La disparition de Josef Mengele

D’Olivier Guez, 2017.

L’auteur, journaliste, a préféré utiliser la forme romanesque pour nous raconter les années d’exil de Josef Mengele en Amérique du Sud, de sa fuite aux lendemains de la seconde guerre mondiale jusqu’à son décès, bien des années plus tard, sur une plage brésilienne anonyme. Et il y a une raison à ce choix : Guez, déjà brillant essayiste avec L’impossible retour : une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945, a tenté de coller au plus près de la réalité factuelle dans ce court roman. Mais, même maintenant, des années après, la (sur-)vie de l’Ange de la Mort d’Auschwitz est encore marquée d’ellipses où seul le romancier peut combler autant que faire se peut les trous sans tomber dans le sensationnalisme.

Car La disparition de Josef Mengele est tout sauf un livre sensationnaliste. Que du contraire : le bouquin nous livre froidement l’errance du monstre nazi d’un pays d’Amérique du Sud à un autre. Un temps requinqué dans l’Argentine de Péron, véritable éden pour les ex-SS et autres nazillons en tous genres, Mengele poursuivra son errance au Paraguay et finira au Brésil, fuyant successivement ses poursuivants, qu’ils soient réels ou imaginaires. Le livre ressemble presque à un journal, décrivant par le menu la déchéance progressive de Mengele, perdant peu à peu pied avec le monde qui l’a engendré.

Ce portait factuel, qui éclaire d’un lumière bienvenue la sombre légende de l’Ange de la Mort, est aussi un livre dérangeant à bien des égards. De fait, Guez s’obstine, par sa position neutre dans la grande majorité du roman, à ne pas juger son objet. Ce n’est que bien tard, dans les derniers chapitres, que Mengele sera finalement confronté à un œil extérieur et questionné sur ses exactions, par nul autre que son propre fils. S’il est salutaire de retracer la vie ordinaire d’un boucher qui se cache, il est aussi finalement assez perturbant de ne pas être confronté (ou rarement) à la réalité des actes qui lui furent reprochés. Car Mengele fut un monstre extraordinaire (les témoignages sont nombreux et recoupés), mais ne fut également en définitive également qu’un « petit fonctionnaire du mal« . Souffrant d’un complexe d’infériorité par rapport aux nazis superstars de l’immédiate après-guerre, Mengele deviendra lui-même l’archétype du monstre inhumain, la définition même du criminel contre l’humanité, dès que ses agissements furent connus et diffusés. A tel point que, et le livre le souligne bien, les médias ont commenté sa traque pendant des années, lui prêtant les traits et les aptitudes d’un méchant à la James Bond par des épisodes aussi rocambolesques que faux.

La réalité était plus prosaïque : l’homme se terrait simplement et, petitement, vieillissait de planque en planque, abandonné progressivement par tous les nostalgiques du Troisième Reich à cause de son caractère irascible, de ses exigences outrancières et, plus prosaïquement, du simple temps qui passe. Et c’est là où le livre me dérange le plus, finalement. En le refermant, j’avais la même impression qu’après avoir visionné La Chute d’Oliver Hirschbiegel : à escamoter le crime et à décrire « objectivement » la vie des protagonistes, on en viendrait presque à excuser l’homme derrière le monstre.

Or rien n’est plus dangereux. Si Guez termine son roman par un rappel que le mal rôde toujours et que les conditions peuvent transformer n’importe quel homme en monstre, il me semble que ce constat est un peu court. Le contexte et les conditions font également naître les héros. La résistance. Le courage plutôt que la facilité. Si j’admets volontiers que Mengele était certainement un produit de son temps (ce qui est une explication et non une excuse), il devait avoir aussi certaines prédispositions pour faire ce qu’il a fait. Je ne parle évidemment pas d’eugénisme, ici, mais bien de choix personnels. On ne dédouanera jamais à mes yeux un homme qui a perdu à ce point ce qui fait justement de nous des humains. Mengele était un moins que rien. Un sadique, un fou, un monstre. Et il ne méritait pas la douce vie que l’Amérique du Sud a su lui offrir. Se plaindre, comme il le fit pendant les quarante dernières années de sa vie est juste une ignominie. Sa place était devant la justice, pour expéditive qu’elle fut face à l’inhumain.

