Les Carnets Lovecraft: Les rats dans les murs

De Howard Philip Lovecraft & Armel Gaulme, 2020.

Bragelonne, qui a senti le filon, persiste et signe avec ses diverses publications lovecraftiennes. Ils ont débuté il y a peu de temps la publication en petit format poche de « grands textes » de l’homme de Providence, mais je n’en parlerai pas ici, car je me réserve pour l’intégrale de Mnémos qui est toujours quelque part en cours de traduction. Amusant de constater d’ailleurs que ces nouvelles éditions de Bragelonne bénéficient elles-aussi de nouvelle traduction, ce qui fait que certains classiques de Lovecraft auront connu jusqu’à 3 ou 4 nouvelles traductions FR en quelques années. Un beau cas d’école pour des étudiants en fac de traduction qui chercheraient un sujet de mémoire ! Malgré le hype commercial, je n’ai cependant pas résisté au plaisir de redécouvrir Les rats dans les murs, illustré avec toujours beaucoup de brio par Armel Gaulme, dans leur mini-collection Les Carnets Lovecraft.

Alors que 2019 avait connu deux publications, Dagon et La cité sans nom, Les rats dans les murs devrait être le seul ajout pour cette année bizarre qu’est 2020. Le prochain carnet est en effet annoncé pour 2021 (sans préciser de mois, les éditeurs se montrant de plus en plus prudents avec cette crise qui n’en finit pas de finir). Il nous faudra donc se contenter de cette nouvelle pour cette année-ci.

Comme pour les deux premiers carnets, le choix s’est porté sur un texte relativement mineur. Les rats dans les murs, publié en 1924, est plus un hommage à Edgard Allan Poe et son La Chute de la maison Usher qu’un vrai texte du mythos Lovecraftien. On y trouve un homme, héritier d’une vieille famille anglaise, qui, après avoir perdu son unique enfant pendant la guerre 14-18, retourne dans l’Angleterre de ses aïeux pour prendre possession de la vieille demeure familiale, un ancien prieuré décrépit, laissé à l’abandon pendant des dizaines d’années. Les locaux fuient la propriété et refuse d’aider le protagoniste principal dans ses travaux de restauration en raison des nombreuses rumeurs jetant une aura maléfique sur la vielle bâtisse. Peu après avoir terminé les travaux, le nouveau propriétaire commence à faire d’affreux cauchemars lors desquels il entend des armées de rongeurs courir dans les murs.

Après avoir fouillé la demeure, ils se rendent bien évidemment compte qu’elle est construite sur un réseau de cavernes antiques. Ni d’une ni de deux, le baron de la Poer en titre (i.e. notre protagoniste) décide de rassembler quelques scientifiques londoniens pour une expédition vers les insondables abysses. S’en suit une conclusion relativement logique et très lovecraftienne, dont je vous épargne cependant les rebondissements pour vous préserver un plaisir de lecture au cas où le texte ne vous est pas familier (vous pouvez toujours le lire ici en version originale, les textes de Lovecraft étant dans le domaine public).

Gaulme, comme à son habitude, enrichi réellement la lecture du texte par ses croquis, ses crayonnés comme toujours centrés sur l’architecture des lieux et quelques portraits. Les dessins sont beaux et servent vraiment le texte pour installer une ambiance déliquescence au récit, nourrissant notre imagination par exemple avec la dissection de l’un de ces fameux rats, alors même qu’il n’est nullement question de ceci dans le texte. J’émets également ma réserve habituelle : l’écrin est très cher pour un plaisir de lecture et un plaisir visuel aussi court, mais cela reste bien sûr un objet de collectionneur.

