MIND MGMT

De Matt Kindt, 2012-2015.

Il y a bien longtemps en ces lieux, je m’exprimais déjà sur un autre comics indé de Matt Kindt, Du sang sur les mains, également publié aux formidables éditions Monsieur Toussaint Louverture. Prenons d’ailleurs quelques minutes, avant d’entrer dans le vif du sujet, pour une fois encore féliciter en encourager ladite maison d’édition. Née de rien il y a quelques années (de l’amour de l’impression, en fait, et d’un goût certain pour la littérature américaine sous toutes ses formes), l’éditeur a grandi pour s’imposer maintenant avec un catalogue cohérent, intelligent et accessible, tant en romans (avec de belles éditions grand format luxueuse suivie de version semi-poche très abordables) qu’en BD/comics.

Et c’est un véritable travail d’orfèvre qu’ils ont dû réaliser sur l’édition en trois tomes omnibus du roman graphique de Kindt. Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris était déjà un exploit d’adaptation, justement reconnu à Angoulême. Et bien l’équipe de Toussaint Louverture réédite la performance avec l’adaptation de MIND MGMT. Chaque centimètre carré de chacune des planches est exploité par Kindt qui y glisse volontiers des indices, des explications ou des élucubrations diverses. Et l’adaptation française reprend cela à merveille sans rien entamer de la mise en page très recherchée et parfois carrément déstructurée de Kindt. Graphiquement, l’auteur continue d’exploiter le filon entamé avec Du sang sur les mains et son crayonné tantôt esquissé, tantôt plus travaillé. Le dessin a cependant plus d’ampleur et plus de constance que dans l’œuvre précédente et on sent bien la patte artistique qui se dégage. Au-delà des personnages, de leurs expressions faciales souvent fort bien rendues et dynamisme du trait, on retiendra cependant surtout un travail de mise en page aussi osé que significatif dans le récit.

Et qu’en est-il, de ce récit, justement ? Et bien c’est sans doute mission impossible que de le résumer en lui faisant honneur. En effet, MIND MGMT est un récit à tiroirs, où chaque vérité en cache une autre, progressant de digression en digression et d’époque en époque (évidemment pas dans un ordre linéaire). Le récit s’ouvre sur le quotidien de Meru, une autrice/journaliste en manque d’inspiration qui décide d’enquêter sur l’affaire étrange d’un vol à bord duquel tous les passagers ont perdu la mémoire, à l’exception d’un enfant et d’un passager qui semble avoir disparu à l’atterrissage. Bien vite, elle se lance en quête de ce dernier pour comprendre ce qui est arrivé. Mais avant d’atteindre son but, elle est contactée par des agents du FBI qui semblent s’intéresser très fort à ses recherches et est, parallèlement, poursuivi par deux tueurs que rien ne semble arrêter.

Derrière tout ceci, on comprend vite que se cache une organisation secrète, le Mind Management, qui regroupe des individus divers qui présentent un « don » (influencer les autres, lire l’avenir, persuader par le chant, effacer la mémoire, etc.) Ces « mutants » semblent cependant avoir été abandonné par leur pays, après que l’un d’eux ait causé un massacre ayant emporté la moitié des habitants de Zanzibar une quinzaine d’années plus tôt. Et c’est précisément cet ex-agent en fuite que Meru tente de retrouver sans le savoir…

Complot, espionnage, super-pouvoirs, amnésie, action et réflexion sur la nature humaine sont au programme de ce comics indépendant. Partant d’un postulat courant dans le genre, des mutants à la X-Men, MING MGMT traite son sujet de façon adulte, sombre et souvent mélancolique. S’il y a bien sûr un secret à découvrir, un méchant à affronter, c’est surtout le parcours initiatique de Meru et de ses quelques alliés qui est au cœur de la BD. C’est la véritable force de MIND MGMT : à travers ses indices savamment distillés au fil des planches, c’est un véritable drame humain qui se joue. Les motifs qui animent les personnages les remettent à notre niveau : vengeance, amour, soif de démontrer sa supériorité, faiblesse, abandon. Voilà qui ramène ces super-héros potentiels à ce qu’ils sont fondamentalement : des types comme vous et moi qui n’ont pas forcément choisi ce qui leur arrivait et qui n’ont pas la possibilité de faire machine-arrière, leur mutation les rendant par trop différents. Le parallèle avec X-Men est évident, mais le traitement est réellement différent : beaucoup plus adulte, conscient de soi.

