The Color out of Space

De Richard Stanley, 2019.

Une adaptation cinéma de H.P. Lovecraft ? Beaucoup s’y sont essayés. Peu sont arrivés jusqu’au bout. Et parmi eux, encore moins sont ceux qui livrèrent en définitive quelque chose de regardable. On attend par exemple toujours des nouvelles de la fameuse adaptation des Montagnes hallucinées par Guillermo del Toro, bloquée depuis des années dans ce qu’Hollywood aime appelé le « development hell« . Je fus donc surpris il y a quelques mois que je suis tombé sur la bande d’annonce de The Color out of Space. Encore plus en voyant que l’acteur qui portait le projet était Nicolas Cage, acteur fantasque par essence qui enchaîne les tournages pour des productions ZZ, entrecoupés de quelques coups d’éclat et de cures de désintoxication. L’exemple même de la star sur le retour qui joue dans n’importe quoi pour un cachet (comme John Travolta ces dernières années ou, dans une certaine mesure, Bruce Willis).

Et la bande d’annonce était très limite : il y avait de bonnes idées visuelles, mais aussi un faux rythme assez étrange. Sans compter que déplacer l’histoire originale au monde actuel m’inquiétait beaucoup. Moderniser Lovecraft semblait en effet un oxymoron. S’il y a bien un auteur de SF que je ne vois pas dans le monde moderne, c’est bien Lovecraft (quoi que, d’une certaine manière, l’amour de la technologie et des sciences nouvelles qu’il décrit dans certains de ces textes tendrait en fait à démontrer l’inverse). Bref, j’avais beaucoup, beaucoup de doutes.

Et quel meilleur moyen de confirmer ou d’infirmer ces doutes qu’en se lançant dans le visionnage ? C’est désormais chose faite. Et… C’est plutôt une bonne surprise, finalement ! Richard Stanley, réalisateur dont le nom même ne m’évoquait rien, mais qui est doté d’un look formidable, a mis tout son cœur dans la réalisation de cette adaptation aussi inattendue qu’inespérée. Le bonhomme n’avait plus rien réalisé depuis plus de 20 ans, depuis qu’il avait été viré du plateau de son précédent long métrage (L’île du docteur Moreau, on constate déjà un certain attrait pour le fantastique). L’idée d’adapter Lovecraft lui était venu en 2013 alors qu’il adaptait en court métrage une nouvelle de Clark Ashton Smith, l’un des bons amis du reclus de Providence et auteur très inspiré de pulp en son temps (cf. critique ici même).

Et pour réaliser son rêve, il a ratissé large et est aller chercher des sous chez une série de boîtes de production mineures et assez confidentielles : SpectreVision, ACE Pictures Entertainment et XYZ Films. Encore une fois, tout ceci sent la série B un peu fauchée qui n’aura pas les moyens de ses ambitions et ne pourra donc pas rendre justice, une fois encore, au génie créatif de Howard Philip Lovecraft. Et pourtant. Et pourtant Richard Stanley, avec un petit budget, est parvenu à réaliser un petit miracle. Le film est loin d’être parfait, mais il regorge de bonnes intentions. En résumé, pour ceux qui ne seraient pas familiers avec la nouvelle d’origine, The Color out of Space nous raconte la réelle descente aux enfers de la famille Gardner. Habitant dans un recoin assez isolé, la vie quotidienne de la famille est bouleversée lorsqu’une météorite à quelques dizaines de mètres de leur porte d’entrée. Et quand la météorite se révèle est le vaisseau organique d’une « couleur » venant littéralement du ciel. Sans avoir particulièrement de bonnes intentions…

