CLEER

De L.L. Kloetzer, 2010

Sous-titré « Une fantaisie corporate »

Lorsque Laurent Kloetzer écrit avec sa femme, Laure, ils prennent le nom de plume de L.L. Kloetzer (la double initiale faisant toujours très bien pour un auteur de SF ou de Fantasy). Je me souvenais encore après plusieurs années du plaisir de lecture que m’avait procuré La Voie du Cygne, un whodunit steampunk brillamment écrit et intelligemment construit.

Force est de constater que CLEER n’appartient pas du tout au même genre. En soi, cela n’est évidemment pas un problème. Mais c’est assez perturbant de passer d’un récit classique à un récit déstructuré. Car on peut légitimement se poser la question de la nature même de CLEER : est-ce un roman ? Un recueil de nouvelles ? Autre chose ?

En résumé, un entreprise internationale dont la nature et les produits sont peu défini (une sorte de super-Apple/Alphabet/zaibatsu d’Elon Musk) engage deux nouveaux collaborateur pour son service de cohésion interne (audit interne ? Stasi interne ?) : Vinh, un cadre ultra-ambitieux, obsédé par le résultat et par la maîtrise de son corps et de son esprit et Charlotte, une « éponge » des multiples sources d’informations (informatiques ou non) qui livre toutes données, interprétations et perceptions nécessaires pour que les missions confiées soient menées à bien.

Ces deux nouveaux arrivants sont le fil rouge qui lie les différents chapitres, les différentes missions qui composent le livre. Et la progression du livre est, pour moi, fort étrange. Les premières missions sont relativement linéaires et rédigées à la manière d’un whodunit. Les dernières, quant à elles, sont plus sensorielles que romanesques. Pas de problème avec ce type d’artifice, de technique littéraire si cette transition se fait de manière progressive. J’ai cependant eu l’impression, ici, que le ton et, donc, la forme, ont changé du tout au tout d’une page à l’autre entre deux missions.

Et j’avoue avoir un peu de mal avec le côté brouillon, parfois difficilement lisible, d’une écriture sensorielle. L’utilisation d’un vocabulaire décalé, organique pour décrire des process informatique, par exemple, est une bonne idée en soit (un hommage déguisé aux obsessions de Cronenberg quand il tourne de la SF ?), mais rend la lecture inutilement complexe par moment. De même, la novlangue managériale, qui a évidemment du sens vu le contexte, n’est pas forcément extrêmement agréable à lire. Certains passages m’ont rappelé des rapports de consultants que je lis régulièrement avec des larmes de sang au bureau (larmes provoquées par la pauvreté du contenu comme de la forme).

En cela, CLEER démontre bien que les auteurs ont bien saisis les limites du métier qu’ils s’attribuent dans leur biographie imaginaire, à savoir consultant/sauveur de l’entreprise. La question est de savoir si je prends plaisir à lire cela dans une fiction. Malheureusement, le bilan est assez mitigé : j’ai eu beaucoup de mal à ressentir quoi que ce soit pour les personnages principaux et la chute finale, finalement prévisible, m’a laissé de marbre. Il faut reconnaître un certain brio dans l’écriture, mais je n’adhère pas au concept. CLEER : be yourself, n’est pas pour moi.

PS : avec ceci, peu de chance que je me retrouve sur le site élégiaque dédié au bouquin que ces auteurs ont mis en place ! 🙂

Le vent venu du Soleil

D’Arthur C. Clarke, 1972

Père de la hard-SF et considéré comme l’un des trois grands (avec Asimov et Heinlein), C. Clarke signe ici, si j’en crois la préface et les commentaires éclairés de George W. Barlow, également traducteur du receuil, ses textes les plus tardifs. Et sans doute les plus réfléchis. Sans surprise, ce sont les textes les plus longs qui marquent davantage, sans que les textes plus courts ne soient mauvais pour autant. Ceux-ci relèvent plus de l’exercice de style cher aux novelistes, mais laissent dès lors peu de place à un récit à proprement parler.

La nouvelle donnant son nom au receuil est l’une de celle qui m’a le plus marqué : teintée de poésie, écologique avant l’heure (le texte date de 1964 !), l’odysée de ces skipper d’un temps à venir a toujours autant de force aujourd’hui, plus de cinquante ans après la parution originale. En naviguant sur Internet, on constate même que la nouvelle a fait des émules du côté des scientifiques qui ont tenté de déterminer si la technologie inventée par C. Clarke avait une quelconque chance d’exister un jour. Je ne suis pas spécialiste, mais visiblement, en plus d’être poétique, le texte était aussi fondé, comme le sont la plupart des textes de l’auteur anglais.

