La Nef des fous

De Richard Paul Russo, 2001.

Me fiant une nouvelle fois au critère de sélection le moins qui sûr qui soit, à savoir l’illustration de couverture, je me suis lancé récemment dans La Nef des fous, de l’inconnu au bataillon Richard Paul Russo. La couverture, représentant un vaisseau spatial orné d’une croix ostensiblement catholique survolant une planète au look désertique (dans sa publication poche chez Pocket, l’illustration de la version du Bélial’ étant plus classique), a attiré mon attention. Et c’est tant mieux.

Je n’ai pas d’autre point de comparaison que celui de dire qu’il s’agit d’une bonne série B. Je sais que le terme s’applique davantage au cinéma qu’à la littérature, mais je ne vois pas trop quelle autre image utiliser pour décrire ce space-opéra de Russo. L’auteur, relativement discret, écrit peu et ne semble pas précédé d’une aura de prestige comme certains de ses compatriotes peu productifs. Il a raisonnablement gagné deux prix (deux fois le Philip K. Dick award, qui n’est certes pas le plus prestigieux des prix SF) et a bien rédigé comme il se doit une trilogie (bien sûr !), mais sans faire de vague. Seuls deux de ses romans furent publiés en français et c’est celui qui nous occupe aujourd’hui qui a sans doute eu le plus les honneurs de la presse et de la critique.

Pour faire simple, on suit dans ce roman un vaisseau-monde, l’Argonos, concept très commun dans les space-opéras, où les derniers descendants de la Terre parcourent l’univers à la recherche de planètes habitables ou d’avant-postes de l’humanité éparpillés dans le cosmos. L' »histoire » du vaisseau est limité à une centaine d’années, toutes traces d’évènements plus anciens ayant été perdu lors d’une révolte des classes inférieures du vaisseau (les soutiers) contre sa classe dirigeante. En lieu et place d’une mémoire informatique, une forme abâtardie de la religion catholique, proche d’un protestantisme pentecôtiste, est désormais la garante de la mémoire du vaisseau-monde.

C’est dans ce contexte que Bartoloméo, un rejeté de la société, handicapé se déplaçant grâce à un imposant exosquelette, second du capitaine du vaisseau en perte de légitimité, nous conte ses aventures. Il est aux avant-postes lorsque le vaisseau capte un signal d’une planète proche, signal qui laisse à penser que la planète en question a effectivement hébergé un avant-poste humain. La planète, baptisée Antioche par le clergé du vaisseau, s’avère cependant être un leurre. Les seuls humains que l’équipage de l’Argonos découvrent sont des cadavres atrocement mutilés. Fuyant ce lieu maudit, l’Argonos fait face à une nouvelle révolte de ses classes opprimées, alors que d’autres périls semblent pointer à l’horizon…

Russo nous raconte donc une histoire déjà vue et revue mille fois dans d’autres romans ou films d’anticipation. L’influence d’Alien comme de Sphere ou Event Horizon se fait même parfois lourdement sentir. Et pourtant. Et pourtant la sauce prend. Il y a dans le texte, simple, facile d’accès, laissant la part belle aux dialogues et à l’action, une alchimie qui rend difficile de lâcher le bouquin avant d’arriver à sa conclusion. Les personnages de Bartoloméo, héros malgré lui, du capitaine sur le retour, de l’Archevêque qui poursuit ses propres intérêts bien loin du Dieu qu’il sert, du nain qui représente les opprimés du vaisseau, et de toute une galerie de personnages secondaires aussi stéréotypés que satisfaisants, ces personnages, donc, sont très efficaces. Russo a eu l’intelligence de les rendre un peu plus épais que de simples stéréotypes. Là où les auteurs de hard-SF ont tendance à oublier l’humain, Russo développe leurs faiblesses, leurs tentations, leurs émois intérieurs. Sans oublier pour autant de laisser une place plus qu’honorable aux périls extra-terrestres, aux batailles spatiales et autres éléments que l’on s’attend légitimement à rencontrer dans un bouquin classé en space-opéra.

