantasy finalement classique (bien que très original) : Henry a su transcender ce relatif classicisme pour nous offrir ici un très beau récit, intelligent, sensible, épique par moment, qui nous prend aux tripes. Moïra vit la quête initiatique classique qui la fera passer d’un statut relativement anonyme à celui de légende. Mais ça marche. Ça marche à 200%. Plus que que dans Le casse du continuum ou dans La panse, on sent que l’auteur a assimiler, presque digérer un genre pour nous en présenter ici la plus pure incarnation. Et qu’il le fait en ayant écrit entretemps le récit déstructuré et pourtant hypnotisant d’Hildegarde. Thecel est un véritable bijou. L’expression « diamant brut » m’est venue à l’esprit, mais elle ne correspond pas : Thecel est un diamant finement ciselé, dont toutes les faces nous semblent familières, mais dont la vue d’ensemble est aussi surprenante qu’agréable à l’œil. Si vous ne devez lire qu’un livre de fantasy en 2020 pour constater que le genre n’a jamais été aussi vivant que maintenant, malgré le côté répétitif à l’extrême des best-sellers du genre, Thecel devrait être ce livre. Léo Henry est un auteur intelligent, qui maîtrise sa plume comme son sujet : faites-lui confiance et profitez du voyage, vous en sortirez grandis.

Comment parle un robot ?

Sous-titré : Les machines à langage dans la science-fiction

De Frédéric Landragin, 2020.

J’avais déjà abordé un ouvrage de la collection Parallaxe dans ces colonnes, avec l’excellent Station Métropolis Direction Coruscant. La collection du Bélial’ (qui est définitivement l’une des maisons d’édition de SFFF francophone les plus dynamiques et intéressantes à suivre) a, pour rappel, pour objet de laisser la parole à des universitaires mordus de SF. Ils exposent ainsi leurs thèses, appartenant la plupart du temps au domaine de la futurologie, en les argumentant par des exemples issus de la littérature SF ou du cinéma SF de ce dernier siècle. L’exercice peut sembler illusoire sur le papier, mais cela donne des thèses scientifiques intéressantes à envisager pour le futur, en les raccrochant à ce que la réalité d’aujourd’hui réalise en effet déjà (et ce qui est en développement à court terme).

Le précédent livre chroniqué ici parlait d’architecture et de géographie urbaine. Celui-ci est d’un tout autre domaine. Frédéric Landragin, directeur de recherche au CNRS, est un spécialiste de la linguistique, spécifiquement computationnelle depuis de nombreuses années. Il a d’ailleurs déjà signé un autre titre dans la même collection, consacré quant à lui au dialogue avec les potentielles intelligences extraterrestres.

Et Landragin de développer, de manière très didactique, ce qu’est la capacité de parole, de dialogue d’un robot. L’illustrant par des cas aussi célèbres que le T-800 ou HAL, Landragin scinde bien les différents types d’interlocuteurs machines auxquels nous pourrions avoir (ou avons déjà) affaire. Il distingue ainsi les chatbox évolués, les assistants personnels du type d’Alexa ou Siri des véritables robots parlant. La clé, comme souvent, est la capacité de l’IA. Ou, plus précisément, la présence d’un IA véritable, basée sur du machine learning, ou d’une IA à capacité réduite comme le sont les chatbox précités. Cependant, même dans le cas du machine learning, Landragin s’évertue à nous démontrer que le langage est une chose complexe et, à travers de exemples célèbres et historiques (en linguistique), nous pointe les pièges que seul la connaissance du contexte d’une conversation peut éviter. Et c’est précisément sur ceci que les machines achoppent, quel que soit leur degré de complexité et de raffinement.

