L’homme qui savait la langue des serpents

D’Andrus Kivirähk, 2007.

Voilà un article qui promet d’être assez long. Je vous jure que je vais essayer de me contenir, mais ce ne sera pas simple, tant L’homme qui savait la langue des serpents est un livre atypique et riche en niveaux de lecture. Grand succès de librairie en Estonie en 2007, les éditions Le Tripode furent bien inspirées d’en proposer une traduction française voilà quelques années. Sans être un succès commercial en francophonie (Le Tripode n’étant pas réellement une maison ayant pignon sur rue), sa sortie fut pourtant accompagnée d’un accueil favorable de la presse, tant généraliste que spécialisée. C’est sans doute la première particularité de L’homme qui […] : est-ce un conte philosophique ? un roman fantastique ? un pamphlet politique ? Probablement aucun et tous en même temps.

Andrus Kivirähk n’en est pas à son coup d’essai quand il signe L’homme qui […] en 2007. Cela fait, à ce moment-là, déjà dix ans qu’il officie comme romancier et dramaturge, après une carrière dans le journalisme comme chronique aussi acerbe que drôle. Devenu en 2004 l’auteur estonien moderne le plus lu avec Les Groseilles de Novembre (publié là aussi chez Le Tripode en 2014), il récidive trois ans plus tard avec le livre qui nous occupe aujourd’hui. Son œuvre est assez méconnue en francophonie, mais la sortie de L’homme qui […] en 2013 est saluée tant par le toujours très critique Monde des livres que par le beaucoup plus spécialisé Elbakin.net. Le livre ira même jusqu’à gagner en 2014 le Grand prix de l’imaginaire, catégorie roman étranger. Ce qui aura tendance à le classé comme roman fantastique par la suite, alors qu’il est également autre chose, comme je le laissais entendre dans le premier paragraphe. Le roman, comme l’auteur, sont malheureusement restés relativement confidentiels suite aux succès d’estime des trois traductions publiées chez Le Tripode.

Mais de quoi cela parle, finalement, me demanderez-vous. A nouveau, il faut faire une réponse complexe : c’est aussi simple que difficile à saisir. Je m’essaie cependant à l’exercice. L’homme qui savait la langue des serpents débute sur le monologue d’un homme, vivant reclus dans les bois estoniens, qui se plaint d’être le dernier à savoir la langue de serpents. Et qui se prend d’envie de raconter son histoire. Aux animaux qui l’écoute, aux feuilles qui tombent dans la forêt, à l’eau qui coule des cascades, à défaut d’interlocuteur humain. Cet homme s’appelle Leemet et il entreprend donc de nous conter son histoire. Il est né dans une famille qui vit dans la forêt, vêtue de peaux de bêtes et se nourrissant presque exclusivement de viande. Son père est mort quelques années plus tôt, décapité par l’ours qui fut l’amant de sa mère. Sa mère, elle, qui ne s’est pas remise de ce drame, surcompense en passant son temps à cuisiner des cerfs entiers à son fils et à sa fille, pratiquement les derniers enfants des bois à qui l’on apprend la langue des serpents. Cette langue permet non seulement de dialoguer avec les vipères vivant dans les bois, l’autre grande race intelligente de ce microcosme fantasmagorique, mais elle permet surtout de commander à toutes les bêtes sauvages vivant à proximité, des louves que l’on trait pour leur lait aux cerfs qui se livrent tels des agneaux sacrificiels pour servir de nourriture aux humains.

Tout irait très bien si, parallèlement, la modernité n’était pas en train de rattraper cette Estonie médiévale. Leemet est en effet né à la frontière de deux époques, de deux mondes. L’Estonie mythique, puisant sa force et sa connaissance dans la nature magnifiée et l’Estonie arriérée d’autre part, fascinée par ces envahisseurs teutoniques et ces missionnaires chrétiens qui entendent les civiliser en leur faisant raser la forêt pour mieux cultiver la terre. Les habitants de la forêt, les propres voisins de Leemet, quittent toujours plus nombreux le confort des bois pour s’installer au village et découvrir la civilisation, ses certitudes, ses nouveaux dogmes, son dur labeur et, bien sûr, la supériorité des maîtres étrangers. Pourtant Leemet et sa famille n’ont aucune envie de changer de mode de vie. Ils sont heureux de vivre comme ils ont toujours vécus, même s’ils savent qu’ils finiront seuls car ils ne peuvent s’opposer à la marche du monde. Et les évènements rattraperont bientôt Leemet, évènements qui le forceront à prendre position, à se confronter avec une autre époque.