Dernier point anecdotique mais qui a malgré tout son importance alors que l’auteur semble toujours inspiré davantage d’écrivain : il n’y a pas un mot sur un élément pourtant révélateur d’un racisme ordinaire de Lovecraft que l’on retrouve dans le texte qui nous occupe. Dans la préface de l’excellent The New Annotated Lovecraft: Beyond Arkham, l’auteur Victor LaValle (La Ballade de Black Tom, dans la collection Une heure lumière, inspiré très largement de l’œuvre lovecraftienne) insiste précisément sur ceci. Le chat du baron, dans Les rats dans les murs, est un chat noir comme la nuit. Pudiquement traduit par « noiraud » dans la traduction de Bragelonne, l’orignal a pour nom « Nigger-man« . LaValle, lui-même afro-américain, explique longuement qu’il a été choqué du terme quand il fut en âge de comprendre son sens profond. Sans tomber dans la frénésie BLM (très largement justifiée, ne me comprenez pas mal !), LaValle explique dans sa jolie préface à quel point cela l’a bloqué pendant des années sur les textes de l’homme de Providence jusqu’à qu’il apprenne à séparer l’homme de l’œuvre. A contextualiser un comportement sans l’excuser. Et c’est bien dommage que Bragelonne n’ai pas profiter de l’occasion pour faire un encart sur ceci, sans tomber dans la polémique mais bien pour reconnaitre que, de tout temps, le racisme reste un fléau qu’il faut comprendre pour pouvoir le combattre. Avoir choisir d’ignorer la question en optant pour une traduction politiquement correcte ne me semble pas du plus grand courage…

Les cathares

Sous-titré : Brève histoire d’un mythe vivant

D’Henri Gougaud, 2008

Profitant d’une escapade en Aude et dans l’Hérault (avec le masque, zone verte, je vous rassure), soit en plein pays cathare, je me suis permis une petite incartade livresque sur le sujet, une parenthèse historique sur une page de l’histoire de France qui reste, finalement, assez obscur. J’avais lu il y a quelques années, à la suite d’un voyage précédent dans les mêmes terres, l’imposant Le bûcher de Montségur, de Zoé Oldenbourg. Le livre était passionnant, mais assez sec. Essai historique, il nous décrivait au jour le jour la fin de l’hérésie albigeoise sur la dernière citadelle du vertige qu’était Montségur. Ma frustration, relative, à la lecture de ce passionnant récit érudit et complet était qu’il présupposait que le lecteur était familier avec les cathares en général. Or, l’hérésie en question restait relativement embrumée dans les limbes du temps à mes yeux de pauvre amateur frivole.

Je cherchais donc, cette fois-ci, un ouvrage plus proche d’une introduction au catharisme. Le petit ouvrage d’Henri Gougaud me fit donc de l’œil, posé dans un rayonnage obscur d’une petite librairie perdue aux pieds des Pyrénées. Ne connaissant pas l’auteur, mais charmé par la quatrième de couverture, je me lançais. Et je ne fus pas déçu. Si le livre n’était pas exactement ce que je pensais, il n’en demeure pas moins une introduction érudite à ce qui est pratiquement devenu, au fil des siècles et des réécritures de l’histoire, un mythe.

Le premier point qui frappe est le style. Gougaud, qui a publié de nombreux ouvrages sur les contes en plus d’être un parolier entre autres pour Gréco et Ferrat, est ce que l’on pourrait appeler un troubadour moderne. Avec une gouaille aux accents locaux (l’homme est né à Carcassonne, on fait difficilement plus local !), un phrasé presque aussi rocailleux que la garrigue brûlante, Gougaud nous donne sa version de l’hérésie albigeoise (dont il a par ailleurs traduit en Français moderne la Chanson de gestion en 1989 aux Lettres Gothiques du Livre de poche). Il l’a connu toute sa vie, il l’a vécu, il l’a rêvé enfant, adolescent et adulte en s’asseyant sur les ruines de leur passé. Gougaud n’est pas un historien : il choisit donc de nous parler de sa propre expérience, de la manière dont ce fantôme du passé a touché et influencé sa vie d’homme du XXème siècle, d’occitan éclairé. Il nous parle donc de ceux qui, à partir des traces que l’archéologie et les historiens ont pu identifier, auraient pu être les cathares. Ou les albigeois, puisqu’il est fort probable que les cathares ne s’appelèrent jamais cathare, la dénomination n’étant réellement apparue qu’à la fin du XIXème, soit près de 900 ans après les évènements.

