La Tour de Babylone

De Ted Chiang, 1991-2002.

Phénomène littéraire de la SFFF particulièrement peu prolixe (une quinzaine de nouvelles en presque 20 ans), l’américain Ted Chiang, informaticien de son état, est précédé d’un bouche-à-oreille presque aussi favorable que Ken Liu, commenté ici il y a quelques temps avec sa Ménagerie de papier. La Tour de Babylone regroupe 8 nouvelles de SF, écrites en 1991 et 2002, auréolées des principaux prix littéraires (Locus, Hugo, Nebula, etc.) Justifiés.

Bien sûr, tous les textes n’ont pas une qualité équivalente. Certains sont excellents, d’autres sont plus difficiles. Mais, dans l’ensemble, ce sont des nouvelles de très haut vol qui font de Chiang probablement l’un des meilleurs nouvellistes actuels. Le recueil s’ouvre sur la nouvelle éponyme, formidable fable de la recherche du divin, où le peuple de Babylone construit littéralement la Tour qui l’approche des cieux. Le récit, forcément cyclique, nous livre un monde univers passionnant en une cinquantaines de pages, là où d’autres auteurs auraient besoin de 600 pages pour n’atteindre que la moitié du résultat.

Je fus un peu moins convaincu par Comprend, la seconde nouvelle, qui traite d’une méthode révolutionnaire pour réparer le cerveau après des accidents de circulation et qui créée, par accident, des super-hommes. Si le récit est bien amené, j’ai eu du mal à accrocher au protagoniste principal qui traverse un peu le récit sans un réel développement psychologique intérieur, ce qui est dommage, vu le contexte. La troisième nouvelle, Division par zéro, est une farce de mathématicien. Si elle reste bien écrite, elle est un peu trop « technique » pour être vraiment agréable à lire.

L’Histoire de ta vie, portée à l’écran par Denis Villeneuve avec Premier contact, est à l’inverse un véritable chef-d’œuvre. Bien que très technique à nouveau (mais dans le domaine de la linguistique), la nouvelle met en scène un contact avec une civilisation extraterrestre qui n’a pas le même langage que nous, bien sûr, mais pas non plus les mêmes référents spatio-temporels. Et, en décryptant la langue de l’autre, la linguistique héroïne de la nouvelle accède également à la connaissance du futur dans son ensemble. Y compris l’histoire, forcément dramatique, de ses proches. Alternants les points de vue, cette histoire est d’une délicatesse et d’une poésie absolue. A lire obligatoirement.

Soixante douze lettres nous plonge ensuite dans un mix entre la recherche biologique et la kabbale. Beau texte, à nouveau, mais d’une faconde plus classique bien qu’il mixe des éléments qui, à ma connaissance, n’ont jamais été rapprochés. C’est sans doute la nouvelle la plus « cinématographique » du recueil, puisque Chiang y intègre des courses-poursuites et un véritable crescendo scénaristique là où ses autres nouvelles sont plus contemplatives. Pas dérangeant, mais un peu plus sage. Suit un court texte de deux pages signé par Chiang dans un revue à vocation scientifique pour donner un aperçu de ce que sera la recherche à l’époque des super-cerveaux ayant accès à la connaissance en temps réel. Pessimiste, mais amusant.

L’avant-dernière nouvelle, L’enfer, quand Dieu n’est pas présent, est un superbe texte qui part du postulat que les manifestations divines sont réelles, mais provoque des dégâts collatéraux. Pour un humain sauvé, les anges détruisent la vie de nombre de spectateurs malheureux. La nouvelle traite intelligemment de la crise de foi d’un homme dont la femme a été malheureusement tuée lors de l’apparition d’un ange. Il croisera d’autres « victimes » qui réagissent chacune à leur manière à la manifestation de Dieu sur Terre. Très intelligemment construit et, à nouveau, assez fataliste. Enfin, le dernier texte, Aimer ce que l’on voit pose de manière brillante la question des apparences et de l’amour. Aimons-nous quelqu’un pour ce qu’il est où pour son apparence ? Cette dernière façonne-t-elle le comportement de l’humain ou est-ce l’inverse ? Si la question n’est pas nouvelle, le traitement à travers les atermoiements d’une adolescente et les tentatives de récupération de ces « traitements » par l’industrie est une nouvelle fois amené de manière très maligne.

