La ménagerie de papier

De Ken Liu, 2011-2014

Super-star de la SF depuis quelques années, le sino-américain Ken Liu semble être le Messie que beaucoup de fans de SF attendaient ces dernières années. L’opinion professionnelle semble le reconnaître (la nouvelle éponyme du recueil a gagné le Locus, le Hugo et le World Fantasy) et l’opinion publique aussi – en annexe de cet article, une longue liste, non-exhaustive, des blogs francophones ayant chroniqué le tome -. La question reste donc de savoir si le bonhomme répond aux attentes, forcément hautes.

Et bien en fait, oui et non. Le recueil, comme tout recueil de nouvelles, aligne du très bon, du bon et du plus anecdotique. Comprenons-nous bien : c’est de la bonne came. Achetez-le les yeux fermés ; il y aura au minimum deux trois textes qui vous plairont. Liu a l’intelligence de mélanger les genres, allant de la SF, au fantastique en passant le pastiche de roman policier chinois d’époque. Mais est-ce pour autant génial ? Et bien, bizarrement, je trouve que ce sont les nouvelles primées qui sont finalement les moins surprenantes. Commençons par La Ménagerie de papier. C’est un texte touchant sur le déracinement, sur les rapports familiaux difficiles ; on peut même y lire une tentative de biographie sublimée de l’auteur (j’extrapole ici, ne connaissant rien de la vie de Ken Liu), où le regret et la piété filiale prend la forme d’une allégorie fantastique, d’origamis vivants. Mais enlevez cet élément fantastique et vous avez finalement un récit convenu.

Je suis un grand consommateur de nouvelles de SF, format que j’apprécie encore davantage, je pense, que la novella. Cet écrin de 15 à 40 pages révèle pour moi la qualité de son auteur : si une ambiance, des personnages, une histoire peuvent être développés de manière convaincante en si peu de place, alors il y a toutes les chances pour que l’auteur ait saisi les fondamentaux du récit. Et ceux-ci, Ken Liu les possède certainement. Cependant mes attentes ne s’arrêtent pas là. L’avantage d’un format court est la liberté qu’à l’auteur d’imposer un twist final inattendu. C’est pour ça que j’apprécie particulièrement les vieux roublards comme Asimov ou Silverberg : leurs nouvelles se concluaient, pour la plupart, sur une développement inattendu, sur une morale à contre-courant.

Et c’est exactement sur cela que je bute avec La Ménagerie de papier : peu de ces nouvelles m’ont réellement surprises. Mono no aware, autre nouvelle primée et seconde dans la série de quatre nouvelles qui clôturent le roman à la manière d’un planet-opera, est également symptomatique. Si elle est très bien écrite, si elle joue sur un concept nippon qui ne peut que parler au geek qui sommeille en moi, elle n’est reste pas moins prévisible. Sortie bien des années après l’excellent Sunshine de Danny Boyle, la nouvelle en reprend quasiment étape par étape un des épisodes narratifs, en y ajoutant un pathos familial visiblement cher à l’auteur.

Cela n’en fait pas une mauvaise nouvelle, bien sûr, mais il y a un petit quelque chose qui manque. Une élément de surprise qui marquerait le lecteur pour que le texte devienne effectivement un classique. Cela m’amène d’ailleurs à me poser des questions sur l’évolution des prix littéraire dans le monde de la SF et de la fantasy/du fantastique. Littérature bis par excellence (et ce n’est pas un jugement de valeur, que du contraire), je suis amené à penser que le mainstream fini aussi par toucher une population de juges vieillissante qui tend à primer le politiquement correct plutôt que l’inventivité.

En relisant les derniers paragraphes, je me rends compte que cela peut sonner très négatif. Ce n’était pas le but. Liu est certainement un auteur à suivre : les Algorithmes de l’amour, l’Erreur d’un seul bit ou encore la Plaideuse sont pour moi de belles surprises. Et ces deux textes plus long publié dans la très belle collection Une heure lumière de Bélial, l’Homme qui mit fin à l’histoire et le Regard, sont d’indéniables réussites. J’espère simplement qu’à l’avenir il prendra davantage de risques, comme nouvelliste ou romancier, et saura s’affranchir de développements parfois un peu trop hollywoodiens.