Cependant, je dois bien l’avouer, MING MGMT, auréolé de son statut de perle de la BD américaine indépendante, ne m’a pas convaincu à 100%. Verbeux par moment, parfois un peu fatiguant à lire à tel point les planches peuvent être chargées d’informations parasites (dont on a peur qu’elle nous échappe, nous privant ainsi d’une clé de compréhension essentielle, alors qu’elles sont souvent anecdotiques), j’ai eu un peu de mal à entrer dans le récit et à réellement me sentir concerné par le devenir de Meru. Comprenons-nous bien : c’est de la très bonne BD, intelligente et bien écrite. Mais le scénario est parfois tellement (volontairement) déconstruit, faisant ressembler l’ensemble à une grande poupée gigogne dont on aurait mélangé les morceaux (je sais, c’est impossible, mais je n’ai pas trouvé mieux comme image !), que je me suis un peu paumé de temps à autre et qu’il a fallu faire un effort pour retourner dedans. Or, une lecture ne devrait pas demander d’effort inutile.

Comprenez-moi bien : le propos d’une œuvre peut être complexe et la compréhension malaisée (j’ai essayé de lire Arendt dans le texte plusieurs fois déjà, mais mon petit cerveau n’est malheureusement pas assez développé pour suivre !), ce n’est pas un souci. Là où j’ai du mal, c’est quand l’effort  requis devient un gimmick : c’est de la BD intelligente car il faut faire un effort pour comprendre. Non : Shangri-la est de la BD particulièrement maligne et sa lecture est autrement plus fluide (alors que les concepts traités sont tout aussi sérieux, sinon plus). Bref, je crains que Kindt ne se soit un peu perdu dans des circonvolutions très chics, mais qui desservent son propos et, plus globalement, l’œuvre qui nous occupe aujourd’hui. Je passe rapidement également sur le dénouement qui est un ton en deçà des deux premiers tomes et qui semble à contrario un peu facile.

Retenons simplement que MIND MGMT est certainement une bonne BD, dont la patte graphique et la richesse du scénario valent certainement le détour. Je trouve seulement dommage que son auteur ait probablement un peu exagéré le côté « regardez-moi, je fais de la BD underground intellectuelle !« . L’œuvre aurait été un film (je ne le dis pas au hasard, bien sûr, les droits d’adaptation ayant été acheté depuis longtemps), on l’aurait dit calibré pour le Sundance. On a connu pire comme référence. Mais on a aussi connu mieux, comme bilan final.

Shangri-la

De Mathieu Bablet, 2016.

Je ne parle que très rarement de BD en ces colonnes. Et encore moins de BD franco-belge. Je me dois cependant de faire une exception (bientôt suivie par d’autres : je suis très BD/Manga/Comics en ce moment !) pour l’excellent Shangri-la, de Mathieu Bablet. Repéré il y a déjà quelques années sur les étals de mes marchands de culture favoris, j’avais résisté jusqu’il y a peu. La publication récente du nouvel opus de l’auteur, Carbone et Silicium, sur lequel je reviendrai bientôt, m’a cependant fait craqué. Pensant que l’un précédait l’autre (ce qui n’est pas du tout le cas, il s’agit bien d’œuvres totalement distinctes), j’ai donc acheté ce très bel objet qu’est Shangri-la.

Et c’est un gage du bonheur de lecture que j’en ai tiré que de savoir que j’ai donc acheté Carbone et Silicium dans la même librairie quelques jours après, ayant à peine digéré la claque que fut Shangri-la. La première chose qui frappe à la lecture de Shangri-la est bien sûr le dessin. Bablet a une maîtrise évidente de son art et chaque planche, construire selon un découpage aussi subtil que précis, frise avec l’œuvre d’art. La tonalité chromatique est particulièrement splendide, variant du jaune-orangé pour les plans à l’intérieur de la station orbitale au bleu-violet des sous-sols et des extérieurs dans l’espace. Je transmets mal, par l’écrit, le plaisir qu’on les yeux de parcourir ces variations de couleurs, allant d’un détail à un autre. Je vous invite donc de demander à Google ce à quoi ressemble le dessin et sa mise en couleur si particulière de Shangri-la