L’histoire nous est contée, comme toujours avec du Lovecraft, par un personnage secondaire, un jeune scientifique envoyé dans le coin pour étudier les nappes phréatiques dans le cadre d’un projet de construction d’un barrage local. Un scientifique répondant au patronyme de Ward Phillips. Et le brave homme correspond parfaitement au cahier des charges du héros lovecraftien : il est totalement passif et ne sert à rien d’autre qu’à introduire et conclure l’histoire. Au moins ne tombe-t-il pas dans les pommes, c’est déjà ça. Elliot Knight fait le boulot, avec un beau pied-de-nez au racisme latent des textes originaux du Maître de Providence, puisque Stanley a eu la bonne idée de caster un afro-américain pour jouer le rôle. On lui prête aussi un intérêt charnel envers la fille Gardner, jouée par une très bonne Madeleine Arthur (plus habituée aux séries télé qu’aux longs métrages, mais qui tire réellement son épingle du jeu en adolescente gothique et rebelle. D’ailleurs, le cast s’en sort généralement très bien : Joely Richardson campe très bien une mère Gardner modernisée mais à la limite de la crise de nerf, comme dans la nouvelle d’origine. Brendan Meyer et Jordan Hilliard font aussi du bon boulot dans le rôle des deux jeunes frères de la famille maudite. Même Cage ne s’en sort pas trop mal : il y a bien sûr ses explosions de folie qui sont devenues, au fil des ans, sa marque de fabrique, mais cela colle plutôt bien avec la progressive perte de contrôle du père/chef de famille.

Richard Stanley a également eu l’intelligence d’éviter certains passages de la nouvelle originale qui auraient mal rendus à l’écran. Il n’insiste donc pas sur la création d’une faune et d’une flore géante et corrompue. Il remplace ceci par des touches plus subtiles de flore inquiétante en second plan sur les plans larges qui englobent la nature proche de la villa des Gardner. Et c’est tant mieux, puisque l’un des seuls animaux « étranges » filmé en gros plan (une mante religieuse rose/mauve avec tentacules, bien sûr !) révèle que le film a en effet des moyens limités en termes d’effets spéciaux. Pour compenser ceci, Stanley utilise intelligemment des lumières roses directes ou indirectes et des effets de saturation sur la pellicule qui tentent de rendre « l’indicible » couleur venue de l’espace. De même, il use et abuse des vieux trucs de films d’horreur fauchés : les « monstres » y sont filmés dans la pénombre, en insistant sur certains éléments (les plus réussis) des props et maquillages sanguinolents. Et ses monstres font effectivement froid dans le dos.

The Color out of Space est-il pour autant un bon film ? Eh bien c’est surtout un bon divertissement et une honnête série B d’horreur. Le film n’est pas du tout exempt de défaut (comme scénariste, j’aurais volontiers éliminé certains éléments qui n’apportent pas grand-chose au film, comme le subplot sur les intentions du maire de la ville d’Arkham ou encore le fait que la mère Gardner soit en réminiscence d’un cancer). Le film respecte également certains poncifs hollywoodiens avec le portrait d’une famille américaine dysfonctionnelle où les femmes sont finalement plus fortes que les hommes (ce qui n’aurait sans doute pas été du goût de Lovecraft). The Witch, il y a quelques années, avait par exemple fait moins de compromis. Mais, en résumé, le film est très sympathique et est un bon essai d’adaptation de Lovecraft. On n’y est pas encore, bien sûr, mais je me demande si un réalisateur parviendra un jour à rendre effectivement l’ambiance si particulière, tellement Nouvelle-Angleterre du début du XXème.

Sjambak

De Jack Vance, 1946-1958.

Pour m’attaquer à Vance, légende de l’âge d’or de la Sci-Fi américaine, au même titre qu’Asimov, Heinlein, Bradbury et leurs collègues, je ne souhaitais pas me lancer dans l’une des sagas fleuves qui firent la renommée de l’auteur. Des Chroniques de Durdane, en passant par la Geste des Princes-démons, le Cycle de Tshaï ou encore Planète géante, Vance a marqué durablement les années 50 et 60 de la littérature de genre américaine. Comme ses collègues, cependant, il a bien sûr débuté par des nouvelles dans tout un tas de magazine pulp. Sjambak, recueil inédit publié en 2006 au Bélial’ en marge du projet VIE (Vance Integral Edition), regroupe quelques-unes des ces nouvelles précoces ainsi qu’une novella un peu plus longue, datée de 1958. Cela me semblait une bonne porte d’entrée à l’œuvre d’un auteur réputé être l’un des meilleurs conteurs de l’étrange du XXème siècle, spécialiste de l’exotique et du dépaysement.