Vous l’aurez compris, L’homme qui savait la langue des serpents est un roman sur le choc des civilisations et sur l’inéluctabilité du changement. Et c’est la là où Kivirähk a l’intelligence de dépasser la parabole passéiste, la fable fantastique moralisatrice. D’autres auraient versés dans une forme de nostalgie qui est parfois le terreau fertile du nationalisme. Pas Kirivähk. Bien sûr, les estoniens qui obéissent aux sirènes du modernisme sont brocardés comme des ignares impressionnables. Mais les habitants de cette forêt mythologique ne sont pas mieux lotis. Leurs coutumes et croyances sont tout autant brocardées et tournées en ridicule. Car la nostalgie d’un passé résolu chez les proches de Leemet est tout aussi artificiel que l’amour aveugle de la nouveauté chez les nouveaux villageois : ils vivent dans un temps qui n’existent déjà plus, si tant est qu’il a existé un jour. Leemet rencontre ainsi deux vieux « anthropopithèques » dans bois, créatures sans âges qui semblent être le chaînon manquant entre l’homme et ses proches ancêtres biologiques. Ceux-ci, bien qu’amicaux, ne peuvent s’empêcher de se moquer à leur tour de l’extrême modernisme de Leemet (il porte des vêtements, imaginez !) ou de l’abâtardissement de l’idiome vipérin qu’il pratique (la langue des serpents que eux maîtrisent est bien sûr plus pure et plus juste). Et Kivirähk a l’astuce de se moquer de ces ancêtres à leur tour, leur prêtant des obsessions idiotes dans leur recherche d’un « état de nature » aussi inaccessible qu’irréaliste.

C’est l’autre message fort de Kivirähk : l’homme n’est jamais bon. Si les chevaliers teutoniques et les missionnaires chrétiens sont invariablement présentés comme des profiteurs concupiscents, il est notable que Leemet et sa famille, loin des fables écologiques présentant un ancêtre en symbiose avec la nature qui l’entoure, sont d’incroyables profiteurs qui n’ont que pour ambition de soumettre la nature qui les entoure. Seul leur petit nombre leur permet d’entretenir un style de vie qui, autrement, détruirait l’écosystème en quelques générations. Ils soumettent les animaux qui les entoure, ont un régime exclusivement composé de viande et se plaisent à dominer toutes les autres espères intelligentes (à l’exception notable du serpent, dont je n’ai pas besoin de vous rappeler la symbolique chrétienne maintenant millénaire). La religion est elle aussi mise à mal par l’auteur. Si la chrétienté est, comme de juste, tourné en ridicule, l’animisme aveugle pratiqué par le chaman arboricole ne vaut pas mieux. S’étant écarté d’une voie raisonnable, les estoniens des bois se sont tournés à leur tour vers des simagrées, des esprits aussi effrayants qu’inexistants. Et Leemet de combattre les deux idéologies, qu’il juge réductrices et abêtissantes.

Leemet, parlons-en, d’ailleurs. C’est le héros et le narrateur du roman. Mais c’est aussi un égoïste colérique qui prend de mauvaises décisions, entraînant le malheur sur ses proches et précipitant la fin du mode de vie qu’il chérit tant. Il ne verse cependant pas non plus dans la nostalgie, à l’instar de Kivirähk. S’il regrette certains choix, il essaiera tout au long du récit d’aller de l’avant et de tirer profit des obstacles ou des changements qui s’imposent à lui. Il traversera sa vie, témoin d’un monde qui s’efface progressivement, d’une histoire qui s’oublie. Mais aussi d’un monde qui se créée et d’une réalité nouvelle qui s’impose, parfois dans la douleur et les cris.