Et j’ai maintenant compris que le catharisme n’est en fait qu’une forme de protestantisme avant l’heure. Qu’un groupe d’hommes pieux se soit un jour insurgé contre ce que devait l’Église de Rome, s’attirant ainsi les foudres du Pape qui n’eut de cesse des éliminer jusqu’au dernier. Gougaud, lorsqu’il arrête de parler de lui à travers le récit de l’autre, résume également les principaux épisodes de l’épopée cathare, de son expansion aux croisades et à l’inquisition. Livre d’ambiance, avec quelques imprécisions historiques que j’ai moi-même repéré alors que je suis loin d’être un spécialiste (Gougaud glisse dans son récit la fable que Charlemagne fut stoppé devant les murailles de Carcassonne alors qu’il est établi qu’il n’a jamais fait le siège de la ville), il nous emmène avec lui dans un royaume de France moyenâgeux, beau, sec, dur et impitoyable. Plusieurs fois, j’eus l’impression de me retrouver dans Le Nom de la Rose tant le texte est fluide et romanesque. Et, au-delà du plaisir de lecture, j’ai pu mieux comprendre qui étaient les cathares, ce à quoi ils croyaient et pourquoi ils disparurent en raison des ambitions plus politiques que religieuses du Vatican et du Roi de France.

Le livre n’est en effet qu’une « brève histoire« , comme le précise le sous-titre de la réédition poche. Et les trous que la rigueur scientifique de l’historien universitaire laisseraient pudiquement vides sont ici remplis par ce conteur qu’est Gougaud, qui se plait à imaginer une vie potentiellement réaliste à tous ces protagonistes qui restent, effectivement méconnus (seuls quelques rites écrits par les cathares eux-mêmes furent retrouvés, le reste de leur histoire et de leur pratique nous étant connu uniquement à travers les récits des vainqueurs – et l’on peut douter de l’honnêteté de cette sympathique institution que fut la très Sainte Inquisition qui fut, je l’ignorais, créée spécialement pour l’occasion). Gougaud partage donc avec nous un livre agréable, particulièrement bien écrit et qui ouvre une fenêtre, certes parfois romanesque, sur un passé passionnant. Il se paie même le luxe, en guise de conclusion, de nous éclairer sur la manière dont l’histoire s’est emparée du mythe à travers les siècles pour défendre tout et son contraire, de l’irrédentisme occitan aux fumeuses théories liées au Saint-Graal qui furent reprises par nul autre que le IIIème Reich. Érudit et éclairant.

1917

De Sam Mendes, 2019.

La seconde guerre mondiale a eu droit à des très nombreux longs métrages de qualité ces dernières décennies. La première guerre mondiale, en revanche, fut assez peu évoquée et, si elle le fut, ce fut toujours avec des moyens nettement plus modestes (l’excellent La chambre des officiers est un des rares exemples qui me vient en tête spontanément, mais ce n’est pas à proprement parler un film de guerre). Il semble qu’elle ait toujours moins inspiré les cinéastes, les romanciers ou les dramaturges en tout genre que sa cadette. Certainement ces 30-40 dernières années.