La Nef des fous n’est donc pas un livre surprenant. Il entraîne son lecteur sur des sentiers connus. Ses rebondissements, bien amenés, sonnent familiers. Mais la mécanique du récit et les personnages finalement très humains que Russo développe nous entraînent avec brio dans cette histoire de fuite en avant spatiale. Il y a quelque chose d’inéluctable dans la progression de l’histoire, partant d’un vaisseau proche de l’implosion pour nous amener à une conclusion logique, attendue et satisfaisante malgré cela. C’est le concept même d’une bonne série B : nous divertir avec une recette connue. Russo n’a pas d’éclat dans son style et ne brille pas par son originalité. Mais il « fait le boulot« . Et de manière très convaincante, notamment sur l’intrication maligne du religieux dans un scénario de SF classique. Si j’en crois ce que je lis sur Internet, il s’agit du seul bouquin réellement marquant de Russo. Dommage. Mais, d’un autre côté, avoir écrit un bouquin qu’il est difficile de lâcher avant de l’avoir terminé est déjà un bel exploit. Soyons heureux que ce genre de divertissement simple mais efficace existe encore. Cela ferait une bonne mini-série du SyFy !

Vigilance

De Robert Jackson Bennett, 2019.

Après Les Agents du Dreamland, j’ai poursuivi avec l’autre titre de la rentrée 2020 d’Une Heure Lumière : Vigilance, de Robert Jackson Bennett. L’auteur, américain, est relativement méconnu. Deux de ses romans ont déjà été traduit en français mais n’ont, à ma connaissance, jamais fait l’objet d’un éclairage particulier ou d’un succès de librairie retentissant. L’auteur est bien lauréat de plusieurs prix (Edgar Allan Poe, Shirley Jackson, Philip K. Dick) pour ses premiers romans, ce qui est sans doute le gage d’une certaine qualité, il n’en demeure pas moins un nom relativement jeune sur la scène de la SFFF anglo-saxonne. C’est donc vierge de toute opinion que je me lançais dans cette assez longue novella (pratiquement 200 pages, pratiquement un roman).

Et, contrairement aux Agents du Dreamland, qui ne m’a pas particulièrement enthousiasmé, je dois reconnaître avoir été conquis par la plume et le propos de Jackson Bennet. Vigilance est une dystopie se passant dans un futur relativement proche, dans des États-Unis se mourant en autarcie. Ayant raté le virage de la green-révolution au profit de la nouvelle super-puissance mondiale, la Chine, les États-Unis se sont repliés sur eux-mêmes et vivent dans un passéisme nationaliste délétère. Pour la première fois de son histoire, l’oncle américain a un bilan d’émigration positif (il y a donc plus de citoyens qui émigrent que de nouveaux citoyens qui immigrent). Sa population vieillissante, inactive, entraînant le pays à sa ruine à la plus totale, passe donc ses journées devant la toute-puissante télévision (Internet étant un média trop jeune !).

Cette même télévision s’est adaptée aux besoins de son consommateur lambda quelques années auparavant. Après avoir constaté que les meilleurs audimats étaient réalisés par les retransmissions en direct des massacres dans les lycées ou les bâtiments publics, commis par des désaxés (terroristes étrangers ou nationaux), un annonceur a eu la brillante idée d’orchestrer ses massacres, avec ce qu’il faut de mise en scène et de dramaturgie pour rendre le spectacle de la mort encore plus télévisuel. Pire, l’annonceur s’est même rendu compte que les tueries de masse comme téléréalité entraînaient la volonté de l’Américain moyen de participer comme « candidat« . Pas comme tueur (ceux-ci étant typiquement associé à l’Islam, la gauche radicale, etc.), mais comme citoyen ayant le devoir de se défendre.

Et c’est ainsi qu’est né le programme « Vigilance« . Un lieu est choisi par une IA, en raison de son fort impact sur le public cible (tombant souvent, donc, sur des centres commerciaux), ce lieux est bouclé et quelques tueurs sont lâchés. Que le meilleur gagne ! Si un tueur parvient à tuer tous les civils et les autres concurrents, il empoche le jackpot. Si un civil parvient à tuer un tueur (avec une arme achetée localement et sponsorisée par la NRA, bien sûr !), il empoche une prime confortable. Et tous les petits vieux américains de se balader avec un colt 45 dans l’espoir de son quart d’heure de gloire télévisuel et d’un petit rab financier pour finir les mois difficiles.