De fait, si les quiproquos et les malentendus sont légions dans le dialogue humain-humain, il ne peut en être autrement dans le cas du dialogue humain-machine. Ce n’est pas demain, donc, que nous pourrons dialoguer avec un véritable C3PO. Ou même avec le Robby de Forbidden planet. Même l’illusion d’un véritable babelfish, formidable invention de Douglas Adams dans le The Hitchhicker’s Guide to the Galaxy (reprise bien des années plus tard par l’un des ancêtres de Google, AltaVista) est encore un doux rêve. Si DeepL donne de meilleurs résultats que Google Translate, il n’en demeure pas moins que les résultats des traductions automatiques sont et resteront encore pour longtemps fort limités.

Comment parle un robot ? est donc un livre assez savant qui, de manière je le répète fort didactique, prend son lecteur par la main pour lui ouvrir les portes de la linguistique computationnelle. J’ai pourtant eu un peu de mal à finir le livre : emporté par son sujet, Landragin se lance dans des démonstrations parfois assez longues et assez techniques qui m’ont, je l’avoue, lassé. Si le domaine m’intéresse, je suis trop néophyte que pour suivre aisément une conversation d’expert comme il nous propose ici. Et si les exemples issus de la SF grand publics émaillent en effet le bouquin, ils sont finalement assez accessoires par rapport au propos, intéressé davantage par l’état de l’art d’une discipline actuelle que réellement tourné vers un avenir moins proche de nous. Peut-être est-ce ici la frustration de me dire que je ne dialoguerais pas de manière soutenue avec un robot de mon vivant, ce que le livre démontre très bien, qui terni pour moi l’expérience de lecture ? C’est sans doute le cas et il ne faut donc pas tenir compte de mon relatif ressentiment envers l’auteur. Le fait qu’il m’ait un peu « gâché mon plaisir » (!) n’enlève en rien l’intérêt de son essai. Son côté très technique, cependant, lui fermera sans doute les portes d’un public plus large. Ce n’est évidemment pas l’ambition de la collection Parallaxe, mais je n’ai pas ressenti ça à la lecture de l’autre livre. La mayonnaise n’a donc pas tout à fait pris pour moi sur cet essai en particulier…

La Chose

De John W. Campbell, 1938.

Le Bélial’ continue sa ligne éditoriale de sa collection Une Heure Lumière en alternant des novellas d’auteurs récents et des novellas classiques, comme celle de Heinlein ou Zelazny. La Chose appartient à cette seconde catégorie. Publiée pour la première fois sous le nom de Who Goes There? sous le nom de plume de Don A. Stuart dans l’Astounding Science Fiction (dont John W. Campbell venait de devenir le directeur et l’éditeur principal, débutant ainsi sa seconde carrière et s’éloignant de l’écriture), La Chose est un histoire familière pour tous les fans de SF depuis près de 40 ans maintenant. Certainement depuis l’adaptation de John Carpenter en 1982, The Thing, qui était déjà la deuxième adaptation cinématographique de la novella.

Vous connaissez donc tous l’histoire : un groupe de scientifiques et d’explorateurs, coincés dans l’hiver antarctique, découvrent une entité extraterrestre un peu par hasard en effectuant des recherches sur le magnétisme. Cette entité est gelée et considérée comme morte. Mais, pas de chance, pour le bien de la science, plusieurs membres de l’expédition souhaitent la dégeler et effectuer quelques recherches sur place. Et il se trouve que la créature, la chose, n’est pas si morte que cela et qu’elle ne veut pas spécialement que du bien aux humains et à la vie terrestre en général…

Ce qui frappe surtout à la lecture de cette nouvelle est sa modernité tant dans le traitement que de la forme. J’ai déjà parlé de nombreuses fois dans ces colonnes de textes fantastiques de la première moitié du XXeme siècle. La Chose date de 1938, rédigée alors que son auteur n’avait même pas 30 ans. Et on la dirait pourtant rédigée hier, à peu de chose près. Bien sûr, quelques concepts scientifiques évoqués ci et là au gré des pages sont un peu surannés et la technologie dont dispose les explorateurs est datée. Mais la tension du texte, le rythme crescendo de ce huis-clos semi-horrifique le rapprochent bien davantage de textes récents que de ses contemporains. Je saisis aisément pourquoi le texte a marqué son époque et inspiré nombre de fictions ultérieures (Alien, The BodySnatchers, etc.) et de réalisateurs. On est à mille lieux de l’ambiance gothique de Lovecraft ou du space-opéra à la Captain Future. Pas d’aventures rocambolesques, de monstres libidineux ou de jeune femme éplorée à sauver ici : on a juste un groupe d’hommes qui se rendent vite compte que leur situation est désespérée et qui essayent de sauver l’humanité et, si possible, leur peau, d’un monstre bien plus flexible, intelligent et insidieux que ses compères de l’âge d’or du pulp.