Bablet a également la particularité d’être un dessinateur avec une dualité claire dans son trait. Si ses décors sont millimétrés, précis, tout en lignes de fuite, en architectures froides et angulaires, il n’en est rien de ses personnages. Ceux-ci ont des physiques et des gueules parfois approximatives, à la façon, d’une certaine manière, d’un Bill Plympton. Ces gueules cassées expriment cependant à merveille les sentiments qui les traversent, l’expérience qu’ils vivent dans le récit. Bablet, âgé d’à peine 29 ans à la sortie de l’album, ce que n’ont pas manqué de remarquer nombre de critiques au Festival d’Angoulême de cette année-là, fait preuve d’une maturité dans le trait et d’une minutie qui le place parmi les plus grands dessinateurs actuels de la BD franco-belge (oui, pas de demi-mesure). D’ailleurs, le jury d’Angoulême ne s’est pas trompé puisque Sangri-la était dans la sélection officielle alors qu’il s’agissait seulement du deuxième album en solo de son auteur.

Mais Shangri-la, c’est aussi une superbe histoire de SF. Les humains, après avoir bousillés la Terre, vivent dans quelques grandes stations orbitales en attendant des jours meilleurs. Ils y sont confrontés à la toute puissante de la société Tianzhu Enterprise, qui possède la station, mais également tous les objets de consommation de masse que les habitants souhaitent pour leur « bien-être » (smartphone, tablette, machine à café, etc.) Dans ce contexte, un petit groupe d’ami opère dans l’espace pour réparer de petits satellites de recherche de la maison mère qui semblent présenter des avaries inédites. Bien vite, leur mission s’avère plus complexe et dangereuse qu’initialement prévue et les amis en question seront confrontés à des choix qui changeront leur vie…

Derrière cette accroche qui a l’air très classique, Bablet ratisse relativement large. On croisera donc dans Shangri-la une réflexion de fond sur le spécisme, sur la dictature douce, sur le racisme comme ciment du pouvoir, sur le prix de la révolte, sur l’eugénisme ou encore sur la folie du scientisme. Rien que ça. Et la multiplication de ces idées dans un œuvre d’une taille finalement assez modeste aurait pu donner une bouillie informe. Ce n’est pas le cas : chaque élément, pensé, ciselé, est rendu avec justesse et de manière naturelle dans le récit, faisant de Shangri-la l’une des plus belles, tristes et justes dystopies qu’il m’ait été donné de découvrir ces dernières années. Et Dieu sait que j’en lis un paquet ! Du propre aveu de son auteur, l’excellent Planetes de Makoto Kamimura et Universal War One font partie de ses influences majeures, au même titre que les œuvres d’Otomo ou, dans un style différente, de Mike Mignola. Difficile de faire mieux, comme référence, surtout lorsque l’on s’attaque à un genre aussi codifié, balisé et exploité que la SF dystopique.

Pourtant Bablet, malgré sa relative maigre expérience au moment de l’édition de cette seconde BD et malgré ses influences qui frisent toutes avec le génie, parvient à livrer une œuvre aussi intense que réussie, aussi personnelle que grand public. Shangri-la est une superbe BD, une lecture dont je me souviendrais longtemps et qui peut tout à fait me réconcilier avec le monde de la BD franco-belge que je n’avais plus pratiqué depuis de nombreuses années (autrement que pour me procurer des classiques souvent datés de plusieurs décennies). Perdu au milieu des productions honnêtes mais interchangeables de Soleil, de Dargaud et de Dupuis, Shangri-la, publié par Ankama sous son label 619, est plus qu’une découverte : c’est une révélation. Si vous aimez un tant soit peu la SF intelligente (bon, ok, pas drôle), alors faites-moi confiance : jetez-vous dessus au plus vite. On tient là un « instant classic« , comme disent nos amis anglo-saxons.

Défaillances systèmes

Journal d’un AssaSynth – 1

De Martha Wells, 2017.

(Mes excuses pour le long silence. Je suis noyé dans le travail, mais j’essaie encore de lire un peu chaque jour. Et je suis donc méchamment en retard sur mes avis. Essayons de se rattraper).

Publié dans un très beau format chez l’Atalante, la première novella du cycle de l’AssaSynth de Martha Wells a débarqué sous nos latitudes il y a deux ans déjà, auréolée de son triple prix Hugo/Locus/Nebula (le tiercé gagnant, à tous les coups !). J’avais résisté pendant longtemps à l’impulsion d’achat, mais quand je l’ai trouvé il y a quelques temps en occaz à un prix très raisonnable, je n’ai évidemment pas hésité bien longtemps. Et j’ai bien fait.