On retrouve donc dans ce recueil une première nouvelle du nom de Les Maîtres de maison, publié en 1957 dans Saturn. Classique dans sa forme, elle voit une bande d’explorateurs humains débarquer sur une planète inconnue et rencontrer avec beaucoup de surprise des êtres humains qui leur parle en anglais et semble séparés en une caste de « maîtres de maison » et de « sauvage« . La nouvelle vaut surtout pour sa fin grand-guignolesque autant qu’elle est abrupte. Le second texte, La Planète de poussière, publié dans Starling stories en 1946, est la nouvelle la plus ancienne de l’anthologie. De fait, elle nous raconte la résistance d’un astronaute contre ses anciens compagnons de voyage qui ont décidé de l’abandonner dans l’espoir pour une sombre histoire d’arnaque à l’assurance. De l’aventure, des peuples extraterrestres et des explosions à gogo rythment ce texte très classique et très représentatif de la littérature pulp spectaculaire et divertissante.

Le troisième texte, qualifié de « roman » par l’éditeur, est plutôt une longue novella (200 pages à peu près), dénommé Parapsyché et publié dans l’Amazing Science Fiction Stories d’août 1958, ce qui en fait le texte le plus tardif de l’anthologie. On abandonne histoire les histoires d’exploration spatiale pour revenir sur le plancher des vaches terrestre. La novella, très didactique par moment, explore le domaine du surnaturel sous un angle alors sans doute assez osé : les protagonistes, ayant vu (ou cru voir ?) des fantômes dans leur jeunesse, n’ont de cesse d’explorer le domaine de la mort, du para-psychisme, de la télékinésie et des médiums. Le tout avec une démarche résolument scientifique et positive qu’ils opposent à l’obscurantisme prêché par l’antagoniste du récit, un pasteur illuminé qui prêche pour une Amérique propre, ordonnée et blanche. La charge virulente contre cette Église pentecôtiste, qualifiée ouvertement de fasciste par les héros de la nouvelle, me frappe réellement. Pour le reste, l’histoire tourne gentiment autours des expériences NDE (Near Death Experience) et me fait un peu penser à un épisode de X-Files où il n’y aurait eu que Dana Scully (la scientifique sceptique par excellence – au moins dans les premières saisons).

Sjambak, qui donne son titre au recueil, est la nouvelle suivante. Publiée en 1953 dans If, elle marque en effet le goût pour l’exotisme de Vance. Un reporter est largué bien malgré lui sur une planète perdue aux confins de l’univers connus où les colons, descendants croisés de cultures des îles du Sud-Est Asiatique et de la péninsule arabique, se livrent à des complots et autres djihads sous les apparats de cités états stables et pacifiques. C’est malin et plein de rebondissements, même si finalement assez anecdotique. Joe Trois-Pattes, le texte suivant, fut publié en 1953 dans Startling Stories. Conçu en quelque sorte comme un western de l’espace, où des prospecteurs de métaux ont maille à partir avec la faune locale d’un petit satellite tellurique. Amusant chassé-croisé où la tension monte pratiquement comme dans un huis-clos jusqu’à l’inévitable affrontement final.

