Demain les chiens

De Clifford D. Simak, 1944-1973.

Recueil de nouvelles qui se lisent comme un roman, Demain les chiens est l’un de ces classiques de la SF dont on entend parler dans divers ouvrages de référence, mais qu’on ne lit pas. Et c’est bien dommage. Il est l’œuvre la plus connue de son auteur, Clifford D. Simak, auteur sans doute un peu oublié. Simak a la réputation d’être un auteur de sci-fi très classique, plutôt optimiste, qui signa essentiellement des récits d’aventure positifs et proches de la nature, des sortes de western aimables dans l’espace. Puis, en 44, contre toute attente, il écrit un texte très étrange du nom de City (c’est également le titre original de Demain les chiens). On y découvre une humanité qui fuit progressivement les villes pour s’installer à la campagne. Pas par peur d’une quelconque menace, mais simplement parce que le taux de natalité s’est méchamment réduit et que, technologiquement, les hommes n’ont plus besoin de vivre ensemble pour survivre.

Entre les lignes, on comprend donc que Simak par du principe que l’humanité n’est pas une espèce sociale et qu’elle a choisi de vivre ensemble uniquement pour des raisons d’opportunisme pendant les derniers millénaires. L’invention des robots et des IA (qui ne sont en aucun cas un point central de ces nouvelles, en tous les cas pas pour leur aspect technologique) dispense l’humanité de ce lien. De cette première nouvelle qui respire encore fort une certaine forme de naïveté dans la forme, mais non dans le propos, Simak développe dans les textes suivants le futur (et la fin) de l’humanité telle qu’on la connait. Entre chaque texte, plusieurs générations sautent, alors que l’on suit les descendants d’une même famille sur plusieurs centaines d’années. Cette famille aura été au centre du devenir de l’espèce humaine, parvenant à « réveiller » la conscience des chiens (ce qui donne son titre au recueil en langue française), identifiant une nouvelle forme de vie possible pour l’homme sur une planète lointaine, ayant des premiers contacts avec les « super-humains » de demain, etc.

Mais la marche inéluctable vers la fin est enclenchée dès la première nouvelle. Demain les chiens propose une lecture très sombre, très pessimiste de l’avenir de l’homme. Il est simple de faire un parallèle entre cette apparente rupture de style (je me fie à l’excellente introduction signée Robert Silverberg de la version poche de 1995, ici éditée en français par J’ai Lu en 2015, puisque c’est le premier texte de Simak que je lis) entre ces œuvres naïves d’avant-guerre et celle-ci et l’expérience que Simak retient de la seconde guerre mondiale. Le conflit a sans doute fait résonner en lui des questions importantes qui changèrent sa façon d’aborder le monde qui l’entourait alors. Et il livre donc avec Demain les chiens sont œuvre majeure, dans un découpage proche de celui du cycle de Fondation chez Asimov ou encore de l’Histoire du Futur de Heinlein.

Le fil rouge qui lie les différents récits est la présence de l’androïde Jenkins, qui passera d’assistant de la famille Webster (la famille au cœur des différents évènements déclenchant la fin de l’humanité) à une sorte de divinité pour la civilisation canine, puis à celui de dernier témoin dans l’épilogue du recueil, nouvelle écrite en 1973, soit 22 ans après la nouvelle précédente, à la demande de l’éditeur de Simak. Il est presque impossible d’aborder la richesse du contenu abordé dans les 9 nouvelles qui composent ce récit plurimillénaire, allant d’allégorie de la Bible à du space-opéra pur et dur. Je peux seulement en dire qu’on ne ressort pas indemne de cette lecture. S’il est compliqué d’en expliquer le déroulé, il est sans doute tout aussi compliqué d’en résumer l’impact. Car si la thématique peut sembler usée jusqu’à la corde aujourd’hui, il faut se rappeler que la majorité de ces textes sont sortis dans les années 40, dans des revues à fort tirage mais durée de vue limitée et qu’ils devinrent rapidement un saint graal pour les amateurs de SF, tant la profondeur et la richesse de thématiques abordées, couplées au pessimisme parfois nihiliste du fond, marquèrent les esprits d’une génération de lecteurs (et de futurs écrivains de SF à l’époque).

