Le temps fut

De Ian McDonald, 2018.

Je vais faire une entorse à ma règle non-écrite et quand même faire un petit billet sur la dernière publication de la très belle collection Une heure lumière du Bélial’. J’avais sciemment choisi de ne pas les commenter car la blogosphère SFFF francophone était très très réactive sur ces publications et je ne voyais pas trop l’utilité d’ajouter ma pierre à l’édifice (j’essaie toujours de commenter des œuvres qui ne sont pas forcément dans les lumières de l’actualité éditoriale, histoire d’apporter un éclairage nouveau sur des bouquins ou des films qui sont parfois -trop- vite oubliés). Mais je constate que le bel enthousiasme qui animait la blogosphère SFFF autours de cette collection a tendance à s’épuiser ces derniers mois. Donc, je change mon point de vue !

Ian McDonald est un auteur irlandais qui cumule les prix littéraires divers depuis le début de sa carrière. C’est également un auteur relativement rare, certainement dans les traductions françaises. Alors que sa Maison des derviches attend gentiment dans ma PAL que je m’y attèle, je n’ai donc pas résisté au plaisir de découvrir une nouvelle plume à travers Le temps fut, une novella auréolée l’année de sortie par le British Science Fiction Award de la meilleure nouvelle.

Elle s’ouvre sur une scène de la vie quotidienne d’Emmett Leigh, un bouquiniste indépendant, spécialiste des ouvrages de guerre, qui gagne sa vie en dénichant des livres rares et en les revendant sur eBay. Lors de la fermeture d’une librairie londonienne historique, il tombe sur un petit recueil de poème intitulé Le temps fut. Si les poèmes ne sont pas de très bonne qualité, Emmett est surtout intéressé par une lettre manuscrite qu’il découvre dans l’ouvrage : une lettre d’un militaire, Tom, qui s’adresse à son amant, Ben. Ce genre de témoignage ayant une valeur importante chez les collectionneurs, Emmett se met à la recherche de ces deux soldats de la seconde guerre mondiale, histoire de donner du corps à cette trace historique. En cherchant, il finit par tomber sur une photo des deux hommes. Puis sur une seconde, lors de la première guerre mondiale cette fois-ci. Puis sur une troisième, lors de la guerre des Balkans des années 90. Problème, les deux hommes n’ont pratiquement pas bouger, physiquement parlant, entre les différents clichés…

A l’instar de Palimpseste de Charles Stross, McDonald signe donc une novella où le temps et ses méandres jouent un rôle clé. Mais l’ambiance n’est pas du tout la même. Là où Stross était davantage dans la hard-SF, McDonald est plus dans l’intime, le personnel, l’anecdote. Le temps fut est un récit d’amours contrariés et précieux. Il se scinde en deux, entre d’une part la quête du bouquiniste Emmett Leigh et ses amis marginaux et, d’autre part, les échanges épistolaires et autres extraits de journaux intimes des deux amants temporels. Ceux-ci sont rédigés parfois dans un style un peu trop alambiqué pour être réellement agréable, mais on sent la passion qui s’en dégage (homophobes s’abstenir, certains passages sont assez explicites).

L’un dans l’autre, cette novelle est une lecture intéressante et une bonne porte d’entrée dans le style et l’univers de McDonald, d’une S-F light orientée davantage sur ses personnages et sur leur psychologie que sur les gadgets technologiques qui les entourent. Je regrette simplement que certains développements semblent abandonnés en court de route (la copine perse d’Emmett, la relation qu’il développe au fil des pages et qui est expédiée assez cavalièrement) et que certaines faiblesses dans la construction du récit soient identifiées par l’auteur sans qu’il cherche à les expliquer ou à les corriger (pourquoi les amants temporels passent il leur temps sur des champs de bataille ? mystère…) Malgré ces scories somme toute mineures, Le temps fut est donc une nouvelle démonstration que les éditions du Bélial’ continuent à avoir le nez creux pour sélectionner les novellas de leur collection phare. Un plaisir de lecture à découvrir sans modération.

L’étrange vie de Nobody Owens

De Neil Gaiman, 2008.

