The Color out of Space

De Richard Stanley, 2019.

Une adaptation cinéma de H.P. Lovecraft ? Beaucoup s’y sont essayés. Peu sont arrivés jusqu’au bout. Et parmi eux, encore moins sont ceux qui livrèrent en définitive quelque chose de regardable. On attend par exemple toujours des nouvelles de la fameuse adaptation des Montagnes hallucinées par Guillermo del Toro, bloquée depuis des années dans ce qu’Hollywood aime appelé le « development hell« . Je fus donc surpris il y a quelques mois que je suis tombé sur la bande d’annonce de The Color out of Space. Encore plus en voyant que l’acteur qui portait le projet était Nicolas Cage, acteur fantasque par essence qui enchaîne les tournages pour des productions ZZ, entrecoupés de quelques coups d’éclat et de cures de désintoxication. L’exemple même de la star sur le retour qui joue dans n’importe quoi pour un cachet (comme John Travolta ces dernières années ou, dans une certaine mesure, Bruce Willis).

Et la bande d’annonce était très limite : il y avait de bonnes idées visuelles, mais aussi un faux rythme assez étrange. Sans compter que déplacer l’histoire originale au monde actuel m’inquiétait beaucoup. Moderniser Lovecraft semblait en effet un oxymoron. S’il y a bien un auteur de SF que je ne vois pas dans le monde moderne, c’est bien Lovecraft (quoi que, d’une certaine manière, l’amour de la technologie et des sciences nouvelles qu’il décrit dans certains de ces textes tendrait en fait à démontrer l’inverse). Bref, j’avais beaucoup, beaucoup de doutes.

Et quel meilleur moyen de confirmer ou d’infirmer ces doutes qu’en se lançant dans le visionnage ? C’est désormais chose faite. Et… C’est plutôt une bonne surprise, finalement ! Richard Stanley, réalisateur dont le nom même ne m’évoquait rien, mais qui est doté d’un look formidable, a mis tout son cœur dans la réalisation de cette adaptation aussi inattendue qu’inespérée. Le bonhomme n’avait plus rien réalisé depuis plus de 20 ans, depuis qu’il avait été viré du plateau de son précédent long métrage (L’île du docteur Moreau, on constate déjà un certain attrait pour le fantastique). L’idée d’adapter Lovecraft lui était venu en 2013 alors qu’il adaptait en court métrage une nouvelle de Clark Ashton Smith, l’un des bons amis du reclus de Providence et auteur très inspiré de pulp en son temps (cf. critique ici même).

Et pour réaliser son rêve, il a ratissé large et est aller chercher des sous chez une série de boîtes de production mineures et assez confidentielles : SpectreVision, ACE Pictures Entertainment et XYZ Films. Encore une fois, tout ceci sent la série B un peu fauchée qui n’aura pas les moyens de ses ambitions et ne pourra donc pas rendre justice, une fois encore, au génie créatif de Howard Philip Lovecraft. Et pourtant. Et pourtant Richard Stanley, avec un petit budget, est parvenu à réaliser un petit miracle. Le film est loin d’être parfait, mais il regorge de bonnes intentions. En résumé, pour ceux qui ne seraient pas familiers avec la nouvelle d’origine, The Color out of Space nous raconte la réelle descente aux enfers de la famille Gardner. Habitant dans un recoin assez isolé, la vie quotidienne de la famille est bouleversée lorsqu’une météorite à quelques dizaines de mètres de leur porte d’entrée. Et quand la météorite se révèle est le vaisseau organique d’une « couleur » venant littéralement du ciel. Sans avoir particulièrement de bonnes intentions…

L’histoire nous est contée, comme toujours avec du Lovecraft, par un personnage secondaire, un jeune scientifique envoyé dans le coin pour étudier les nappes phréatiques dans le cadre d’un projet de construction d’un barrage local. Un scientifique répondant au patronyme de Ward Phillips. Et le brave homme correspond parfaitement au cahier des charges du héros lovecraftien : il est totalement passif et ne sert à rien d’autre qu’à introduire et conclure l’histoire. Au moins ne tombe-t-il pas dans les pommes, c’est déjà ça. Elliot Knight fait le boulot, avec un beau pied-de-nez au racisme latent des textes originaux du Maître de Providence, puisque Stanley a eu la bonne idée de caster un afro-américain pour jouer le rôle. On lui prête aussi un intérêt charnel envers la fille Gardner, jouée par une très bonne Madeleine Arthur (plus habituée aux séries télé qu’aux longs métrages, mais qui tire réellement son épingle du jeu en adolescente gothique et rebelle. D’ailleurs, le cast s’en sort généralement très bien : Joely Richardson campe très bien une mère Gardner modernisée mais à la limite de la crise de nerf, comme dans la nouvelle d’origine. Brendan Meyer et Jordan Hilliard font aussi du bon boulot dans le rôle des deux jeunes frères de la famille maudite. Même Cage ne s’en sort pas trop mal : il y a bien sûr ses explosions de folie qui sont devenues, au fil des ans, sa marque de fabrique, mais cela colle plutôt bien avec la progressive perte de contrôle du père/chef de famille.