Cette novella coup de poing fait réellement froid dans le dos. Jackson Bennett, par le choix de ses personnages (le créateur de l’émission, les producteurs, une pauvre citoyenne noire de peau assistant à cela avec un regard de minorité, etc.) et par les explications qui dévoilent le monde qu’il a créé, développe une dystopie affreuse et crédible. Nous ne sommes pas dans un monde fictif à la Hunger Games (et autres dystopies adolescentes) où le système social décrit ne pourrait pas fonctionner. Vigilance ne fait finalement que caricaturer les bas instincts de l’humanité, en poussant certains traits à l’extrême sans les rendre irréalistes. Oui, à l’heure des fake news, on peut aisément croire que des mensonges de masse aussi importants pourraient passer. Oui, le comportement cynique des industries de l’arme ou encore de la pétrochimie est affreusement réaliste.

Bien sûr, le contrat moral d’une telle société aurait du mal à tenir. Mais en sommes-nous si loin avec l’Amérique de Trump ? S’il n’y avait que les suprématistes blancs et les rednecks des farmer states qui restaient, la société américaine serait-elle réellement bien différente que ce contre quoi Vigilance nous met en garde ? C’est en cela que Jackson Bennett signe un texte réellement intelligent : il appuie là où cela fait déjà mal pour l’instant. Il met du sel sur des blessures qui sont déjà ouvertes. Il n’imagine pas des dérives potentielles ; il ne fait que les pousser à leur paroxysme. Et le résultat, brillamment construit, mené et écrit, fait froid dans le dos. Le but de la novella est donc tout à fait atteint : nous prévenir que nous sommes à la veille d’un gouffre béant de monstruosité humaine. Bonne lecture !

La planète de Shakespeare

De Clifford D. Simak, 1976.

Roman tardif de son auteur, La planète de Shakespeare fait partie de ces romans de SF qu’il faut désormais chercher chez les bouquinistes. Édité en 1977 chez Présence du Futur/Denoël, il n’a pas connu l’honneur d’une réédition depuis. Et 43 ans maintenant, ça fait long. Cela ne m’empêche pas, cependant, de me jeter de temps en temps dans cette vieille collection de SF dont Folio SF se délecte régulièrement pour nourrir son « back-catalogue« , comme disent nos amis anglo-saxons.

J’avais déjà parlé de Simak dans ces colonnes à l’occasion de la lecture de son chef d’œuvre, Demain les chiens. Ce qui avait été une très bonne surprise sera-t-il confirmé par cette nouvelle lecture ? Eh bien, oui. Et non. La planète de Shakespeare s’ouvre sur un acte anthropophage. Un homme répondant au nom de Shakespeare demande à son compagnon d’infortune, un humanoïde répondant au doux nom de Carnivore, de se délecter de son corps avant son décès prochain des suites d’une maladie incurable. Et de ne rien laisser si ce n’est ses os blanchis par l’appétit dévorant de son « ami« .

Sans transition, le second chapitre nous présente le brave Horton. Horton est l’un des quatre astronautes d’un vaisseau ayant quitté la Terre des centaines d’années auparavant à la recherche d’une nouvelle planète habitable. La folie des hommes les amenant à détruire leur écosystème, leur salut était donc dans l’exploration spatiale. Pas de chance pour lui, Horton se réveille de sa stase prolongée comme seul survivant de l’expédition. Nicodème, le robot de service, n’a eu d’autre choix que de le sauver lui lors d’un incident technique quelques siècles auparavant car… il était dans la capsule n°1 et que son esprit logique lui a dicté de sauver le premier dans la liste.

A peine remis du choc, Horton découvre la planète sur laquelle le vaisseau pensant à choisi de se poser : un double lointain de la Terre, apparemment inhabité. Jusqu’à ce que Horton rencontre l’attachant mais étrange Carnivore et le crâne encore souriant du dénommé Shakespeare qui observe tout cela de ses orbites vides et amusées. La planète de Shakespeare est donc un planet-opéra tout ce qu’il y a de plus classique. On y croise des voyageurs dans l’espace lointain, des robots intelligents, des purs esprits tourmentés par leur éternité, des extraterrestres sympathiques, d’autres effrayants et, bien sûr, une jeune femme qui tombe forcément dans les bras du personnages principal (j’exagère, ce n’est pas aussi cliché que cela).