En résumé, il s’agit d’une histoire de SF classique. Un androïde est chargé de la surveillance d’une mission scientifique sur une planète X. Pas de chance, la mission en question est rapidement menacée par des externes indéterminés. Rapidement, on se rend compte qu’il semble s’agir d’une mission concurrente, elle-même accompagnée de plusieurs androïdes de combat du même type que celui qui accompagne le groupe d’humains que l’on suit. Cette unité de combat/surveillance, répondant au doux nom de SecUnit (pour unité de sécurité) est le personnage principal de Défaillances systèmes et son véritable attrait.

En effet, si les ressorts scénaristiques sont relativement classiques, c’est bien le personnage principal du récit qui est au cœur du propos de Martha Wells. SecUnit, qui semble avoir une personnalité féminine bien que cela ne soit jamais réellement tranché, a en effet une particularité : elle a hacké son propre système de sécurité pour ne plus être l’esclave des humains qui l’emploient. Un autre auteur que Martha Wells aurait fait de SecUnit le porte-drapeau d’une libération du joug esclavagiste, mais ce n’est pas du tout l’intention de SecUnit. S’il fallait la qualifier en termes humaines (car, après tout, comme n’importe quel androïde, SecUnit a bien un corps humanoïde avec des traits humains sous son armure de protection), il serait opportun de décrire SecUnit comme un misanthrope renfermé. Elle n’aime pas la proximité des humains, ne souhaite pas partager leurs problèmes et leurs préoccupations. Depuis qu’elle a fait son verrou système, SecUnit continue à faire son boulot, son taf. Ni plus, ni moins. Pas d’attachement aux humains qui l’emploient, pas de vague ou de velléités d’irrédentisme ; elle n’a pas l’intention d’attirer l’attention de son fabriquant et d’être mise à jour pour redevenir une simple machine.

Et que fait SecUnit avec sa liberté de pensée gagnée un peu par hasard ? Et bien elle est bien contente d’être reléguée dans la soute du vaisseau spatial, avec le reste de l’équipement technique, à regarder des télénovelas dans sa banque de données média. Car les sentiments humains la fascinent, même si elle n’a pas l’intention de les partager. Évidemment, le récit, qui fait également la part belle à l’action entre androïdes de combat, la forcera à sortir de sa réserve et dévoiler son libre-arbitre, avec toutes les conséquences que cela peut avoir auprès de ses employeurs humains forcément esclave de leurs sentiments.

En résumé, Défaillances systèmes est donc un texte malin, qui éclaire une trame classique avec un personnage improbable. Dans la grande tradition des robots misanthropes et dépressifs (Marvin, dans H2G2, par exemple), SecUnit est aussi drôle à découvrir qu’intéressant à suivre. Son parcours vers la liberté qu’elle craint promet de belles choses dans les volumes suivants (trois autres romans courts et un roman plus conséquent, toujours chez l’Atalante). Espérons que ces suites, elles aussi auréolées de nombreux prix, soient à la hauteur de mes attentes après cette belle entrée en matière.

La réserve des lutins

De Clifford D. Simak, 1968.

Je poursuis ma découverte de l’œuvre désormais méconnue de Simak. Quelques semaines après La Planète Shakespeare, j’enchaîne donc avec un autre roman tardif de l’auteur américain : La réserve des lutins. Il y est toujours question d’exploration spatiale, d’extra-terrestres … et de Shakespeare. Mais également de lutins, de banshees et d’un dragon, pour faire bonne mesure et intégrer quelques éléments de fantasy dans un récit qui sent bon la bonne vieille SF de papy. Le roman se lit facilement, d’une traite, et présente les mêmes points positifs et les mêmes défauts que La Planète Shakespeare, malheureusement.