Simak explique lui-même dans les commentaires qu’il apporte à ce recueil qu’il ne s’explique pas pourquoi ces textes en particulier ont tant marqué les lecteurs. Il dit lui-même que ces textes ne le lui ressemblent pas vraiment et que, bien qu’il ait essayé de reproduire ce ton dans les décennies qui suivirent, il ne parvint jamais à retrouver une inspiration pareille. Humble, cependant, il se réjouit d’avoir signé un texte qui marqua une génération et qui continua à frapper l’imagination des générations suivantes. D’avoir, en somme, signé un classique.

L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de M. Hyde

De Robert Louis Stevenson, 1886.

Le fantastique également a ses classiques. Et il convient, de temps à autre, d’y retourner. Je n’avais personnellement plus lu de Robert Louis Stevenson depuis L’Île au Trésor, dans ma tendre enfance. Le livre m’avait alors réellement plu, malgré une forme que j’estimais alors un peu compliquée. J’étais parti sur les mers avec le jeune Jim Hawkins et je tremblais d’effroi face au séducteur machiavélique Long John Silver. J’en garde, malgré les décennies désormais, un souvenir vivace. C’est donc avec un apriori positif mais une certaine crainte de l’effet madeleine de Proust que j’ouvrais voilà quelques jours l’autre grand classique de Stevenson.

Mais comme j’ouvrais alors la version poche en ma possession, je n’entrais pas directement dans l’histoire. En effet, la version en question (couverture à droite du premier paragraphe, comme toujours) propose une assez longue introduction de Jean-Pierre Naugrette, universitaire parisien spécialiste de l’auteur et de son œuvre. Et j’admets avoir découvert pas mal de choses avec cette préface. Je connaissais finalement mal l’auteur, cet écossais aventureux qui se maria contre l’avis de sa famille avec une américaine divorcée et mère de famille de dix ans son ainée. Je n’avais, surtout, aucune conscience du sous-texte du Dr Jekyll. Car il semble bien, de l’avis de cet éminent professeur et de nombre de ses confrères, que le court roman de Stevenson ne parle de rien d’autre que de l’homosexualité.

Et il est tout à fait vrai que l’on peut lire l’œuvre avec cette grille de lecture en tête. En effet, l’on peut aisément imaginer que le honteux secret du bon docteur Jekyll, vieux célibataire, n’est autre que l’attirance fort contraire aux mœurs qu’il aurait pour les hommes. Attirance à laquelle il s’abandonnerait en changeant de personnalité pour laisser sa face mondaine et respectable continuer à briller au regard de la bonne société anglaise de la fin du XIXème siècle. Les exégèses de l’auteur de franchir allégrement le pas et d’y voir là le signe de l’homosexualité latente du romancier, renforcés dans leur conviction par ce mariage avec une femme forte et plus âgée, masculine par bien des traits là où Stevenson fait montre de nombreuses fois de traits généralement considérés comme féminins.

Tout cela est très intéressant. Mais sans doute aussi très accessoire. Car, pour finir, L’Étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde est aussi et surtout un roman à tiroir, multipliant les fausses pistes et les non-dits. Un véritable bijou de construction romanesque, un roman épistolaire à la manière d’un Dracula ou d’un Les Liaisons dangereuses. On tombe en plein dans l’imaginaire du Londres embrumé où les tueurs rôdent dans l’ombre (l’affaire de Jack l’éventreur terrifiera les rues londoniennes seulement quelques années après la sortie du roman). Les hommes sont bourgeois, distants, très maniérés et place les conventions sociales au-delà de toutes autres valeurs morales. Les femmes sont presque inexistantes et reléguées au rentre de victimes ou de figures subalternes qui gravitent autour des protagonistes du récit.

Non, le vrai cœur de ce récit est l’horreur qui se dégage progressivement dans la narration. Bien sûr, un lecteur du XXIeme siècle sait très bien que le Dr Jekyll et M. Hyde ne sont qu’une seule personne, ne sont que les deux facettes d’un même homme pétris de désirs inassouvis et de fantasmes inavoués. Roman sur la schizophrénie, gothique par bien des aspects, L’Étrange cas […] est un véritable tour de force pour son époque. Il suit la lente descente aux enfers d’un homme qui se condamne tout seul, qui en est conscient mais ne sait résister à ses pulsions cachées pour la violence brute, pour le mal.

Et, pour revenir sur l’interprétation de Naugrette et ses collègues savants, il est évident que la pulsion, le mal, le non-dit peut être interprété comme une allégorie de l’homosexualité et de son impossibilité dans la société londonienne des années 1880. Mais il pourrait tout autant être interprété comme une dénonciation de mœurs autrement plus répréhensibles, comme la pédophilie ou encore la torture. Ou encore simplement comme celle dont il est explicitement question dans le livre : la violence pure et simple, menant jusqu’au meurtre comme assouvissement de sa pulsion et au suicide comme forme de rédemption.