Car si nombre de critiques louent l’auteur pour son humour, je trouve personnellement que peu insistent sur l’ambiance aussi lourde que tragique qui s’installe au fur et à mesure des chapitres. Si la première moitié, correspondant à la jeunesse de Leemet, tient en effet davantage du conte absurde, la seconde moitié verse allégrement dans la tragédie. Si Kivirähk ne se départi jamais de remarques corrosives et acerbes, les évènements qui s’enchaînent dans la seconde moitié du roman, émaillée de morts aussi absurdes qu’injustes, de scènes de violence crues et finalement inutiles et de moments de poésie crépusculaire (Ah! la scène avec le monstre marin. Ou encore celle avec le dompteur de tempêtes), ces évènements, disais-je, ne prêtent pas à sourire.

Leemet ne nous prend cependant pas par surprise : il nous prévient dès les premières pages du roman. Il est le dernier homme qui savait la langue des serpents. Il sera, toute sa vie durant, le dernier homme à être ceci ou cela, à être le témoin de tel ou tel évènement, à être le gardien de tel ou tel secret. Il est le dernier témoin d’une époque révolue et il a l’intention de le crier à la face du monde.

Vous l’aurez sans doute compris entretemps ; je ne peux que vous conseiller la lecture de ce roman estonien. La forme, parfois volontairement simpliste sans jamais être simple, pourrait vous rebuter dans les premières pages. Un conseil : persévérez. Vous avez dans les mains un roman érudit et sans concession sur le changement, sur le deuil d’un mode de vie, sur le mensonge d’un passé sublimé mais faux et sur la vérité crue d’un présent et d’un futur qui détruit autant qu’il émancipe. A éviter de lire quand on est dans une phase de déprime, donc (ce qui est bien sûr mon cas quand j’écris ces lignes).

Notez également la très intéressante postface signée par le traducteur qui replace l’œuvre dans l’actualité estonienne de sa sortie et développe une série de points que je ne fais qu’aborder succinctement dans le texte qui précède. Il ne me reste plus qu’à finalement remercier Le Tripode pour ce choix éditorial courageux et pour le travail d’édition magnifique réalisé sur ce volume en particulier. La couverture est magnifique et les choix du papier comme de la fonte rendent la lecture particulièrement aisée et agréable, ce qui n’est en rien négligeable. Un très très bon livre.

Notre-Dame des Loups

D’Adrian Tomas, 2014.

Depuis longtemps déjà, La Geste du Sixième Royaume prend la poussière dans ma PAL. Probablement intimidé par son côté grosse brique (l’édition poche Hélios n’est pas des plus simple à manipuler et le grammage/lettrage ne sont pas forcément très agréable) et par le fait qu’il s’agit d’un (premier) roman de fantasy classique comme il en sort dix à la douzaine chaque trimestre, je l’avais volontairement laissé pour plus tard. Ce plus tard étant indéterminé (et sans doute lointain). Dans un moment de doute livresque, je me suis cependant plongé dans Notre-Dame des Loups, du même Adrian Tomas, toujours chez Hélios, intrigué par la quatrième de couverture. Et je me suis rendu compte de mon erreur. Par rapport au Sixième Royaume, je veux dire. Je n’aurais pas dû le laisser moisir dans un coin.

Notre-Dame des Loups, donc. Une histoire de loups-garous, une fois n’est pas coutume. Mais point de bit-lit à l’horizon. Les influences ici ne sont certes pas Stephanie Meyer et ses jeunes éphèbes issus de l’imaginaire gothique : on est en plein dans de la dark fantasy à l’américaine. C’est direct, violent, graphique, prenant. On est dans du Joe Abercrombie, en format court. Et c’est ‘hachement bien, les amis. Comment le décrire autrement ? En gros, c’est un mix entre The Revenant et The Hateful Eight. Et on ne peut même pas accuser l’auteur de plagier, puisque les deux films sont sortis après le bouquin (respectivement 2016 et 2015). Vous l’aurez compris : on a affaire à un western dans le grand Nord américain (l’endroit est incertain, mais on imagine aisément l’action au milieu du Wisconsin en décembre 1880 et quelque), peuplé d’une galerie de salopard en tout genre.