NB: pour les lecteurs bilingues, sachez que le recueil français mis au point par Bélial en 2015 est un inédit. La récente anthologie anglaise The paper menagerie & other stories ne contient pas les mêmes nouvelles que celle chroniquée ci-dessus. Y sont repris tous les textes courts de l’auteur qui ont gagné ou ont été finalistes de l’Hugo, du Nebula, du Sturgeon ou du World Fantasy, en ce compris l’Homme qui mit fin à l’histoire. Et ce recueil vient de gagner le Locus 2017 de la meilleure anthologie.

Autres avis sur le recueil :
Just a Word | Lorkhan | Blog-o-livre | La sortie est au fond du web | La bibliothèque de Philémon | Yozone | Un papillon dans la lune | Book en stock | Quoi de neuf sur ma pile ? | etc.

Metallica – WorldWired Tour

Anvers, 1er novembre 2017

Une fois n’est pas coutume, parlons un peu musique, spectacle, concert. Bien que de moins en moins friand de festivals et concerts les années passant, je ne résiste pas à l’envie d’aggraver mes acouphènes quand Metallica passe en Belgique. Du coup, le 1er novembre dernier, c’est avec plaisir que je me rendais au SportPaleis d’Anvers pour écouter une nouvelle fois le quatuor trash métal le plus célèbre de la planète. Le concert n’était pourtant pas sans nouveauté pour moi, puisqu’il s’agissait de la première fois que je les voyais dans une salle de concert et non dans leur configuration festival, les ayant jusque là toujours vu sur les plaines flamandes de Werchter. C’était également la première fois que je les voyais assis et non pas debout, beuglant dans le « black pit« , une 50 à six euros (Werchter oblige) à la main.

Et ça fait un drôle d’effet. D’abord et avant tout, ça m’a rappelé que je faisais maintenant partie des vieux, de la génération de ces types qui se « déguisent » en habits noirs, chaussures à clous et t-shirt du Grasspop 1997 pour se rappeler leur adolescence le temps d’une soirée (raison pour laquelle je ne me « déguise » jamais en concert, je ne suis pas nostalgique). Sad but true. Ensuite, oui, ça m’a confirmé que si c’est mieux pour le guiboles, c’est pas pour autant que j’aime les concerts assis. Ça ne m’a pas empêcher d’entamer les « Die, die, by my hand » et autres « Nothing else matters » avec les 20.000 autres spectateurs, mais c’est pas pareil…

Passé cette parenthèse sur mon âge de plus en plus canonique et l’impact d’icelui, passons à Metallica. Sur le concert en tant que tel, rien à redire. Ils assurent le spectacle de bout en bout comme ils le font déjà depuis plus d’une dizaine d’années (sur les 36 ans actifs du groupe). La scène centrale, minimaliste, cache évidemment plein de gadgets de mise en scène impressionnants. Au-delà des traditionnels jets de flammes et feux d’artifice, on notera la superbe utilisation d’une cinquantaine de cubes/écrans suspendus qui participent aux jeux de lumière et d’ambiance, diffusant par exemple les désormais traditionnelles images de soldats de la grande guerre pendant One (débutant, comme toujours, avec des extraits de Johnny got his gun). Autre belle trouvaille, un essaim de drones lumineux pendant Moth into flame (un des nouveaux morceaux extraits de Hardwired… to self destruct) planent au-dessus de Lars Ulrich ; spectacle envoûtant garantit.

Sur la setlist, la place accordée aux derniers albums est évidemment un peu plus grande que dans la disposition festival, mais comme Hardwired est plutôt un bon crû, pas de problème avec ça. On commence toujours avec l’extrait du Bon, de la Brute et du Truand et on termine toujours sur Enter Sandmand, tradition oblige. Pour le reste, on s’enflamme sur les belles représentations de Seek and destroy, From whom the bell tolls ou encore de Maspert of puppets ; les grands classiques, en somme. Le tout, calibré à la minute près, de la mise en scène à l’enchainement des tubes jusqu’aux réactions probables des 4 membres du groupes.