Je m’attendais cependant, avec l’ensemble des évènements lié au centenaire de la Grande Guerre, à voir fleurir les grosses productions évoquant les poilus et les combats de tranchées. Il n’en fut rien : bien sûr, la première guerre mondiale a finalement assez peu occupé les américains et Hollywood a donc toujours fait assez peu de cas de ses diverses batailles et gestes héroïques qui, pourtant, sont du même ordre que celles et ceux qui se déroulèrent un peu plus de vingt ans plus tard aux mêmes endroits. Il aura donc fallu attendre un an après la fin des célébrations pour que le britannique Sam Mendes laisse tomber James Bond pendant quelques mois pour se lancer dans l’évocation des récits de guerre de son grand-père. Si l’on en croit la dédicace finale de 1917, le grand-père de Sam lui racontait des histoires de guerre dans son enfance. Ce film, injustement boudé aux oscars 2020, est l’adaptation de ces récits d’enfance.

Cependant, Mendes n’en était pas à son premier film de guerre. Au-delà d’American Beauty qui lui valut les honneurs de l’Académie au siècle passé et qui l’a fait découvrir à un large public et avant qu’il ne se consacre quelques années durant à revitaliser la franchise James Bond (l’encensé Skyfall et le plus modeste Spectre sont de lui), Mendes a signé le discret Jarhead. Consacré à la première guerre du Golfe, le film s’acharnait déjà à suivre de près une jeunesse gâchée dans les sables d’Irak, dans un film sec et sans concession. 1917 n’est pas autre chose. On y suit deux braves soldats britanniques qui doivent aller prévenir une division éloignée d’une bonne dizaine de kilomètre qu’ils ne doivent surtout pas attaquer la ligne de front allemande. Si les allemands ont reculé, c’est pour mieux prendre les britanniques au piège dans les terres dévastées du Nord de la France. Et pour prévenir leurs compatriotes, les deux soldats devront traverser le no-man’ s land entre les tranchées ennemies et faire preuve d’un courage proche de la folie.

Bien sûr, on ne peut évoquer 1917 sans évoquer son gimmick de réalisation qui l’a fait connaître au monde : le film est un plan séquence ininterrompu. Et, bien sûr à nouveau, ce n’est pas tout à fait vrai. Au-delà de l’ellipse provoquée par la perte de conscience du personnage principal (justement traduite par un fondu au noir à l’écran), il y a en fait de nombreuses coupures artificiellement camouflée grâce à une utilisation parcimonieuse mais adéquate des effets spéciaux et grâce à un travail insensé de cinématographie. Car peu importe ces avatars technologiques, finalement : le cadrage, la photo et le travail de caméra, qui sont les bases du cinéma, sont tout bonnement époustouflants dans ce film. Ces plans rapprochés, à hauteur d’épaule, nous font vivre l’action de manière incroyablement intense. Mendes parvient cependant à réaliser le tour de force de rendre l’action du film lisible en toutes circonstances. Pas de shaky cam qui floute les personnages et rendent l’action à l’écran illisible ici : tout est net et intelligemment éclairé et montré au spectateur.

Et cela n’empêche pas Mendes, dans certaines scènes choisies, d’éloigner le point de vue pour démontrer l’ampleur des scènes (la fameuse scène abondamment exploitée dans la bande d’annonce où l’on voit le Caporal Schofield -le personnage principal- courir parallèlement à la tranchée dont sortent des dizaines de combattants anglais sous le feu des allemands ; mais aussi des scènes d’une beauté sinistre et presque poétique, comme lorsque Schofield erre nuitamment dans les rues d’un village en ruine, éclairé par les incendies provoqués par les tirs de mortier).