Je n’ai bien sûr rien contre un cocktail aussi classique. C’est souvent dans les plus vieilles marmites que l’on fait les meilleures soupes, comme le dit l’adage. Et Simak, vieux de la vielle de la SF (il est pratiquement né avec le XXème siècle a connu tant la SF des années 20 que celle des années 50), use et abuse d’un schéma déjà très connu. Pourtant, ce livre est, à mes yeux, assez bancal. S’il est trop lent dans ses premiers chapitres, il est au contraire beaucoup trop rapide dans les derniers. Simak ajoute d’ailleurs dans le désordre un être hors du temps, un dragon ou encore une représentation du mal absolu dans ces 35 dernières pages de ce court roman. Du coup, il dilue son récit en lui faisant prendre des virages aussi extrêmes que peu développés. A trop vouloir y mettre, on perd un peu le fil réel du bouquin et on se noie dans un catalogue sur space-opéra typé année 50.

Et c’est assez dommage, car le livre part sur de bons prémices et développe nombre d’idées intéressantes, plus ou moins abandonnées à mi-chemin (par exemple, le vaisseau spatial de Horton, dirigé par un triumvirat de cerveaux humains qui s’interrogent sur leur mission et leur devenir, est bizarrement développé dans un premier temps avant d’être plus ou moins laissé de côté au moment de conclure). Le bouquin est donc assez frustrant tout en offrant une vitrine sur une SF d’un autre temps, qui n’était déjà plus dans le ton de son époque lorsqu’elle fut publiée pour la première fois au mi-temps des années 70. Fenêtre ouverte sur un style en fin de vie, La planète de Shakespeare est un court roman de SF assez anecdotique qu’on réservera aux amateurs d’un SF surannée, intelligente il est vrai mais passéiste dans sa forme et ses gimmicks narratifs. Et aux inconditionnels de Simak, bien sûr, même si ceux-ci se font de plus en plus rares.

Dune

De Frank Herbert, 1965.

Comme je l’avais annoncé il y a quelques mois déjà, lors de l’avis sur la version « longue » du Dune de Lynch j’avais prévu de lire le roman d’Herbert pour me préparer à la nouvelle adaptation de Villeneuve toujours prévue pour la fin de l’année (2020). C’est désormais chose faite. Le roman de Dune et moi avons une longue histoire en commun. J’avais déjà essayé, dans mon adolescence, lors de ma première période de lecture de SFFF (un jour, je reviendrai sur ceci, mais ce n’est sans doute ni le lieu ni l’instant pour le faire), de m’attaquer au classique d’Herbert. Celui qui fut considéré comme le Seigneur des Anneaux de la SF par la génération du papy-boom m’était alors tombé des mains après une centaine de pages. Je ne sais si c’était la traduction parfois volontairement archaïque ou le rythme très particulier du roman qui était en cause, mais le fait est là : alors que j’éprouvais déjà une fascination un peu incompréhensible pour l’adaptation de Lynch, je restais hermétique à l’original.

Maintenant que je suis sans doute un lecteur plus sage ou, à tout le moins, plus endurant et ayant derrière moins nombre de classiques plus archaïques et difficiles d’accès, il me fallait à nouveau m’attaquer au monstre. Bilan de l’opération et pour ne rien vous cacher, je suis assez mitigé maintenant que ces 600/700 pages (divisées en deux tomes, stratégie commerciale bien connue de Pocket à l’époque et encore largement pratiquée par J’ai Lu actuellement) sont derrière moi. Pour tout un tas de raisons que je vais essayer de vous exposer ci-après.

D’abord et en premier lieu, ce qui me frappe est que l’adaptation de Lynch que je croyais assez foutraque est en fait très proche du roman. A tel point que nombre de dialogues du film, surtout dans sa première moitié, sont directement repris du roman (en ce compris les monologues intérieurs des nombreux personnages). Ce qui signifie que le gentil bordel de la seconde moitié (en gros, à partir du moment où Paul Atréides est exilé dans le désert) du film correspond aussi à un gentil bordel dans le roman. Pas avec le même but, cependant : là où le film développe Paul/Muad’Dib pour en faire un leader politique de la résistance fremen (en plus d’accomplir sa vengeance personnelle), le roman en fait un véritable messie. Voir un dieu. Avec ce que cela comporte de mystique et d’ambiguïté scénaristique.