Je continue toujours à rattraper mon retard dans les Neil Gaiman, puisqu’il s’agit d’un auteur qu’en règle générale j’aime beaucoup (même si j’ai plus commenté des déceptions dans ces colonnes que de véritables coups de cœur). A l’instar du très moyen Entremonde, nous sommes ici dans le pan jeunesse de la production de Gaiman. The Graveyard Book, dans son appellation originale, a été inspiré à Gaiman par sa propre descendance. L’avoir comme père doit être une expérience intéressante pour un enfant féru d’histoire du soir. J’essaie moi-même de raconter des histoires chaque soir à mon fils, mais je suis prêt à parier que les miennes sont moins gothiques !

Fermons la parenthèse. Gaiman a donc l’idée un soir de raconter à sa fille (si mes souvenirs sont bons) l’histoire du fantôme d’une sorcière vivant dans une partie abandonnée d’un petit cimetière de quartier. Il tirera une nouvelle de cette idée. Et de cette nouvelle, en extrapolant un peu, il tirera donc L’étrange vie de Nobody Owens. L’histoire débute sur la fugue d’un bébé de 18 mois, qui s’enfuit par la fenêtre de sa chambre alors qu’un assassin répondant au nom de Le Jack décime sa famille au grand complet. Il s’enfuit et parvient à trouver refuge dans le cimetière en haut de la rue. Là, les habitants locaux, revenants, vampires et autres esprits frappeurs tiennent une courte réunion : ils ne peuvent décemment pas laisser le pauvre enfant tomber aux mains du bourreau de sa famille, qui franchi alors les portes du cimetière.

Leur décision est prise : ils chassent l’intrus grâce aux pouvoirs que certains d’entre eux ont développé et ils adoptent le nourrisson comme l’un des leurs. Ils le baptisent alors du nom de Nobody. Nobody Owens, du nom de ses nouveaux parents adoptifs, de braves citoyen morts quelques siècles plus tôt. Il deviendra donc un habitant du cimetière, vivant la nuit, se déplaçant sans bruit, pénétrant dans les tombes et subsistant grâce aux bons soins de Silas, un autre habitant du cimetière, ni vivant, ni mort.

Chaque chapitre du livre détaillera alors les aventures successives de Nobody, d’une amitié avec une petite fille du voisinage à son escapade dans le monde des goules (chaque cimetière a une porte vers ce monde onirique et dangereux, vous la reconnaitrez par son aspect négligé et les fissures de sa pierre tombale…). Nobody apprendra aussi des leçons de vie auprès des multiples revenants que son pré-carré héberge. Nobody passera donc de la petite enfance à l’adolescence sous l’aile protectrice des macchabées qui forment sa nouvelle famille. Jusqu’au jour où les murs du cimetière lui semblent trop étroits. Sortir de limites fixées par le domaine des morts est cependant dangereux : il risque de retomber sous le regard du Jack qui, après toutes ces années, n’a pas perdu l’espoir de finir son sombre travail…

La plume de Gaiman se prête bien sûr à merveille à cette fresque enfantine, ce coming-of-age story gothique et sombre. Bien que destiné à la jeunesse, il peut parfaitement se lire par un adulte sans tomber dans l’ennui, la caricature ou la sur-simplification (preuve en est : il a gagné le Locus jeunesse et le Hugo catégorie générale !). Au contraire, Gaiman use de son talent de conteur pour nous dresser une série d’historiettes qui peuvent sembler simples et décousues au début du livre (lorsque le protagoniste principal est encore un jeune enfant) et complexifie l’ensemble dès la moitié du livre. Les liens commencent à se former, les non-dits prennent leur sens. Gaiman n’a rien laissé au hasard : chaque piste ouverte dans les premiers chapitre apportent leur pierre à l’édifice et participent à la conclusion du bouquin.

Par ailleurs, Gaiman connait ses classiques : il sait qu’un conte doit être effrayant ou dérangeant pour marquer. Les aventures de Nobody ne sont donc jamais innocentes ou sans péril. Le danger est bien présent derrière la tombe la plus anodine. Et tout l’enjeu du livre est de démontrer qu’on grandit davantage en affrontant le danger, en affrontant ses peurs, en affrontant son destin qu’en le fuyant. Nobody est un personnage étrange, un héros malgré lui. Un enfant déconnecté du monde qui doit pourtant le rejoindre à un moment car il n’est, contrairement à sa famille adoptive, pas mort. Les morts qui semblent sympathiques et accueillant dans les premiers chapitres montrent d’ailleurs leurs failles et leurs faiblesses au fil du récit. S’ils ont de la compassion pour le petit Nobody, ils n’en demeurent pas moi, également, des âmes tourmentées.

