Perelandra

La trilogie cosmique, tome II

De C.S. Lewis, 1943.

Quelques jours après Au-delà de la planète silencieuse, j’ai donc terminé le second tome de la trilogie cosmique de C.S. Lewis, comme promis. J’avais conclu mon précédent avis en espérant que ce second tome gagnerait en puissance pour devenir ce qu’il est effectivement sensé être, un space-opéra classique. J’avais espéré, entre autres, que Lewis allait laisser tomber ses descriptions ampoulées et longuettes et, surtout, qu’il deviendrait plus subtil dans son allégorie chrétienne, comme il fut capable de le faire quelques années plus tard avec le Monde de Narnia. Mais… force est de constater que non.

Perelandra reprend l’histoire du premier volet quelques temps après la conclusion de celui-ci. Ransom, notre philologue de personnage principal, est contacté par l’Eldila (la divinité locale ? l’archange ? mère-nature ?) de Mars pour se rendre sur Perelandra, Vénus, afin d’assister les grands desseins de Maleldil (Dieu) et combattre, sur place, une attaque non-déterminée par l’Eldila déchu de la planète Terre (Satan, donc). S’en suivent 100 pages de descriptions souvent répétitives de la planète Vénus avant que ne débute réellement l’objet de ce livre : contrer les tentatives de corruptions de Satan envers l’Eve locale et, ainsi, éviter la Chute telle qu’elle nous est contée dans le premier livre de la Bible, la Genèse.

Voilà, en résumé, pour l’histoire. Et Lewis de tirer la ficelle pour tout de même tenir 350 pages avec ce scénar maigre comme un timbre-poste. C’est d’ailleurs, à mes yeux, l’un des principaux défauts du livre : ses multiples longueurs. La Genèse a l’avantage d’être courte (sérieusement, si vous prenez une Bible en main, vous serez surpris d’y voir que l’histoire de la Création, d’Adam et Eve et de la Chute du Paradis terrestre tiens sur une petite dizaine de pages) là où Perelandra se perd dans des méandres divers et variés.

Lewis, donc, en lieu et place d’être plus subtil, charge la barque côté prosélytisme. Et si les arguments qu’il développe ne sont pas inintéressants, ils auraient à mes yeux plus de place dans essai à portée religieuse que dans une fiction. Comprenez-moi bien : je n’ai rien contre la SF à portée philosophique, loin de là. La SF est même au contraire un formidable véhicule pour poser des questions importantes ou mettre en garde contre des dérives sociétales ou religieuse à travers une satire intelligente (la trilogie Les Royaumes du Nord de Philip Pullman est par exemple une passionnante charge contre les dérives du christianisme, en l’occurrence). Je n’ai, par ailleurs, rien contre le fait de lire des textes d’abstraction sur des thématiques philosophiques ou religieuses, de temps à autre. J’ai simplement du mal avec l’intrication de l’un dans l’autre.

Lewis n’est pas un manche : les dialogues entre le Malin, Eve et Ransom sont très bien menés et certaines questions traitées sont réellement des questions centrales dans le dogme chrétien. Simplement, l’artifice d’aller situer ces dialogues sur une Vénus très sci-fi des années 50 n’en fait pas un roman de SF. Perelandra est donc une curiosité à réserver aux esthètes de la SF, probablement encore davantage qu’Au-delà de la planète silencieuse qui, bien que lui-même peu entraînant, avait au moins le mérite de raconter une histoire. Du coup, le troisième tome (Cette hideuse puissance) de la trilogie, réputé le moins bon et le plus verbeux (!), descend assez loin dans ma PAL. Je le garde quand même, puisque je suis jusqu’au-boutiste, mais je vais d’abord tenter de me faire plaisir avec quelques autres titres avant de me lancer là-dedans.

Druide

D’Olivier Peru, 2010.