L’autre grand texte de ce recueil est sans contexte Face à face avec Méduse (également publié en français sous le nom de Rendez-vous avec Méduse). Lauréat du prix Nebula dans la catégorie Novella en 1972, ce texte plus long nous conte l’aventure d’un astronaute de l’extrème, envoyé aux confins des mondes connus pour observer l’un des mondes de demain. Ce presque humain est déjà lui-même un pied dans un autre réalité que la nôtre. Sans dévoiler davantage l’intrigue ni la chute, il est impressionnant de voir avec quel brio C. Clarke développe un personnage hors-norme dans un récit somme toute classique de conquête spatiale en, finalement, si peu de pages. Une leçon d’écrite, un plaisir de lecture.

 

Djinn

D’Alain Robbe-Grillet, 1981.

Sous-titré « Un trou rouge entre les pavés disjoints »

DjinnCourt roman, guère plus d’une centaine de pages, du père du Nouveau Roman, écrit bien des années après son apport théorique (et pratique) au genre, la lecture de Djinn, bien qu’intéressante, me laisse un peu pantois. Là où le nouveau roman souhaitait effacer les notions d’histoire et de personnage, Alain Robbe-Grillet me semble les placer au contraire au centre de son récit. Alambiqué, il est vrai, puisque les mises en abîme se succèdent et qu’il est bien compliqué de déterminer ce qui appartient au réel et ce qui relève du fantasme, mais récit et personnages quand même.

En quelques lignes, le roman nous esquisse un épisode de la vie de Simon Lecoeur, dit Jan, Yann ou Boris, c’est selon. Simon, ou l’un de ses avatars, a un rendez-vous professionnel avec un employeur qu’il ne connait pas pour lui confier une tâche qui ne sera décrite qu’après plusieurs épreuves initiatiques. Cet employeur, personnifié en l’attirante Jean (à l’américaine, donnant probablement le Djinn du titre) reste largement dans l’ombre. Simon enchaîne alors les rencontres fortuites, qui s’avèrent rapidement instrumentalisées. Ces rencontres lui font vivre diverses épreuves. Avant de perdre la mémoire et de recommencer les mêmes épisodes dans un ordre bouleversé le lendemain.  Où est-ce également un fantasme ?

Vous l’aurez compris, le but est moins de construire une histoire linéaire qu’enchaîner les fausses-pistes et les épisodes sensoriels divers. Écrit dix ans trop tard pour être le résultat d’un trip sous LCD (mais dans les temps pour profiter des débuts de la coke), Djinn est donc une expérience de lecture difficilement résumable. D’autant plus quand on ajoute à cela le « challenge » grammatical que représente la progression des chapitres (chaque chapitre ajoutant un temps de la conjugaison supplémentaire, ainsi que d’autres difficultés grammaticales diverses).

J’en reviens au lien avec le nouveau roman. Si l’histoire comme les personnages se dissolvent avec la progression du récit (des pages serait plus juste, puisque de récit il n’y a peut-être pas), il n’en demeure pas moins que Simon et Jean sont les fils rouge auxquels s’accrochent le lecteur lambda que je suis. Je suis donc finalement probablement un peu déçu, restant sur ma faim quand à un texte qui se veut déconstruit mais qui n’arrive pas à s’affranchir d’un certain classicisme, d’un formalisme romanesque.

On notera également que, texte tardif de son auteur, l’influence du cinéaste qu’est par ailleurs Alain Robbe-Grillet transparait dans Djinn. Nombre de passages sont effectivement découpés en scènes successives et sont construire de manière à « voir » les cadrages auxquels l’auteur pensait sans doute lors de l’écriture. Ce qui rend cette expérience de lecture finalement très visuelle. D’autres lecteurs vous tiendront probablement un discours beaucoup plus érudit sur ce roman, avec certainement moult analyses et références, mais sa lecture ne m’a pas spécialement donné l’envie de creuser dans l’œuvre de Robbe-Grillet ou dans son apport théorique au genre romanesque. Dont acte.

The Hateful Eight

De Quentin Tarantino, 2015.