Sur le fond, La Chose est donc clairement en avance sur son temps et mérite sa place dans l’histoire de la littérature fantastique. Sur la forme, cependant, j’ai quelques doutes. Le style de Campbell, très loin des canons de son époque également, est assez compliqué à suivre. De manière très moderne, voire post-moderne, Campbell choisi de laisser peu de place aux transitions et situe très peu son action. La majorité du texte est en fait composé de dialogues ou de monologues qui se perdent parfois dans des sous-entendus peu clairs. Nombre de phrases se concluent sur des points de suspension quand les acteurs de l’action changent d’avis. Et si c’est fort réaliste, cela ne rend pas le texte plus clair, malheureusement. Le fait que la novella a une grosse dizaine de personnages principaux qui ne sont que très peu développés n’aide évidemment pas à s’accrocher aux trajectoires des uns et des autres.

Pierre-Paul Durastanti, le traducteur, explique dans une courte introduction que Campbell a également rédigé une version longue, initialement, de la même histoire. Un financement participatif sur Kickstarter a permis de l’éditer il y a quelques années. Pourtant, Durastanti précise cette version longue aurait mieux fait de rester dans les cartons oubliés de l’histoire, sa qualité n’était pas géniale (comme quoi, Campbell a eu raison de passer à une carrière d’éditeur, sachant visiblement où couper). Je ne peux pas juger, n’ayant pas lu cette version longue, mais je regrette en tous les cas que Campbell n’ait pas choisi de faire redescendre la pression de temps à autre dans la novella et d’en profiter pour prendre quelques paragraphes pour développer l’un ou l’autre des personnages principaux.

En résumé, La Chose est donc une novella avec une importance historique évidente et a parfaitement sa place dans cette collection dédiée. Elle est clairement en avance sur son temps, tant dans son fond intemporel que dans sa forme très post-moderne. Je regrette simplement qu’elle soit un peu confuse, se perdant dans des personnages interchangeables dont les noms et les rôles se mélangent malheureusement assez vite. A tester, cependant, pour tous les curieux qui se demandaient qui se cachait derrière le Prix John W. Campbell.

La légende du roi Arthur

De Martin Aurell, 2007.

Voilà un pavé dont la lecture m’a pris de nombreuses semaines, entrecoupée de temps à autre de lectures plus légères. Martin Aurell, professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Poitiers, a réalisé ici une véritable somme, que l’on pourrait presque qualifier de définitive, sur l’analyse historique de la matière de Bretagne. Drôle d’idée, me direz-vous, de vouloir chercher une vérité historique dans un mythe, devenu proto-littérature, devenu littérature au fil des siècles. Pourtant, l’ouvrage est passionnant. Ne s’intéressant finalement que fort peu à l’analyse classique, littéraire, philologique, du corpus mouvant des textes constituant la légende Arthurienne, Aurell construit une véritable démonstration soutenue et documentée qui cherche le vrai ou, plus précisément, les touches de vrai dans ledit corpus. Il tente de cerner les racines historiques du mythe et l’utilisation que les sociétés d’alors en ont eu.