Le Robot désinhibé, paru dans Thrilling Wonder Stories en 1951, est pour le coup un récit franchement malin qui oppose un employé un peu looser d’une société de transport interplanétaire avec une intelligence artificielle extra-terrestre qui déraille. Les passages de dialogue, à grand coup d’énigme mathématique (qui font sourire, quand on voit le temps que la brave machine met pour faire des opérations qu’un ordinateur digne de ce nom mettrait quelques millièmes de seconde à réaliser – mais bien sûr, nous sommes alors en 1951 et les ordinateurs fonctionnent avec des cartes perforées et font la taille d’un grand salon), sont particulièrement truculent. Je n’avais pas vu venir la fin, à nouveau plein de rebondissements et d’aventures en tout genre. Enfin, le recueil se termine par Le Diable sur la colline du Salut, publié en 1955 dans une anthologie éditée par son collègue Frederik Pohl. Cette dernière nouvelle est un peu plus hermétique et met à nouveau à mal l’ordre établi et la bonne foi chrétienne du missionnaire américain typique. Le texte est malin, même si cela se termine plutôt en queue de poisson.

Que penser de tout cela ? Et bien que c’est une entrée en mode mineure sur l’œuvre de Vance. Bien sûr, je vois dans ces textes pas mal de scories qui sont l’ADN des textes des magazines pulp des années 50. Ils sont relativement simples et mettent surtout en avant le côté extravaguant de l’exploration spatiale, le dépaysement des décors et des civilisations extraterrestres. On y trouve beaucoup d’action, d’explosions et de vengeance, mais également quelques sympathiques réflexions plutôt anarchiques que je ne soupçonnais pas à première vue. La novella Parapsyché en particulier semble être un texte plus personnel de l’auteur où il nous dit tout le mal qu’il pense d’une certaine frange catho intégriste américaine qu’il accuse à demi-mot d’être un frein à l’évolution, à la modernité et à la connaissance.

Ce n’est sans doute pas le meilleur recueil de nouvelle que j’ai lu ces dernières années, mais cela se lit vite et cela fait certainement voyager dans ces temps où les murs qui nous entourent pourraient vite se transformer en prison mentale (merci le confinement du au COVID-19…) Sjambak -le recueil dans son ensemble, pas la nouvelle éponyme- ne m’a cependant pas entraîné plus que ça dans l’univers de Vance, même si je lui reconnais volontiers une certaine faconde pour raconter des histoires captivantes. Il faudra que je retente l’expérience avec l’un ou l’autre de ses textes cette fois-ci considérés comme majeurs, textes qui hantent mon interminable PAL depuis de (trop) nombreuses années.

Le livre des choses perdues

De John Connolly, 2006.

Attiré par la couverture sombre de Renaud Bec, j’ai pris ce bouquin un peu par hasard dans ma PAL. John Connolly, auteur Irlandais spécialiste du polar, ne m’était pas familier. Le livre des choses perdues semble être sa première (et sa seule, à cette date) incursion dans le fantastique et j’étais passé totalement à côté. La 4ème de couverture nous résume les premiers chapitres : David est un petit londonien de 12 ans lambda au début des années 1940. Il perd sa mère, de maladie, puisque les routines qu’il a mis en place ne suffisent pas à la sauver (pense-t-il). Il se retrouve seul avec son père, puis, bientôt, avec une belle-mère et un demi-frère qu’il déteste. Alors que Londres subit le blitz, David emménage chez sa belle-mère et son père se fait de plus en plus absent (il travaille pour les services de renseignements anglais et tente de déchiffrer les codes utilisés par les allemands).

Il est donc seul, une grande partie de la journée, dans une maison qui lui est étrangère avec une belle-famille qu’il n’accepte pas. Il se réfugie dans les livres, les siens et ceux du grand-oncle de sa belle-mère, qui a disparu étant jeune (David a hérité de sa chambre sous les combles). Petit à petit, David se met à entendre le livres parler. Il est également attiré par un « jardin creux » dans le parc attenant à la maison/manoir de sa belle-mère. Il croit entendre sa mère qui l’appelle, le prie de le sauver. Et il voit dans les ombres une silhouette étrange, un petit homme biscornu avec un chapeau tordu. Et qu’il bascule définitivement de l’autre côté, dans le pays des contes, à la recherche de sa mère décédée…

Bon, je vous ai résumé un peu plus que la 4ème, pour finir, mais vous comprenez l’idée. Encore un récit à la Narnia, m’étais-je dit. Et bien que nenni ! Le livre des choses perdues, s’il fonctionne sur le principe classique d’un personnage principal qui est projeté dans un univers onirique/fantastique/de contes (à la manière d’Alice aux pays des merveilles, de Narnia, donc, de l’Histoire sans fin, etc.) et que ce protagoniste principal est bien un enfant, le bouquin n’est en aucun cas un livre pour enfant. Nous sommes plutôt du côté des contes sombres, de ceux qui forcent à grandir rapidement si l’on compte rester en vie jusqu’à la fin de l’histoire.