Et c’est exactement ça. Une troupe de sept individus, les Veneurs, qui semble aussi hétéroclite que soudée, parcours les étendues sauvages du Nord-Ouest américain pour chasser les loups-garous. On y retrouve un allemand en redingote, un cowboy à la gâchette facile, un esclave afro-américaine récemment affranchie et mutique, un vieil édenté qui fabrique les balles en argent, un journaliste fauché et, bien sûr, un bandit de grand chemin à leur tête. Et cette bande n’aura de cesse de s’enfoncer dans la nature hostile afin de tuer la Reine mère, l’origine de tous les loups-garous, la quasi-mythique Notre-Dame des Loups. Les personnages, tous « bigger than life » sont remarquablement bien construits et sont tous plus intéressants et complexes qu’ils ne le paraissent au premier abord. Même ceux qui semblent antipathique ont des circonstances atténuantes.

Adrian Tomas prend de plus le pari risqué de raconter chacun des chapitres par un veneur différent, nous permettant ainsi de les découvrir tour à tour, avec leur passé, leurs passions et leur rôle respectifs. Là où d’autres auraient hachuré le récit, Tomas s’en sort magnifiquement bien en réussissant chaque transition sur un crescendo final par chapitre dont il vaut mieux taire la mécanique pour vous préserver la surprise de lecture. Sachez simplement, bien sûr, que l’auteur est loin d’être un manche et qu’il égrène ci et là, dans chaque tranche de vie, par petites touches, les éléments qui vous permette de reconstituer le puzzle de ce récit à tiroirs.

L’inéluctabilité de la progression du récit en fait une machine redoutablement efficace : impossible de poser le bouquin sans être arriver au bout. On fait partie de la bande, pendant toute leur folle équipée. ça sent la poudre, le sang, et la bête humide. Et dès que la nuit tome sur le récit, on frémit à l’idée que les lycanthropes ne sont pas bien loin. Et qu’ils sont nombreux. Difficile d’en dire plus sans spoiler l’histoire. Et vu la nature du récit, très cinématographique et très spectaculaire, il serait vraiment dommage d’en dire trop. Il ne me reste donc qu’à tirer mon chapeau bien bas à ce court roman, lecture coup de poing aussi passionnante qu’effrayante. Un auteur que je m’empresserais de relire, en espérant qu’il est aussi original et sur le fil avec ses autres romans de fantasy.

Les Carnets Lovecraft: La cité sans nom

De Howard Philip Lovecraft & Armel Gaulme, 2019.

Quelques mois après Dagon, c’est donc au tour de La cité sans nom, autre récit fondateur du myhtos développé par l’homme de Providence, de se voir bénéficier d’un écrin particulier dans cette nouvelle collection thématique lancée par Bragelonne. Après les fonds marins et les variations sur les coquillages aussi lugubres que squameux, l’illustrateur Armel Gaulme met donc son crayon au service de ce texte un peu plus long, publié pour la première fois en 1921 dans le fanzine The Wolverine (avant d’être republié, légèrement remaniée, en 1938 dans l’illustre Weird Tales). Et il change de registre pour ce faire : bonjour aux arabesques, aux déserts aux dunes infinies et aux cités souterraines aussi sombres qu’inquiétantes.

Et force est de constater que ça marche toujours aussi bien ! Gaulme impose sa vision de l’univers Lovecraftien à la manière d’un carnet de croquis, d’esquisses et de variations thématiques toujours aussi belles qu’à propos. Le texte, quant à lui, n’est pas l’un des textes majeurs de son auteur. Il n’en demeure pas moins le premier texte à mentionner « l’arabe fou » Abdul al-Hazred et son ouvrage, le non-moins célèbre Necronomicon. C’est également dans cette nouvelle que Lovecraft aura l’éclair de génie suivant quand il fera citer les vers suivants attribués à al-Hazred par son protagoniste principal : « N’est pas mort ce qui à jamais dort – Et dans les ères peut mourir même la Mort » (ce qui a nettement plus de classe en version originale, il faut l’avouer : « That is not death which can eternal lie – And with strange aeons even Death may die« ).