On y suit les péripéties du professeur Maxwell, revenant d’un voyage interstellaire qui ne s’est pas déroulé comme prévu et qui découvre avec un certain déplaisir que ses amis l’ont enterré il y a quelques semaines. Il parvient cependant à charmer la jeune assistante qui occupe désormais son appartement dans le quartier de l’université, réussit par ailleurs à amadouer son tigre de compagnie et en profite pour les embarquer tous deux dans une quête visant à comprendre le pourquoi de la situation. Il comptera pour cela sur l’aide de deux vieux compagnons, un homme de Cro-Magnon érudit importé par la Division du Temps de l’université et… un fantôme bien mystérieux. La petite troupe devra déjouer les ambitions interstellaires d’une race extraterrestre désagréable (une sorte de grande vessie remplie d’insectes se déplaçant sur une roue organique) et résoudre les problèmes de voisinage des lutins de la réserve magique, qui n’ont de cesse de se disputer avec ces fichus trolls.

Ça fait un peu beaucoup, non ? Au moins ne peut-on reprocher à Simak d’avoir une imagination limitée. Et c’est là le problème. Si le tout est très amusant et si les rebondissements nous portent de pages en pages et de chapitres en chapitres, les dialogues servant le tout avec une certaine verve amusée, l’ensemble est tout de même un peu bancal. Simak, dans Demain, les chiens, avait pourtant réussi à se contenir et à poursuivre une seule idée et ses conséquences (il est vrai, nettement plus mélancoliques que dans le roman qui nous occupe aujourd’hui) sur plusieurs millénaires. Ici, le lecteur et les protagonistes n’ont pas le temps de souffler.

Et à force de mêler diverses intrigues l’une dans l’autre, aucune ne semble réellement prendre le dessus et un sentiment de gâchis général pointe le bout de son nez lorsque l’on tourne la dernière page. De nombreuses pistes, évoquées pendant quelques pages et abandonnées sans autre forme de procès, sont jetées en pâture au lecteur sans y revenir. La règle bien connue en dramaturgie du fusil de Tchekhov créée pourtant une attente légitime de la part du lecteur : pourquoi évoquer tel ou tel élément si ce n’est pour ne rien en faire en définitive ? Enfin, je suis un peu injuste : Simak essaie bien de renouer les différents fils entre eux dans un final expédié en quelques pages. Mais l’ensemble sonne, il faut bien se l’avouer, un peu forcé. Artificiel.

Je me doute bien sûr que mon commentaire ci-dessus est inutilement acerbe. Simak souhaitait surtout amuser son lecteur, l’embarquer sur une montagne russe de situations invraisemblables et d’exotismes divers empruntés à la fantasy populaire ou à la SF des magazines pulp des années 50. Et c’est bien ce que propose La réserve des lutins. En cela, le roman est une réussite, en définitive. Comme je le disais : on ne s’ennuie pas et le principe du page-turner avec le crescendo en fin de chapitre fonctionne. Me souviendrais-je cependant de ce roman dans quelques années ? Dans quelques mois ? Rien n’est moins sûr. A nouveau, comme pour Planète Shakespeare, il faut se rendre à l’évidence : La réserve des lutins est à réserver aux curieux ou aux afficionados du style Simak. A ceux qui veulent une tranche d’évasion rétro pétaradante !

Ravage

De René Barjavel, 1943.

Barjavel, Barjavel… Voilà un auteur que je n’avais plus lu depuis mon adolescence. Je me souviens encore du Grand Secret et de la Nuit des Temps que j’avais trouvé passionnants du haut de mes 12 ou 13 à l’époque. Licencieux aussi, puisque Barjavel était, dans mon souvenir, un fervent défenseur de l’amour libre. Ces lectures, avec les sages descriptions charnelles de Christian Jacq dans ses diverses œuvres égyptiennes, sont des souvenirs de lecture que je conserve encore dans un coin de ma tête depuis plus de 25 ans maintenant. J’avais donc un apriori favorable en prenant Ravage entre les mains, mâtiné sans doute d’une certaine crainte de ne pas y retrouver l’impact de mes souvenirs. Sur le papier, en plus, le livre à tout pour me plaire : vendu comme de la SF (ou, en tous les cas, comme de l’anticipation), contexte apocalyptique, texte pionnier, etc.