L’étrange vie de Nobody Owens est donc un récit à plusieurs niveaux de lecture. Un récit de passage à l’âge adulte brillamment écrit où la morale, bien présente, n’est pas assénée à grands coups de sermons bienpensants. Aucun enfant ne voudra ressembler à Nobody. Pourtant tous voudraient le connaître. L’édition poche chez J’ai Lu, brillamment illustrée par Dave McKean, est un véritable cadeau à faire à vos enfants, qu’ils soient petits (bon, pas avant 7-8 ans quand même, hein !) ou grands. Tout comme Coraline quelques années plus tôt, un véritable classique en devenir.

Argentine

De Joël Houssin, 1989.

Décidément, il semble que les auteurs de SF ressentent la géographie de manière similaire. Si la Sérénissime inspire à la rêverie et aux troubles identitaires un poil macabre, il semble que l’Argentine inspire davantage le post-apocalyptique crade et méchant. Après Berazachussetts et Plop (ok, il n’est pas dit que Plop se passe en Argentine, mais l’auteur était argentin), voici une nouvelle tranche de rigolade bien glauque sud-américaine.

L’auteur, cette fois-ci, est français. Joël Houssin est plus familier avec le polar qu’avec la SF, mais il a quand même à son actif quelques titres édités à l’époque chez Fleuve Noir Anticipation. Dont Argentine, donc, publié en 1989 et lauréat du prix Appollo (le dernier jamais attribué) l’année suivante. Ceux qui ne connaîtrait pas Joël Houssin se rappelle peut-être le formidable Doberman, un film de Jan Kounen avec Vincent Cassel dans le rôle titre. Et bien, le Doberman, personnage inénarrable, est sans doute la création la plus connue de Houssin. Je n’ai plus revu le film depuis des années, mais j’en garde un souvenir d’un portrait de criminels au vitriol, avec moult exagérations de réalisations et une violence visuelle omniprésente.

Force est de constater que les chiens ne font pas des chats : Argentine est du même acabit. On y suit la vie de Diego, une ancienne légende de la petite criminalité connue sous le nom de Godlen Boy. Diego vivote avec son jeune frère et son vieux père parano dans un Buenos Aires du futur, sorte de prison grandeur nature dont il est impossible de s’échapper, dans une dictature policière d’un futur proche sans espoir. Diego a renoncé à ses luttes de jeunesse et tente de survivre tant bien que mal. Jusqu’à ce que la situation s’envenime. Jusqu’à ce qu’il mette le doigt dans l’engrenage qui l’entraînera vers de nouveaux excès de drogue, de violence, de perdition et de paradoxes temporels. Oui, de paradoxes temporels.

Le bouquin ose le mélange entre un Mad Max super-gore et de la SF plus « dure » où le temps joue de méchants tours aux protagonistes. Et ça marche. Bon, faut avoir l’estomac bien accroché, on y croise quand même pas mal de scène de torture, d’abus sexuels étranges et variés, de sectes glauques, de morts dégueulasses, etc. Bref, pas la joie. Il me semble assez clair que Houssin a quelques marottes : il aime bien les petites frappes qu’il transforme en légende de la criminalité, il a quelque chose pour les femmes muettes, la drogue et les déviances sexuelles le titillent. Et il mélange ces ingrédients pour réaliser une fresque crépusculaire où le personnage principal, qui est pourtant finalement un gros connard, nous est éminemment sympathique. Tour de force que peu d’auteurs peuvent réussir.