Car si le film prend des libertés avec le roman (les fameux et un peu ridicules modules étranges, armes répondant à la voix de son porteur, n’existent simplement pas dans le roman ; nombre de personnages secondaires ont une importance beaucoup plus grande dans le roman, etc.), on ne peut réellement le lui reprocher : c’est le lot de toutes les adaptations. Résumer 650 pages en 2h30 implique de faire des choix. Même lorsque l’équipe a plus de 12h, des choix sont également faits (n’est-ce pas, Peter Jackson ?). Simplement parce qu’un film n’est pas un livre et que certains éléments qui marchent dans l’un ne peuvent pas marcher dans l’autre. J’en veux pour preuve la scène épique du roman où Paul chevauche un vers géant pour la première fois qui est, il faut bien l’avouer, assez ridicule dans le film.

Mais nous ne sommes pas là pour parler du film, même si l’on peut s’en servir comme contrepoint intéressant pour mettre en lumière d’éventuels défauts du roman. Pour faire simple, Dune, le roman, a un défaut assez clair : il est trop long. Je n’ai rien contre les romans longs. Lire 1000 pages quand elles sont passionnantes ne me rebutent pas. Mais Hebert, pour une raison que j’ignore, use et abuse de la redite dans son titre phare. Peut-être le caractère épisodique de la publication originale (Dune fut en effet publié en huit parties dans la revue de SF Analog entre 1963 et 1965 avant d’être réunies en un seul et même volume la même année) a-t-elle forcée Herbert à ces redites, ces re-contextualisations successives dans les diverses parties du roman, histoire de ne pas perdre le lecteur du « feuilleton » original ? A bien y réfléchir, c’est sans doute moins une question de longueur que de rythme… Quoi qu’il en soit, le roman piétine beaucoup dans sa seconde partie lorsque Paul est initié à la vie fremen dans toutes ses coutumes et ses tabous. On s’enlise. Ou, pour être plus précis, on s’ensable.

Et c’est peut-être là l’essence du deuxième point qui me gêne : si la première partie est très marquée SF, la seconde s’oriente bien davantage vers la fantasy. Bien sûr, ce n’est pas le seul « planet-fantasy » qui existe (Star Wars quelqu’un ?), mais cela me trouble quand on sait que Dune est consacré comme LE classique de la SF aux côtés du Fondation d’Asimov. Or, la technologie est finalement très accessoire dans le roman, ne servant que de cadre général nous expliquant dans les grandes lignes pourquoi les humains vivent sur diverses planètes. Le cœur du roman est et reste ce qui fut peut-être l’ambition de Herbert : écrire un Laurence d’Arabie de l’espace. A tel point que Herbert prêtera même dans sa bibliographie imaginaire de Paul Atréides/Muad’Dib un écrit dont le nom est très proche des fameux Les Sept Piliers de la sagesse de l’officier anglais. C’est une grille de lecture très simple du roman : Paul Atréides est T.H. Lawrence. Il est l’officier qui prendra la tête d’une révolte d’hommes du désert contre l’occupant étranger, mimant en cela le grand mouvement de décolonisation débuté aux débuts des années 60 tant en Afrique qu’en Asie.

S’arrêter à cette parabole aurait fait de Dune un grand roman d’aventure, accessoirement de science-fiction. Qui aurait sans doute été oublié, comme nombre de ses pairs. Mais Herbert est allé plus loin. Il ne s’est pas contenté d’adapter un salmigondis d’imagerie arabisante à une peuplade locale sur une planète inhospitalière. Il a également inventé des castes, des religions et des intérêts divergents qui précèdent la venue d’une véritable nouvelle religion. Car, en effet, quel est l’intérêt du Bene Gesserit si ce n’est de valider l’approche du surhomme dans la fiction ? L’eugénisme du Bene Gesserit et le fait que Paul prenne effectivement la tête d’une peuplade « sauvage » fait d’ailleurs assez froid dans le dos, quand on y réfléchit. Paul, sa mère, sa demi-sœur et quelques-uns de ses alliés ne sont en fait pas des héros.