The-Hateful-Eight-BannerAvant d’aborder le film lui-même, il faut que l’on se mette d’accord sur un élément essentiel : les films de Tarantino sont très très cons, mais très très jouissifs. Vous trouverez un peu partout sur le net et dans les revues bien-pensantes des analyses poussées sur le double-discours de ses films. Ainsi, j’ai lu il y a peu (mais je ne sais plus où et ne pourrais donc vous filer l’url) un article assez bien construit qui explique que The Hateful Eight est un film extrêmement contemporain qui met en lumière les jeux politiques américains actuels tout en étant une critique acerbe du ségrégationnisme qui continue à parasiter la société américaine WASP.

Ceci peut sembler fort intéressant comme lecture dudit film.

Mais je n’en crois rien.

Tarantino ne fait pas d’allégorie. Il tourne simplement des histoires qui le font marrer, où tous les personnages sont des salopards et où, généralement, il y en a assez peu qui survivent au générique de fin. Et The Hateful Eight ne déroge pas à la règle. Je ne suis pas un inconditionnel de Tarantino, mais ses films –que j’ai tous vu à l’exception de Django– m’ont toujours fait rire. Ce dernier opus, à nouveau, également. Qu’on ne me comprenne cependant pas mal : c’est une forme de rire de dérision, le rire de réaction devant l’exagération. De fait, il m’a fait penser assez vite à son premier long, Reservoir Dogs : la violence outrancière gratuite, les tirades alambiquées et amorales, la galerie de crapules sans foi ni loi, le jeu de massacre sans queue ni tête.

Et c’est réussi, bien sûr. Tarantino a toujours revendiqué faire du film de genre. Et ce deuxième western le confirme : il vise à créer la forme parfaite de l’entertainment régressif et jubilatoire. S’il n’était pas tellement respectueux des codes  et d’une certaine « méthode » classique héritée de ses pairs (on oublie parfois qu’il est cinéphile avant d’être cinéaste), il aurait probablement versé dans l’exagération extrémiste d’un Zack Snyder sur Sucker Punch.

L’histoire, comme toujours, se résume en quelques mots. Un chasseur de prime, Kurt Russel, escorte l’une de ses proies, méconnaissable Jennifer Jason Leigh, vers un village paumé du Wyoming pour qu’elle y soit pendue par le nouveau shérif. En chemin, forcé par une tempête de neige malencontreuse, il ramasse un autre chasseur de prime, ancien gradé de l’Union, Samuel L, et le nouveau shérif en question, un redneck ex-confédéré, joué par l’excellent second rôle Walton Goggins. Forcé par la tempête de neige, ils se réfugient à la cabine de Minnie. Sauf qu’en lieu et place de Minnie, les accueille à la cabine une série de bonhommes à la mine plus patibulaire l’un que l’autre (Michael Madsen, Tim Roth, Demián Bichir).

Et l’escalade débute assez vite. Pas un d’entre eux ne relève le niveau moyen : comme le dit le titre, ce sont bien tous des salopards. Ce qui m’amène à parler de la plus grande réussite du film. Samuel L. Jackson, qui a fait dans le très bon et dans le très mauvais, trouve ici un rôle à sa mesure. Alors qu’on peut le considérer comme le plus sympathique de la bande, on comprend que c’est un menteur chronique, criminel égoïste qui se plaît à torturer les gens. Mais il le fait avec brio. Et plaisir visible.

Bilan de l’opération : bien tourné, bien joué, bonnes musiques mais… très con et un poil vain. Est-ce que c’est un grand film ? Non. Mais ce n’est pas ça qu’on lui demande. Du pur Tarantino. Les amateurs aimeront, les autres passeront, j’imagine, leur chemin.

The Last Unicorn

De Peter S. Beagle, 1968.

The Last UnicornJe l’ai déjà évoqué dans ce blog, mais il est difficile de rester honnête et critique lorsque l’on parle de ses souvenirs d’enfance. L’adaptation animée de The Last Unicorn, signée par le fantastique duo Rankin et Bass en 1981 a bercé mon enfance. Longtemps, mes dimanches après-midi, quand ils n’étaient pas passés en compagnie de sabres laser ou de Delorean volante, l’étaient auprès de la dernière licorne, de Schmendrick le Magicien, de Molly Grue, de Momy Fortuna, mais aussi de Lady Amalthea du Roi Haggard et de son terrible taureau de feu (en VO, le Red Bull, qu’on ne citera pas pour éviter la publicité pour les boissons énergétiques). Le tout, bercé par les musiques très folk d’America (walking man’s road !).

