Joker

De Todd Phillips, 2019.

Le succès surprise de 2019 (plus de 1 milliard de dollars au box office mondial pour un film rated R, sans l’astuce des tickets 3D plus chers) est dans la course aux Oscars pas plus tard que ce soir. On verra donc dans quelques heures sur l’Académie choisira de consacrer une adaptation de comics comme meilleur film de l’année. Quoi que… Est-ce le Joker de Todd Phillips est réellement une adaptation de comics ? J’ai déjà professé dans ces colonnes ma préférence pour DC par rapport à Marvel. Et ce Joker ne fait que confirmer cette tendance. Si le film n’est pas parfait, il propose des choses 1000 fois plus intéressantes que toute la bande des Avengers réunie dans leurs 35 films. Alors que Birds of Prey semble parti sur la pente savonneuse des navets entamée par The Suicide Squad, revenir à Gotham semble toujours réussir à la Warner Bros.

Le pari n’était pourtant pas gagné d’office. Todd Phillips, connu jusqu’à présent pour des comédies parfois très grasses, se lançait pour la première fois dans une étude de caractère. S’il faut en croire les bonus de l’édition Bluray, la Warner Bros lui a laissé les coudées franches pour réaliser son film comme il l’entendait. Phillips s’était visiblement posé la question, il y a plusieurs années, de l’origin story du méchant le plus célèbre de l’univers de Batman. De son propre aveu, d’ailleurs, ce n’était pas tellement le Joker qui l’intéressait. Il voulait juste comprendre comment pouvait se construire la psyché d’un super-vilain, quels choix pouvaient amener un homme normal à sombrer dans la folie meurtrière, indépendamment de savoir de quel super-vilain il s’agissait. Il savait qu’il voulait construire une histoire réaliste, certainement orientée sur une aliénation progressive, un drame psychologique. Et il voulait aussi faire venir des gens dans les salles pour qu’on voit son film. Du coup, le choix du Joker s’est imposé assez facilement.

Et, de fait, Joker n’est pas un film de super-héros. Ni même de super-vilain. Rien de fantastique dans le long de Phillips : on assiste à la naissance d’un psychopathe. Le terreau est fertile cependant : Arthur Fleck est un quarantenaire paumé, pauvre, affublé d’un handicap (les émotions fortes qu’il ressent s’expriment invariablement par un fou-rire incontrôlable), qui vit chez sa mère dans la banlieue défavorisée d’un Gotham des années 80 qui emprunte beaucoup au New-York de la même époque. Après un passage en hôpital psychiatrique, il a trouvé un petit boulot : il fait le clown dans diverses occasions (évènement dans des magasins, hôpital pour enfants, etc.) ça ne paie pas grand-chose, ses collègues ne l’aiment pas, mais ça lui donne un taf alors qu’il prépare un spectacle de stand-up en rêvant devant les émissions de variété du dimanche soir (où l’équivalent de Drucker est ici joué par Robert De Niro himself).

Jusqu’à ce qu’il se fasse tabasser. Une fois de trop. Jusqu’à ce que le programme d’aide sociale qui lui paie ses médicaments ne soit fermé par les autorités de la ville. Jusqu’à ce que son passé familial le rattrape. Jusqu’à ce qu’un de ses collègues clowns, pensant bien faire, lui confie une arme à feux pour qu’il puisse se défendre.

Le Joker, qui sommeillait sous la peau d’Arthur Fleck, s’éveille alors. Dans une phrase clé du film, Arthur explique qu’il pensait que sa vie avait été jusqu’alors une tragédie. Mais qu’en fait il se trompait : c’est une comédie. Arthur trouvera son public comme Joker dans l’ultra-violence, dans la folie et l’amoralité. Et il deviendra alors le Joker que l’on connait dans ses autres incarnations : aussi destructeur et désespéré que celui incarné par Heath Ledger dans la trilogie du Dark Knight. Aussi humain et jouissif que celui du dessin animé des années 90.

Porté par un Joaquin Phoenix en roue libre (intéressant de voir dans les bonus du Bluray qu’il a choisi d’improviser des versions différentes de la plupart des scènes qui étaient peu scriptée pour illustrer le fait que son personnage lui-même n’a qu’une vague idée de ce qu’il va faire après). Todd Phillips ne lui a pratiquement donné aucune direction d’acteur et s’est contenté de discuter du scénar et de l’évolution du personnage avec son acteur phare. Et Phoenix de livrer une performance intégrale, physique, habité par son personnage, comme il l’a déjà fait de nombreuses fois par le passé. Le tout habillé par une réalisation sombre, réaliste, caméra à l’épaule. Avec un grain très réaliste. L’essentiel des effets spéciaux sont là pour créer un Gotham sale et décrépit, mais réaliste et non gothique comme celui de Burton.