C’est en tous les cas la force de ce court texte (une petite centaine de pages) que de prêté le flanc à autant d’interprétations près de 140 ans après sa sortie initiale. Le texte fascine le lecteur d’aujourd’hui alors qu’il connait forcément l’histoire et son dénouement, le duo que forme le bon docteur et son double maléfique étant entré dans la culture populaire mondiale, référencés et parodiés dans un nombre impressionnant d’œuvres dans le siècle et demi qui suivit. Et c’est également un très bon texte en soit, une forme de novella avant l’heure, pleine de tension, de rebondissement et d’horreur. Un texte fondateur, en somme.

Le huitième sortilège

De Terry Pratchett, 1986.

Il aura fallu trois ans à Terry Pratchett pour sortir la suite des aventures du mage raté Rincevent et du voyageur naïf Deuxfleurs. Et de l’inénarrable Bagage, bien sûr. Je pensais benoîtement que La huitième fille, troisième roman des Annales du Disque-Monde, sera également le troisième tome d’une trilogie initiale (puisqu’ils commencent tous par la huitième… vous suivez ?) C’était cependant mal connaître Pratchett ; prenant à contrepied la tellement classique trilogie de la littérature fantasy, il a en fait écrit… un dytique ! Le huitième sortilège est donc la suite directe de La huitième couleur et conclut donc la folle aventure de ses deux protagonistes principaux. Enfin, pour l’instant.

On retrouve donc Rincevent dans une bien fâcheuse position, puisqu’il tombait du bord du monde dans la dernière page du précédent opus. Heureusement pour lui, comme le huitième sortilège du livre magique le plus puissant du Disquemonde, l’in-octavo, a élu domicile dans sa tête, il est en fait à peu près immunisé contre la mort. Pas de chance pour elle, d’ailleurs, la Mort. Elle n’arrête pas de croiser Rincevent, jusque dans sa demeure aux frontières de l’Elysée, sans jamais pouvoir mettre la main dessus !

Et c’est parti pour 250 pages d’aventures rocambolesques, de drôleries et d’exagérations en tout genre. Comme dans le premier tome, Pratchett développe réellement une intrigue : ici, A’Tuin, la Tortue qui porte le Disquemonde sur ses épaules, semble naviguer dans l’espace droit vers une comète. Et seule la lecture complète de l’in-octavo est réputée pouvoir sauver le monde et ses habitants des affres d’une extinction aussi subite que fâcheuse. Rincevent, plus que Deuxfleurs, devient donc l’objet de toutes les convoitises. Les différentes écoles de magie se lancent à sa recherche pour mettre la main sur le huitième sortilège et ainsi devenir la plus puissante des écoles de l’Université invisible. Le nouvel antagoniste, le bureaucrate Trymon, mélange à merveille un sadisme invétéré avec les excès machiavélique de la bureaucratie (après son putsch, son premier acte sera d’imposer un ordre du jour aux réunions, le vil scélérat !).

On retrouve donc avec bonheur une histoire de fantasy développée, des personnages hauts en couleurs et une tendance parodique aussi subtile qu’efficace. Ainsi, Conan… pardon Cohen le Barbare se joint à nos héros dans leur quête pour sauver la veuve (surtout) et l’orphelin (accessoirement). On le découvrira en pleine fête barbare avec ses amis des steppes. Le chef de la tribu locale lui demandera alors « What is best in life ?« . L’un des fils présent dira « To crush your ennemies, see them trepass before you and to hear the lamentations of their women« . Mais pas Cohen. Non, pas Cohen. Lui, il dira simplement une bonne couette et des aliments solides. Car quand on a 85 ans et plus aucun chicot dans la bouche comme lui, on en a marre de la soupe au quotidien !

Vous remarquerez au passage que Pratchett continue donc à se moquer de l’imagerie populaire de la fantasy et du fantastique en général. Ce dialogue détourné sort en effet du film de Milius, relatif succès en salle en 1982, et non des nouvelles originales de Howard. Encore une fois, il démontre son amour pour le genre en s’attaquant non pas à son cœur, mais bien à son exploitation commerciale, il est vrai souvent clichée et excessive. Reste donc un court bouquin d’aventures où tout se passe à cent à l’heure, bourré de situations drôles et épiques, de contre-pieds grand-guignolesques (Rincevent fini par sauver la situation en corrigeant par hasard une faute de prononciation : le don des langues étant l’une des seules compétences du mage, c’est parfaitement logique !).