Cela fait déjà quelques semaines que je procrastine cet avis. Mon problème est de trouver un angle d’attaque original, pour illustrer ce titre maintes fois critiqué sur la blogosphère SFFF. Et j’avoue, pour une fois, devoir donner ma langue au chat. Je ne vois pas comment être original par rapport à ce premier roman d’Olivier Peru, auteur de scénars BD chez Soleil et de séries jeunesse. De fait, je n’ai pas grand chose à dire sur Druide. Le livre est plaisant, il se lit facilement, la construction du récit qui débute comme une course contre la montre pour mener à bien une enquête façon policier donne envie de découvrir la suite.

Même le monde de Druide, où la caste en question (i.e. les druides, pour les deux distraits du fond à gauche) est considéré comme la caste des sages qui peuvent démêler les sombres histoires d’intérêts entre nations belligérantes, est un monde sympathique. On y suit les aventures d’Obrigan, maitre druide accompagné de ses deux apprentis, qui est chargé d’élucider un massacre dans une forteresse militaire qui pourrait servir d’excuse à un conflit armé entre les deux grandes nations du Nord d’un continent imaginaire. Et, bien sûr, les apparences sont trompeuses et le massacre semble bien vite avoir été perpétré par des êtres surnaturels animés de sombres desseins.

Voilà-voilà. Ceci est très plaisant. Mais ça ronronne pas mal, niveau prise de risque. Du coup, pour peu qu’on ne soit pas néophyte en fantasy (et… ce n’est pas mon cas), on est en terrain tellement balisé qu’on s’ennuie un peu. Comprenez-moi bien : il est reposant, parfois, de prendre un bouquin, façon lecture de plage, et de se laisser bercer par des personnages relativement standards vivant des aventures relativement classiques. C’est bien pour recharger les batteries et s’attaquer à une lecture plus exigeante par après. Le problème, c’est quand on essaie de la commenter, à postériori. On ne trouve pas grand chose à dire.

Pour être peut-être un peu plus constructif, je peux tout de même ajouter les éléments suivants : Druide, malgré son succès, souffre de quelques traits typiques des premiers romans. Peru, qui s’attaque avec ce roman pour la première fois au format long, s’est un peu laisser embarquer dans son histoire. Du coup, il a soit voulu trop en mettre, soit n’en a pas mis assez. On sent que, comme tout bon auteur de fantasy qui se respecte, il avait des idées pour une trilogie. Le problème, c’est qu’il a tout mis dans un tome. Du coup, les personnages sont très unidimensionnels, certains aspects du world/lore-building sont à peine esquissés (genre… la magie des druides, par exemple) et les rebondissements, pour s’insérer dans le récit, sont finalement assez prévisibles. Bref, Druide, malgré son rythme paradoxalement assez lent sur les 200 premières pages, tient davantage d’un brouillon que d’une idée réellement maîtrisée, ce qui donne cet aspect très « rushé » à la conclusion ou aux passages moins orientés action qui auraient du nous faire découvrir et aimer ses protagonistes.

Laissons cependant à Peru le bénéfice du doute. Maintenant qu’il s’est fait ses premières armes et qu’il a entamé une nouvelle trilogie de fantasy (bien sûr !) avec Martyr, peut-être se rappellera-t-on de Druide dans quelques années avec nostalgie comme d’un roman de jeunesse qui lui aura servi à construire son style et sa maîtrise du format long. Et, sinon, Druide restera une lecture plaisante, très sage, rapidement lue et rapidement oubliée. On a connu pire.

Sapiens: A Brief History of Humankind

De Yuval Noah Harari, 2014.

Très grand succès de librairie, l’israélien Yuval Noah Harari signait il y a quelques années déjà Sapiens, un formidable essai sur l’histoire de l’humanité. Historien militaire de formation, c’est à l’occasion de la reprise d’un cours dont aucun de ses collègues universitaires ne voulait se charger qu’il a commencé à traiter l’humanité de manière globale et non plus avec le filtre particulier d’une époque ou d’une matière historique spécifique. Car c’est l’ambition du bouquin : traiter l’Homme pour ce qu’il est, ni plus, ni moins, en tant qu’espèce, voire même de race au sein d’une espèce plus large, dans un perspective pan-historique.