Et, malheureusement, le livre d’Olivier Guez ne rends pas, à mes yeux, suffisamment justice à cette lecture des évènements. C’est en cela que le parallèle avec La Chute me frappe : ce sont deux œuvres importantes, intéressantes, qui offre un regard inédit et instructif sur des épisodes que le temps qui passe a tendance à rendre plus mythique qu’historique. Mais sans mise en garde particulière, sans contextualisation et rappel d’autres faits objectifs (les morts, les tortures, l’inhumanité devenue ordinaire), il peut manquer des clés de lecture essentielles aux lecteurs occasionnels. Nul doute que le jury du Renaudot de 2017 était familier avec la Shoah et ses protagonistes. Mais dans dix ans, dans vingt ans, le lecteur d’alors sera-t-il capable de faire la part entre l’histoire et le mythe ? N’y verra-t-il pas, comme Mengele n’arrête pas de l’exprimer dans ce livre, un acharnement excessif contre « un exécutant » ? Bien que ses crimes les plus odieux sont finalement cités dans le livre (plutôt vers la fin), il me semble qu’un intro de deux trois pages qui « chiffre » froidement, là aussi, l’ampleur de la folie et de la monstruosité du protagoniste principal du livre aidera à mettre en garde le lecteur : oui, Mengele était un homme. Non, il n’était plus tout à fait humain.

Et si vous pensez que je prends trop de précautions et que je vois un problème qui n’existe pas, que je suis finalement parano ou peu confiant dans l’intelligence du lecteur, je ne peux que vous répondre une chose : la bête rôde toujours. Et elle semble reprendre des couleurs, quand on voit le triste état de la démocratie en Europe et le repli que cela provoque sur le pouvoir électoral des puants d’extrême droite en tout genre. L’histoire se répète et la mémoire est courte. En résumé : un livre polémique, intéressant, souvent très bien écrit, qui « normalise » un psychopathe que l’on a bien voulu faire passer pour un « super-méchant« . Mais aussi un livre à expliquer et à cadrer, si l’on veut éviter l’effet inverse que celui du propos de son auteur.

Les Tours de Samarante

De Norbert Merjagnan, 2008.

Pris un peu au hasard dans ma kilométrique PAL (car j’avais envie de SF, d’un coup), j’avoue être agréablement surpris par ce premier roman du discret Norbert Merjagnan. Ce premier tome d’un diptyque (le second se nomme Treis, Altitude Zéro) est un condensé d’hard-boiled SF très anglo-saxonne. Difficilement résumable, l’intrigue nous embarque dans le destin croisé de trois personnages principaux aussi différents qu’intéressants : Oshagan, un combattant ascétique qui revient dans sa ville d’origine, Samarante, pour y assouvir une vengeance comme le monstre qui a tué sa famille; Cinabre, une clone/humain améliorée, construite pour être extra-lucide/extra-sensorielle, qui s’embarque dans une course-poursuite mortelle dont elle ignore les raisons; et Triple A, un jeune des quartiers pauvres de Samarante qui veut montrer au monde qu’il existe.

Le tout dans une société futuriste où la vie s’est regroupée dans quelques mégapoles, véritables Cité-États futuristes régies par une société de castes très marquée où différentes corporations dirigent la vie des gens. Entre ces mégapoles, c’est le désert sauvage, peuplé de bêtes monstrueuses et d’irréductibles tribus de nomades fiers de leur indépendance et de leurs choix de vie.

Du très classique ? Sans doute, oui. Comme souvent, dans une première œuvre, on voit dans le bouquin de Merjagnan toutes les influences qu’il y a mis. Dans le désordre, je vois du Gunnm (les Tours du titre font méchamment pensé à Zalem, comme l’histoire de Triple A, au début, fait penser à celle de Yugo dans les premiers volumes de Gunnm. Le fait que [SPOILER] il perde son corps et soit réincarné temporairement dans une « borne de contrôle » comme celles de Gunnm aide aussi au parallèle ! [/SPOILER]), du Dune (les déserts à l’extérieur des villes, la tribu qui attend son messie), du K. Dick (quelques petits problèmes de personnalité et/de réalité à la clé), de cyber-punk (les corpo, tout ça) et même, plus étonnant, des Cités obscures (après tout, Samarante ressemble sémantiquement fort à Samaris et Urbicandre, deux des cités obscures imaginées par Schuiten et Peeters).