Richard Stanley a également eu l’intelligence d’éviter certains passages de la nouvelle originale qui auraient mal rendus à l’écran. Il n’insiste donc pas sur la création d’une faune et d’une flore géante et corrompue. Il remplace ceci par des touches plus subtiles de flore inquiétante en second plan sur les plans larges qui englobent la nature proche de la villa des Gardner. Et c’est tant mieux, puisque l’un des seuls animaux « étranges » filmé en gros plan (une mante religieuse rose/mauve avec tentacules, bien sûr !) révèle que le film a en effet des moyens limités en termes d’effets spéciaux. Pour compenser ceci, Stanley utilise intelligemment des lumières roses directes ou indirectes et des effets de saturation sur la pellicule qui tentent de rendre « l’indicible » couleur venue de l’espace. De même, il use et abuse des vieux trucs de films d’horreur fauchés : les « monstres » y sont filmés dans la pénombre, en insistant sur certains éléments (les plus réussis) des props et maquillages sanguinolents. Et ses monstres font effectivement froid dans le dos.

The Color out of Space est-il pour autant un bon film ? Eh bien c’est surtout un bon divertissement et une honnête série B d’horreur. Le film n’est pas du tout exempt de défaut (comme scénariste, j’aurais volontiers éliminé certains éléments qui n’apportent pas grand-chose au film, comme le subplot sur les intentions du maire de la ville d’Arkham ou encore le fait que la mère Gardner soit en réminiscence d’un cancer). Le film respecte également certains poncifs hollywoodiens avec le portrait d’une famille américaine dysfonctionnelle où les femmes sont finalement plus fortes que les hommes (ce qui n’aurait sans doute pas été du goût de Lovecraft). The Witch, il y a quelques années, avait par exemple fait moins de compromis. Mais, en résumé, le film est très sympathique et est un bon essai d’adaptation de Lovecraft. On n’y est pas encore, bien sûr, mais je me demande si un réalisateur parviendra un jour à rendre effectivement l’ambiance si particulière, tellement Nouvelle-Angleterre du début du XXème.

The Devil’s Advocate

De Taylor Hackford, 1997.

Combien de fois n’ai-je pas vu ce film ? Combien de fois n’ai-je pas crier « Everywhere ! » en même temps qu’Al Pacino lorsque le brave Kevin Lomax (Keanu Reeves) demande à ses collègues « … but where does he fuck? » (mes excuses pour la vulgarité, qui n’est pas habituelle, raison pour laquelle je la laisse en v.o. 🙂 ) ? Je ne les compte plus. En 20 ans, le film a particulièrement bien vieilli, ce qui n’est pas le cas de pas mal de mes bons souvenirs cinématographiques des années 90.

Pour les distraits et les plus jeunes, The Devil’s Advocate (traduit de manière assez mystérieuse par L’Associé du Diable dans notre belle langue) nous raconte l’ascension fulgurante de l’avocat Kevin Lomax (Keanu Reeves, donc, qui, pour une fois, ne joue pas un personnage qui s’appelle John). Depuis sa campagne natale, il est remarqué par un grand cabinet d’avocats new-yorkais dirigé par John Milton (Al Pacino, donc). En effet, il n’a jamais perdu un procès, d’abord pour le Ministère public et, ensuite, comme avocat de la défense en droit pénal. Et Milton de lui offrir un pont d’or pour rejoindre son cabinet pour défendre ses richissimes clients.

Kevin Lomax débarque donc avec son égo surdimensionné, sa confiance en soi et sa femme, interprétée par une Charlize Theron qui joue une magnifique ingénue et ses boots en croco de bouseux. Mais l’offre est un peu trop alléchante pour être honnête. Ceux qui auront été attentif au titre du film auront assez vite saisis le twist de ce qui aurait pu être un honnête film de procès. On est donc dans un thriller fantastique où le diable lui-même joue son rôle, interprété donc par Al Pacino qui s’en donne à cœur joie.