Le récit est de facture classique pour du Lovecraft : un homme seul, un scientifique, entends vérifier les dires de bédouins effrayés quand ils évoquent à demi-mots une cité antique, maudite, perdue au milieu du désert. Il prend sur lui de chercher et explorer cette cité ensevelie. Il l’a trouvé évidemment, l’explore et y découvre l’indicible horreur de son histoire millénaire. La nouvelle est, là aussi classiquement pour Lovecraft, écrite au passé sous la forme d’un journal de bord tenu par son personnage principal, qui relate donc ses découvertes à postériori sous la forme d’un avertissement aux lecteurs, avertissement destiné à leur épargner la rencontre avec les habitants du lieu ou avec la civilisation qui les a anéanti.

Presque cent ans plus tard, le texte fonctionne toujours, bien sûr. La mécanique simple de celui-ci le réduit cependant à un texte mineur, malgré quelques envolées lyriques typiques de son auteur. On sent cependant que c’est le Lovecraft des débuts qui signe ici un texte assez linéaire où le déroulé des évènements et la chute sont relativement convenus. Les illustrations de Gaulme donnent cependant une profondeur particulière à ce texte, insistant comme dans Dagon sur la géométrie des lieux (dont on connait l’importance dans l’imaginaire lovecraftien).

L’objet-livre, toujours d’aussi belle facture, m’évoque cependant à nouveau la même précaution que pour Dagon : une heure de lecture pour un texte libre de droit à 15 euros (pour un format poche), c’est quand même un poil cher. Les petites bourses (sans mauvais jeu de mots, bien sûr), se contenteront de l’une ou l’autre intégrales qui auront certainement un meilleur rapport nombre de pages/prix. Les passionnés, comme moi, qui ont la collectionnite aiguë et/ou qui apprécient particulièrement Gaulme, craqueront comme des idiots pour ce petit plaisir sans doute trop cher.

L’homme dans le labyrinthe

De Robert Silverberg, 1962.

Robert Silveberg est une légende de la SF (et dans une moindre mesure de la fantasy, avec son Cycle de Majipoor). Le new-yorkais a écrit des dizaines d’œuvres qui sont devenus, au fil des décennies, des classiques indémodables. Il fut aussi le maître d’œuvre de la formidable anthologie « Légendes« , regroupant des novellas des plus grands auteurs de fantasy introduisant leur univers particulier (Stephen King avec La Tour Sombre, Georges R.R. Martin avec le Trône de Fer, Terry Pratchett avec les Annales du Disque-Monde, Terry Goodkind avec L’Épée de Vérité, etc.) Bref, en un mot comme en cent, un immanquable de tout bon amateur de SFFF.

L’homme du labyrinthe, publié au début des années 60, marque une transition entre sa première vie éditoriale, où Silverberg publiait énormément de nouvelles et romans de piètre qualité, s’assurant ainsi des revenues alimentaires qui lui étaient nécessaires, et une seconde vie éditoriale où il travailla davantage ses textes et livra de nombreux textes d’exception, souvent oubliés de nos jours. L’homme du labyrinthe est de ceux-là. C’est de la SF de papa, sans fioriture, avec un message fort et un ton assez désabusé/sombre. C’est à cette époque que Silverberg prend exemple sur ses aînés et que l’influence d’Asimov (avec qui il collaborera plus tard pour adapter certaines des nouvelles du maître en romans plus longs) se fait sentir : le récit se recentre sur l’essentiel, les effets de style passent à la trappe et le twist scénaristique devient la clé du développement scénaristique.