J’en profite pour conclure ce court article en vous signalant l’existence d’un téléfilm en deux parties reprenant en gros ces deux premiers tomes des Annales du Disquemonde. Le casting, avec Sean Astin en Deuxfleurs, Tim Cury en Trymon, David Bradley en Cohen et caméos de Jeremy Irons et Christopher Lee (qui double la Mort, bien sûr) avait de quoi intriguer. En revanche, et comme quoi l’imagination d’un lecteur n’est pas celle d’un autre, je ne m’étais jamais figuré Rincevent comme un vieux mage. Pour moi, Rincevent n’est pas une parodie de Gandalf, Merlin ou Dumbeldore, mais plutôt un jeune mage un peu paumé. Du coup, caster David Jason pour le rôle me laisse perplexe. Ceci uniquement comme info, car, après avoir vu la bande d’annonce (qui ne nous laisse que nos yeux pour pleurer), je n’ai bien sûr aucune intention de passer deux heures devant ce massacre visuel. J’ai mieux à faire : enchaîner sur la suite des Annales !

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon

De Jean-Paul Dubois, 2019.

Il est rare que je succombe aux sirènes des prix littéraires, dans la littérature dite blanche. Pour autant que je me souvienne, le dernier Goncourt que j’avais réellement apprécié, et qui m’a fait découvrir alors un auteur que je lis toujours avec un plaisir certain, était le Rouge Brésil de Jean-Christophe Ruffin. Et c’était en 2001. Il y a presque 20 ans. Bon j’exagère, il y a eu des bons romans entretemps dans les Goncourt, mais rien qui ne m’a marqué de la sorte. Du coup, je profite d’un prêt parental (« Lis-le, fils, c’est vraiment très bien« ) pour découvrir Jean-Paul Dubois, auteur dont le nom ne m’était pas familier, et son livre, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, dont je n’avais volontairement rien lu/vu/entendu à l’avance.

Passons directement au verdict : c’est sympaaaaaaa. Mais, … non. Faut-il réellement développer ? Et bien c’est tout simple : Jean-Paul Dubois brille dans un exercice qui m’énerve au plus haut point ans la littérature française de ces dernières décennies. C’est un très bon conteur. Un écrivain hors pair, qui cultive une plume agréable, fluide, intelligente sans être pédante. Il maîtrise parfaitement la construction de son récit, alternant les temporalités au sein même des différents chapitres qui construisent son œuvre. On sent l’amour que porte l’auteur à ses personnages, à leurs obsessions, à leurs marottes. J’irai jusqu’à dire que le livre, fort d’un travail de documentation solide, touche tout le temps juste dans ses descriptions et ses ambiances. Le tragique y côtoie le ridicule, le sentiment rencontre le caustique. Mais donc, quel est le problème ?

Le problème est la vacuité de l’ensemble. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon s’ouvre sur un monologue de Paul Hanssen, fils d’un pasteur danois et d’une mère française gérante de cinéma. Paul est en prison, pour un crime dont la nature ne sera révélée que tardivement, même s’il est longtemps annoncé. Toute sa vie, Paul aura été un spectateur : il nous contera la vie de ses parents, de leurs années d’amour à leur divorce, puis la lente et inexorable chute de son père, alors émigré pour la seconde fois dans l’arrière-pays canadien. Puis, par hasard, Paul deviendra le concierge d’une grande résidence au Québec. Il y rencontrera sa femme, moitié irlandaise, moitié indienne (dans le sens « Native American« ) et son chien. Puis, comme pour son père, le lecteur assistera à sa chute, progressive et tragique.

Tous les hommes […] nous parle de regrets. D’occasions manquées et de drames inopinés, comme la vie nous en réserve parfois. Et il le fait très bien. Mais ma question est très prosaïque : cela valait-il la peine d’en faire un roman ? Et, à fortiori, de le primer avec ce qui reste sans doute le plus prestigieux prix littéraire francophone ? Quel est le message de ce livre ? Faut-il comprendre que le destin nous écrase inévitablement ? Que l’homme est condamné à vivre avec les fantômes de son passé, à ressasser ses regrets jusqu’à ne plus avoir d’autre raison de vivre que de se le remémorer indéfiniment ? Si c’est là le message de Tous les hommes […], alors il aurait fallu mettre un enjeu dans ce roman, il aurait fallu tenter de démontrer que son personnage principal (il n’est pas question de héros ici, bien évidemment) tente d’inverser le court de sa vie. Mais non. Paul Hanssen est désespérant de mollesse et d’inaction.