Tout dans le film respire la décennie du blé et le culte de la réussite à l’américaine. Taylor Hackford, honnête réalisateur qui dispose d’une filmographie sans coup d’éclat (à part le biopic Ray quelques années plus tard, qu’il réalisa, produisit et scénarisa, pour la première fois de sa carrière débutée dans les années 70) s’approprie le bouquin éponyme d’Andrew Neiderman pour une adaptation plus que convenable. Keanu Reeves, alors dans sa première carrière, entre Speed et Matrix, joue parfaitement le rôle du golden boy qui place sa carrière avant ses proches et sa morale. Le fait de disposer royalement de deux expressions faciales aide en fait à interpréter ce personnage qui ne succombe que trop facilement à la tentation. Les autres acteurs qui gravitent autour du triptyque Pacino-Reeves-Theron jouent tous leur carte à merveille en exploitant à fond leurs minutes à l’écran. Je pense en particulier à Jeffrey Jones dans le rôle du Directeur du cabinet ou encore à Connie Nielsen dans le rôle de la tentatrice, donc c’était là le premier rôle international en anglais.

Côté réalisation, pas grand-chose à dire. Comme je le disais, Taylor Hackford est un honnête artisan. Il ne fait pas dans la démesure et ne brille pas par son originalité. Les plans sont classiques, sans recherche d’effet particulier. Les quelques effets spéciaux utilisés dans le film accusent maintenant leur âge, mais ils sont généralement discrets (à part quelques plans ratés comme celui un peu ridicule où Pacino fait bouillir l’eau du bénitier lorsqu’il tue le juge Warren ou les incrustations « infernales » dans l’une des dernières scènes). Le travail sur les lumières ou les cadrages ne sont en rien fascinants non plus. Nous avons un film tourné de manière très académique, mais monté de manière suffisamment dynamique pour que le rythme n’en pâtisse pas et que le spectateur reste accroché.

Non, la vraie force du film est son ambiance et son inéluctabilité. Comme les bons films de procès, Hackford parvient à diriger ses acteurs pour créer une tension dans les joutes verbales entre avocats. On sent la moiteur floridienne dans le premier procès. On sent la froideur new-yorkaise qui s’insinue dans l’appartement de Lomax. On plonge petit à petit dans la folie avec une Charlize Theron, qui démontre dans ce registre ses compétences d’actrice avec brio. Années 90 oblige, on a même quelques scènes de sexe, mais qui se révèlent finalement être plus dérangeantes/horribles que réellement excitantes. La chape de plomb de la « famille » de Milton pèse de plus en plus au fil du film, à l’instar de l’ambiance qui se dégage progressivement dans le Rosemary’s baby de Polanski (bon, sous stéroïde, l’époque n’est pas la même, hein !). Le scénar marche comme un piège qui se referme progressivement sur les protagonistes principaux. On voit les alertes, on sait comme cela va finir comme spectateur. Et pourtant on est surpris de la mécanique bien huilée d’un piège vieux comme le monde. À Pacino de conclure, sur le Paint in Black des Stones (ce qui est toujours un gage de qualité !), avec le percutant « Vanity, definitly my favorite sin…« 

Si vous êtes passé à côté toutes ces années, faites-vous plaisir et programmez-vous une soirée ciné rétro/90’s. Et si vous avez été comme moi victime d’une première vision dans votre adolescence, je suis sûr que vous ne pourrez résister à une énième vision, comme un petit plaisir coupable de nostalgie amusée. Everywhere !

Joker

De Todd Phillips, 2019.

Le succès surprise de 2019 (plus de 1 milliard de dollars au box office mondial pour un film rated R, sans l’astuce des tickets 3D plus chers) est dans la course aux Oscars pas plus tard que ce soir. On verra donc dans quelques heures sur l’Académie choisira de consacrer une adaptation de comics comme meilleur film de l’année. Quoi que… Est-ce le Joker de Todd Phillips est réellement une adaptation de comics ? J’ai déjà professé dans ces colonnes ma préférence pour DC par rapport à Marvel. Et ce Joker ne fait que confirmer cette tendance. Si le film n’est pas parfait, il propose des choses 1000 fois plus intéressantes que toute la bande des Avengers réunie dans leurs 35 films. Alors que Birds of Prey semble parti sur la pente savonneuse des navets entamée par The Suicide Squad, revenir à Gotham semble toujours réussir à la Warner Bros.