Connolly parasite son récit fantastique de scènes très sombres, où le sang coule et où les horreurs sont relativement explicites. Loin de Disney, Connolly revient aux fondamentaux des frères Grimm ou d’Andersen : ici, les sorcières mangent les enfants. Littéralement. Dans le désordre, Connolly fait appel au Petit chaperon rouge, à Blanche-Neige et à la Belle aux bois dormant pour peupler son récit de créatures fantastiques et dangereuses. A titre d’exemple, sur la manière dont l’auteur exploite le matériau d’origine, le petit chaperon rouge est ici une séductrice qui piège un loup dans ses rets et engendre les premiers loups-garous (qui sont des êtres pathétiques d’ambition, mais mortellement dangereux dans le bouquin). Le pauvre David verra ses alliés tomber comme des mouches et devra développer des trésors d’ingéniosité pour ne pas finir couper en morceau par une chasseuse psychopathe qui « fabrique » des demi-humains pour son plaisir de chasse (à la manière des monstres de l’Île du Dr Moreau). La violence, les sous-textes sexuels et les tortures diverses sont au rendez-vous.

Le livre des choses perdues est donc un coming-of-age story (à l’instar de L’étrange vie de Nobody Owens, commenté récemment dans ces colonnes) qui se sert d’un monde fantastique et dangereux pour faire grandir son héros. Mais pas de mariage avec une jolie princesse à la clé, ici, seulement la réalisation que la vie n’est jamais simple. Qu’elle n’est pas divisée entre blanc et noir, mais bien en nuances de gris (quoi que certains personnages soient ici très très très noirs… La palme étant remportée par l’Homme Biscornu, le méchant du livre, qui est vraiment monstreux) Le livre se dévore en quelques heures, le schéma narratif de la quête initiatiques divisées en épisodes successifs (le héros se rend du point a au point b, fait connaissance de z et récupère l’objet y qui sera nécessaire au chapitre suivant), très classique et respecté ici à la lettre, est malgré sa linéarité très efficace pour nous pousser à aller de l’avant. Connolly a une plume fluide, sans effet fioritures ou effets de style, et va à l’essentiel pour nous emmener dans son récit. On en vit chaque minute dès que David met un pied « de l’autre côté du miroir« .

En cela, le bouquin m’a rappelé Faërie de Raymond E. Feist, pour le côté dangereux du bestiaire qu’il développe. Le livre des choses perdues est cependant un cran au-dessus, car le message qu’il délivre est clairement à la hauteur de mes espérances de lecteur. Si le résumé nous rappelle Narnia et ses clones, Le livre des choses perdues transcende son modèle pour nous offrir une œuvre forte, dure et marquante. Je ne l’oublierais pas de sitôt.

PS : seul mystère pour moi, le changement de ton total du passage inspiré par Blanche-Neige, où Connolly verse dans la parodie et prête aux sept nains un discours anarcho-communiste drolatique et décalé. Si en soit cela fonctionne, c’est tellement en rupture de ton avec tout le reste du bouquin (qui n’est vraiment pas, mais alors vraiment pas drôle) que ça m’a presque fait sortir du livre. Si cela vous fait cet effet là également, persévérez : ce n’est qu’un bref passage (qu’un éditeur un peu réveillé aurait dû virer de là, soyons honnête).

The Devil’s Advocate

De Taylor Hackford, 1997.