Ce qui m’amène au véritable propos de cet article : où est donc passé la rage de Metallica ? Depuis quand Céline Dion a-t-elle remplacé James Hetfield ? Quelques mots d’explications sont sans doute nécessaire. A un moment de vide, alors que les roadies changent les guitares des uns et des autres, James Hetfield apostrophe un gamin de 13 ans du premier rang. Après lui avoir demandé son nom et si c’était bien ses parents autours de lui, James lui souhaite la bienvenue dans la « grande famille de Metallica« . Applaudissements de la foule, larmes à l’œil des parents, francs sourires des membres du band.. Pardon ? J’ai dû raté une étape. La « famille » Metallica ? What the fuck ? Hetfield, Trujilo et Hammet se succèdent pour arranger la foule à coup de « Metallica loves you« . La dernière fois que j’ai entendu autant de « loves you » dans un concert, c’était en 97 à Ostende. Pour un concert de Michael Jackson.

En fait, j’ai tort de m’étonner. Si Metallica annonce des tournées mondiales, sold out en quelques jours à chaque fois, dans des stades ou des salles de plus de 20.000 places, c’est bien qu’ils ne sont plus du tout alternatifs. Le métal est devenu aussi mainstream que la britpop ou la k-pop, si l’on veut une référence d’un autre coin du monde. Il n’y a plus de risque, plus d’enjeux. La tournée WorldWired est garantie PG13 (Lars Ulrich sauve l’honneur avec un shit et un fuck dans sa seule intervention amplifiée, en toute fin de concert). Je ne suis pas assez idiot que pour mesurer la « rebellitude » à une simple addition de gros mots. Simplement, je constate avec une pointe d’amertume que l’auto-censure disneyenne touche même les groupes de metalleux.

Alors, bien sûr, Metallica n’est pas n’importe quel groupe de metalleux. Ce sont des super-stars. Et c’est un show calibré, formaté et particulièrement bien produit que l’on va voir lorsqu’on sait se payer les 100 balles de la place (familial, mais pas démocratique : qui dit super-star dit un certain train de vie à respecté, que diable !). Le stupéfiant reportage Some kind of Monster, sorti il y a déjà quelques années, contenait les germes de cette « mainstreaming-sation » de Metallica. On y voyait James Hetfield stoppé net une répétition du groupe pour sagement aller chercher sa fille à son cours de danse classique. Où est le rock-&-roll dans tout ça, bordel ? Simple : le marionnettiste tire les ficelles, comme ils le chantent si bien, les ficelles de l’argent facile, de l’image positive, du politiquement correct. Tout est beau et rose dans le monde du business mondial de la musique. Et surtout, surtout pas de polémique. Merci bien, c’est pas/plus vendeur. D’ici à ce qu’ils s’arrêtent de cracher sur scène, il n’y a qu’un pas qui, je n’en doute pas, sera franchi d’ici quelques années car il convient bien sûr de ne jamais adopter un comportement inconvenant… Obey your master.

En résumé : WorldWired ; spectacle garanti, karaoké géant, plein les yeux et les oreilles (enfin, pas tant que ça : les normes de décibel sont tellement drastiques ces dernières années que je n’avais même pas les oreilles qui bourdonnaient en fin de spectacle). Mais, si vous cherchez l’âme du métal, ou du rock en général, cherchez plutôt du côté des groupes de jeunes potes qui se produisent dans des garages dans votre coin…

PS: deux faits de concerts amusants tout de même. D’abord, une reprise improbable de This is rock’n’roll des The Kids confirme que c’est mieux que Trujilo ne chante pas… Et, ensuite, plus ludique, Lars Ulrich qui explique qu’ils ont déjà performé 700 fois à Werchter et que les gens pensent qu’ils sont le « local band« …

Stranger Things – Saison 1

De Matt et Ross Duffer, 2016.

Je ne ferai pas l’insulte à mon éventuel lecteur (le masculin étant épicène, je ne suis pas sexiste) de présenter ou de résumer l’intrigue de la formidable série geek de Netflix, millésime 2016. Je pars du principe que, si vous lisez ceci, il y a 99% de chance que vous l’ayez vue et appréciée. Ce qui m’intéresse plutôt, dans cet article que je vais tenter de garder court, est de comprendre pourquoi elle fonctionne si bien sur le geek de base que je suis et que vous êtes probablement aussi.