Le pari n’était pourtant pas gagné d’office. Todd Phillips, connu jusqu’à présent pour des comédies parfois très grasses, se lançait pour la première fois dans une étude de caractère. S’il faut en croire les bonus de l’édition Bluray, la Warner Bros lui a laissé les coudées franches pour réaliser son film comme il l’entendait. Phillips s’était visiblement posé la question, il y a plusieurs années, de l’origin story du méchant le plus célèbre de l’univers de Batman. De son propre aveu, d’ailleurs, ce n’était pas tellement le Joker qui l’intéressait. Il voulait juste comprendre comment pouvait se construire la psyché d’un super-vilain, quels choix pouvaient amener un homme normal à sombrer dans la folie meurtrière, indépendamment de savoir de quel super-vilain il s’agissait. Il savait qu’il voulait construire une histoire réaliste, certainement orientée sur une aliénation progressive, un drame psychologique. Et il voulait aussi faire venir des gens dans les salles pour qu’on voit son film. Du coup, le choix du Joker s’est imposé assez facilement.

Et, de fait, Joker n’est pas un film de super-héros. Ni même de super-vilain. Rien de fantastique dans le long de Phillips : on assiste à la naissance d’un psychopathe. Le terreau est fertile cependant : Arthur Fleck est un quarantenaire paumé, pauvre, affublé d’un handicap (les émotions fortes qu’il ressent s’expriment invariablement par un fou-rire incontrôlable), qui vit chez sa mère dans la banlieue défavorisée d’un Gotham des années 80 qui emprunte beaucoup au New-York de la même époque. Après un passage en hôpital psychiatrique, il a trouvé un petit boulot : il fait le clown dans diverses occasions (évènement dans des magasins, hôpital pour enfants, etc.) ça ne paie pas grand-chose, ses collègues ne l’aiment pas, mais ça lui donne un taf alors qu’il prépare un spectacle de stand-up en rêvant devant les émissions de variété du dimanche soir (où l’équivalent de Drucker est ici joué par Robert De Niro himself).

Jusqu’à ce qu’il se fasse tabasser. Une fois de trop. Jusqu’à ce que le programme d’aide sociale qui lui paie ses médicaments ne soit fermé par les autorités de la ville. Jusqu’à ce que son passé familial le rattrape. Jusqu’à ce qu’un de ses collègues clowns, pensant bien faire, lui confie une arme à feux pour qu’il puisse se défendre.

Le Joker, qui sommeillait sous la peau d’Arthur Fleck, s’éveille alors. Dans une phrase clé du film, Arthur explique qu’il pensait que sa vie avait été jusqu’alors une tragédie. Mais qu’en fait il se trompait : c’est une comédie. Arthur trouvera son public comme Joker dans l’ultra-violence, dans la folie et l’amoralité. Et il deviendra alors le Joker que l’on connait dans ses autres incarnations : aussi destructeur et désespéré que celui incarné par Heath Ledger dans la trilogie du Dark Knight. Aussi humain et jouissif que celui du dessin animé des années 90.

Porté par un Joaquin Phoenix en roue libre (intéressant de voir dans les bonus du Bluray qu’il a choisi d’improviser des versions différentes de la plupart des scènes qui étaient peu scriptée pour illustrer le fait que son personnage lui-même n’a qu’une vague idée de ce qu’il va faire après). Todd Phillips ne lui a pratiquement donné aucune direction d’acteur et s’est contenté de discuter du scénar et de l’évolution du personnage avec son acteur phare. Et Phoenix de livrer une performance intégrale, physique, habité par son personnage, comme il l’a déjà fait de nombreuses fois par le passé. Le tout habillé par une réalisation sombre, réaliste, caméra à l’épaule. Avec un grain très réaliste. L’essentiel des effets spéciaux sont là pour créer un Gotham sale et décrépit, mais réaliste et non gothique comme celui de Burton.

Joker en est-il autant un bon film ? Il répond en tous les cas à l’intention de son réalisateur : c’est une vraie étude de caractère. Le long métrage se développe inéluctablement vers sa résolution forcément sombre et sans espoir, en plus d’être violente. Il ressemble, en cela, d’une certaine manière, au Requiem for a Dream d’Aronofsky (sans la recherche visuelle). C’est glauque, c’est à sens unique, c’est désespérant. Certains critiques, comme Durendal, rejette le film sur son message. Pourtant, à mes yeux, Joker ne fait jamais l’apologie d’une éventuelle rébellion des pauvres contre les riches. Bien sûr, les riches (le présentateur télé, le père Wayne, etc.) ne sont pas sympathiques. Mais les pauvres non plus. La propre mère de Fleck est finalement aussi un monstre. Il n’y a guère de lutte des classes dans Joker. Il y a juste une vision très pessimiste de l’humanité dans son ensemble. Et c’est sans doute le reproche que je ferai au film. Sans faire l’apologie de la violence comme une solution, le film choisi de ne pas répondre aux problèmes qu’il soulève. Je ne critique pas un message en particulier, mais justement l’absence de message. Le Joker du Dark Knight était la personnification du chaos. Ici, celui de Phillips devient la personnification du chaos. On nous explique comment et pourquoi il devient ce qu’il est. Mais sans aucune lueur d’espoir, là le Dark Knight proposait une autre voie à l’humain, même si elle était aussi sombre et difficile, mais sans doute plus juste.