Mais bizarrement, là où ce trop-plein de références et d’hommages peut parfois être indigeste (Structura Maxima d’Olivier Paquet était très sympa, mais un poil trop copié/collé sur Dark City pour être vraiment intéressant), le syncrétisme des sources qu’opère Merjagnan rends l’ensemble franchement honorable. Cela tiendrait-il alors à sa plume particulière ? Car le garçon a certainement une certaine faconde pour rédiger de belles pages. Pourtant, cela ne doit pas être ça car le texte est malheureusement inégal : en effet, l’auteur s’amuse à multiplier les styles en fonction des points de vue développés (à la manière d’un Damasio sur la Horde de Contrevent) et le fait avec un certain brio. Pourtant, certaines options prises rendent parfois le texte assez confus et quelques fois même un peu brouillon. L’idée de construire un univers propre est évidemment un plus, mais Merjagnan a le défaut classique d’un auteur neuf : il veut en mettre trop. Du coup, même si son monde a l’air intéressant, il donne trop de nouveaux concepts, trop de nouveaux mots couvrants pourtant des réalités classiques de SF en un nombre réduit de pages. Du coup, le lexique de fin est le bienvenu. Et c’est généralement mauvais signe : s’il faut aller piocher dans le lexique car on a oublié la définition d’un terme inventé entre deux occurrences, c’est que le concept n’est pas super bien présenté.

Mais passé ces scories de premier roman, on découvre certainement un certain souffle dans Les Tours de Samarante. Il parvient, surtout pour ces trois personnages principaux, à éveiller l’intérêt du lecteur. Du coup, malgré quelques difficultés de compréhension/de construction, on ne peut s’empêcher de tourner les pages pour découvrir le fin mot de l’histoire, le pourquoi du comment de tout ceci. Merjagnan maîtrise donc déjà bien la construction d’un schéma narratif ; il lui faut juste travailler davantage la forme, quitte à ajouter une centaine de pages à son roman pour y installer plus durablement ses concepts, ses rebondissements et son world-building.

Le pari est finalement tenu : j’ai bien envie de me lancer dans le second tome du diptyque après le dénouement partiel du premier tome. Et hâte de voir si l’auteur aura l’intelligence de reprendre certains fils abordés dans ce premier opus et, bizarrement, abandonnés en cours de route. J’ai bon espoir.

Songe d’une nuit d’octobre

De Roger Zelazny, 1993.

L’auteur du Cycle des Princes d’ambre fut un auteur relativement discret de son vivant, bien qu’il fut prolifique et remporta les grands prix de la littérature de genre à de multiples reprises (6 Hugo, 3 Nebula, excusez du peu). Il connut même l’honneur d’être ex-æquo en 66 lorsqu’il gagna le Hugo pour Toi l’immortel avec un certain… Frank Herbert, qui se voyait remettre le prix cette année-là pour rien de moins que Dune. Et pourtant, comme je le disais, Zelazny est assez discret. Il n’apparait que rarement dans les classements des grands auteurs de SF et seuls les aficionados d’Ambre le porte effectivement aux nues. Peut-être est-ce dû à une trop courte vie (il est mort à seulement 58 ans, en 1995, après avoir beaucoup ralenti sa production littéraire les dernières années de sa vie) ? Ou à une œuvre qui se démarque sans doute trop des ornières de la SF classique ? Quoi qu’il en soit, si vous êtes passé à côté de Zelazny jusqu’à présent, c’est certainement un auteur à (re-)découvrir et à pratiquer assidument pour s’approprier la richesse de ses textes et l’impact de ses obsessions.

Et pourquoi ne pas débuter par la récente réédition de Songe d’une nuit d’octobre chez ActuSF, à travers la collection poche Hélios ? Derrière ce titre ostensiblement inspiré de Shakespeare (jeu de mots que l’on ne retrouve d’ailleurs pas dans le titre original : A Night in the Lonesome October) se cache un texte seulement à moitié sérieux de l’auteur américain. Sous la forme d’un hommage au mythos lovecraftien, Zelazny s’amuse à mettre en scène une série d’icône de la littérature fantastique dans un chassé-croisé souvent très théâtral. Et excusez du peu : on y croise Dracula, Jack l’éventreur, le Dr. Frankenstein et sa créature, Raspoutine, un loup-garou, une sorcière, un moine fou et, bien sûr, Sherlock Holmes. Entre autres.