Nous pourrions commencer par parler des références et des influences : de Donjons et Dragons à Stephen King, en passant par Star Wars, Steven Spielberg, le mythe de Chtulhu, les Goonies, X-Files ou encore the Breakfast Club/American Graffiti (pour le côté teenage movie), la série a un cadre de références des années 80 et 90 qui parle instantanément aux trentenaires actuels (et sans doute aux jeunes quadra). Elle a par ailleurs l’intelligence de ne pas s’appesantir sur ces clins d’œil et autres inspirations et les intègre directement au récit, comme si cela était parfaitement logique.

Mais Stranger Things, ce n’est pas que ça. C’est avant tout une série sur l’enfance, une coming-of-age story comme les anglo-saxons savent si bien les faire. Doté d’un casting d’enfants de première qualité (mention spéciale à Gaten Matarazzo, Thoothless dans la VO), la série fonctionne essentiellement sur eux et grâce à eux. Mais pas uniquement. David Harbour, « Hop », campe un héros dans le plus pur jus King-ien : alcoolo, brisé par la vie, mais brave et jusqu’au-boutiste.

Mais Stranger Things, … ce n’est pas que ça. C’est aussi une faculté à faire avancer une histoire fantastique aux nombreux personnages et aux enjeux multiples en une durée finalement très courte. Les Duffer Brothers n’ont eu besoin que de 8 épisodes 50 minutes pour mener à bien leur scénario là où d’autres producteurs, avec le même matériel de base, nous aurait sorti deux saisons de 13 épisodes avec moult redites et pertes de temps. Bien sûr que la série use du cliffhanger pour pousser le spectateur à enchaîner les épisodes, mais ceux-ci ne sont pas poussifs ou téléphonés comme on peut les voir, par exemple, dans les épisodes de milieu de saison de Game of Thrones.

Mais… Stranger Things… Ce n’est pas que ça. C’est enfin et surtout une série qui flatte notre inconscient. En mélangeant des références, un rythme, une ambiance et un casting formidable, soutenus par une réalisation spectaculaire sans être abusive ou tape-à-l’œil, Stranger Things nous ramène, en fait, à la maison. Celle de notre imagination d’enfant. Celle des dimanches pluvieux derrière la télé. Celle des premières peurs et des premiers émois. Où des valeurs comme l’amitié, la justesse de la cause, l’héroïsme ont encore un sens. C’est une série moderne, tournée il est vrai dans un passé probablement nostalgique, où les personnages ne sont pas cyniques et où les motifs des uns et des autres sont clairs, sans être manichéens.

Stranger Things, c’est un beau pari (pas réellement risqué, mais soit) de Netflix. Et une belle réussite. Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’ils auront gardé le même état d’esprit et la même candeur rafraichissante pour la deuxième saison qui sort aujourd’hui même. Tous à vos petits écrans pour le vérifier.

Pirates of the Caribbean – Dead men tell no tales

De Joachim Ronning et Espen Sandberg, 2017.

Blockbusters régressifs par excellence, derniers véritables représentants d’un genre qui a tendance à se faire discret, le swashbuckling, j’ai une tendresse particulière pour la trilogie originale du Pirate des Caraïbes. D’aucun trouvaient que les deuxième et troisième opus, déjà, avaient tendance à tomber dans l’excès. Mais, au moins, pouvait-on y voir un arc narratif relativement cohérent, où les quelques scènes « over-the-top » avaient la naïveté de l’attraction mécanique des parcs à thème de Disney. Le sentiment de merveilleux et la présence de personnages importants aux côtés de l’omniprésent Jack Sparrow permettait de développer de véritables interactions, de véritables enjeux scénaristiques.