Joker est un film coup de poing maîtrisé techniquement et servi par une performance d’acteur qui méritera plus que certainement la statuette dorée à Phoenix. C’est l’adaptation libre d’un personnage de comics. Le film pourrait raconter la même histoire et être filmé de la même manière sans que le Joker de Batman en soit le personnage principal. Cela aurait été un thriller rated R sombre et violent, mais qui n’aurait pas du tout bénéficié de la même couverture médiatique. Joker est finalement un film trop nihiliste pour réellement être marquant. A quoi bon ? C’est cela, le message du film. A quoi bon.

Blade Runner 2049

De Denis Villeneuve, 2017.

Poursuivant ma préparation personnelle au Dune 2020 de Villeneuve, j’ai donc revu récemment le Blade Runner 2049, de ce même Denis Villeneuve, que je n’avais pas revu depuis sa sortie cinéma. Le film m’avait marqué à l’époque comme un paris réussi : faire une suite au mythique classique signé par Ridley Scott en 1982 (faut-il le rappeler, année faste pour la SF au cinéma avec les sorties de E.T., Tron, The Thing, Dark Crystal, Conan et, donc, Blade Runner premier du nom). La suite de Villeneuve réussissait à mes yeux à rendre hommage à l’original tout en proposant quelque chose de neuf, de contemplatif et de spectaculaire, à contrario de ce qui fait le cinéma de SF hollywoodien de cette dernière décennie. Et cette nouvelle vision confirme mon avis d’alors.

Exit les cuts épileptiques, dehors les scènes flashy de destruction du monde : Blade Runner 2049 prend son temps pour nous raconter l’histoire, finalement intimiste, d’un androïde en quête d’identité. On y suit l’agent K (le même que celui du Château de Kafka ? Ou, référence plus subtile mais qui prend tout son sens quand on sait [SPOILER] ce que K fera pour l’agent Deckard [/SPOILER], à celui de Dino Buzzati ?), un réplicant blade runner chargé d’éliminer les derniers réplicants des séries défectueuses qui se rebellèrent contre leurs créateurs humains. Joué par le mutique (et donc parfait pour le rôle) Ryan Gossling, l’agent K (KD6- 1.7, pour être plus précis) est maltraité par ses collègues humains mais poursuit ses missions avec un professionnalisme de machine. Le film s’ouvre d’ailleurs sur l’une d’entre elles, puisque K est chargé de « déclasser » le réplicant Sapper Morton, joué par Dave Bautista (qui prouve ici qu’il est capable de jouer réellement). La mission ne se passe cependant pas tout à fait comme prévu, car K trouve sous la ferme hydroponique de Morton le cadavre d’une femme morte en couche. Femme réplicant. Ce qui pose un sacré problème à la police du Los-Angeles du futur, puisque ce qui sépare les réplicants des humains est justement la capacité à enfanter. Et K de se lancer donc dans la quête de cet enfant/messie, qui le mènera sur les traces d’un ancien blade runner qui a disparu de la circulation voilà maintenant 30 ans…

Et je vais m’arrêter là pour la partie « résumé ». Si vous ne l’avez pas encore vu, arrêtez donc de lire ce blog et filez voir ce petit bijou du 7ème art ! Car le film, en plus de nous proposer une histoire intéressante, prolongeant intelligemment le propos de son aîné en continuant à questionner l’identité, le réel et l’humanité en tant que concept (rappelons-nous que la nouvelle d’origine est signée Philip K. Dick, hein !), Blade Runner 2049 est également une exceptionnelle réussite formelle.

On ne louera en effet jamais assez la superbe réalisation de Denis Villeneuve et l’incroyable œil de Roger Deakins sur la photographie. La très grande majorité des plans sont à couper le souffle. Le Los Angeles du futur, noir et pluvieux, est une version magnifiée de celui du film de 1982, rendu plus ample par la technologie qui soutient le visuel sans jamais être une fin en soi. Mais c’est quand K sort du L.A. claustro-phobique développé par Scott dans le premier opus que Villeneuve et Deakins s’en donnent à cœur joie : les plans dans les banlieues de L.A. ou, plus tard dans le film, dans un Las Vegas post-apocalyptique sont à couper le souffle. Le rouge omniprésent dans le Vegas du futur, couplé aux formes fantomatiques des gigantesques statues qui accueillent alors K, en font un décor inoubliable.