L’Homme y trouve donc sa toute petite place au regard du temps géologique, ou dans la perspective plus réduite de l’homme comme race au sein de la famille des hominidés. Le Neandertal a, par exemple, une histoire beaucoup plus longue sur notre petite planète bleue que l’homo sapiens que vous et moi sommes. C’est le véritable succès de Sapiens, d’ailleurs : il réussit à nous raconter l’histoire de l’homo sapiens de manière claire et didactique, de ses premiers pas à ce qu’il est devenu quelques milliers d’années plus tard, à l’heure où la prochaine génération pousse le pied dans la porte (l’humain amélioré, le trans-humain, l’intelligence artificielle, etc.) en gardant une logique d’échelle. Nous ne sommes qu’un accident de l’histoire, ni plus ni moins.

Harari rejoint avec ce titre la caste relativement élitiste des grands vulgarisateurs scientifiques. Sapiens est avant tout extrêmement agréable à lire, pour un bouquin à vocation éducative : Harari a clairement le sens de la formule et émaille son récit (car il s’agit bien d’un récit) de pleins d’anecdotes truculentes, que j’ai bien sûr déjà oubliées… 🙂 Construit en quatre temps, de la révolution cognitive à la révolution scientifique (en passant par la révolution agricole et la mondialisation – dans le sens de l’unification du genre humain), Sapiens est effectivement un roman dont le personnage principal et presque unique n’est autre que nous, l’Homme. Illustré de manière fort adéquate, le livre se lit en quelques heures malgré ces 400 et quelques pages.

Alors, bien sûr, les esprits chagrins diront que le bouquin frise parfois avec une certaine légèreté scientifique (peu ou pas de référence pour nombre de passages) et obéit, il est vrai, à une certaine forme de sensationnalisme, marquée par les croyances propres de l’auteur (végétalien homo pratiquant la méditation dans un kibboutz… Hipster alert ?!). Tout ça est juste. Présenter par exemple la loi du marché comme une croyance, à l’instar de n’importe quelle religion ou, plus fondamentalement, n’importe quelle construction sociale, n’est bien entendu pas faux en soi, puisque son argumentaire se tient. Mais il est évident que cela colore son propos d’une certaine manière et que cela engendre, forcément, le débat.

Et c’est précisément la force du livre : c’est un essai à portée scientifique, un essai vulgarisateur, didactique, construit comme un récit. Harari n’a jamais prétendu l’inverse. Il recycle dans son livre (à moins que ce ne soit l’inverse) nombre des « trucs et astuces » qu’il a développé pour ses interventions TED. Et c’est justement ces ficelles littéraires qui rendent digeste son propos, en partant du principe que le lecteur lambda a suffisamment d’intelligence pour identifier les partis-pris de son auteur. Ceci-dit, reste donc une formidable fresque qui se lit avec plaisir, qui donne au lecteur le sentiment d’être plus malin après qu’avant. Pas étonnant que ce soit un succès !

PS: j’ai lu et commente ici la version paperback internationale de chez Bloomsbury – donc la traduction anglaise. Achetée dans un aéroport, elle a le double avantage d’être beaucoup plus pratique à lire que la VF publiée chez Albin Michel (en très/trop grand format) et, surtout, d’être beaucoup plus économique. L’anglais est très abordable, même pour ceux qui n’ont pas l’habitude de lire la langue de Shakespeare. Il me reste maintenant à me plonger dans Homo Deus, la suite, si l’on peut l’appeler comme ça, de Sapiens, rédigée quelques années plus tard et éditée en poche UK fin de l’année passée.

Sur la route de Madison

De Clint Eastwood, 1995.