Le film est donc clairement une réussite esthétique. Narrativement, le film est évidemment assez simple : il s’agit d’une opération presque suicide de deux gars choisis au hasard du conflit pour empêcher un massacre inutile. Loin de l’héroïsme hollywoodien classique, Mendes a l’intelligence de développer un script où, bien que les personnages principaux soient effectivement des héros, il questionne en permanence l’utilité de leurs actions. Car quoi de plus anecdotique, finalement, que de préserver la vie de quelques milliers de combattants dans une guerre qui aura coûté la vie à des millions d’innocents et qui aura, en effet, tuer une génération complète. Le film est soutenu en plus par des acteurs qui font un boulot excellent. Au-delà des acteurs secondaires qui illuminent le film de leur présence (Colin Firth, Mark Strong, Benedict Crumberbacht), 1917 doit surtout sa crédibilité à la performance sans faille du jeune George MacKay, déjà vu il y a quelques années dans Captain Fantastic. Son interprétation solide et malgré tout en finesse d’un personnage qui ne peut plus retourner à une vie normale (cela est évoqué dans le film de manière subtile sans s’appesantir sur ce qui est finalement une évidence) font découvrir à ceux qui ne le connaissait pas un grand acteur britannique en devenir.

Jarhead, en 2005, était sous-titré « La fin de l’innocence » en francophonie. 1917 ne parle pas d’autre chose : l’horreur des tranchées nous aura appris une chose ; l’humanité ne pourra jamais plus être innocente à la suite d’un conflit de cette ampleur. 1917, à travers sa richesse visuelle et sa plongée dans le chaos d’un conflit inhumain, délivre ce qu’on attendait de lui : nous donner, enfin, un grand film mature, spectaculaire et intelligent sur la première guerre mondiale.

Sept secondes pour devenir un aigle

De Thomas Day, 2013.

Cela faisait un petit moment déjà que je ne m’étais pas plongé dans du Thomas Day. Et certainement dans ses nouvelles. L’homme a pourtant eu les honneurs de la superbe collection Une Heure Lumière dont il signait le premier volume (ok, davantage avec une novella qu’avec une nouvelle à proprement parler, mais quand même un texte court). Et ça faisait déjà quelques mois que l’édition poche du recueil Sept secondes pour devenir un aigle me faisait de l’œil dans ma PAL. Publié il y a déjà sept ans maintenant, et auréolé à l’époque du Grand Prix de l’Imaginaire, le recueil publié chez Folio SF ne nous réserve que du bon.

Mariposa, le premier texte, nous conte l’histoire d’une île étrange du pacifique, qui hébergerait la tombe de Magellan et qui aurait servi de décors à des batailles de la seconde guerre mondiale, entre des japonais enterrés et des américains conquérants. L’île héberge aussi des arbres à papillons aussi mystérieux que merveilleux. La nouvelle enchaîne les personnages et les styles littéraires (journal de navigation, échanges épistolaires entre un soldat japonais et sa femme resté au pays, minutes d’un interrogatoire musclé d’un vétéran américain récalcitrant, etc.) et développe, contre toutes attentes considérant l’auteur, une véritable poésie presque zen. En cela, bien sûr, la nouvelle touche l’une des obsessions de Day : son amour du Japon et de sa culture.

La seconde nouvelle, l’éponyme du recueil, navigue sur d’autres terres : on y suit un amérindien un peu paumé qui, au milieu du séance d’onanisme, est interrompu par l’arrivée de son vrai père, dont il ne soupçonnait même pas l’existence, qui débarque en assassinant sa belle-mère (la copine de son « père« , qui était en fait son oncle). Et son vrai père de l’entraîner dans un road trip existentiel, à la recherche des origines de son peuple. On retrouve ici davantage le Day que l’on connait par ailleurs : rapide, violent, sentant volontairement le stupre et le sang. Un superbe texte à la morale aussi abrupte que sans merci.

Ethologie du Tigre, le troisième texte, avait déjà été publié dans un recueil inédit de la collection Folio SF pour ses dix ans (en 2010, donc). Je l’avais lu à l’époque mais l’avait un peu perdu de vue. Une fois encore, on change radicalement de contexte : on retourne en Asie, dans l’Asie moderne où un occidental défiguré par un tigre quelques années auparavant est appelé au Cambodge par un homme d’affaire local pour mener l’enquête sur trois têtes de bébé tigre découverts sur le chantier de son plus récent complexe hôtelier. Sans concession, à nouveau, la nouvelle est particulièrement bien construite et sa fin est extrêmement bien amenée. La nouvelle se construit en partie autours du concept fort intéressant de la « barrière Gaïa« , le point de rupture où les catastrophes écologiques feront plus de morts sur base annuelle qu’il n’y a de naissance la même année. Un concept très intéressant à creuser pour de la SF écologique.