Vous l’aurez compris, il s’agit d’un recueil de nouvelles de haut vol. Je pinaille volontairement pour trouver à redire sur les quelques textes plus faibles, mais c’est réellement un plaisir de lecture de bout en bout. Finalement, le seul élément de l’écriture de Chiang qui m’a déranger est peut-être sa propension à trop verser dans la fascination technique. Si les sciences explorées (la linguistique, la mathématique, la physique, la doctrine religieuse, etc.) sont des moteurs évidents et utiles de ses nouvelles, il a parfois une tendance au verbiage techniciste qui gâche ça et là quelques pages. Mais bon, il est amplement pardonné au regard de la qualité de ses nouvelles par ailleurs. Chiang est la démonstration, plus encore que Ken Liu, qu’il existe encore toujours bel et bien un art de la nouvelle et qu’il ne faut pas forcément écrire des space opéras en 7 tomes pour toucher le lecteur. Bonne lecture, les amis.

La forteresse de coton

De Philippe Curval, 1967.

Publiée au départ dans la Blanche de Gallimard, La forteresse de coton est un texte hybride, quelque part entre la SF et la littérature intimiste, façon nouveau roman. Francis Berthelot, dans sa Bibliothèque de l’Entre-monde, publiée en 2005 et qui reprend La Forteresse de coton dans son catalogue, parle de transfiction. Je ne suis pas un spécialiste de la segmentation en genres littéraires, mais le terme correspond bien au bouquin de Curval. La quatrième de couverture précise que le texte résiste à toute catégorisation et c’est sans doute vrai. On est quelque part entre les genres, dans un récit intimiste sous acide.

La forteresse de coton nous raconte une histoire d’amour impossible entre Julien Cholles et Sarah, une inconnue qu’il croise sur les plages du lido, face à la sérénissime. Le récit labyrinthique nous apprends bientôt que Julien s’appelle également Blaise Canahan et que cette première rencontre, belle et violente à la fois, n’est qu’un épisode dans une histoire d’amour étrange que les deux protagonistes jouent depuis un certain temps déjà. Entre mensonges et faux-semblants, il faudra poursuivre notre lecture pour comprendre réellement qui sont ces personnages et ce qui les lie.

Curval, vieux de la vieille de la S-F française, collaborateur du légendaire Fiction en son temps, met sa très belle plume au service d’un voyage presque chimérique, entre les brumes vénitiennes et les sables turcs. Sa verve, poétique par moment, alterne entre fascination et dureté. Le texte est dès lors souvent intransigeant et requiert un degré d’attention certainement plus élevé qu’un roman classique. Ce simple fait, additionné à la temporalité bouleversée et à une construction du récit en poupées gigognes, font de La forteresse de coton une lecture exigeante et, sans doute, difficile d’accès.

Mais lorsqu’on entre dans le roman (et ce fut le cas pour moi dès les premières pages, avec la course-poursuite sensuelle, sexuelle, des deux amants dans les eaux de la lagune vénitienne), c’est aussi un très bon moment de lecture. Si l’on perd le fil de temps à autre, par exemple lorsque Blaise/Julien s’enfonce dans ses délires maniaco-dépressifs, l’ambiance délétère du roman, associée à une faconde stylistique brillante, donne une saveur très particulière à cette lecture. Je ne suis pas persuadé d’avoir parfaitement compris les tenants et les aboutissants de ce voyage littéraire (la première critique publiée sur Noosfère voit dans le choix des noms un parallèle biblique qui m’avait totalement échappé !), mais c’est certainement une expérience à tenter.

Confessions d’un automate mangeur d’opium

De Fabrice Colin et Mathieu Gaborit, 1999.