Clint Eastwood est l’un de ses rares artistes a avoir eu de multiples carrières, très différentes l’une de l’autre. Sans aborder la musique ou la peinture et en se limitant donc uniquement au septième art, on peut voir deux grandes périodes : Eastwood acteur, l’homme dur et viril des westerns spaghetti et de l’Inspecteur Harry et Eastwood réalisateur, l’artiste délicat qui nous livra Million Dollars Baby, Mystic River ou Impitoyable. Et quelque part entre les deux, Eastwood réalisera aussi Dans la ligne de mire ou Grand Torino. Mais Sur la route de Madison, qui nous occupe ici, est très clairement dans la seconde veine.

L’histoire est très simple : Francesca Johnson (Meryl Streep) est une mère au foyer dans la campagne américaine qui mène une vie heureuse, mais routinière. Alors que son mari part avec les enfants à un marché/concours bovin dans l’état voisin, elle rencontre par hasard le photographe Robert Kincaid (Eastwood), en reportage dans la région. S’en suivra une relation passionnelle pendant ce long week-end qui marquera leur vie à jamais.

Ce qui n’aurait pu être qu’un mélo lambda est magnifié en une ode à la passion amoureuse essentiellement par le jeu de son duo d’acteurs principaux. Sublimé par une réalisation extrêmement classique et sobre (une marque de fabrique que l’on retrouvera dans toute l’œuvre d’Eastwood réalisateur), la tension sensuelle, sexuelle et sentimentale qui lie les protagonistes l’un à l’autre est jouée dans la retenue par ses deux vétérans du grand écran. Avare de paroles et de scènes d’exposition inutiles, les acteurs s’expriment avant tout par leurs regards, leurs gestes, le non-dit qu’ils dégagent à la perfection.

Comme souvent chez l’Eastwood réalisateur, l’option prise pour adapter le best-seller de Robert James Weller a été de se limiter à l’essentiel. Le cadrage, la mise en lumière, la photographie sont volontairement choisis pour servir le propos et non pour se servir eux-mêmes. Cette volonté de ne jamais faire de réalisation ostentatoire peut ressembler à du dédain pour l’art cinématographique. Au contraire, pour moi, cet effacement de la forme au profit de l’essentiel touche justement à la perfection. L’une des scènes les plus bouleversante du film, où la tension dramatique est la plus élevée, se passe alors que Francesca sort du 7-eleven local, rejoint son mari dans son pick-up alors qu’il commence à pleuvoir et qu’elle voit Kincraid de l’autre côté de la rue. Il est presque impossible de faire moins spectaculaire comme décors ou comme mise en scène. Et c’est pourtant _le_ moment du film où le spectateur qui est rentré dans l’histoire est pris par les tripes. Du grand cinéma servi par deux acteurs rodés, peut-être même déjà un peu usés, parfaitement castés pour montrer ce fol espoir, ce moment d’abandon où les rêves de jeunesse semblent à nouveau être à portée de main, à l’écran.

Le film n’est pour autant pas exempt de quelques faiblesses. La première reste évidemment la capacité du spectateur à s’émouvoir pour le destin finalement tragique de ceux êtres solitaires. L’histoire ne parlera sans doute qu’aux gens qui ont connu ce genre de situation/de sentiments et qui sont capables d’éprouver de l’empathie pour une femme qui, finalement, trompe son mari au nom de l’Amour (avec un grand A). Autre faiblesse à mes yeux ; le casting d’Annie Corley et, surtout, de Victor Slezak pour jouer les enfants de Francesca qui découvrent la passion de leur défunte mère au début du film n’est pas extrêmement brillant. En comparaison de Streep et Eastwood, leur jeu semble frustre et exagéré, à tel point que cela gâche l’intro et la conclusion du film. De même, les dernières minutes où l’on retrouve les enfants qui ont « compris une leçon de vie » me semblent un poil téléphonées et auraient très bien pu être coupées sans rien enlever au film. Au contraire, c’est même le seul moment où le « message » du film est asséné de manière très explicite là où le reste de l’histoire fait confiance au spectateur pour qu’il trouve lui-même le sens qu’il souhaite donner à cette tragédie intimiste. Mis à part ces quelques scories, nous sommes ici en présence d’un grand film de cinéma, mené de main de maître par un artisan qui connait son métier, à n’en pas douter.