Puis, la machine à billets d’Hollywood n’a pu se résoudre à tuer la poule aux œufs d’or. Et cela donna le quatrième opus, bancal, poussif, inintéressant. Mais, comme les millions de dollars de recette étaient encore au rendez-vous, un cinquième opus était écrit dans les étoiles. Et c’est ce qui arriva. Tentant de tirer les leçons des erreurs du quatrième volet, le cinquième renoue avec les personnages de la famille Swann-Turner en introduisant le fils d’Orlando Bloom comme personnage principal. Il tentera, cela se tient, de trouver un moyen d’annuler la malédiction qui pèse sur son père, condamné à écumer les mers comme remplaçant de Davy Jones.

Mais les intérêts du jeune Turner ou de sa dulcinée tombent bien vite dans l’anecdotique lorsque l’inévitable Jack Sparrow fait son apparition à l’écran. Fut un temps où Johnny Depp était un acteur qui faisait des choix risqués, savait imposer une certaine candeur et une finesse de jeu qui rendait ses rôles intéressants. Aujourd’hui, et sans épiloguer sur ses problèmes de vie privé qui ne m’intéressent en fait pas mais qui ont bien parasité la sortie de Dead men tell no tales, il est devenu sa propre caricature. Il n’a même plus l’air de s’intéresser à ce qu’il fait. Il cabotine à outrance dans absolument toutes ses scènes, finissant par même gâcher des moments comme le caméo de Paul McCartney là où cela marchait il y a quelques années avec Keith Richards.

Et le pire est qu’il entraîne ses partenaires avec lui. Geoffrey Rush, qui campait un méchant jouissif dans le premier opus et un side-kick drolatique dans les deux suivants, est ici totalement effacé, inexploité. Son visage exprime la question que le spectateur se pose : « qu’est-ce que je fous là ? ». Orlando Bloom et Keira Knightley cachetonnent, Kaya Scodelario et Brenton Thwaites (les deux jeunes de l’épisode) essayent de s’en sortir, mais sans beaucoup de succès. Seul Javier Bardem tire son épingle du jeu, en jubilant dans son rôle de méchant excessif.

Mais peut-on uniquement blâmer les acteurs, au premier rang desquels Johnny Depp ? Soyons honnêtes deux minutes : les acteurs ne peuvent être performants que s’ils ont quelque chose à dire, que si le scénario tient la route et que le réalisateur dirige effectivement sa troupe. Dead men tell no tales ne raconte malheureusement pas grand-chose. Et ce n’est pas tant une question de vraisemblance (les scénars des trois premiers volets ne brillaient pas par leur cohérence ou leur réalisme !) qu’une question de mécanique. Les saynètes successives s’enchaînent sans qu’une progression effective ne transparaisse. Les deux ex machina invraisemblables s’enchaînent pour que l’intrigue avance tout de même, mais on n’y croit pas (plus ?) une seconde.

Visuellement, le tout est très joli : Ronning et Sandberg, dont c’est la première escapade hollywoodienne après leurs débuts suédois, ont tout à fait respecté le cahier des charges : beaucoup de fond vert, des très beaux effets spéciaux (l’équipage de Bardem montre bien l’évolution de la technologie quand on le compare à celui du Pirate original), un certain brio pour la chorégraphie de scènes spectaculaires. Et c’est tout. Ces braves artisans, auxquels je laisse volontiers le bénéfice du doute quant à leurs compétences de réalisateur, n’ont été que les bras armés d’un studio qui ne veut pas/plus prendre de risque et qui nous sert une soupe insipide, vague remake mou du premier. Le sommet émotionnel du film [SPOILER ALERT], à savoir la révélation que la gentille Kaya Scodelario est en fait la fille de Geoffrey Rush, qui bien évidemment se sacrifie pour sauver sa progéniture, sonne archi-faux. C’est mal exploité, mal joué et ne laisse que l’impression durable que c’est une porte de sortie plus ou moins exigée par les producteurs qui s’inquiètent sans doute de l’âge avançant du Capitaine Barbossa… A ce prix-là, ils auraient mieux fait de tuer Jack une bonne fois pour toute. Un reboot intelligent aurait pu en naître (ou pas de reboot du tout, d’ailleurs, la trilogie initiale se suffit à elle-même. [/SPOILER].