Et ce n’est pas que dans les extérieurs que le film marque des points : le siège de la Wallace Corporation (qui remplace la Tyrell Corporation du premier film comme constructeur des réplicants) est aussi menaçant qu’éthéré. Le « bureau » de l’héritier Wallace (joué par un excellent Jared Leto, qui ferait définitivement mieux de se consacrer à son métier d’acteur au lieu d’amuser les minettes avec 30 seconds to Mars… [ironique d’imaginer que Villeneuve voulait engager David Bowie pour le rôle initialement, du coup !]) et ses reflets multiples est juste jouissif, comme décors de SF.

Et ce qui est particulièrement appréciable est le fait que le film prenne son temps, comme je l’ai déjà mentionné. Ces décors sont donc non seulement présentés (show-off), mais aussi exploités. Et prennent dès lors tout leur sens. Le bureau de Wallace n’est pas simplement un bureau de méchant lambda, c’est aussi une métaphore de la personnalité dérangeante de son occupant. Il est aussi calme, placide et accueillant qu’il peut être froid et mortel. Et cela se reflète dans cette pièce à mi-chemin entre le jardin japonais (pour son côté géométrique et ordonnancé) et la cellule psychiatrique. D’autres décors, plus anodins, comme l’appartement de K, sont aussi l’occasion de montrer qui il est dans la hiérarchie sociale de ce monde de demain, mais aussi de montrer qu’il a une personnalité malgré tout. Son « auxiliaire » personnel, la très belle Joi, marque son appartement de sa présence. Elle l’humanise, même si la distance est toujours présente (jusque dans la scène de sexe, extrêmement triste).

Le casting est, comme je l’ai déjà mentionné, superbement exploité. Même le bougon Harrison Ford, qui n’a plus de rôle à la mesure de son talent depuis de nombreuses années déjà, renoue ici avec bonheur avec le rôle de Deckard. Ce n’est évidemment plus le blade runner de 2019, mais il offre ici une évolution touchante de l’un de ses rôles majeurs (pour un acteur qui en incarne quelques-uns, des rôles majeurs dans l’histoire du cinéma). Loin du Han Solo de la nouvelle trilogie ou de l’Indiana Jones de l’infamant 4e épisode, Ford joue ici un personnage vieillissant, désabusé et seul, qui renoue par un hasard incroyable avec l’espoir. Pas l’espoir de l’humanité, mais simplement un aboutissement personnel.

Et c’est ce qui est sans doute le plus formidable dans Blade Runner 2049. Même si la thématique abordée pourrait bouleversé l’ordre du monde dans lequel l’histoire se situe, cette majestueuse fresque de SF nous raconte en fait des trajectoires très personnelles. K cherche ses origines, son identité. Dès que sa quête commence, le spectateur apprend qu’on lui donne un autre nom, plus humain et pourtant, bien sûr, générique : Joe. C’est Joe qui trouvera Deckard, pas K. C’est Joe qui trouvera la clé du récit, qui ira jusqu’au bout de sa quête, pas K. Et Deckard, enfin, pourra conclure l’histoire qu’il débuta 30 ans avant dans le premier Blade Runner. Il pourra, enfin, répondre aux questions de Rutger Hauer dans l’original : qu’est-ce qui définit finalement l’humanité ?

C’est là, enfin, que le film réussi son dernier tour de force. D’un contexte post-apocalyptique, noir et désolé, le message livre un message d’espoir là où Scott, en bon nihiliste misanthrope qu’il est, finissait sur une note de désespoir. Si Scott avait réalisé lui-même la suite, probablement n’aurions-nous pas eu une conclusion si ouverte à cette saga, mais aurions-nous en lieu et place un message plus sombre et fermé, pessimiste, comme Scott l’a livré avec Prometheus d’une part et Alien: Covenant d’autre part (films largement incompris et sans doute mal jugés – je vous invite à lire le numéro spécial de Rockyrama sur la saga Alien pour plus de détails). Blade Runner 2049 est donc un très très bon film. Sans doute l’un des meilleurs films de SF de ces 20 dernières années pour moi (avec Moon, Ex Machina et Interstellar). Le film est en plus servi par une bande son primitive, assourdissante parfois, qui rend hommage à la musique de Vangelis sur l’original tout en lui apportant une ampleur nouvelle et une variation bienvenue.