Au-delà de la planète silencieuse

La trilogie cosmique, tome I.

De C.S. Lewis, 1938.

Premier roman de fiction rédigé par C.S. Lewis et premier tome de ce qui deviendra la trilogie cosmique (qui devait compter un quatrième tome, laissé inachevé par la mort de son auteur), Au-delà de la planète silencieuse accuse son âge. Rédigé comme une forme d’hommage aux grands textes d’H.G. Wells, que C.S. Lewis cite à plusieurs reprises dans l’incipit et le corps du texte, ce premier tome en prend en fait le contrepied exact. Alors que l’extra-terrestre est forcément vil chez Wells (des morlocks de la Machine à explorer le temps aux martiens de la Guerre des mondes), c’est l’homme lui-même qui, dans Au-delà de la planète silencieuse, est source du mal.

On suit dans ce premier opus les aventures de M. Ransom, philologue de son état, kidnappé par une connaissance de jeunesse pour servir de sacrifice humain sur une lointaine planète après un éprouvant voyage inter-stellaire. Mais Ransom parvient à s’échapper et sympathise avec les peuplades indigènes (non-humanoïde) grâce à ses facultés linguistiques. Il sera alors convoqué par la divinité locale qui cherche à comprendre qui sont ces hommes venus d’une lointaine planète ou, plutôt, quels sont les motifs qui les poussent à des comportements incompréhensibles à leurs yeux.

Et… c’est à peu près tout ce qui se passe dans ce premier tome. Malgré ses maigres 250 pages, en gros caractères, dans l’édition poche de Folio SF, Au-delà de la planète silencieuse cache mal ses défauts d’écriture et de rythme. Lewis, jusque là, s’était essayé à la poésie, aux essais universitaires et à l’apologétique chrétienne, mais pas encore au roman. Et l’on sent qu’il a du mal à trouver un rythme dans ses écrits, alternant maladroitement les dialogues et les scènes plus introspectives. Lewis se perd d’ailleurs plusieurs fois dans des tentatives de description d’expérience sensorielle qui sont plus frustrantes et inutiles que réellement éclairantes pour l’intrigue ou le développement des personnages.

S’il tente de rester proche d’un rythme lent et descriptif, comme celui qu’H.G. Wells adopte dans la guerre des mondes, il le fait, je le répète, avec moins de bonheur. D’autant plus que 40 séparent les deux textes, 40 ans qui ont vu la société et le lectorat se moderniser drastiquement, ce qui aurait dû avoir un impact important sur un texte d’anticipation. Mais c’est là que nous abordons la vraie question de cette critique : Au-delà de la planète silencieuse est-il réellement un roman d’anticipation ? Si, comme son collègue et ami J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis précise bien que son roman n’est en rien une allégorie, peut-on réellement le croire sur parole ?

Tous les lecteurs un peu attentifs vous confirmeront que le Monde de Narnia, au-delà d’être une formidable série de livres pour enfant, sont également une parabole chrétienne où le lion Aslan endosse volontiers le rôle de Dieu. C’est d’autant plus clair quand on lit les deux derniers tomes rédigés par Lewis, qui sont chronologiquement le premier et le dernier tome du Monde de Narnia : ces tomes servent respectivement de genèse et d’apocalypse à son univers. Et, finalement, Au-delà de la planète silencieuse joue sur le même registre, mais avec des ficelles nettement moins subtiles. Ransom, lorsqu’il découvre les différents habitants de Mars (car c’est bien sur Mars qu’il se rend) se rend petit à petit compte qu’il côtoie en fait ce qui s’approche le plus du paradis terrestre (celui-ci ayant disparu des millénaires plus tôt suite à la trahison d’un des êtres supérieurs, enfermé depuis lors sur Terre). Il n’y a qu’un pas, facilement franchi, à tracer un parallèle entre « l’entité supérieure » en charge de chaque planète et un archange, aidé dans sa mission ordonnatrice par un peuplade d’êtres de lumière difficilement visibles que l’on pourrait qualifier d’anges. Et tout ce beau monde de suivre les préceptes d’un être immatériel, qui est partout et nulle part à la fois et qui incarne la connaissance, l’ordre et le pardon. Dieu, donc.