Deuxième titre du line-up de départ de la nouvelle collection poche « Steampunk » de Bragelonne, j’espérai que ce roman allait davantage me plaire que le très léger Club Vésuvius, dont il a déjà été question dans ces colonnes. Et la réponse est : oui et non. Écrire un roman à quatre mains est parfois un exercice ingrat. D’autant plus lorsque le choix est fait de développer deux personnages principaux, dont les histoires s’alternent de chapitre en chapitre. Car, dans ses conditions, il devient assez périlleux d’assurer une cohérence de style et de forme qui ne donne pas l’impression de lire deux livres à la fois.

Ici, Mathieu Gaborit (l’auteur des Chroniques de Crépusculaire) et Fabrice Colin (Winterheim) s’en sortent assez bien. Si l’un est plus sombre que l’autre (et je soupçonne fortement Colin de s’être chargé de la protagoniste féminine de l’histoire, dont le parcours est définitivement moins jojo), le cadre général est cohérent et on a effectivement un sentiment de progression de l’intrigue au fil des pages. Les Confessions d’un automate mangeur d’opium nous plonge donc dans un Paris fantasmé de la fin du XIXème, où la toute nouvelle Tour Eiffel partage le skyline parisien avec des engins volants marchant à l’éther, combustible ressemblant à une brume verte, dangereuse pour l’homme.

Dans ce cadre très steampunk (mérité cette fois-ci, contrairement au Club Vésuvius), une actrice de cabaret est confrontée à la mort d’une de ses amies, dont la chute d’un véhicule volant semble avoir été déguisé en suicide. Face à l’immobilisme de la police, elle décide d’enquêter elle-même sur ce qu’elle devine être un meurtre impliquant, peut-être, un automate pensant. Secondée par son frère, médecin à ses heures perdues, elle n’aura de cesse de débusquer les vrais coupables, au risque de sa propre vie et malgré des enjeux dont la complexité la dépasse. Les chapitres centrés sur Margaret, l’actrice, alterneront donc avec les chapitres centré sur Théo, le médecin, soit les aventures d’une Adèle Blanc Sec dévergondée à celles d’un dandy qui trouverait parfaitement sa place dans les romans de Pierre Pevel (cf. Le Paris des Merveilles).

Le tout s’enchaîne avec un brio certain, une écriture assez maîtrisée et des rebondissements allant crescendo. Mais dans ce cas, pourquoi ne suis-je qu’à moitié convaincu, allez-vous me dire ? Et bien peut-être la prétention du livre. Sorti pour la première fois en 1999, alors que la « mode » steampunk n’en était qu’à ses balbutiements de ce côté-ci de l’Atlantique, Confessions d’un automate mangeur d’opium sortait avec comme argument de vente d’être « le premier roman steampunk français« . Je ne sais s’il s’agit d’une volonté des auteurs ou d’un argument éditorial, mais il me semble que c’est mettre un peu vite de côté un certain Jules Verne, entre autres. Je sais bien qu’à l’époque de Verne le « steampunk » n’était pas du rétro-futurisme comme c’est le cas maintenant, mais simplement de la science-fiction, mais je trouve un peu malheureux de le passer sous silence, comme si Gaborit et Colin avaient inventé un genre.

Soit. Ceci ne serait qu’un point de détail si Confessions d’un automate mangeur d’opium avait été une œuvre phare, servant de modèle à un genre littéraire. Malheureusement, le bouquin ne fait que recycler les bonnes idées que des auteurs anglo-saxons avaient eu sur le sujet pendant les deux précédentes décennies, se contenant d’y ajouter une french touch un poil décadente. Je reproche donc au livre de ne pas prendre assez de risques. On y trouve de très bonnes idées (la partie où Margaret « habite » le corps de l’automate, par exemple, est très efficace par son côté oppressant et tragique) et d’intéressantes réflexions sur des questions d’actualité, comme les risques liés à l’intelligence artificielle. Mais, pour autant, le livre ne va pas jusqu’au bout de ces pistes et poursuit son petit bonhomme de chemin de manière relativement convenue. Je regrette, comme je l’ai fait il y a peu de temps avec Druide d’Olivier Peru, que certaines idées ne soient qu’esquissées pour finalement ne pas être exploitées dans la suite du récit. Le rôle du « créateur » de l’automate, démiurge complètement malade, a une fin tellement abrupte qu’elle est anti-climatique et un peu vaine dans la trame du récit, par exemple.