S’il faut cependant trouver un défaut au film, c’est sans doute à mes yeux dans le personnage de Luv, jouée par l’actrice néerlandaise Sylvia Hoeks. Je n’ai rien contre l’actrice qui joue là très bien le rôle de l’antagoniste. Je trouve en fait simplement dommage que le film ait eu besoin de ce personnage, ait eu besoin d’un antagoniste. Ses motivations sont compréhensibles, mais son acharnement sadique en font parfois un cliché hollywoodien. Cette seule concession à la trame normale d’un thriller de SF (il faut bien incarner le mal) rend mal dans le film. Les scènes où elle apparait semblent un peu forcées, certainement le combat final entre elle et K/Joe.

Au-delà de cette unique concession à la logique hollywoodienne, Blade Runner 2049 est un superbe film de SF qui développe une identité propre tout en étant cohérent avec son aîné, souvent considéré (et à juste titre) comme un chef-d’œuvre du genre. Denis Villeneuve démontre avec ce film qu’il sait faire un pied-de-nez aux grands studios et réaliser un film intelligent avec des moyens considérables. Bien sûr, le film demandant un peu plus de réflexion pour s’y immerger et pour le comprendre que les blockbusters moyens, le film ne connut qu’un succès en demi-teinte au box-office, malgré une très grande majorité de critiques (professionnelles ou non) positives. Il ne me reste donc plus qu’à espérer que Villeneuve réserve le même traitement intelligent et sans concession au remake/reboot de Dune qu’il signera en fin d’année.

PS: je ne parle pas des trois courts métrages présents en bonus sur le Blu-ray qui prolongent l’expérience à la manière des Animatrix. Je n’en parle pas parce que je n’ai pas grand-chose à en dire. S’ils apportent quelques éléments supplémentaires au récit et qu’ils explicitent un peu ce qui s’est passé entre 2019 et 2049 dans le monde de blade runners, ils sont relativement anecdotiques et ne sont absolument pas nécessaires à la compréhension du film. A regarder si vous avez le temps, mais vous ne ratez rien !

Dune

D’Alan Smithee, 1984.

Il est temps de se préparer petit à petit à l’un des films que j’attends le plus en 2020, le nouveau Dune de Denis Villeneuve (connu sous le titre assez logique de Dune 2020). Le roman est prévu pour les mois qui viennent (oui, j’avoue ne jamais avoir dépassé les 50 premières pages du classique de Frank Herbert…), mais c’était aussi l’occasion de revoir une énième fois le « formidable échec » de David Lynch de 1984. Vous aurez cependant remarqué que je ne cite pas David Lynch comme réalisateur, mais bien Alan Smithee. Car je vais aujourd’hui vous parler de la version télé et non de la version cinéma. Cette version, plus longue de près de 30 minutes, a été reniée par Lynch, qui avait déjà beaucoup de mal avec la version originale. A tel point qu’il demanda que son nom soit remplacé par Alan Smithee en tant que réalisateur (vieux truc de réalisateur qui râle contre son producteur) et par Judas Booth en tant que scénariste (le message est assez clair de Lynch vers les producteurs : ce sont des judas qui ont assassiné son film –John W. Booth étant l’un des assassins les plus célèbres des États-Unis-).

Pourtant, les modifications/ajouts par rapport à la version cinéma ne dénaturent pas trop le final cut de Lynch. Les ajouts principaux se résument à une nouvelle intro, plus explicite que le monologue de la fille de l’Empereur Padischah Shaddam IV de la version filmée, et des scènes supplémentaires ajoutées ci et là pour donner un peu de background supplémentaires aux personnages (quelques nouvelles scènes chez les Fremen permettent de mieux comprendre le peuple en question). Bien sûr, ces scènes ajoutées sont moins « finies » que celle de la version cinéma, ce qui donne des scènes utiles à l’histoire mais visuellement peu intéressantes. De même, la réutilisation en boucle de certaines scènes lors de la scène de bataille entre les Harkonnen et les Atréides sur Arakis appauvrissent en fait l’effet à l’écran. Cela donne une impression très cheap quand on réutilisent des scènes plusieurs fois pour ajouter des scènes d’action dans un film qui n’est, en fait, pas un film d’action. C’est sans doute la raison qui fait que Lynch renie cette version. Ajoutez à cela que la censure idiote imposée par la diffusion télé US en deux soirées d’une heure trente supprime aussi quelques scènes visuellement très impressionnantes qui ont marqué les spectateurs de Dune, à l’instar de la scène où l’affreux Baron Harkonnen tue sans raison un de ses esclaves en « débranchant » son cœur sous le regard hilare de ses neveux.