L’on me rétorquera aisément que l’humain est ainsi fait et que, dans « la vraie vie« , on croisera toujours beaucoup plus de Paul Hanssen que de gens acteurs de leur propre vie. Et c’est parfaitement vrai. Mais leurs vies, à tous les Paul Hanssen de la planète, ne m’intéressent pas. Pas suffisamment pour y consacrer 250 pages de lectures. Pas assez pour comprendre qu’on l’auréole d’un prix sacrant la littérature. Sur la dernière sélection, qui ne regroupait plus que les quatre finalistes de cette édition 2019, je n’ai lu que deux des romans (en comptant celui-ci) sur lesquels le jury était appelé à s’exprimer. Et je trouve que le Soif de Nothomb méritait bien davantage le prix : ce n’était pas un livre parfait, mais il présentait quand même une idée, développait une idée forte malgré un contexte hautement mortifère (pour rappel, on y parle de la crucifixion, ce qui n’est pas tellement plus fendard, comme sujet). Merde, même le dernier Beigbeder, qui est pourtant bourré de défaut (au premier rang desquels la dilution du propos dans une répétition stylistique), mériterait davantage le prix !

Non, définitivement, je suis passé à côté de Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Ses personnages ne m’ont pas touché, la trajectoire de son protagoniste principal m’a laissé froid. Son message se noie dans l’auto-apitoiement. J’ai beaucoup de mal avec ce type de roman « tranche de vie » quand la tranche de vie en question est déprimante et, par bien des aspects, assez vaine. Avec les années, l’influence d’une littérature de genre, obéissant davantage au canon du développement d’un récit classique, a sans doute modifier mes goûts pour me rendre hermétique à ce type de livre un poil larmoyant. Ou c’est simplement l’âge et l’expérience, en grande partie professionnelle, qui me rendent insensible à ces appels à l’aide, pour en voir trop au quotidien. Et quand ces appels, comme celui du Paul Hanssen de ce livre, sont criés par des gens qui ne prennent aucune action pour s’en sortir, cela me fout en boule. Reste un livre maîtrisé, fluide et agréable à lire. Mais dont le message m’exaspère profondément.

Rêves de machines

De Louisa Hall, 2015.

Second roman de Louisa Hall, qui fut précédemment une championne internationale de badminton, Rêves de machines et un roman choral, éclaté sur près de quatre cent ans et cinq (six ?) narrateurs différents. On y suit en premier, par ordre chronologique, Mary Bradford, une noble anglaise qui fait la traversée de l’Atlantique avec son nouveau mari qu’elle n’aime pas en plein 17eme siècle. Elle nous livre ses pensées à travers un journal écrit à la première personne en style relativement télégraphique. Puis on y suit la correspondance d’Alan Turing des années 20 à son suicide avec la mère d’un de ses amis, emporté trop tôt par la maladie. Puis vient le tour de Karl Dettman, en 1968, qui crée le premier programme apprenant, construit sur les bases des travaux de Turing sur le cerveau humain. Ce programme est appelé MARY, en hommage à la Mary Bradford du 17eme, puisque son journal intime sera le premier des textes qui lui sera confié pour développer un corpus de « réactions humaines« . Dettman, qui prend peur de sa création, laissera progressivement la place à sa propre femme dans le récit.

En 2035, on suit le dialogue (sous forme de conversation enregistrée façon ICQ/MIRC/Skype) entre la petite Gaby, une jeune ado traumatisée par la perte de son robot personnel, et l’intelligence artificielle MARY3, version évoluée de la création de Dettman. Celle-ci, dotée désormais d’empathie, tente de comprendre et d’aider Gaby qui succombe petit à petit à l’apathie maladive qui la prend depuis qu’elle a perdu son compagnon virtuel. Enfin, en 2040, on suit le procès et l’on découvre la vie de Stephen Chinn, le concepteur des robots-poupées interdits par le gouvernement quelques années plus tôt, sous la forme, cette fois-ci, de lettres confession rédigées depuis sa cellule.