Shikata ga nai, « on ne peut rien y changer« , est le plus court texte du recueil. On y suit trois jeunes gens qui vivent dans la zone interdite de Fukushima pour y récupérer ce qui est récupérable et avoir une « vie facile » au mépris d’un danger en grande partie invisible. Intéressant sur le concept, c’est sans doute cependant la nouvelle la moins prenante de l’ensemble. Tjukurpa, le cinquième texte, nous emmène rencontrer les populations aborigènes d’Australie. Comme Sept seconde pour devenir un aigle, cette plongée à contre-courant chez un peuple brimé fait mal par où elle passe. Le personnage principal, une ado moche, se lance dans un nouveau culte de la réalité virtuelle permettant un retour aux sources qui efface « l’homme blanc » et tout le mal qu’il a apporté sur l’île-continent. Puissant.

Le dernier texte, Lumière noire, est davantage une novella qu’une nouvelle. C’est un récit post-apocalyptique plutôt classique où une IA a pris le contrôle des technologies mondiales pour réguler la population humaine. Une sorte de Skynet avec une conscience écologique. La nouvelle est très agréable à lire et est sans doute la plus cinématographique et la plus classique dans son développement de l’ensemble du bouquin. Intéressant de voir Day s’essayer à l’exercice de singer Terminator en y ajoutant une moralité différente et, logique pour l’auteur, très ambigüe. Le recueil se termine sur une essai signé Yannick Rumpala, intitulé « Et la science-fiction entra elle aussi dans l’anthropocène… » Le court essai, érudit, brasse assez largement dans les grands textes de SF (et dans les nouvelles du présent recueil) pour nous expliquer que la SF continue à être un véhicule privilégier de la réalité de demain, même lorsque les paradigmes sociétaux changent. Éducatif, bien que je ne voie pas réellement le lien avec le recueil qu’on a dans les mains. Enfin, si, le lien, je le vois. Mais je trouve étrange de l’intégrer de la sorte, comme une postface qui peut passer inaperçue.

Sept secondes pour devenir un aigle est donc une collection de nouvelles qui confirme si besoin est que Thomas Day est et reste une voix importante de la SFFF francophone. Si certains des textes présentés ici ne font finalement que flirter avec l’imaginaire, ils démontrent dans leur ensemble, en effet, que la SF est toujours un médium formidable pour mettre le doigt où ça fait mal dans la société humaine. Et Day n’hésite pas à jeter du sel sur les plaies ouvertes, bien que je l’aie trouvé ici plus modéré que dans d’autres romans plus anciens. Je ne sais s’il s’assagit avec le temps, mais il rappelle ici à tous qu’il est un nouvelliste hors pair. Avis aux amateurs.

L’une rêve, l’autre pas

De Nancy Kress, 1991.

Lauréat en son temps du Hugo et du Nebula dans la catégorie novella, L’une rêve, l’autre pas est un texte précieux. Nancy Kress est un nom honorable et honoré dans la SF mondiale depuis maintenant de longues années. Elle pratique une SF centrée sur ses personnages, légèrement décalée, à la manière de Ursula K. Le Guin en son temps et bien qu’elle explique elle-même ne pas du tout avoir la même façon de raconter ses histoires. Elle a une production relativement limitée, mais un cercle toujours fidèle d’amateurs éclairés qui la suivent et l’apprécient depuis quelques décennies désormais. De son propre aveux (l’édition poche chez Hélios du court roman est suivie d’une interview de l’auteur réalisée il y a quelques années dans laquelle elle se livre à une courte rétrospective sur sa carrière et sur son lectorat francophone), elle a toujours préféré les nouvelles et novellas aux romans ou aux cycles plus longs. Les nécessités économiques l’ont cependant obligé à se lancer, comme il est malheureusement coutumier dans la SFFF, dans des sagas plus longues, que je n’ai pas encore tenté. L’une rêve, l’autre pas (Beggars in Spain, dans sa version originale), d’abord rédigé au format court, a été ainsi réécrit par Kress comme une trilogie dans les années qui suivirent son succès initial, trilogie cependant inédite en français à ma connaissance.