Le récit nous emmène sur une planète lointaine où un homme vit seul, reclus au sein d’un labyrinthe aussi ancien que mortel, coupé de l’humanité qu’il fuit autant qu’il méprise. Cet homme est Richard Muller, un aventurier, une légende de l’exploration spatiale, le premier homme a avoir un contact avec une civilisation extraterrestre. Ce contact l’a changé, l’a transformé. Depuis, il ne peut s’approcher de ses semblables pour des raisons que je ne dévoilerais pas ici pour éviter de vous spoiler sur le scénario. Malheureusement pour Muller, l’humanité a besoin de lui. Son ancien compagnon de route, le rusé et sans scrupule Charles Boardmann, dirige donc une mission pour récupérer Muller et le ramener à la civilisation. Pour ça, il faudra que Boardmann et son équipe affrontent les pièges mortels du labyrinthe et parviennent à manipuler Muller, l’un des hommes les plus malins et retord que l’humanité n’a jamais produit…

Avec le dernier paragraphe, je vous ai résumé une bonne partie de l’intrigue de la première moitié du bouquin. Et, il faut l’admettre d’emblée : c’est extrêmement efficace. Comme les nouvelles des pères de la SF contemporaines, L’homme du labyrinthe a cette particularité d’être un page-turner diaboliquement efficace. J’ai avalé les 200 et quelques pages du roman en quelques heures à peine et j’en suis ressorti plus que séduit. Silverberg (dont j’avais surtout lu des nouvelles jusqu’à présent) est très bon dans l’exercice. Ses personnages sont fascinants, son intrigue est retorse à souhait. Le classicisme du fond et de la forme (on parle quand même d’un bouquin du début des années 60) sont contrebalancées par un ton adulte et pessimiste, une ambiance de déliquescence qui fonctionne à merveille.

Le labyrinthe qui donne son titre au roman est un endroit froid, angoissant, maintes fois copiés depuis dans nombres d’œuvres qui n’ont ni le brio ni la tension qui se dégage de ce court opus. Hunger Game, pour prendre un nom connu de tous, fonctionne sur le même principe. Sauf que le labyrinthe de Silverberg est presque hygiénique dans son efficacité. Et beaucoup plus inventif dans ses pièges aussi divers que mortels. Mais plus encore que le labyrinthe en lui-même, ce sont les personnages qui fascinent. Boardmann le manipulateur est largement dépassé par Richard Muller, personnage tragique et pourtant attachant. On comprend rapidement qu’il n’aura pas d’autre possibilité que de se raccrocher à l’humanité, malgré ce que ce renouveau social lui coûte. Il est déjà « plus » qu’humain et cette inhumanité partielle rend ses dilemmes passionnant à lire.

Silverberg se paie en plus le luxe d’équilibrer les passages d’action pure avec des passages d’introspection et de dialogue qui fonctionne. Le sens of wonder, si cher à la SF classique, marche à merveille en enchaînant la décrépitude sans âge du labyrinthe de cette planète éloignée où Muller vit en ermite et des contacts avec des civilisations extraterrestres aussi originales qu’inquiétantes. Vous l’aurez compris à la lecture de cet avis au ton inhabituelle dithyrambique : c’est du très bon. Rapide comme un coup de poing, efficace comme une nouvelle d’Asimov ou d’Arthur C. Clarke, je ne saurais que trop vous conseiller de vous plonger dans ce classique de la SF. Dépaysement et réflexion garantis. Et (re-)découverte d’un auteur majeur du genre à la clé. Bonne lecture !

Le formidable évènement

De Maurice Leblanc, 1921.

Dans la série « les grands classiques« , je vous demande Maurice Leblanc. Oui, Maurice Leblanc. Celui d’Arsène Lupin. On retourne donc au printemps de la SF francophone, en 1921 (1920 pour la prépublication dans le magazine Je sais tout), lorsque les « romans scientifiques » se développent progressivement. En cela, la préface érudite à l’édition Folio SF de Serge Lehman est éclairante : en vrai passionné de l’histoire de la littérature de genre, il signe une vingtaine de pages qui replace l’œuvre dans son contexte et nous explique l’influence que ces romans pionniers ont pu avoir tant sur les écrivains français que sur les premiers pulps américains (dont vous n’ignorez pas que je suis un amateur enthousiaste). Leblanc, après avoir créé son personnage à succès a envie de se diversifier. Comme Sir Arthur Conan Doyle, il ne souhaite pas être le créateur d’un unique mythe littéraire. Il se diversifie donc et s’essaie, dans ce roman comme dans d’autres, à la SF avant même que la SF n’existe.