Et pourtant. Et pourtant jusqu’il y a peu je n’avais jamais lu de Peter S. Beagle, l’auteur américain qui signa l’histoire originale en 1968 déjà. Assez discret, le bonhomme a reçu nombre de prix dans sa carrière d’écrivain de fantasy (le Hugo, le Nebula et le Locus. Bref, les trois grands) et signa notamment le scénario de l’adaptation du très étrange Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi en 78. Bref, pas un illustre inconnu dans le monde de la fantasy. Donc quand je suis tombé sur une vieille copie US du livre chez un bouquiniste (une édition poche de chez Del Rey, comme le célèbre Lester del Rey), je n’ai pas pu résister.

Evidemment, rester objectif est compliqué. C’est l’un des rares cas où je découvre le roman après l’adaptation. Je ne peux me souvenir que du Nom de la Rose de feu Eco. Et là aussi, ce fut un plaisir de découvrir que l’œuvre originale, comme souvent, était plus complète et plus riche. C’est le cas aussi de The Last Unicorn. Souvent, j’avais lu que Peter S. Beagle tenait davantage du poète que de l’écrivain – il est en effet également musicien. Et c’est tout à fait vrai. Ces mots s’enchaînent avec délicatesse et pas une seule de ses descriptions n’est dépourvue de double-sens lyrique ou imagée de manière aussi précieuse qu’inattendue.

Mais au-delà de la forme, The Last Unicorn est aussi un petit bijou romanesque, une fresque fantastique qui mélange des ingrédients très classiques du conte avec une histoire d’humanité et de perte de l’innocence. Le résumé est simple : une licorne se rend compte qu’elle est la dernière de son espèce. Un papillon de passage lui apprend que ces pairs ont été emmené par le taureau de feu du Roi Haggard pour les enfermer en son château reclus. Elle part donc à la recherche de ses semblables afin d’en apprendre plus sur leur sort et, si elle le peut, leur rendre la liberté. Elle rencontrera un magicien peu habille, Schmendrick, pour l’aider dans sa quête.

Bien que l’adaptation animée suivent fidèlement la trame générale du livre (à l’exception notable d’un chapitre se passant dans le village proche du château de Haggard), ce dernier est évidemment plus riche dans sa description du psyché des différents protagonistes. Et c’est l’intérêt majeur du bouquin : on découvre enfin que Schmendrick n’est pas qu’un praticien hasardeux et peu doué de l’Art. Son efficience reste discutable, mais il est également nettement moins jeune que ce que son apparence laisse présager. Aider la dernière Licorne n’est pas qu’une aventure à ses yeux, mais également une chance, assez égoïste, de lever une malédiction qui pèse sur ses épaules.

La serviable Molly Grue, déjà ostensiblement blessée dans l’animé, est essentiellement frappée par ses regrets dans le livre, ce qui ne l’empêche pas de continuer à croire, comme la jeune fille qu’elle fut un jour, avec une certaine naïveté mêlée de tristesse, en de meilleurs lendemains. Le Prince Lír, enfin, héros monolithique et unidimensionnel dans l’anime, ne l’est plus dans le livre. Il devient un héros par intérêt, pour charmer Lady Amalthea (la dernière Licorne, transformée en femme par Schmendrick pour échapper au taureau de feu) et non par altruisme gratuit. Bref, les personnages gagnent en épaisseur et en noirceur. Haggard reste quand à lui se personnage insaisissable  de l’éternel insatisfait amoral et a-sentimental.

Là où l’animé évoquait la nostalgie d’un temps révolu, le livre prend lui des teintes plus sombres, plus douces-amères tout en conservant la poésie de sa trame et de sa forme. Souvent classé dans les meilleurs livres de fantasy sur les classements du web, The Last Unicorn n’est pas que le conte pour enfants auquel on le réduit parfois. C’est une épopée triste et grandiose, portée par une plume particulièrement adéquate qui laisse en bouche un goût de cendres. Les clés du paradis sont définitivement perdues lorsque l’on tourne la dernière page. Le monde de Peter S. Beagle tire un trait sur son enfance pour ouvrir la page, sans doute plus épique et bruyante, mais moins merveilleuse, de son adolescence.

Si vous tombez sur la traduction ou sur l’original, ne vous privez pas de cette occasion de (re-)découvrir ce classique, le projet d’une nouvelle adaptation en long métrage live étant définitivement enterré avec son principal soutien, le regretté Christopher Lee, aka le Roi Haggard dans l’animé de 82.