Le texte est par ailleurs d’une modernité décapante. Il fêtait ses 30 ans l’année passée, mais il reste tout à fait d’actualité, ce qui est toujours un plus quand on verse dans l’anticipation à court terme (aucune date n’est mentionnée dans Argentine, mais on imagine aisément que cela pourrait se dérouler de nos jours, si une partie de la Terre avait versé dans la dictature policière… Attendez, quoi ? ça existe ?!). L’ambiance poussiéreuse d’une Buenos Aires aux portes d’un désert carcéral, miteuse et pourrissante, est parfaitement rendue par la plume incisive de Houssin. La très belle illustration de couverture, signée une fois n’est pas coutume par Aurélien Police (qui devient d’année en année le nouveau Manchu de l’édition SFFF), donne une parfaite idée de l’ambiance du bouquin. Diego/Golden Boy y est peut-être un peu trop présenté comme un héros, mais ça donne bien l’image d’un cadre urbain asphyxiant qui ensemble sa population.

Argentine est une belle claque, bourrés de bonne idées et de scènes percutantes. Les personnages bigger-than-life fonctionnent malgré leur côté parfois caricatural. C’est le premier bouquin de Houssin que je lis. Et pas le dernier.

PS: le contexte actuel (COVID-19) n’est peut-être pas le contexte idéal pour lire Argentine cependant, car le bouquin est quand même franchement sans espoir. Donc, à réserver pour l’instant aux cœurs solides !

Fantastic Beasts and Where to Find Them – The Original Screenplay

De J.K. Rowling, 2016.

[Le confinement que nous impose cette vilaine petite bête qu’est COVID-19 permettra au moins une chose : je peux rattraper un peu de retard dans ma PAL. Enfin, seulement maintenant, car professionnellement, ce n’était (et n’est toujours) pas simple à gérer… Soyez prudents ! Restez chez vous ! Mais soit, passons à l’article.]

Ce n’est pas tous les jours que je lis un scénario de film. Ce n’est d’ailleurs pas tous les jours qu’un scénario de film est édité dans le commerce dans une édition à gros tirage (d’abord en hardback chez Little Brown, puis en paperback – version ici commentée). Bon, évidemment, ce n’est pas non plus tous les jours qu’un scénario est directement écrit par l’un des romanciers vivants les plus lus au monde. Et dans l’univers étendu de l’une des franchises littéraire et cinématographique les plus célèbres et les plus appréciées de ces 25 dernières années. J.K. Rowling, la créatrice d’Harry Potter et du Wizarding World (faudrait que j’ajoute le logo du copyright, mais j’ai la flemme de le chercher…) livre ici son premier scénario original.

La parenthèse précédente vous aura sans doute mis la puce à l’oreille sur tout le bien que je pense de l’entreprise (l’empire ?) commerciale que Rowling bâti sur son succès initial. Bien sûr, elle aurait bien tort de ne pas le faire, sachant que la notion même du trans-média ou du multiplateforme est la clé des grandes réussites culturelles depuis Star Wars. Mais je ne peux m’empêcher de voir un peu de cynisme économique dans la publication des scénarios de la franchise Fantastic Beasts. Si l’objet en lui-même est très beau et si l’édition bénéficie d’un véritable travail de mise en valeur, avec un design et des illustrations qui s’intègrent parfaitement au récit, cela reste un simple script.

Cela n’empêche que quelques années après sa sortie, j’ai donc craqué et acheter le premier tome (et le second) à l’aéroport il y a quelques semaines de cela (quand nous pouvions encore voyager). J’espérais alors mieux comprendre les films de David Yates qui, bien qu’étant des réussites formelles, m’avaient sembler un poil brouillon. Et mon espoir est déçu. Le script est effectivement ce qu’il est : un script. C’est donc littéralement le texte du film (pas de scènes coupées, visiblement) avec un court descriptif des passages sans dialogue. Donc le livre est en fait moins que le film et non plus. Vous allez me dire : j’aurais dû m’en douter. Vous n’avez pas tort, mais on ne se refait pas.

Bref, le film nous livre donc l’histoire de Newt Scamander, le zoologue du monde magique, qui débarque un peu par hasard à New York et se retrouve embarqué dans une histoire abracadabrantesque (oui, oui, le choix de l’épithète est assumé !) de … De quoi, au juste ? De péripéties en cascade ? De maltraitance d’enfants ? De complot contre le monde magique tel qu’il est établi ? En fait, tout ça à la fois. Ce qui donne l’aspect fort brouillon de l’ensemble. On suit donc Newt et quelques personnages secondaires finalement peu développé de saynète en saynète, sans véritable fil narratif autre que l' »émerveillement » constant de l’expression faciale d’Eddie Redmayne qu’on ne peut s’empêcher d’avoir dans un coin de sa tête à la lecture du bouquin.