[Encore SPOILET ALERT, en fait ! ?] Et le pire, bien sûr, c’est que l’inévitable scène post-générique pour promet un Pirate 6. Avec, là aussi, les restes de la veille accommodés aux produits frais du jour. Au prix, d’ailleurs, d’une invraisemblance scénaristique monstre. Si Davy Jones revient hanter la vie du brave Will Turner, comme tout le laisse présager, comment explique-t-on que Davy Jones soit encore un poulpe ? Le trident de Poséidon, manipulé par nos héros, n’a-t-il pas mis fin à toutes les malédictions en cours sur les mers et océans ? Si Javier Bardem et Orlando Bloom ont été sauvé, pourquoi pas le Davy Jones des épisodes 2 et 3 ? [/SPOILER]

Amis amateurs de pirates, n’hésitez pas à passer votre chemin, à vous re-mattez les trois premiers ou encore à vous plonger dans Black Sails, dont on me dit le plus grand bien mais que je n’ai pas encore pris la peine de découvrir. Dead men tell no tales est un spectacle coloré, pétaradant, divertissant par moment, mais creux et tout aussi vite oublié que son prédécesseur, POTC4. Passez votre chemin, il n’y a rien à voir.

Tropismes

De Nathalie Sarraute, 1939.

Texte de jeunesse de Nathalie Sarraute, refusé par de nombreux éditeurs et resté très confidentiel à sa sortie initiale, Tropismes est depuis considéré comme l’œuvre fondatrice du « nouveau roman ». Il ne s’agit pas à proprement parlé d’un texte unique, mais bien de la succession de 24 textes courts (l’auteur en ayant retiré et ajouté certains, jusqu’à arriver à cette liste définitive de 24 pour la réédition de 1957) qui reprennent chacun un « tropisme ».

Qu’est-ce donc ? Le tropisme est un concept scientifique. Il désigne la réaction, le déplacement ou la transformation d’un élément sous l’effet d’un stimulus extérieur. Sarraute applique le principe à nos semblables : comment un élément d’apparence anodine peut provoquer un changement chez l’homme ou la femme qui le subit. Elle est fascinée, à travers ces courts textes successifs, par les réactions infinitésimales de l’humain, ces changements soudains et peu prévisibles de l’humeur. Ces textes les décrivent par le menu : le sentiment de malaise, la complaisance, la rébellion, etc.

Sarraute rédige cela en respectant le postulat de base du nouveau roman (qui n’est pas formulé en 39, raison pour laquelle on parle d’œuvre fondatrice). Le « personnage » fictionnel n’a pas d’importance ; aucun nom ou prénom dans ces 24 textes, les acteurs étant réduit à des « il » ou des « elle ». Il n’y a pas non plus de récit, de chronologie ou d’action à proprement parler ; les textes ne font que décrire des réactions émotionnelles sur base de quelques éléments de contexte épars où le non-dit est au moins aussi important que l’explicite.

J’ai déjà dit dans ces colonnes le scepticisme que j’avais éprouvé à la lecture d’un court roman d’un autre père du nouveau roman (Djinn, de Robbe-Grillet), mais ce que j’ai dit alors n’est pas valable ici. Sarraute, dans Tropismes, n’a d’autres prétentions que de s’attacher à les décrire, ces tropismes. Reste donc, dans la mémoire du lecteur, des impressions fugaces, l’une ou l’autre situation qu’il retiendra car elle trouve un écho particulier dans son propre vécu. Le reste s’estompera assez vite dans une confusion générale. A moins d’être très attentif ou de lire Tropismes dans un but de recherche en littérature comparée, le bouquin s’oubliera, je le crains, assez vite.

Car Tropismes appartient au domaine de la littérature, à n’en pas douter. Mais à celui de la littérature exigeante, celle qui requiert qu’on la lise dans de bonnes conditions, au calme, avec des moments d’introspection qui permettent de s’approprier le texte et faire résonner son sens. Or, j’ai lu ces 60 pages (moins, en fait, puisque j’ai lu la version de la Pléiade, concentrée en une petite vingtaine de pages), comme souvent, dans les transports en commun, ce qui n’est certes pas le cadre idéal que ces pages méritaient sans doute.

Je ne peux donc que réserver mon jugement et me promettre de rependre du Sarraute à une autre occasion, lorsque le contexte s’y prêtera davantage.