Combien de fois n’ai-je pas vu ce film ? Combien de fois n’ai-je pas crier « Everywhere ! » en même temps qu’Al Pacino lorsque le brave Kevin Lomax (Keanu Reeves) demande à ses collègues « … but where does he fuck? » (mes excuses pour la vulgarité, qui n’est pas habituelle, raison pour laquelle je la laisse en v.o. 🙂 ) ? Je ne les compte plus. En 20 ans, le film a particulièrement bien vieilli, ce qui n’est pas le cas de pas mal de mes bons souvenirs cinématographiques des années 90.

Pour les distraits et les plus jeunes, The Devil’s Advocate (traduit de manière assez mystérieuse par L’Associé du Diable dans notre belle langue) nous raconte l’ascension fulgurante de l’avocat Kevin Lomax (Keanu Reeves, donc, qui, pour une fois, ne joue pas un personnage qui s’appelle John). Depuis sa campagne natale, il est remarqué par un grand cabinet d’avocats new-yorkais dirigé par John Milton (Al Pacino, donc). En effet, il n’a jamais perdu un procès, d’abord pour le Ministère public et, ensuite, comme avocat de la défense en droit pénal. Et Milton de lui offrir un pont d’or pour rejoindre son cabinet pour défendre ses richissimes clients.

Kevin Lomax débarque donc avec son égo surdimensionné, sa confiance en soi et sa femme, interprétée par une Charlize Theron qui joue une magnifique ingénue et ses boots en croco de bouseux. Mais l’offre est un peu trop alléchante pour être honnête. Ceux qui auront été attentif au titre du film auront assez vite saisis le twist de ce qui aurait pu être un honnête film de procès. On est donc dans un thriller fantastique où le diable lui-même joue son rôle, interprété donc par Al Pacino qui s’en donne à cœur joie.

Tout dans le film respire la décennie du blé et le culte de la réussite à l’américaine. Taylor Hackford, honnête réalisateur qui dispose d’une filmographie sans coup d’éclat (à part le biopic Ray quelques années plus tard, qu’il réalisa, produisit et scénarisa, pour la première fois de sa carrière débutée dans les années 70) s’approprie le bouquin éponyme d’Andrew Neiderman pour une adaptation plus que convenable. Keanu Reeves, alors dans sa première carrière, entre Speed et Matrix, joue parfaitement le rôle du golden boy qui place sa carrière avant ses proches et sa morale. Le fait de disposer royalement de deux expressions faciales aide en fait à interpréter ce personnage qui ne succombe que trop facilement à la tentation. Les autres acteurs qui gravitent autour du triptyque Pacino-Reeves-Theron jouent tous leur carte à merveille en exploitant à fond leurs minutes à l’écran. Je pense en particulier à Jeffrey Jones dans le rôle du Directeur du cabinet ou encore à Connie Nielsen dans le rôle de la tentatrice, donc c’était là le premier rôle international en anglais.

Côté réalisation, pas grand-chose à dire. Comme je le disais, Taylor Hackford est un honnête artisan. Il ne fait pas dans la démesure et ne brille pas par son originalité. Les plans sont classiques, sans recherche d’effet particulier. Les quelques effets spéciaux utilisés dans le film accusent maintenant leur âge, mais ils sont généralement discrets (à part quelques plans ratés comme celui un peu ridicule où Pacino fait bouillir l’eau du bénitier lorsqu’il tue le juge Warren ou les incrustations « infernales » dans l’une des dernières scènes). Le travail sur les lumières ou les cadrages ne sont en rien fascinants non plus. Nous avons un film tourné de manière très académique, mais monté de manière suffisamment dynamique pour que le rythme n’en pâtisse pas et que le spectateur reste accroché.