Mais bon, je pinaille. Le bouquin est agréable à lire et prenant malgré tout. Il ne marquera pas l’histoire de la littérature (même de genre), mais, pour finir, ceux qui le font réellement se comptent sur les doigts d’une main. Confessions d’un automate mangeur d’opium aura donc eu le mérite de me réconcilier avec la nouvelle collection poche de Bragelonne dont je testerai sans doute les prochains titres. En me laissant, malgré tout, un petit goût d’inachevé et de trop peu dans la bouche.

Perelandra

La trilogie cosmique, tome II

De C.S. Lewis, 1943.

Quelques jours après Au-delà de la planète silencieuse, j’ai donc terminé le second tome de la trilogie cosmique de C.S. Lewis, comme promis. J’avais conclu mon précédent avis en espérant que ce second tome gagnerait en puissance pour devenir ce qu’il est effectivement sensé être, un space-opéra classique. J’avais espéré, entre autres, que Lewis allait laisser tomber ses descriptions ampoulées et longuettes et, surtout, qu’il deviendrait plus subtil dans son allégorie chrétienne, comme il fut capable de le faire quelques années plus tard avec le Monde de Narnia. Mais… force est de constater que non.

Perelandra reprend l’histoire du premier volet quelques temps après la conclusion de celui-ci. Ransom, notre philologue de personnage principal, est contacté par l’Eldila (la divinité locale ? l’archange ? mère-nature ?) de Mars pour se rendre sur Perelandra, Vénus, afin d’assister les grands desseins de Maleldil (Dieu) et combattre, sur place, une attaque non-déterminée par l’Eldila déchu de la planète Terre (Satan, donc). S’en suivent 100 pages de descriptions souvent répétitives de la planète Vénus avant que ne débute réellement l’objet de ce livre : contrer les tentatives de corruptions de Satan envers l’Eve locale et, ainsi, éviter la Chute telle qu’elle nous est contée dans le premier livre de la Bible, la Genèse.

Voilà, en résumé, pour l’histoire. Et Lewis de tirer la ficelle pour tout de même tenir 350 pages avec ce scénar maigre comme un timbre-poste. C’est d’ailleurs, à mes yeux, l’un des principaux défauts du livre : ses multiples longueurs. La Genèse a l’avantage d’être courte (sérieusement, si vous prenez une Bible en main, vous serez surpris d’y voir que l’histoire de la Création, d’Adam et Eve et de la Chute du Paradis terrestre tiens sur une petite dizaine de pages) là où Perelandra se perd dans des méandres divers et variés.

Lewis, donc, en lieu et place d’être plus subtil, charge la barque côté prosélytisme. Et si les arguments qu’il développe ne sont pas inintéressants, ils auraient à mes yeux plus de place dans essai à portée religieuse que dans une fiction. Comprenez-moi bien : je n’ai rien contre la SF à portée philosophique, loin de là. La SF est même au contraire un formidable véhicule pour poser des questions importantes ou mettre en garde contre des dérives sociétales ou religieuse à travers une satire intelligente (la trilogie Les Royaumes du Nord de Philip Pullman est par exemple une passionnante charge contre les dérives du christianisme, en l’occurrence). Je n’ai, par ailleurs, rien contre le fait de lire des textes d’abstraction sur des thématiques philosophiques ou religieuses, de temps à autre. J’ai simplement du mal avec l’intrication de l’un dans l’autre.