Tout ce beau monde se retrouve dans un endroit précis pour jouer une pièce connue de tous ses protagonistes : ils sont les joueurs (littéralement, c’est l’une des obsessions littéraires de Zelazny) qui s’affrontent entre le camp des ouvreurs et des fermeurs. Les ouvreurs ont pour vocation de réussir un rituel qui invoquera un (ou plusieurs ? ce n’est pas forcément très clair) grand ancien sur Terre pour bousculer fondamentalement l’ordre établi. Les fermeurs, eux, tentent de les en empêcher. Et les règles du jeu sont clairs : chaque joueur devra d’abord identifier ses alliés et ses ennemis, conclure d’éventuelles alliances, trouver le lieu de l’évocation et se préparer au mieux pour y jouer son rôle, à l’aider de divers instruments, outils et facilitateurs aux propriétés magiques (des masques, bagues, baguettes et autres).

En soi, le programme est déjà alléchant comme ça. Mais c’est là que Zelazny s’amuse à jouer (lui-aussi) avec les attentes de son lecteur. Car le récit sera raconté non du point de vue de l’un des joueurs, mais du point de vue de leurs familiers. Oui, de leurs familiers. Ainsi, le narrateur principal du livre n’est autre que… le chien de Jack l’éventreur ! Et nous lirons donc essentiellement les dialogues que ce dernier pourra avoir avec les autres familiers (un chat pour la sorcière, une chauve-souris pour Dracula, etc.) Car ce sont les familiers qui sont en première ligne pour s’échanger des infos, espionner les autres joueurs, conclure des pactes, etc. Parfois différents de ceux de leurs maîtres respectifs, d’ailleurs.

Se plonger dans Songe d’une nuit d’octobre revient donc à se plonger dans le récit d’une grande partie d’échec. Les chapitres se succèdent comme un calendrier inversé, débutant le 1er octobre alors que l’on sait que la nuit de l’invocation est, bien sûr, fixée à Halloween. Et le rythme ira crescendo jusqu’au dénouement final, annoncé dès les premières pages mais qui réserve, comme de juste, son lot de surprises et de retournements de situation.

Zelazny s’amuse donc des codes de la littérature fantastique. Il convoque dans ce bouquin tous les archétypes du fantastique élisabéthain, il y ajoute un hommage appuyé à Lovecraft et, par la magie de l’écriture, il en fait un roman de fantasy animalière ! Ce qui peut paraitre être une bouffonnerie humoristique se paie pourtant le luxe d’être un récit qui fonctionne, alternant les passages drôles, les références multiples avec un véritable fil narratif. Ce n’est évidemment pas du tout venant, dans la fantasy, mais c’est autant marrant que prenant. L’intro de l’édition, signée par un fan de Zelazny, vaut également la peine d’être lue pour la richesse de son contenu et l’amour manifeste que son auteur a pour le regretté Roger. En résumé : du tout bon en poche à prix raisonnable ; jetez-vous dessus pour tenter quelque chose qui sort des sentiers battus !

Vagabond

De Takehiko Inoue, 1998 – en cours

Bien que cela ne soit pas encore apparu clairement dans ces pages, j’étais et je reste encore un grand amateur de mangas. Plus, probablement, que d’animes. La raison en est toute simple : là où l’adaptation de saga romanesque en films ou séries télés a souvent comme corolaire la perte de nombreux détails qui font le charme du matériau d’origine, l’adaptation de mangas en animes a souvent l’effet inverse : une extrême dilution. Et les nombreux épisodes « filler » que les studios développent en attendant la poursuite des aventures papier sont très souvent d’une qualité nettement moindre (à quelques rares exceptions près, comme la saga d’Asgard dans Saint Seiya).

Mais cessons de tergiverser et revenons à l’œuvre qui nous occupe aujourd’hui. Monument du manga moderne après avoir signé Slam Dunk (seulement troisième manga vendu à plus de 100 millions d’exemplaires à l’époque), Takehiko Inoue a surpris tout le monde, voilà plus de 20 ans, lorsqu’il s’est lancé dans l’adaptation libre du classique d’Eiji Yoshikawa, Musashi (dont une partie seulement a été traduite en français en deux tomes, sous les noms de La Pierre et le Sabre et La Parfaite Lumière). Exit les shônens consacrés au sport, exit le Jump, voilà qu’Inoue souhaitait se lancer dans une expérience nouvelle. Vagabond, tout comme le Musashi de Yoshikawa, nous conte l’histoire, que dis-je, la légende de Miyamoto Musashi, le plus grand bretteur ayant foulé l’archipel nippon.