Non, la vraie force du film est son ambiance et son inéluctabilité. Comme les bons films de procès, Hackford parvient à diriger ses acteurs pour créer une tension dans les joutes verbales entre avocats. On sent la moiteur floridienne dans le premier procès. On sent la froideur new-yorkaise qui s’insinue dans l’appartement de Lomax. On plonge petit à petit dans la folie avec une Charlize Theron, qui démontre dans ce registre ses compétences d’actrice avec brio. Années 90 oblige, on a même quelques scènes de sexe, mais qui se révèlent finalement être plus dérangeantes/horribles que réellement excitantes. La chape de plomb de la « famille » de Milton pèse de plus en plus au fil du film, à l’instar de l’ambiance qui se dégage progressivement dans le Rosemary’s baby de Polanski (bon, sous stéroïde, l’époque n’est pas la même, hein !). Le scénar marche comme un piège qui se referme progressivement sur les protagonistes principaux. On voit les alertes, on sait comme cela va finir comme spectateur. Et pourtant on est surpris de la mécanique bien huilée d’un piège vieux comme le monde. À Pacino de conclure, sur le Paint in Black des Stones (ce qui est toujours un gage de qualité !), avec le percutant « Vanity, definitly my favorite sin…« 

Si vous êtes passé à côté toutes ces années, faites-vous plaisir et programmez-vous une soirée ciné rétro/90’s. Et si vous avez été comme moi victime d’une première vision dans votre adolescence, je suis sûr que vous ne pourrez résister à une énième vision, comme un petit plaisir coupable de nostalgie amusée. Everywhere !

Station Métropolis, direction Coruscant

Sous-titré : ville, science-fiction et sciences sociales

D’Alain Musset, 2019.

Le Bélial’ est définitivement une maison d’édition précieuse pour la science-fiction en francophonie. Leur collection Parallaxe, débutée fin 2018, laisse la place à des essais d’universitaires très sérieux qui s’expriment sur leur domaine de prédilection (la linguistique, la physique, la géographie) dans un corpus imaginaire : la science-fiction au sens large. Alors que la sortie du quatrième tome de la collection se fait attendre en raison du COVID-19, c’est l’occasion de se pencher sur le troisième et dernier en date : Station Métropolis, direction Coruscant.

Alain Musset est un géographe de plus de 60 ans maintenant qui s’est essentiellement intéressé dans sa longue carrière universitaire aux villes et aux sociétés urbaines. Directeur d’études depuis plus de 20 ans à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, ah, les français et leur amour des acronymes !), il a développé au fil des ans une approche transthématique qui englobe l’ensemble des sciences sociales dans les textes scientifiques qu’il continue à signer régulièrement. D’abord spécialement dans les communautés urbaines sud-américaines, il a ouvert ses horizons en publiant par exemple un essai remarqué sur la justice spatiale et la ville.

Mais Alain Musset a aussi un violon d’Ingres : il est un amateur plus qu’éclairé de SF. Et il a, à plusieurs reprises, marié ses deux passions pour produire des textes comme Le Syndrome de Babylone : géofictions de l’apocalypse, Géographie et fiction : au-delà du réalisme ou encore De New York à Coruscant : essai de géofiction. C’est pourtant la première fois qu’il quitte les sages (mais souvent confidentielles) presses universitaires pour se lancer à l’assaut d’un éditeur (il est vrai indépendant mais néanmoins) mainstream de SF. Il y sera toujours question de géographie de la ville, bien sûr. De sciences sociales, évidemment. Et de Star Wars, cela tombe sous le sens ! 🙂

L’essai se divise donc en quatre grands chapitres qui abordent la question des villes sous des angles différents. Le premier chapitre est consacré à la démesure des mégapoles, qui se transforment en mégalopoles et, enfin, en monstruopoles, les cités planètes et autres monades chères à Silverberg. On y trouve des réflexions intéressantes sur le devenir des villes, le challenge purement géophysique de les créer et d’y subvenir aux besoins d’une population pléthorique. Le second chapitre s’ancre davantage dans la sociologie classique et identifie le phénomène des castes et des classes sociales et de leur répartition géographique au sein des cités imaginaires.