La conclusion de tout cela est que ce Fantastic Beasts and Where to Find Them – The Original Screenplay est finalement un objet totalement accessoire. Il n’apporte rien au film, rien au Wizarding World et rien au crédit de son auteur, J.K. Rowling. Scénariste de cinéma est un métier. Certains savent créer des « original screenplay« , comme c’est le cas ici, d’autres sont fort pour créer des « adapted screenplay« , comme ce fut le cas pour la série de films originaux. Malheureusement, Rowling n’est pas un scénariste émérite. Si elle a toujours un don pour les dialogues, ses histoires souffrent énormément d’un carcan limité comme l’est le script cinématographique. Elle sait créer des scènes spectaculaires, mais elle a besoin de rédiger du contexte, d’approfondir ses personnages, leurs relations et leurs backgrounds pour donner un véritable souffle à ses histoires. J.K. Rowling est une romancière, pas une scénariste. Et ça se voit, malheureusement, de manière très claire à la lecture de ce livre. Il manque de profondeur, de contenu, de lien. C’est une très belle coquille vide. Dommage pour l’univers étendu.

Joker

De Todd Phillips, 2019.

Le succès surprise de 2019 (plus de 1 milliard de dollars au box office mondial pour un film rated R, sans l’astuce des tickets 3D plus chers) est dans la course aux Oscars pas plus tard que ce soir. On verra donc dans quelques heures sur l’Académie choisira de consacrer une adaptation de comics comme meilleur film de l’année. Quoi que… Est-ce le Joker de Todd Phillips est réellement une adaptation de comics ? J’ai déjà professé dans ces colonnes ma préférence pour DC par rapport à Marvel. Et ce Joker ne fait que confirmer cette tendance. Si le film n’est pas parfait, il propose des choses 1000 fois plus intéressantes que toute la bande des Avengers réunie dans leurs 35 films. Alors que Birds of Prey semble parti sur la pente savonneuse des navets entamée par The Suicide Squad, revenir à Gotham semble toujours réussir à la Warner Bros.

Le pari n’était pourtant pas gagné d’office. Todd Phillips, connu jusqu’à présent pour des comédies parfois très grasses, se lançait pour la première fois dans une étude de caractère. S’il faut en croire les bonus de l’édition Bluray, la Warner Bros lui a laissé les coudées franches pour réaliser son film comme il l’entendait. Phillips s’était visiblement posé la question, il y a plusieurs années, de l’origin story du méchant le plus célèbre de l’univers de Batman. De son propre aveu, d’ailleurs, ce n’était pas tellement le Joker qui l’intéressait. Il voulait juste comprendre comment pouvait se construire la psyché d’un super-vilain, quels choix pouvaient amener un homme normal à sombrer dans la folie meurtrière, indépendamment de savoir de quel super-vilain il s’agissait. Il savait qu’il voulait construire une histoire réaliste, certainement orientée sur une aliénation progressive, un drame psychologique. Et il voulait aussi faire venir des gens dans les salles pour qu’on voit son film. Du coup, le choix du Joker s’est imposé assez facilement.

Et, de fait, Joker n’est pas un film de super-héros. Ni même de super-vilain. Rien de fantastique dans le long de Phillips : on assiste à la naissance d’un psychopathe. Le terreau est fertile cependant : Arthur Fleck est un quarantenaire paumé, pauvre, affublé d’un handicap (les émotions fortes qu’il ressent s’expriment invariablement par un fou-rire incontrôlable), qui vit chez sa mère dans la banlieue défavorisée d’un Gotham des années 80 qui emprunte beaucoup au New-York de la même époque. Après un passage en hôpital psychiatrique, il a trouvé un petit boulot : il fait le clown dans diverses occasions (évènement dans des magasins, hôpital pour enfants, etc.) ça ne paie pas grand-chose, ses collègues ne l’aiment pas, mais ça lui donne un taf alors qu’il prépare un spectacle de stand-up en rêvant devant les émissions de variété du dimanche soir (où l’équivalent de Drucker est ici joué par Robert De Niro himself).