Et le récit, comme souvent dans la bonne SF, part d’un principe tout simple. Kress explique dans l’interview précitée qu’écrire de la SF revient à décrire un monde classique en remplaçant deux ou trois éléments par des possibilités technologiques (et explique que la fantasy obéit à la même règle, en remplaçant simplement la technologie par de la magie). Et c’est exactement ce qu’elle fait dans cette novella : elle nous décrit un monde normal, contemporain, et extrapole simplement un peu sur l’eugénisme. Rien d’aussi extrême que Bienvenue à Gattaca ; elle introduit simplement la possibilité pour des parents anxieux de devenir de leur progéniture de modifier leurs gènes pour les rendre « meilleurs« . Le roman s’ouvre sur un industriel extrêmement riche qui souhaite le dernier « produit » de la firme biotechnologique derrière les mutations génétiques in vitro : la suppression du sommeil. Il souhaite une fille qui ne dort pas, qui pourra apprendre plus vite et plus que tous ses semblables. Et en forçant la main de la société, c’est ce qu’il obtient. Pourtant tout ne se passe pas comme prévu : sa femme a la mauvaise idée de porter des jumelles, l’une génétiquement modifiée et l’autre non…

Et ce n’est ici que les prémices de cette histoire qui suivra les deux jumelles de la naissance à l’âge adulte. Elles seront confrontées à la destruction de leur noyau familial, au regard des autres, à la jalousie, au mépris et au racisme. Mais aussi à la beauté, à l’amour et à l’entraide. L’une rêve, l’autre pas est un réel pamphlet contre la sottise et la peur de l’autre/de l’inconnu. C’est aussi une profession de foi dans l’humanité, la croyance que le bon sortira toujours du médiocre. C’est également une charge contre une certaine idée de l’Amérique et de son libéralisme égoïste.

Le message est d’ailleurs plus ambigu sur ce dernier point. Le personnage principal est adepte d’une forme de croyance nouvelle, théorisée par un japonais dans le roman, qui veut que l’être humain ne puisse s’accomplir que par ses propres efforts et que ce travail individuel et personnel est la seule solution pour entraîner un cercle vertueux qui amènera la civilisation à évoluer vers un mieux. Cette idée de croissance continue, soutenue dans la philosophie développée dans le roman par l’omniprésence d’une logique contractuelle dans les relations humaines, ressemble très fort à la logique inique du tout-puissant capitalisme et de son pendant individualisme ancré dans l’histoire même des USA. Kress a l’intelligence, après en avoir démontré les vertus, d’en exposer également les limites. Sans cependant aller jusqu’au bout du raisonnement et sans remettre en cause la nécessité d’une croissance continue, cependant, ce qui peut laisser un goût un peu amer en bouche aux lecteurs européens épuisés par les excès de l’Oncle Sam.

L’une rêve, l’autre pas reste cependant une très bonne novella, brillamment menée et équilibrée dans sa narration. Elle présente des personnages forts et marquants qui posent de réelles questions sans forcément donner toutes les réponses. Un texte intelligent et subtil qui démontre une nouvelle fois que la SF est sans doute l’un des meilleurs véhicules pour réfléchir aux enjeux clés du monde qui nous entoure, sans avoir le côté docte et pesant que la majorité des essais développent bien malgré eux.