Et je dis bien la légende, puisque Vagabond tire sa source dans une autre œuvre de fiction et non dans la vie réelle de Miyamoto Musashi, personnage historique, maître d’arme ayant rédigé notamment le Traité des Cinq Roues, mais également artiste de renom, ayant laissé de nombreuses estampes, sculptures et poèmes. Bien sûr, le dit Musashi fait également cela dans le roman de Yoshikawa, et dans le manga d’Inoue. Mais en prenant des libertés avec l’histoire réelle pour en faire un véritable héros de conte, la figure même du rônin accaparé uniquement par la voie du sabre.

Ce qui fait de Vagabond le shônen 2.0. Comprenons-nous bien : Vagabond penche plus du côté des seinens que des shônens. Le ton, les dessins, les réflexions qui le nourrissent en font bien davantage une œuvre adulte qu’une œuvre à destination des plus jeunes. Cependant Inoue est également le génial mangakâ de Slam Dunk, effectivement l’un des plus haletant et des plus beaux shônens de sport jamais sortis (avec, sans doute, Hikaru no Go). L’homme a tout de même réussi, dans le dernier volume de sa série consacré au basket-ball, à faire plus d’une cinquantaine de pages sans le moindre dialogue, sur les quelques dernières secondes d’un match de qualification de l’équipe des protagonistes principaux de Slam Dunk. Moi qui ne suis pas spécialement fanatique de basket, je dois admettre que la tension nerveuse dans ces quelques pages relève d’une véritable maestria au niveau du découpage, de la construction narrative visuelle et de la tension scénaristique (alors même que tout le monde sait comment ça va finir).

Et Inoue d’appliquer ces recettes à l’histoire de Musashi. On rencontre dans les premiers tomes un Musashi (qui s’appelle encore Takezo, à ce stade de sa vie) à peine sorti de l’adolescence, dans les ruines de la très fameuse bataille de Sekigahara. Il s’y est battu. Pas par conviction pour l’une des parties, non, simplement pour se tester et se faire un nom en tant que guerrier. Et à partir de là, Takezo/Musashi n’aura de cesse de poursuivre dans la voie du sabre. Comme dans n’importe quel shônen, il passera d’un ennemi à l’autre, toujours plus fort, toujours plus adroit, toujours plus proche de la perfection. Il affrontera successivement plusieurs écoles martiales pour en sortir l’essence même qui le rendre, lui aussi, toujours plus fort. Jusqu’à devenir le monstre qu’il ambitionnait de devenir : la plus fine lame du Japon. Et c’est à ce moment-là que se pose réellement la question de l’inanité de cette quête, du sens de sa vie, du poids des très nombreux morts qui sillonnent son passage.

Inoue quittera alors progressivement le schéma narratif des shônens pour retomber dans le gekida, ce genre de manga réaliste et sombre tellement à la mode dans les années 70. Cette transition arrive réellement quand Musashi se met à tuer ses adversaires plutôt qu’à les laisser vivre. La perfection de sa lame ne laisse que peu de chance à ces adversaires et l’issue des combats ne fait, bien sûr, aucun doute. Seul Musashi doute. Pas de son habilité, mais du sens qu’il convient de lui donner. Inoue, qui était déjà un très bon dessinateur à la base (Slam Dunk est aussi célébré pour la finesse de ses dessins et le réalisme de ses expressions) se mue petit à petit en véritable artiste. Il abandonne, comme par hasard, ses feutres au profit de pinceaux, plus expressionnistes et en même temps plus précis, lorsqu’il verse davantage dans le gekida. Cela donne nombre de dessins purement et simplement magnifiques. Avec cette énorme injustice qu’il s’agit d’un manga d’action, pour finir, et que le lecteur ne s’attarde donc pas sur ces planches pour effectivement suivre le récit. Les 37 volumes actuels du manga se lisent donc à une vitesse folle, inversement proportionnelle à l’impact qu’il laisse dans nos esprits.