Lewis n’est pas un manche : les dialogues entre le Malin, Eve et Ransom sont très bien menés et certaines questions traitées sont réellement des questions centrales dans le dogme chrétien. Simplement, l’artifice d’aller situer ces dialogues sur une Vénus très sci-fi des années 50 n’en fait pas un roman de SF. Perelandra est donc une curiosité à réserver aux esthètes de la SF, probablement encore davantage qu’Au-delà de la planète silencieuse qui, bien que lui-même peu entraînant, avait au moins le mérite de raconter une histoire. Du coup, le troisième tome (Cette hideuse puissance) de la trilogie, réputé le moins bon et le plus verbeux (!), descend assez loin dans ma PAL. Je le garde quand même, puisque je suis jusqu’au-boutiste, mais je vais d’abord tenter de me faire plaisir avec quelques autres titres avant de me lancer là-dedans.

Au-delà de la planète silencieuse

La trilogie cosmique, tome I.

De C.S. Lewis, 1938.

Premier roman de fiction rédigé par C.S. Lewis et premier tome de ce qui deviendra la trilogie cosmique (qui devait compter un quatrième tome, laissé inachevé par la mort de son auteur), Au-delà de la planète silencieuse accuse son âge. Rédigé comme une forme d’hommage aux grands textes d’H.G. Wells, que C.S. Lewis cite à plusieurs reprises dans l’incipit et le corps du texte, ce premier tome en prend en fait le contrepied exact. Alors que l’extra-terrestre est forcément vil chez Wells (des morlocks de la Machine à explorer le temps aux martiens de la Guerre des mondes), c’est l’homme lui-même qui, dans Au-delà de la planète silencieuse, est source du mal.

On suit dans ce premier opus les aventures de M. Ransom, philologue de son état, kidnappé par une connaissance de jeunesse pour servir de sacrifice humain sur une lointaine planète après un éprouvant voyage inter-stellaire. Mais Ransom parvient à s’échapper et sympathise avec les peuplades indigènes (non-humanoïde) grâce à ses facultés linguistiques. Il sera alors convoqué par la divinité locale qui cherche à comprendre qui sont ces hommes venus d’une lointaine planète ou, plutôt, quels sont les motifs qui les poussent à des comportements incompréhensibles à leurs yeux.

Et… c’est à peu près tout ce qui se passe dans ce premier tome. Malgré ses maigres 250 pages, en gros caractères, dans l’édition poche de Folio SF, Au-delà de la planète silencieuse cache mal ses défauts d’écriture et de rythme. Lewis, jusque là, s’était essayé à la poésie, aux essais universitaires et à l’apologétique chrétienne, mais pas encore au roman. Et l’on sent qu’il a du mal à trouver un rythme dans ses écrits, alternant maladroitement les dialogues et les scènes plus introspectives. Lewis se perd d’ailleurs plusieurs fois dans des tentatives de description d’expérience sensorielle qui sont plus frustrantes et inutiles que réellement éclairantes pour l’intrigue ou le développement des personnages.

S’il tente de rester proche d’un rythme lent et descriptif, comme celui qu’H.G. Wells adopte dans la guerre des mondes, il le fait, je le répète, avec moins de bonheur. D’autant plus que 40 séparent les deux textes, 40 ans qui ont vu la société et le lectorat se moderniser drastiquement, ce qui aurait dû avoir un impact important sur un texte d’anticipation. Mais c’est là que nous abordons la vraie question de cette critique : Au-delà de la planète silencieuse est-il réellement un roman d’anticipation ? Si, comme son collègue et ami J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis précise bien que son roman n’est en rien une allégorie, peut-on réellement le croire sur parole ?

Tous les lecteurs un peu attentifs vous confirmeront que le Monde de Narnia, au-delà d’être une formidable série de livres pour enfant, sont également une parabole chrétienne où le lion Aslan endosse volontiers le rôle de Dieu. C’est d’autant plus clair quand on lit les deux derniers tomes rédigés par Lewis, qui sont chronologiquement le premier et le dernier tome du Monde de Narnia : ces tomes servent respectivement de genèse et d’apocalypse à son univers. Et, finalement, Au-delà de la planète silencieuse joue sur le même registre, mais avec des ficelles nettement moins subtiles. Ransom, lorsqu’il découvre les différents habitants de Mars (car c’est bien sur Mars qu’il se rend) se rend petit à petit compte qu’il côtoie en fait ce qui s’approche le plus du paradis terrestre (celui-ci ayant disparu des millénaires plus tôt suite à la trahison d’un des êtres supérieurs, enfermé depuis lors sur Terre). Il n’y a qu’un pas, facilement franchi, à tracer un parallèle entre « l’entité supérieure » en charge de chaque planète et un archange, aidé dans sa mission ordonnatrice par un peuplade d’êtres de lumière difficilement visibles que l’on pourrait qualifier d’anges. Et tout ce beau monde de suivre les préceptes d’un être immatériel, qui est partout et nulle part à la fois et qui incarne la connaissance, l’ordre et le pardon. Dieu, donc.