A nouveau, je n’aurais pas de problème avec cette ambivalence (les personnages sont toujours plus intéressants quand ils sont gris que quand ils sont blancs ou noirs) si l’on ne nous présentait pas Paul comme réellement héroïque. Qu’il ait des doutes sur le tard sur son l’étendue de son pouvoir et sur l’usage que l’humanité pourrait en faire joue en sa faveur (il explique en effet, plusieurs fois, vouloir à tout prix éviter le djihad qu’il pressent lors de ses rêves éveillés), avant pourtant de renoncer à voie et d’embrasser définitivement la révolte par les armes et son statut de démiurge. Paul, en effet, est un personnage antipathique. Dès la mort de son père, Paul ne ressent finalement pratiquement plus d’émotion pour les gens qui l’entoure ou les situations qu’il vit. Cela rend l’attachement au récit compliqué pour le lecteur qui cherche quelqu’un à qui s’identifier.

J’en viens d’ailleurs à me poser la question : Hebrert considérait-il Dune comme un simple roman ou voulait-il en faire autre chose ? Un véhicule philosophique, moral ou religieux à destination d’une jeunesse alors hédoniste ? Mystère, puisque Hebert s’est finalement assez peu exprimé sur les intentions de son livre. Ces remarques et réserves sont surtout vraies pour les livres II et III de Dune, lorsque Paul découvre progressivement qui il est réellement. Et cela tranche d’autant plus avec le livre I qui semble être un space-opéra plus classique avec un Empire galactique, des familles qui s’affrontent et un McGuffin quelconque (l’épice, ici). Tellement classique même que les premiers chapitres sont finalement très linéaires, chacun d’entre eux nous présentant tour à tour l’un des protagonistes de l’intrigue, selon son point de vue personnel. Hebert prend même le parti étonnant de casser l’une des clés du suspens en laissant entendre dès les premières pages que le Duc Leto sera tué et que le traitre sera le Docteur Yueh (là où le film laisse planer le doute pendant quelques temps). Comme si, pour Hebert, dès cette première partie, le récit classique de SF n’avait finalement que peu d’importance.

Même l’affreux baron Harkonen, personnage marquant de l’adaptation filmique s’il en est, est nettement plus accessoire dans le roman. Ses affres ne nous sont pas épargnées, mais il semble nettement moins menaçant que dans l’adaptation. Ses intrigues de palais n’ont finalement que peu de poids par rapport au destin de Paul/Muad’Dib, ce qui crée là aussi une petite frustration pour un lecteur comme moi qui aime un bon antagoniste. Fey, le na-baron (le personnage joué par Sting chez Lynch), malgré le fait qu’il soit présenté comme le quasi-égal de Paul, est lui aussi finalement très accessoire. On comprends mieux la nature de son lien avec Paul –puisque le credo Bene Gesserit est nettement plus développé dans le bouquin-, mais il reste peu exploité et est rapidement oublié.

Dune est par ailleurs remplis à ras-bord d’un vocable neuf et assez abscons. A tel point qu’une assez longue annexe est nécessaire, en fin de volume, pour s’y retrouver. Contrairement à d’autres œuvres de SF, il n’est pas question ici d’un vocabulaire techniciste moderne, mais bien d’un lexique relatif aux mots et expression de l’Empire, du Bene Gesserit, des Fremens ou encore du Landsraad (c’est à dire l’assemblée des familles nobles, les maisons, qui règnent en contre-pouvoir sur l’univers connu, aux côtés de l’Empereur). De nouveau, le concept en soi ne me dérange pas outre mesure et il s’explique facilement : chaque culture a des mots qui lui sont propres pour parler d’un phénomène en particulier. Mais, sans que je sache réellement l’expliquer, cela sonne très peu naturel dans le texte. Comme dans le cas de Tolkien, l’ambition d’Herbert était certainement de montrer qu’il nous présentait un monde complexe, doté d’une riche histoire et de cultures aussi diverses que réalistes. Cependant, là où ce sentiment d’historicité ne gêne en aucun cas la lecture du Seigneur des Anneaux (les allusions au passé sont nombreuses mais non essentielles, laissant en cela le choix au lecteur curieux de se plonger dans les annexes ou dans les publications tierces pour développer le mythos), ces références plombent le texte d’Herbert et sont autant d’obstacles qui risquent de faire sortir le lecteur un peu inattentif du fil de l’histoire.