Les cinq histoires s’entremêlent donc au fil des chapitres, qui alternent dans un ordre non établi les narrateurs et les époques successives. Quelques interludes, glissés çà et là entre les diverses parties du roman, donnent également la parole aux machines inventées par Chinn, abandonnées en plein désert, entassées et laissées pour mortes puisque leur IA fut considérée comme un danger pour l’homme. Et ces machines ne saisissent pas bien ce qu’on leur reproche, ni réellement comment elles sont censés réagir. Elles regrettent, sans doute, quelque chose d’indéfinissable qui fait que le temps avance, désormais sans elles.

C’est d’ailleurs ce qui lie les cinq narrateurs, au-delà de la trame de fond qui se dégage dans l’utilisation des récits de l’un pour nourrir la vie de l’autre. C’est la nostalgie, le regret, qui lie les narrateurs. Ils ont tous perdu quelque chose : un compagnon, l’amour, l’attachement, la raison d’être. Leurs vies sont uniformément tristes. Le but qu’ils se sont fixés (et pour certains d’entre eux atteint) ne fait que les aliéner davantage de leurs proches ou de la société dans laquelle ils vivent. Et si Dettman est le seul qui se sort de cette spirale négative en choisissant de faire autre chose, on se rend compte que Louisa Hall est néanmoins restée constante : lorsque Dettman agit, il est remplacé par son ex-femme dans les échanges épistolaires qui construisent son arc. Et elle est bien du côté déprimé de la Force.

Rêves de machines est un roman délicat, relativement lent et nostalgique. La perte et le regret sont les maîtres mots de ce texte qui parle de SF sans réellement jamais l’aborder. L’intelligence artificielle n’est finalement pas l’objet du livre : les pauvres robots pensants, abandonnés avec pertes et fracas par l’humanité qui les craint subitement (pour une raison qui n’est finalement pas réellement tangible dans le bouquin), sont eux aussi en proie au doute et au regret. Leurs rêves ne sont ni plus joyeux ni plus optimistes que ceux de leurs cousins humains. Ma seule question reste, après avoir tourné les dernières pages du roman ; … et ? Je ne vois finalement pas tellement le message qu’à voulu faire passer Louisa Hall, si ce n’est qu’il faut « faire avec« , qu’il faut aller de l’avant malgré l’adversité et la perte. Ok, pourquoi pas. Mais pourquoi sous cet angle ? Pourquoi avec une narration éclatée et des histoires assez inégales (la vie d’Alan Turing est passionnante, comme l’a montré le biopic avec Cumberbatch, mais elle est ici réduite à quelques lettres inquiètes qui explore son homosexualité sans réellement en aborder les conséquences tragiques ; j’ai du mal à me sentir concerné par l’enjeu très limité de l’aventure de Mary Bradford, dont les atermoiements larmoyants sont un peu lourdingues à la longue; etc.) ?

Question technique, Louisa Hall varie bien les styles entre les protagonistes et a une écrite très fluide et sensuelle. La variété des époques et des styles aurait cependant pu être servie également par une variété des formes envisagées. Ici, chaque récit est rédigé sous le modèle du journal intime, où le narrateur s’adresse en premier à lui-même (même les conversations de Gaby avec MARY3 sont plus des monologues interactifs que de véritables dialogues). Du coup, le dynamisme du récit en prend un coup, puisque les textes nous parlent forcément d’évènements passés, rédigés après les évènements qu’ils évoquent. L’auteur aurait donc pu choisir d’imposer une narration au présent et à la troisième personne du singulier pour apporter une variation dans la forme, mais elle a préféré garder le format confession à postériori qui ne fait qu’ajouter encore à la nostalgie qui se dégage du texte. Les protagonistes rédigeant leurs lettres/journal/dialogue avec la machine plusieurs heures ou jours après les évènements qu’ils relatent, ils ont le temps de les regretter (ce qu’ils font toujours).

Bref, une lecture qui offre une vue tout à fait inédite sur un sujet de science-fiction très classique, qui puise ses sources dans la romance historique, mais qui ne convainc qu’à moitié. Une belle plume ne sauve pas le récit d’un certain ennui qui, il faut bien l’avouer, nous prend après 200 pages quand on se rend doucement mais surement compte qu’il ne va pas y avoir de développement scénaristique majeur pour faire avancer le schmilblick, mais 200 autres pages de confessions d’amours ratés, de relations cassées et de pertes irréparables. Pardonnez-moi d’étouffer un bâillement.