Ajoutez à ceci le fait que « l’être supérieur » (l’Eldila dans le texte) de la Terre est celui qui a suivi la mauvaise voie (Satan, Lucifer, peu importe son nom) et vous avez donc un roman qui nous parle de la chrétienté sans jamais vouloir la nommer. C.S. Lewis lui-même intervient à la fin du roman, lorsque l’on comprend qu’il est en fait le narrateur de cette histoire, pour nous expliquer à demi-mot qu’il a choisi, en accord avec le fictif Ransom, de rédiger un texte de fiction pour faire passer son message en espérant toucher un public plus large. Dans le roman, l’idée est de prévenir l’humanité de l’imminence d’un conflit interstellaire. Mais le message pourrait, pour le même prix, être la révélation chrétienne. Lewis lui-même était à ce moment de sa vie un converti récent. Ce n’est qu’en 1931, sous l’influence notamment de Tolkien et de quelques autres, qu’il se converti au christianisme (de confession anglicane). Et, comme chacun le sait, il n’y a pas pire prosélyte qu’un nouveau converti.

Par ailleurs, on peut douter également de son refus de l’allégorie quand on lit le roman avec une connaissance du contexte historique. Lewis, comme Tolkien à nouveau, a connu les tranchées de 14-18. Nous sommes en 1938 quand il publie ce premier tome de sa trilogie cosmique en devenir. Il assiste, impuissant, à la montée du nazisme en Allemagne et, plus généralement, du fascisme sur le vieux continent. Et c’est là le mal, la source de la guerre cosmique qui se prépare dans son univers de fiction. Difficile de ne pas voir dans la volonté de l’un de deux autres humains présents dans l’histoire, le physicien responsable du voyage, ces thématiques nationalistes qui occupent l’Europe à la veille de la deuxième guerre mondiale. Influencé par le colonialisme, il entends asservir les martien au profit de la race humaine, qu’il veut immortelle en tant que concept (et non en tant que somme d’individus). Le Reich de mille ans n’est pas bien loin. Le parallèle, à nouveau, est  donc assez grossier. Si toutes ces thématiques seront reprises plus tard dans le Monde de Narnia, elles le seront de manière nettement plus logiques, subtiles, et s’intègreront bien davantage dans le récit.

Au-delà de la planète silencieuse est donc un roman intéressant pour y voir les débuts romanesques de son auteur. Dans l’histoire de la littérature fantastique anglaise, c’est certainement une œuvre importante de par sa diffusion et l’influence qu’elle exercera sur des générations successives d’écrivains qui seront plus touchés par la SF de la trilogie cosmique que par la fantasy de Narnia. En ce sens, il est salutaire que Gallimard, à travers sa collection Folio SF, ait republié cette trilogie considérée comme un classique, avec une nouvelle traduction, alors qu’elle n’avait plus été publiée en français depuis le milieu des années 60. Est-ce pour autant un bon livre ? La somme de ses faiblesses l’emporte malheureusement sur l’intérêt qu’il peut avoir et je ne peux donc que le déconseiller au lecteur qui s’intéresse à la SF en dilettante. Personnellement, j’enchaînerai quand même avec le deuxième tome, Perelandra, sorti quelques années plus tard, afin de vérifier si les scories de jeunesse, sur la forme comme sur le fond, s’effacent au profit du space-opéra que ce premier tome aurait pu annoncer.