Il apparait pourtant vite que le modèle d’Arthur, de Merlin et de la table ronde se perd rapidement dans les légendes celtiques. Seuls quelques chroniqueurs les mentionnent dans des textes épars remontant aussi loin que le Vème siècle. Mais de ces légendes locales, celtiques, se développe un fond commun, un terreau fertile à l’imagination qui passera de bardes en poètes, de saltimbanques en conteurs et d’une cour à l’autre jusqu’à finalement prendre petit à petit forme à l’orée du VIIème siècle. Et on y voit alors les premières appropriations, au nom d’un courant politique luttant contre un autre, d’une doctrine fasse à celle du voisin. Et c’est là que la thèse d’Aurell excelle : elle démontre, du VIIème au XIIIème (le livre s’arrête malheureusement à cette date, alors qu’il y aurait matière à analyser l’appropriation du mythe arthurien par l’un ou l’autre groupe d’intérêt jusqu’à nos jours ! – mais bien sûr, Aurell est médiéviste et s’arrête aux frontières de l’époque qu’il connait le mieux), que la matière de Bretagne a été utilisé politiquement, mystiquement, religieusement, socialement par une litanie sans fin d’opportunistes avisés.

Pour ne prendre que la dimension religieuse, il est frappant de noter que l’Église, après l’avoir snobé pendant des siècles, s’est approprié cette mythologie quand elle y trouva son intérêt, transformant les glorieux guerriers des débuts en saints chevaliers qui ne peuvent user de la violence que dans les allégories des croisades que l’on retrouve dans les textes plus tardifs. L’essai prend également le temps de développer du mieux qu’il peut la vie des auteurs présumés des différentes itérations du mythe : de Geoffrey de Monmouth à Robert de Boron en passant par Chrétien de Troyes, Aurell essaie de comprendre qui étaient ces auteurs, quelles étaient leurs valeurs, qui étaient leur patrons (dans le sens de patronage). Il tente également de savoir si la « vérité » qu’ils présentaient dans leurs textes respectifs tentaient à développer une thèse nouvelle, à contrecourant de la société dans laquelle ils vivaient ou, au contraire, s’ils étaient dans l’air du temps.

Très documenté (la bibliographie de l’ouvrage est impressionnante), La légende du roi Arthur est un véritable travail d’universitaire érudit maitrisant son sujet. Si la lecture est parfois ardue, Aurell ayant une prédilection assez logique à user d’un vocable moyenâgeux sortant parfois des sentiers battus, la structure du livre et le propos de son auteur restent intelligibles de bout en bout. Il est fascinant de voir à quel point le personnage, son entourage, sa quête et les valeurs qui les sous-tendent ont évolué au fil des siècles, passant parfois d’un extrême à l’autre. Bien sûr, le choix d’Aurell de résumé in extenso les diverses variations qui sont parvenues jusqu’à nous rend le texte assez lourd. Mais c’est probablement inévitable pour le bien de la démonstration de sa thèse, pour justifier le développement de ses idées. La répétition des diverses aventures et la multiplication des personnages et de leur trajectoire personnelle perd sans doute le lecteur inattentif, certainement dans le cas d’une lecture épisodique (comme ce fut mon cas). Mais on ne peut en vouloir à l’auteur : la matière de Bretagne est chaotique par essence, comme la plupart des mythes fondateurs des nations ou des civilisations.

J’ai acheté ce livre il y a une bonne année déjà, dans le Centre de l’imaginaire arthurien, en pleine forêt de Brocéliande. Le décor s’y prêtait aisément. Pourtant, le centre en question a des préoccupations assez lointaines de la thèse d’Aurell. Ses tenanciers sont en effet plus intéressés par l’imaginaire lié au mythe que par une quelconque recherche de vérité historique. Bien sûr, Aurell, lui, ne verse pas (ou peu) dans l’imaginaire. Il cherche à donner du sens sans prêter beaucoup d’attention au premier degré des textes qui constituent son corpus. Le lecteur qui cherche dans ce livre une plongée dans le merveilleux y restera pour son compte : ce n’est pas l’objet du livre. Martin Aurell, dont nombre d’articles universitaires sont disponibles sur sa page personnelle, nous explique, à travers le merveilleux du conte ou de la légende, ce que ces textes portèrent comme message à leur auditorat, puis leur lectorat, original. C’est une plongée passionnante dans l’Histoire à travers des figures qui nous sont toutes, désormais, familières. Si le sujet vous intéresse et que lire ce type d’ouvrage ne vous décourage pas, vous avez là une véritable référence accessible en poche pour un coût somme toute modeste. Bonne découverte !