Le troisième chapitre est lui consacré au volet paranoïaque et anxiogène des cités du futurs. On y croisera les bidonvilles, les ghettos ou encore l’omniprésence du crime (Gotham étant le mètre-étalon dans le genre). Enfin, le dernier verse plus volontiers encore dans la dystopie avec une analyse assez juste des risques de contrôle accrus que facilite un environnement urbain futuriste (et forcément technologique). Big brother is watching you. Le livre se conclut enfin aimablement sur un texte qui tient davantage de l’opinion et qui laisse au lecteur le choix d’une perspective utopiste ou au contraire révolutionnaire de la ville de demain, telle que l’auteur l’imagine et telle qu’il a pu l’observer dans nombres d’œuvres de SF (ou dans la réalité, qui ne court jamais bien loin derrière elle).

Station Métropolis, direction Coruscant est un ouvrage passionnant et bourré de références intelligentes et intelligibles. C’est un vrai travail de chercheur, n’en doutons pas. Bien que Musset se soit sans doute auto-censuré pour ne pas surcharger son texte de références ou de notes en bas de page, le texte est clairement recherché et documenté comme il se doit. Fort de sa longue expérience universitaire et des multiples travaux qu’il a pu publier dans des revues à caractère davantage scientifique, il me semble évident que Musset nous présente ici un condensé de pensée, volontairement rédigé de manière fluide et directe, afin que ses messages soient perçus et compris.

Et si toutes les analyses et points de vue qu’il développe ne sont pas transcendantaux (je n’avais personnellement pas attendu Musset pour saisir qu’habiter en haut d’un immeuble étant souvent socialement mieux accepté qu’habiter dans les étages inférieurs), il est surtout passionnant de se rendre compte à quel point les auteurs de SF n’extrapolent finalement que très peu par rapport à la société que l’on connait au quotidien. Tout au plus ses mécanismes de différentiation sociale et de protection de groupes privilégiés y sont-ils magnifiés, exagérés pour la transparence de la démonstration (et, souvent, de la morale). Musset démontre par ailleurs une connaissance encyclopédique de la SF, en citant un très grand nombre d’œuvres qui viennent étayer sa démonstration. Et si certaines références sont elles-mêmes élitistes (disons que les lecteurs de Bifrost ne seront jamais perdus, mais l’amateur lambda, c’est moins sûr), Musset cite cependant volontiers les best-sellers ou les grands classiques (Métropolis, le cycle Fondation d’Asimov, Blade Runner, Le Cinquième Élément, Valérian, etc.) pour ne pas perdre un lecteur qui serait moins éclairé, moins versé dans le domaine.

Sans compter que l’auteur a par ailleurs un amour apparemment immodéré pour la saga Star Wars. Je n’ai pu m’empêcher de sourire en voyant qu’il cite à de nombreuses reprises non seulement les différentes trilogies cinématographiques, mais aussi et surtout nombre de romans de l’univers étendu (l’ancien, rebaptisé Star Wars Legend, et le nouveau, celui de Disney). Je ne pensais dans ma vie un jour lire dans un essai de sociologie des commentaires politiques sur la vision du monde développé dans des romans pour la jeunesse issus de l’univers Star Wars. Mais force est de constater que cela marche et qu’il y a visiblement des ambitions sociologiques qui m’étaient inconnues dans la production à la chaîne des romans Star Wars de ces 30 dernières années !

En résumé, je ne peux que vous conseiller de vous pencher sur cet essai qui est instructif, parfaitement documenté et parfaitement édité. Il faut, me semble-t-il, soutenir les éditeurs qui se lance dans ce genre d’aventure (comme je l’avais déjà signalé dans mon billet sur Fantasy & Histoire(s), le bel ouvrage sous la direction d’Anne Besson et édité chez ActuSF). C’est en soutenant ce genre de publication que l’on donne une place à l’analyse sérieuse du corpus de la science-fiction, encore trop souvent considéré comme un genre mineur. Bien sûr, le livre n’est pas donné considérant sa taille, mais il me semble logique de casser sa tirelire pour se coucher un peu plus intelligent qu’au matin, surtout dans un domaine que l’on croit déjà connaître sur le bout des doigts.