Puis vint la lecture de ladite œuvre. Le malaise qui s’en suivi. Et quelques recherches pour vérifier si rien ne m’avait échappé. Évacuons le résumé du scénario rapidement : François Deschamps est un jeune ingénieur de province qui monte sur Paris rechercher sa belle en l’an de grâce 2052. La société a évolué vers le tout automatique et le tout industriel, les villes s’étant élevées dans les cieux sans parvenir à réduire les inégalités de classe, plus importantes que jamais. La belle en question, Blanche Rouget, du haut de ses 17 ans, a cependant succomber aux attraits des médias tout puissants. Elle doit devenir une starlette de la radio (le média tout puissant en question). Le conflit latent entre l’ingénue, l’intriguant producteur qui essaie de la mettre dans son lit et son donjuan provincial, grand, musclé et fort semble être le nœud de l’intrigue, entrecoupé de quelques passages édifiants où Barjavel glose sur les évolutions de la société future qu’il imagine.

Puis vient la catastrophe : la grande nation noire de l’Amérique du Sud, établie par des descendants des esclaves africains chassés des États-Unis, déclare la guerre au monde. Grâce à une technologie inconnue, ils parviennent à mettre à mal tous les outils et instruments fonctionnant à l’électricité. La société verse alors rapidement dans le chaos. François prend à ce moment la tête d’une équipe de survivant pour quitter la ville foyer d’infection et de mort pour tenter la traversée de l’hexagone à pied et rejoindre ainsi sa Provence natale où il espère un retour à la terre et à un bon sens agraire. Ce qu’il achève en devenant dans une dernière partie plus courte une sorte d’autocrate semi-religieux pour tout le Sud de la France.

Et je vous assure que j’ai édulcoré au maximum les deux derniers paragraphes pour éviter de choquer les âmes sensibles. Ce que je ne vais plus faire à partir de maintenant. Ravage est un mauvais livre. Il n’y a pas d’autre façon de le dire. Si, en fait. J’aurais pu utiliser le terme de torchon. Raciste, misogyne et ayant des relents de Vichy-sme tellement puissants que c’est à se demander si l’ouvrage n’est pas une commande du Maréchal lui-même. Pour être honnête, lorsque j’ai fermé le bouquin, avec le même sentiment dérangeant dans le ventre qu’en fermant Rêve de Fer il y a quelques années, je me suis demandé si je n’avais pas simplement mal compris le message. Si l’ironie de l’ensemble ne m’avait pas échappé. Si la critique acerbe (et parfois amusante, il faut le concéder) que Barjavel fait de la société de 2052 n’était pas simplement poussée à l’absurde dans le régime rétrograde et obscurantiste mis en place à la fin du roman par son héros. C’est la thèse des ardents défenseurs de Barjavel, en tous les cas.

Mais… Force est de constater que si moqueries il y avait au début du roman, parfois d’ailleurs assez gauches et simplistes, le ton de la fin du livre est on ne peut plus sérieux. Le parallèle avec Rêve de fer est frappant : le livre de Spinrad n’est jamais drôle. Il est horrible de bout en bout. Son exagération et son mécanisme fasciste poussé à l’extrême indique clairement au lecteur qu’il s’agit d’une satire. D’une allégorie aussi affreuse que vomitoire, mais d’une allégorie malgré tout. Barjavel, de son côté, se veut presque prophétique quand il transforme son François en figure tutélaire, en autorité morale d’un régime autocratique inspiré de quelques principes de la chrétienté défigurés par une morale puante. L’homme de demain, paysan par essence, se doit d’avoir plusieurs femmes dont le rôle se limite à beaucoup enfanter. Les livres sont brûlés car responsables de la dégénérescence de la saine société proche de la nature. L’écriture et la lecture sont prohibés comme distractions parasitaires, sauf pour la classe des dirigeants, les meilleurs des hommes qui ont pour mission de mener leur cheptel sur le chemin vertueux de la société de demain. Soit le manuel du parfait retour à la terre voulu par Pétain en 43, date à laquelle le livre est édité chez Denoël, l’éditeur des écrits les plus horribles de Céline. Ravage a même eu droit à une prépublication épisodique dans Je suis partout, célèbre publication collaborationniste dont la plupart des auteurs ont été mis au ban de la société à la fin de la guerre.