Au fil des volumes, Inoue se permet par ailleurs de prendre des voies parallèles, plongeant dans le passé de ses protagonistes, se concentrant ci et là sur les amis de Takezo/Musashi (Matahachi, son copain d’enfance ou encore Otsu, la fille qu’il aime) et ouvrant une large parenthèse de plusieurs tomes sur la vie de Kojiro Sasaki, le bretteur sourd et muet qui sera le plus formidable adversaire de Musashi. La beauté à couper le souffle du trait d’Inoue, à partir des volumes 15/16 transcendent réellement le matériau d’origine pour en faire une œuvre à mi-chemin entre le manga et l’ukiyo-e, sans son côté statique. Dans son découpage narratif même, Inoue ose des techniques que je n’ai que très rarement vus dans les mangas. Là où le récit est plus que majoritairement linéaire, Inoue ouvre certains combats attendus de longue date par leur conclusion (à l’instar du combat avec Seijuro Yoshioka) avant de passer plusieurs tomes à nous en expliquer les prémisses.

Et c’est également un récit guerrier qui n’hésite pas à prendre son temps pour nous montrer son protagoniste principal, au faîte de sa gloire, prendre du recul et décider de travailler la terre avec une communauté rurale pauvre pour tenter de définir ce qu’est la véritable force. Là aussi, pendant plusieurs tomes (et non simplement plusieurs chapitres). Ce qui en fait également une chronique d’un monde en transition. Même si les parcours individuels ont nettement plus d’importance que le background historique dans cette réinterprétation d’Inoue, on devine en filigrane dans Vagabond un Japon qui en fini doucement mais surement avec ses samouraïs et ses batailles incessantes. Bientôt les armes à feu prendront la place des sabres et ceux-ci seront relégués à un rôle traditionnel d’apparat, estimé et pratiqué par des esthètes avec un certain sens de l’étiquette, mais sans importance réelle dans les conflits martiaux à venir.

Musashi est donc sans doute le dernier grand samouraï, alors qu’il ne le fut jamais réellement (bien qu’il ait travaillé, dans la seconde partie de sa vie, pour des seigneurs terriens et se soit donc progressivement écarté de la voie du rônin) du Japon médiéval tel que nous l’imaginons aisément à la lecture de la production culturelle nippone. Inoue réussi donc l’exploit de nouer le shônen et le gekida dans une œuvre coup de poing qui, bien que nettement moins populaire que Slam Dunk (« seulement » 20 millions d’exemplaires des 37 tomes actuellement disponibles de Vagabond se sont écoulés au Japon, soit 5 fois moins que son aîné dédié au ballon orange) et démontre à la terre entière qu’il est un artiste accompli et un très bon auteur de BD.

… malheureusement, comme tous les artistes, Inoue est également fragile. Les dernières planches de Vagabond furent publiées au Japon en 2015, soit voilà 4 ans, laissant ainsi l’histoire inachevée à la veille du combat mythique entre Musashi et Kojiro, son seul réel rival. Il n’a plus livré de planche non plus pour son autre série, REAL, consacrée au basket en chaise-roulante. L’homme était sans doute à bout, produisant sans discontinuer des planches toutes les semaines de ses 21 ans à ses 48 ans. Mangé par ses œuvres, à l’instar d’Akira Toriyama, Katsuhiro Otomo ou encore Eichiro Oda (va-t-il s’arrêter un jour ?), Inoue a craqué pour une raison que l’on ignore et laisse une œuvre majeure inachevée. Si sa production récente (de nouvelles couvertures pour une réédition de luxe de Slam Dunk) et des annonces de reprises de la prépublication de REAL redonnent de l’espoir aux fans, rien ne garantir que l’histoire de Musahi Miyamoto arrive à son terme sous la plume de Takehiko Inoue. Mais qu’importe, pour finir. Même inachevé, Vagabond reste l’un des meilleurs mangas publiés ces 20 dernières années, par sa beauté comme par sa trame. Et arrêter à la veille de son combat contre Kojiro, alors que l’on sait (si l’on connait l’histoire de Musashi) qu’il s’agira du pic de sa vie de bretteur et qu’à partir de là, il ne fera que s’isoler davantage, on se surprend à penser qu’il vaut peut-être mieux le laisser en l’état. Une fin ouverte, avec un Takezo/Musashi redevenu humain, humble et fort à la fois, plus calme et plus dangereux que jamais. Un véritable bijou à ajouter à votre bibliothèque, si d’aventure vous êtes sensible aux grandes fresques historiques, au Japon, à la beauté du trait ou, tant qu’à faire, aux trois cumulés.

Zothique

De Clark Ashton Smith, 1932-1953.