Jusqu’à ce qu’il se fasse tabasser. Une fois de trop. Jusqu’à ce que le programme d’aide sociale qui lui paie ses médicaments ne soit fermé par les autorités de la ville. Jusqu’à ce que son passé familial le rattrape. Jusqu’à ce qu’un de ses collègues clowns, pensant bien faire, lui confie une arme à feux pour qu’il puisse se défendre.

Le Joker, qui sommeillait sous la peau d’Arthur Fleck, s’éveille alors. Dans une phrase clé du film, Arthur explique qu’il pensait que sa vie avait été jusqu’alors une tragédie. Mais qu’en fait il se trompait : c’est une comédie. Arthur trouvera son public comme Joker dans l’ultra-violence, dans la folie et l’amoralité. Et il deviendra alors le Joker que l’on connait dans ses autres incarnations : aussi destructeur et désespéré que celui incarné par Heath Ledger dans la trilogie du Dark Knight. Aussi humain et jouissif que celui du dessin animé des années 90.

Porté par un Joaquin Phoenix en roue libre (intéressant de voir dans les bonus du Bluray qu’il a choisi d’improviser des versions différentes de la plupart des scènes qui étaient peu scriptée pour illustrer le fait que son personnage lui-même n’a qu’une vague idée de ce qu’il va faire après). Todd Phillips ne lui a pratiquement donné aucune direction d’acteur et s’est contenté de discuter du scénar et de l’évolution du personnage avec son acteur phare. Et Phoenix de livrer une performance intégrale, physique, habité par son personnage, comme il l’a déjà fait de nombreuses fois par le passé. Le tout habillé par une réalisation sombre, réaliste, caméra à l’épaule. Avec un grain très réaliste. L’essentiel des effets spéciaux sont là pour créer un Gotham sale et décrépit, mais réaliste et non gothique comme celui de Burton.

Joker en est-il autant un bon film ? Il répond en tous les cas à l’intention de son réalisateur : c’est une vraie étude de caractère. Le long métrage se développe inéluctablement vers sa résolution forcément sombre et sans espoir, en plus d’être violente. Il ressemble, en cela, d’une certaine manière, au Requiem for a Dream d’Aronofsky (sans la recherche visuelle). C’est glauque, c’est à sens unique, c’est désespérant. Certains critiques, comme Durendal, rejette le film sur son message. Pourtant, à mes yeux, Joker ne fait jamais l’apologie d’une éventuelle rébellion des pauvres contre les riches. Bien sûr, les riches (le présentateur télé, le père Wayne, etc.) ne sont pas sympathiques. Mais les pauvres non plus. La propre mère de Fleck est finalement aussi un monstre. Il n’y a guère de lutte des classes dans Joker. Il y a juste une vision très pessimiste de l’humanité dans son ensemble. Et c’est sans doute le reproche que je ferai au film. Sans faire l’apologie de la violence comme une solution, le film choisi de ne pas répondre aux problèmes qu’il soulève. Je ne critique pas un message en particulier, mais justement l’absence de message. Le Joker du Dark Knight était la personnification du chaos. Ici, celui de Phillips devient la personnification du chaos. On nous explique comment et pourquoi il devient ce qu’il est. Mais sans aucune lueur d’espoir, là le Dark Knight proposait une autre voie à l’humain, même si elle était aussi sombre et difficile, mais sans doute plus juste.

Joker est un film coup de poing maîtrisé techniquement et servi par une performance d’acteur qui méritera plus que certainement la statuette dorée à Phoenix. C’est l’adaptation libre d’un personnage de comics. Le film pourrait raconter la même histoire et être filmé de la même manière sans que le Joker de Batman en soit le personnage principal. Cela aurait été un thriller rated R sombre et violent, mais qui n’aurait pas du tout bénéficié de la même couverture médiatique. Joker est finalement un film trop nihiliste pour réellement être marquant. A quoi bon ? C’est cela, le message du film. A quoi bon.