Boudicca

De Jean-Laurent Del Socorro, 2017.

Fantasy & Histoire(s), chroniqué sur ce blog lors de sa parution en 2019, nous présentait un courant relativement récent dans le merveilleux en général : son lien de plus en plus proche avec l’Histoire (avec, volontairement, un grand H). Si quelques auteurs anglo-saxons s’y essaient avec un succès plus ou moins grand, cela semble être devenu une « exception française » ces dernières années, avec des auteurs comme Fabien Cerutti, Jean-Philippe Jaworski, Gregory Da Rosa ou, donc, Jean-Laurent Del Socorro. A tel point que lien avec la fantasy a tendance à se perdre progressivement. Et c’est un peu le cas avec ce Boudicca, biographie « imaginaire » de la Reine Boudicca, ou Boadicée, Reine des Icènes, qui mena la révolte celte contre l’envahisseur romain au premier siècle de notre ère.

Del Socorro, donc c’est ici le deuxième roman après Royaume de vent et de colères, livre ici un texte court, incisif et sans concession. On y suit la vie de Boudicca, de sa jeunesse à sa révolte sans espoir contre l’aigle romain. Le roman ne fait pas dans la fioriture : le style précis, érudit de l’auteur réduit la pagination à son strict minimum. Il y a dès lors peu de place pour d’autres personnages que Boudicca elle-même. Et c’est certainement le but recherché : on coupe l’inutile pour se concentrer sur une vie dure, faite de joies réelles et de deuils profonds, faite de cris et de rage, d’éclats de bouclier et de frustration envers l’ordre établi.

Bien documenté, versant de manière un peu parasite dans la démonstration historique de temps à autre, Boudicca est un voyage dans les îles britanniques à l’époque de l’invasion romaine. C’est un livre guerrier qui ne parle que peu de combat. C’est un livre sur les femmes qui n’est pas féministe. C’est un livre sur l’histoire qui se prend à rêver ce que les textes historiques laissent en blanc. C’est une vie en forme de coup de poing que nous propose Del Socorro. Un roman dont l’inévitable conclusion rejoint l’Histoire. Tacite, placé en exergue du roman, ne dit pas autre chose : Boadicée fut une reine qui n’eut d’autre choix que de jouer son rôle, de défendre son peuple, de se soulever contre l’adversité. Ce qu’elle fit. Jusqu’au bout.

L’intelligence de l’édition poche de J’ai Lu est d’avoir conservé en guise de conclusion une courte nouvelle de Del Socorro nommée D’ailleurs et d’ici qui raconte en quelques pages la Boston Tea Party. Le message est le même : certaines révoltes, même vouées à l’échec, sont inévitables. Il en va de notre décence même, de notre amour de la liberté et de la justice. A deux jours des élections américaines sans doute les plus polarisantes des 50 dernières années, c’est un message qui est plus que jamais d’actualité.

Boudicca est, en résumé, un petit bijou, une lecture aussi nécessaire qu’intelligente. Ma seule réserve, comme souvent avec ces textes hybrides, est le choix de le publier dans une collection fantasy. La littérature de genre, bien qu’elle soit chaque année de plus en plus populaire et mainstream, reste reléguée à des rayons « spécialisés » dans la plupart des librairies. Et, donc, peu exposée au regard du profane qui voit là une littérature infantile ou, au mieux, régressive. Et c’est dommage. Del Socorro mérite, sur base de ce court roman uniquement, sa place auprès des romans historiques à la Christian Jacq ou à la Juliette Benzoni, pourtant nettement moins bien écrits et nettement plus populaires. On se prive d’un grand auteur que le petit monde de la SFFF francophone risque de garder comme un « trésor caché« . Réflexe égoïste et, pour le coup, sans doute un peu puéril.