Aux côtés de H.P. Lovecraft et Robert E. Howard naviguait un troisième auteur formidable dans les colonnes de Weird Tales, pendant l’âge d’or du Pulp de fantasy et d’aventure américain. Ce troisième homme, c’est le très discret Clark Ashton Smith. Si ses très nombreuses nouvelles furent appréciées par les lecteurs de l’époque, il faudra attendre l’après-guerre pour qu’August Derleth, la cheville ouvrière d’Arkham House (maison d’édition créée essentiellement pour faire redécouvrir l’œuvre de Lovecraft à un public plus large), ait la bonne idée de publier ces nouvelles en recueil. L’éditeur francophone NéO lui emboitant le pas dans les années 80, le public de nos contrées pu à son tour le découvrir. Toujours de manière assez confidentielle, cependant.

On ne peut donc qu’applaudir les éditions Mnémos d’avoir lancer voilà quelques années déjà un appel à financement participatif via Ulule pour publier dans une nouvelle traduction complète et révisée l’ensemble des textes de fantasy de Smith. Et de ressortir ces ouvrages précieux en poche dans sa collection Hélios pour toucher un public encore plus large.

Car Smith en vaut la peine. Contrairement à l’adage, il n’est guère le nain qui se hisse sur les épaules des géants : il fait jeu égal avec les pères spirituels de Cthulhu et Conan. J’irai même jusqu’à dire, mais c’est peut-être là un effet bienfaisant de l’érudite nouvelle traduction de Julien Bétan, qu’il est même plus agréable à lire que ses deux compères. Autodidacte, Smith est artiste complet. Poète émérite, il fut également peintre et sculpteur en plus de ses activités de nouvelliste. Cette démarche artistique totale se ressent à la lecture de ses nouvelles : le phrasé, d’une richesse précieuse, évoque des mondes fantastiques avec des images et des ressentis d’une poésie rare et évocatrice.

Et ceci au service de nouvelles dans la plus pure tradition pulp : les mondes évoqués regorgent de nécromants à défaire, de lamies à contrecarrer, de vampires à occire et de belles femmes à délivrer. Derrière ces résumés forcément réducteurs se cachent de vraies perles de récits d’aventure sombres et horrifiques. Le parallèle avec Lovecraft est évident : les personnages principaux des nouvelles de Smith luttent contre des phénomènes surnaturels qui les dépassent, contre des forces impies qui les plongent aux frontières de la folie (mais ils n’y succombent pas, contrairement aux protagonistes principaux du reclus de Providence). Et le lien avec Howard est également marqué : ses héros n’en sont pas forcément. Mercenaires, soldats à la dérive, maris en quête de vengeance, les héros de Smith auraient plutôt leur place dans la dark fantasy (sous-genre de la fantasy qui n’existait bien entendu pas à l’époque, dont les fers de lance actuels sont par exemple Joe Abercrombie, Mark Lawrence ou Scott Lynch) et non dans la high fantasy (Tolkien et ses nombreux imitateurs).

Mnémos a eu la bonne idée, par ailleurs, de rassembler les textes de Smith en trois tomes en fonction des univers qu’ils mettent en scène. Ce premier tome est consacré entièrement au continent de Zothique, une sorte de Proche-Orient sombre, un Iran démoniaque, proche en bien des aspects de la Cimmérie du Roi Conan. Les nombreuses nouvelles qui constituent ce premier recueil (qu’il serait fastidieux de développer individuellement dans ces colonnes) alternent entre l’horreur, la dark fantasy et la grim-dark fantasy. Vous allez penser que j’exagère, mais je vous mets au défi de compter le nombre de nouvelle se concluant sur une happy end. Vous verrez que ça ne pèse pas bien lourd. Les optimistes devraient donc se tenir éloignés du bouquin.

Quant aux autres, je ne peux que leur conseiller de découvrir ce petit bijou. Bien sûr, genre oblige, les mécaniques des récits sont assez archétypales. Les revues pulp étaient après tout éditées pour faire du sensationnel avec du easy-reading (comme il existe le easy-listening). Clark Ashton Smith dépasse cependant les clichés et parvient à insuffler dans ces récits somme toute classiques une poésie évocatrice particulièrement marquante et une vision désespérée et noire de l’humanité. Les anti-héros (nécromants en tête, Smith semble avoir un faible pour eux) se succèdent dans des nouvelles qui font la part belle au mysticisme, aux meurtres, aux dieux perdus et impies. C’est du très très bon pulp. Et c’est un amateur, je l’espère éclairé, du genre qui vous l’affirme. La suite, Averoigne, est tout en haut de ma PAL.