C’est d’ailleurs sans doute du à la relative modestie, finalement, du roman. En termes de pages, j’entends. Si Dune est un livre-monde comme le Seigneur des Anneaux, alors il est très rushé dans ses moments de développement mythopoïétique. Paradoxalement, le livre gagnerait à être à la fois plus court sur l’initiation laborieuse de Paul à son nouveau rôle de messie/dieu et plus long pour installer son environnement. J’ai par exemple trouvé très éclairantes les autres annexes du roman, consacrées à l’écologie de Dune et aux activités du Bene Gesserit. Insérer d’une manière ou d’une autre les informations qu’elles contiennent au cœur du récit en aurait probablement facilité sa prise en main. J’avoue d’ailleurs que j’étais bien content d’avoir vu et revu le film pour bien ancrer en moi qui était quel personnage dans la litanie de personnages nouveaux qui nous sont présentés à la chaîne dans les premiers chapitres, des personnages centraux aux personnages secondaires amenés à jouer un rôle plus importants ou légèrement différents ici.

Je comprends cependant l’attrait que le roman a pu avoir et a toujours sur nombre de ses lecteurs. Si le roman demande un effort particulier à son lecteur, nettement plus à mes yeux que la prose déjà exigeante de J.R.R. Tolkien et pour d’autres raisons, comme nous l’avons vu, le roman n’en offre pas moins une fenêtre sur un monde fascinant. Herbert a pensé et recherché son œuvre, il n’est pas permis d’en douter. Dune, Arrakis, est un décor que l’on n’oublie pas. Les Fremens sont un peuple fier et atypique dans la littérature SFFF souvent plus inspirée par l’européocentrisme que par une certaine forme d’attrait pour l’Islam. J’ai lu en grande partie le livre avec une compilation d’oud dans le casque et la bande son s’est avérée adéquate en grande majorité. Herbert était attiré par l’orient et il en a livré ici une version beaucoup plus moderne, construite et complexe que la vision très limitée que l’orientalisme dans la littérature de genre européanocentrée à l’habitude de développer. Et c’est cette profondeur, cette richesse ici entraperçue qui a sans doute séduit un large lectorat.

Le roman, le monde de Dune, a donc d’indéniables qualités. Mais il souffre aussi d’un personnage principal finalement antipathique et d’un jargon pseudo-religieux qui brouille la compréhension d’une intrigue tortueuse où nombre d’intérêts se croisent en s’ignorant la plupart du temps. Je sais parfaitement que Dune n’est que le premier tome d’une série et que la lecture des suites devrait sans doute répondre à ma frustration du mande de développement de certains concepts, mais j’essaie ici d’analyser froidement et honnêtement Dune comme un livre unique, avec un début, un développement et une fin. Et je sais également que je suis probablement nettement plus critique qu’à l’accoutumée. Mais c’est toujours le cas lorsque je m’attaque à ce qui est reconnu comme un « chef d’œuvre« . Signer un chef d’œuvre certainement dans la littérature de genre, ne reflète malheureusement souvent qu’un jugement à l’emporte-pièce d’un lectorat plus large attiré vers un texte par le fruit du hasard ou d’un marketing heureux à un moment ou un autre. Je ne dis pas que c’est ce qui s’est passé dans le cas de Dune, je dis simplement qu’à l’épreuve du temps qui passe, ce qui fut peut-être à juste titre considéré comme un chef d’œuvre révolutionnant un genre il y a 55 ans de cela maintenant a largement été dépassé depuis. D’autres ne seront pas du tout d’accord avec moi, bien sûr, et continue à placer Dune dans une position particulière dans leur vie de lecteur. C’est parfaitement sain et normal. Je ne peux que conclure en disant que l’alchimie qui fait une grande expérience de lecture pour l’amateur éclairé que je suis n’a pas que modérément pris. Je lirai certainement les suites, car le monde m’attire, mais je ne peux pas dire que le livre sera une étape marquante dans ma vie de lecteur. Dommage pour moi, sans doute.

La Survie de Molly Southborne

De Tade Thompson, 2019.