Ce que cette version gagne en contexte (et donc en lisibilité), elle le perd en ambiance et en ampleur. Et c’est bien sûr dommage, puisque c’est le point fort du film, pour finir. Bien sûr que Dune est un échec commercial. Bien sûr que cela ne rend ni justice au texte d’origine, ni au projet initial de Jodorowsky. Le formidable reportage Jorodowsky’s Dune explique cela en long et en large et n’est pas le propos de cette critique, mais je ne peux que vous conseiller d’aller y jeter un œil si vous voulez comprendre, notamment, les origines de la saga Alien. Lynch ne pouvait faire autre chose que rater son coup en arrivant sur cette grosse machine hollywoodienne. Dino De Laurentiis, producteur légendaire, essayait de sortir « son » Star Wars, quelques années après les succès initiaux de Georges Lucas. Il avait un formidable matériau de base, mais avait mal estimé que Herbert n’est pas Lucas, justement. Dune est de la vraie SF, pas de la fantasy syncrétique déguisée en film de SF. Effrayé par la folie des grandeurs de Jodorowsky sur le projet d’adaptation précédent, De Laurentiis a cherché (et trouvé) un jeune réalisateur prometteur, comme le Lucas de THX 1138 en la personne de David Lynch. Mais Lynch, la suite de sa carrière le démontrera si besoin est qu’il n’est pas spécialement fan des histoires linéaires et simples (sauf dans le bien nommé A straight story). Ou, plus précisément, c’est un adepte du montage asynchrone. Et cela se marie mal avec la progression linéaire de la révélation messianique de Paul Atréides.

Car l’histoire de Dune est assez simple : deux familles puissantes sont en concurrence pour mettre la main sur la production d’épices, ce fameux mélange qui permet les voyages interstellaires (et, donc, le commerce). L’Empereur, inquiet de la popularité toujours croissante des Atréides, décide de leur confier l’exploitation de l’épice, tout en complotant avec les Harkonnen pour les renverser et, ainsi, conserver son trône. Pas de bol pour l’Empereur, il est confronté avec une vieille prophétie qui dit qu’un élu, un messie, prendra la tête des Fremens, la population locale d’Arakis/Dune, pour les mener vers une nouvelle destinée. Et cet élu n’est autre que Paul Atréides, héritier de la famille Atréides et seul enfant mâle né d’une sœur du Bene Gesserit. Je ne développerai pas plus l’histoire ni le lore de Dune, puisque nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir lors de la critique sur le premier roman.

Reste l’objet filmique. Et l’expression « formidable ratage » (qui s’applique à d’autres films qui sont mauvais mais que l’on ne peut s’empêcher d’aimer pour ce qu’ils essayaient d’être) a pratiquement été inventée pour ce film. Le casting est formidable mais très mal utilisé. MacLachlan est mal à l’aise, Brad Dourif cabotine, Jürgen Prochnow est sous-exploité, tout comme Patrick Steward. Sting est un mystère. Reste Keneth MacMillan qui fait un Baron Harkonnen qui restera pour toujours dans nos mémoires, comme méchant psychotique et immonde. Le film hésite aussi entre un souffle épique formidable (le discours de Paul face aux Fremen, l’arrivée du premier navigateur chez l’Empereur) et les idées bancales (les scènes de batailles sont confuses et mal chorégraphiée, les effets spéciaux sont… spéciaux !). Intrinsèquement, certaines scènes qui marchent dans les romans ne pouvaient que dysfonctionner à l’écran : la manière de monter sur les vers géants d’Arakis et de les chevaucher n’a pas beaucoup de sens. Sans parler de l’ineffable « arme étrange » qui fonctionne à la voix et qui donne des scènes du plus grand ridicule à l’écran (pour se battre, les Fremen… aboient ? :-). Comme le dit l’un des critiques dans les bonus de l’édition longue en DVD, le film débute sur une richesse visuelle excitante et s’ensable progressivement lorsque les protagonistes arrivent sur Arakis, jusqu’à devenir une bouillie difficilement digeste dans sa dernière heure.

Reste une ambition, des visuels, une ambiance sonore et une intention formidable. Reste également une histoire que l’on devine plus ample et plus complexe que ce qui reste à l’écran. Reste des scènes qui aidèrent le film à développer, au fil des années, une aura de film culte maudit. La version longue, dont il est question ici, apporte certains éléments qui rendent l’univers de Dune plus compréhensible. Mais ce n’est certes pas la meilleure version. Si vous n’avez jamais vu Dune et que vous ne voulez pas attendre le remake de 2020, jetez-vous sur la version signée Lynch et non sur cette version longue, qui devrait être réservée aux fans qui essayent de comprendre comme une idée brillante peut souffrir d’une production chaotique et tyrannique.