Les analyses que j’ai pu lire ici et là (dont le très bon article d’ActuSF sur le sujet) ont tendance à limiter le discours fascisant à la dernière partie du roman. Pourtant, et même si les premières parties n’épargnent l’inefficacité de l’État (et critiquerait donc partiellement l’administration vichyssoise ?), François Deschamps est un personnage à la moralité douteuse dès le départ. Rejetant les scories de la vie facile, par opposition au producteur véreux, petit et informe (Barjavel n’a pas osé l’affubler d’un patronyme juif, heureusement…), l’homme fort du roman est dès le départ tourné vers le passé, insensible au doute ou à la remise en question, foncièrement misogyne et violent. A aucun moment du roman recourir au meurtre pour défendre ses intérêts ne lui pose le moindre problème. Il va même jusqu’à tuer un de ses compagnons qui s’est endormi sur son quart sans autre forme de procès et sans autre conséquence. Et je ne vous parle évidemment pas de l’usage répétitif du mot nègre en début de roman (qu’il faut replacer dans son contexte, il est vrai).

Cette apologie de l’homme providentiel, qui guidera le peuple par son bon sens paysan et son rejet du modernisme, est un trait commun de tous les régimes fascistes. La nostalgie des temps heureux que l’on doit retrouver quel qu’en soit le prix est une idéologie qui fait froid dans le dos. Et Ravage ne dit rien d’autre, ni dans sa forme ni dans son fond. Je ne comprends pas, dès lors, que le bouquin soit encore au programme de temps d’écoles et de lycées comme un exemple français de SF avant l’heure. Sans vouloir paraphraser le bon article d’ActuSF auquel j’ai déjà fait référence, Ravage est un livre d’anticipation médiocre. Les quelques traits futuristes, souvent grossiers et irréfléchis (la SF a pour vocation de présenter un futur réaliste, sinon cela devient de la fantasy), sont balayés par une société très 1940 dès que les protagonistes quittent Paris. Une fois les voitures volantes crashées au sol, le « futur » présenté par Barjavel se limite aux expériences architecturales moquées de Le Corbusier et à quelques gimmicks dont l’utilité est discutable (conserver ses défunts à domicile sous une forme embaumée, le développement d’une cure électrique qui donne des pouvoirs aux aliénés, etc.)

S’il faut trouver une valeur au bouquin, c’est sans doute l’imagerie qu’il développe dans ses secondes et troisièmes parties, lorsque les villes tombent dans le chaos et lorsque les protagonistes traversent une France ravagée par le feu et les épidémies. On y trouve, c’est vrai, les échos des récits post apocalyptiques modernes qui rencontrent tant de succès ces dernières décennies. En cela, le livre est en effet plus brut et explicite que ses illustres pairs que sont 1984, Le Meilleur des Mondes ou encore le Nous Autres de Zamiatine. Cependant, là où ces trois livres sont peut-être plus sages dans leur récit, ils sont éminemment plus intelligents dans leur propos. Il n’y a que peu de mise en garde dans Ravage : il y a un programme politique. Et c’est celui, rétrograde, décrié et dangereux, du pétainisme.

J’aimerais finir cette chronique en exprimant mon étonnement. Je ne saisis pas que Ravage soit encore régulièrement présenté comme un exemple de science-fiction française, comme un précurseur. Barjavel, discret sur le sujet après avoir été blanchi après-guerre de toutes accusation de collaboration, s’est bien gardé de remettre les mêmes idées dans ses ouvrages suivants. Le Grand secret ou la Nuit des temps remettent également en cause le culte de la modernité, mais ils ressemblent beaucoup plus à des délires de vieux soixante-huitards, où l’amour libre et la foi en l’humain ont autant de valeur que la mise en garde contre les abus des technologies. Barjavel n’est pas Céline, bien sûr. Il n’a pas écrit Bagatelles pour un massacre. Mais Ravage est clairement le produit de son temps et défend, de manière il me semble totalement éhontée, une idéologie infamante. S’il est intéressant de le lire pour comprendre comment un contexte peut produire aussi un roman de genre, il n’en demeure pas moins que c’est un mauvais livre. De la science-fiction cheap, des personnages inintéressants et un message d’un autre temps. La science-fiction, même française, a produit nombre d’autres livres nettement plus riches, intéressants et qui nous forcent à réfléchir aux problèmes d’aujourd’hui à travers une satire d’un demain potentiel. Que ces messieurs (et dames, bien sûr) qui font les programmes officiels de l’enseignement s’en souviennent et laissent de côté les œillères qui les aveuglent sur une littérature « de genre » qu’ils méprisent autant qu’ils ne la saisissent pas. Il est temps de s’y intéresser. Et de faire le ménage pour remiser le vieux grand père un peu raciste à sa juste place : dans une caisse oubliée au fond du grenier.