Prenant le pli de désormais également relater les publications d’Une Heure Lumière dans ces colonnes, voici leur dernier avatar. La Survie de Molly Southborne fait suite à Les Meurtres de Molly Southborne, publié en 2017 (et en 2019 dans sa traduction française, aussi chez Une Heure Lumière) et il m’est donc nécessaire de toucher un mot sur ce premier tome, non abordé ici. Les Meurtres […] nous font découvrir une jeune fille en proie à un mal étrange : à chaque fois qu’elle saigne, que cela soit dû à une coupure ou à ses règles, son sang « créé« , pratiquement ex-nihilo, un double d’elle-même. Jusque-là, à part le risque rapide de surpopulation locale, pas de problème. La situation se corse quand l’on comprend que ces doubles, qui ont l’âge de l’original, n’ont qu’un et un seul but : la tuer. Le premier tome nous introduit donc à cette situation pour le moins problématique et à son personnage principal et éponyme, Molly Southborne, qui sera entraînée dès son plus jeune âge à nettoyer toute trace de sang avant que celui-ci n’ait l’occasion de se transformer ou à supprimer ses doubles assassins en cas de négligence.

Elle sera aidée en cela par des parents aimants qui semblent avoir eux-mêmes subit un entraînement de para-commando et par une société secrète qui a pour mission de la préserver. Le premier tome s’attarde alors sur les dommages inévitables qu’une telle vie et les meurtres multiples qu’elle suppose vont laisser dans la psyché de l’enfant Molly et vont la poursuivre dans son adolescence jusqu’à l’âge adulte. Loin d’être joyeuse, cette réutilisation du mythe du doppelganger a été largement saluée à sa sortie et Tade Thompson, nouvelle voix africano-britanique dans la SFFF (je le souligne, car la diversité ethnique n’est pas spécialement un trait marquant des auteurs de SFFF) a reçu la reconnaissance des ses pairs notamment grâce à cette intéressante novella.

Le deuxième tome, La Survie du Molly Southborne, qui nous occupe aujourd’hui, prend de manière assez maligne le contrepied du premier tome. Inévitablement, ce qui va suivre spolie la fin de la première novella, donc je vous déconseille de lire la critique plus avant si ce qui précède vous donne l’envie de découvrir ces textes. Si non, ou si vous avez lu le premier tome, je continue pour vous ! [SPOILER] Molly Southborne, l’originale, étant morte à la fin du premier tome/au début de ce second tome, épuisée psychologiquement, il peut sembler étrange de donner une suite à la novella originale. Mais, avant de mourir dans les flammes, Molly, l’originale, forme un « double » à la rude. Car c’est l’une des caractéristiques de ces doubles que l’on découvre ici : ils partagent en fait leur mémoire avec l’originale.

Cette seconde Molly se réveille donc peu de temps après la mort de l’originale, perdue dans une cité américaine qui lui est totalement étrangère. Ses réflexes innés (acquis par l’originale) lui offrent cependant une série de compétences assez utiles : la survie, quelle que soit les circonstances, l’adaptabilité et, au besoin, le recours à une violence aussi froide qu’efficace. Cependant, en tant que double, elle ne produit pas de doppelgangers lorsqu’elle saigne. Elle doit cependant cacher ce fait à l’organisation qui protégeait la première Molly, au risque d’être « traitée » comme les autres doubles, c’est-à-dire d’être purement et simplement recyclée en pertes et profits ! Elle ne tardera cependant pas à croiser d’autres personnages intéressants (dont une autre femme qui se multiplie par le sang) qui viendront semer le trouble dans nos certitudes du premier volume : les amis et les ennemis ne sont pas forcément ceux que l’on croit et la situation est certainement encore plus trouble que ce qu’elle semblait être au premier abord… [/SPOILER]

Sans davantage développer l’histoire, on notera qu’avec ce deuxième opus, Thompson s’appesantit encore plus sur la folie et les dommages psychologiques qu’une vie de violence peut engendrer sur un(e) humain(e) somme toute normal(e). Au-delà des affres de l’adolescence et de la découverte de la sexualité (contrariée, on peut aisément l’imaginer) du premier tome, Thompson creuse ici la question de l’identité, de la mémoire et de l’équilibre fragile de personnages, par essence, psychotiques. Le résultat, nerveux et concis, est brillant. Si ses romans sont à l’image de ses novellas, on peut affirmer sans crainte qu’on a bien là une future grande plume SFFF britanique. A suivre.