Et il choisit pour objet de son roman scientifique un formidable évènement, comme le titre l’indique, en l’espèce le soulèvement géologique de la Manche, reliant ainsi la perfide Albion au continent. Et j’utilise la perfide Albion à escient, sachant que le héros de ce roman, Simon Dubosc, jeune dandy français musclé, courageux et malin, a seulement quelques jours pour démontrer à l’intraitable Lord Bakefield que, malgré son absence de sang bleu, il est bien apte à marier sa fille, la belle Isabelle. Pour gagner la main de sa belle, il prendra le pari fou d’être un Guillaume le Conquérant moderne. Et le formidable évènement qui survient, décrit avec moult précisions géologiques, façon Jules Verne, lui donnera l’occasion de prouver sa valeur à travers une succession d’aventures rocambolesques aussi improbables que formidablement surannées.

Pour être honnête, ce n’est pas un très bon livre. Le héros est monolithique, rétrograde, sexiste (bien sûr), raciste par moment et rassemble tous les clichés de la masculinité qui fera de la production pulp dans les décennies suivantes une littérature d’exploitation où les textes valables sont des perles dans un champ de tessons de verre. L’histoire et la romance sont cousus de fils blancs, les rebondissements sont invraisemblables, les « formidables évènements » décrits font gentiment sourire par leur côté très local/échelle réduite. Les femmes sont belles ou traitresses. Les étrangers sont les ennemis ou des fourbes. Seul le peau-rouge sauvage fidèle à ses croyances d’origine trouve une certaine forme de compassion chez Leblanc/Dubosc, à l’instar du gentil sauvage (car oui, il y a des amérindiens dans l’histoire… ne vous avais-je pas dit que c’était un peu tiré par les cheveux ?).

Et je suis bien sûr injuste en disant tout cela. Car je lis ce livre avec les yeux d’un lecteur du XXIème siècle. Les clés de lecture et la définition même du sensationnel ont évolué avec le temps et n’ont rien à voir avec celles du lecteur du début du siècle (passé). Cela ne nous empêche cependant pas de comparer avec des textes proches : quelques années plus tard, capitalisant sur une littérature de genre toujours naissante, mais certes plus abondante, Robert E. Howard signait des textes toujours commerciaux et bourrés d’à priori, mais nettement, nettement plus intéressants, profonds et complexes que celui-ci.

Je retiens surtout du Formidable évènement des scènes de violence parfois assez crues qui émaillent le récit lorsque Simon traverse la Manche émergée pour tenter de sauver sa promise des mains du vilain de service. Devenu rapidement un no man’s land en proie aux brigands et réprouvés de toutes sortes, ces nouveaux territoires sont l’occasion pour Leblanc de signer un western franco-anglais. Dans un décor pratiquement post-apocalyptique, où le fond des mers, émergé, laisse apparaître toutes les épaves des siècles passés comme autant de fortins à conquérir par des mécréants sans foi ni loi. Un Mad Max avant l’heure, question décors et ambiance.

Je ne peux donc décemment pas conseiller cet opus au lecteur qui chercherait un bouquin de SF pour s’évader quelques heures. La forme et le fond n’en font au plus qu’une gentille série B un peu cheap. Historiquement, l’œuvre a sans doute de l’importance et elle ravira donc l’historien amateur du genre que vous êtes peut-être. Mais même lui (vous ?) peut sans doute s’arrêter après l’essai de Serge Lehman qui reconnait bien volontiers « qu’il ne s’agit pas d’un chef d’œuvre« . De fait.