Ajoutez à ceci le fait que « l’être supérieur » (l’Eldila dans le texte) de la Terre est celui qui a suivi la mauvaise voie (Satan, Lucifer, peu importe son nom) et vous avez donc un roman qui nous parle de la chrétienté sans jamais vouloir la nommer. C.S. Lewis lui-même intervient à la fin du roman, lorsque l’on comprend qu’il est en fait le narrateur de cette histoire, pour nous expliquer à demi-mot qu’il a choisi, en accord avec le fictif Ransom, de rédiger un texte de fiction pour faire passer son message en espérant toucher un public plus large. Dans le roman, l’idée est de prévenir l’humanité de l’imminence d’un conflit interstellaire. Mais le message pourrait, pour le même prix, être la révélation chrétienne. Lewis lui-même était à ce moment de sa vie un converti récent. Ce n’est qu’en 1931, sous l’influence notamment de Tolkien et de quelques autres, qu’il se converti au christianisme (de confession anglicane). Et, comme chacun le sait, il n’y a pas pire prosélyte qu’un nouveau converti.

Par ailleurs, on peut douter également de son refus de l’allégorie quand on lit le roman avec une connaissance du contexte historique. Lewis, comme Tolkien à nouveau, a connu les tranchées de 14-18. Nous sommes en 1938 quand il publie ce premier tome de sa trilogie cosmique en devenir. Il assiste, impuissant, à la montée du nazisme en Allemagne et, plus généralement, du fascisme sur le vieux continent. Et c’est là le mal, la source de la guerre cosmique qui se prépare dans son univers de fiction. Difficile de ne pas voir dans la volonté de l’un de deux autres humains présents dans l’histoire, le physicien responsable du voyage, ces thématiques nationalistes qui occupent l’Europe à la veille de la deuxième guerre mondiale. Influencé par le colonialisme, il entends asservir les martien au profit de la race humaine, qu’il veut immortelle en tant que concept (et non en tant que somme d’individus). Le Reich de mille ans n’est pas bien loin. Le parallèle, à nouveau, est  donc assez grossier. Si toutes ces thématiques seront reprises plus tard dans le Monde de Narnia, elles le seront de manière nettement plus logiques, subtiles, et s’intègreront bien davantage dans le récit.

Au-delà de la planète silencieuse est donc un roman intéressant pour y voir les débuts romanesques de son auteur. Dans l’histoire de la littérature fantastique anglaise, c’est certainement une œuvre importante de par sa diffusion et l’influence qu’elle exercera sur des générations successives d’écrivains qui seront plus touchés par la SF de la trilogie cosmique que par la fantasy de Narnia. En ce sens, il est salutaire que Gallimard, à travers sa collection Folio SF, ait republié cette trilogie considérée comme un classique, avec une nouvelle traduction, alors qu’elle n’avait plus été publiée en français depuis le milieu des années 60. Est-ce pour autant un bon livre ? La somme de ses faiblesses l’emporte malheureusement sur l’intérêt qu’il peut avoir et je ne peux donc que le déconseiller au lecteur qui s’intéresse à la SF en dilettante. Personnellement, j’enchaînerai quand même avec le deuxième tome, Perelandra, sorti quelques années plus tard, afin de vérifier si les scories de jeunesse, sur la forme comme sur le fond, s’effacent au profit du space-opéra que ce premier tome aurait pu annoncer.