Joker en est-il autant un bon film ? Il répond en tous les cas à l’intention de son réalisateur : c’est une vraie étude de caractère. Le long métrage se développe inéluctablement vers sa résolution forcément sombre et sans espoir, en plus d’être violente. Il ressemble, en cela, d’une certaine manière, au Requiem for a Dream d’Aronofsky (sans la recherche visuelle). C’est glauque, c’est à sens unique, c’est désespérant. Certains critiques, comme Durendal, rejette le film sur son message. Pourtant, à mes yeux, Joker ne fait jamais l’apologie d’une éventuelle rébellion des pauvres contre les riches. Bien sûr, les riches (le présentateur télé, le père Wayne, etc.) ne sont pas sympathiques. Mais les pauvres non plus. La propre mère de Fleck est finalement aussi un monstre. Il n’y a guère de lutte des classes dans Joker. Il y a juste une vision très pessimiste de l’humanité dans son ensemble. Et c’est sans doute le reproche que je ferai au film. Sans faire l’apologie de la violence comme une solution, le film choisi de ne pas répondre aux problèmes qu’il soulève. Je ne critique pas un message en particulier, mais justement l’absence de message. Le Joker du Dark Knight était la personnification du chaos. Ici, celui de Phillips devient la personnification du chaos. On nous explique comment et pourquoi il devient ce qu’il est. Mais sans aucune lueur d’espoir, là le Dark Knight proposait une autre voie à l’humain, même si elle était aussi sombre et difficile, mais sans doute plus juste.

Joker est un film coup de poing maîtrisé techniquement et servi par une performance d’acteur qui méritera plus que certainement la statuette dorée à Phoenix. C’est l’adaptation libre d’un personnage de comics. Le film pourrait raconter la même histoire et être filmé de la même manière sans que le Joker de Batman en soit le personnage principal. Cela aurait été un thriller rated R sombre et violent, mais qui n’aurait pas du tout bénéficié de la même couverture médiatique. Joker est finalement un film trop nihiliste pour réellement être marquant. A quoi bon ? C’est cela, le message du film. A quoi bon.

Blade Runner 2049

De Denis Villeneuve, 2017.

Poursuivant ma préparation personnelle au Dune 2020 de Villeneuve, j’ai donc revu récemment le Blade Runner 2049, de ce même Denis Villeneuve, que je n’avais pas revu depuis sa sortie cinéma. Le film m’avait marqué à l’époque comme un paris réussi : faire une suite au mythique classique signé par Ridley Scott en 1982 (faut-il le rappeler, année faste pour la SF au cinéma avec les sorties de E.T., Tron, The Thing, Dark Crystal, Conan et, donc, Blade Runner premier du nom). La suite de Villeneuve réussissait à mes yeux à rendre hommage à l’original tout en proposant quelque chose de neuf, de contemplatif et de spectaculaire, à contrario de ce qui fait le cinéma de SF hollywoodien de cette dernière décennie. Et cette nouvelle vision confirme mon avis d’alors.

Exit les cuts épileptiques, dehors les scènes flashy de destruction du monde : Blade Runner 2049 prend son temps pour nous raconter l’histoire, finalement intimiste, d’un androïde en quête d’identité. On y suit l’agent K (le même que celui du Château de Kafka ? Ou, référence plus subtile mais qui prend tout son sens quand on sait [SPOILER] ce que K fera pour l’agent Deckard [/SPOILER], à celui de Dino Buzzati ?), un réplicant blade runner chargé d’éliminer les derniers réplicants des séries défectueuses qui se rebellèrent contre leurs créateurs humains. Joué par le mutique (et donc parfait pour le rôle) Ryan Gossling, l’agent K (KD6- 1.7, pour être plus précis) est maltraité par ses collègues humains mais poursuit ses missions avec un professionnalisme de machine. Le film s’ouvre d’ailleurs sur l’une d’entre elles, puisque K est chargé de « déclasser » le réplicant Sapper Morton, joué par Dave Bautista (qui prouve ici qu’il est capable de jouer réellement). La mission ne se passe cependant pas tout à fait comme prévu, car K trouve sous la ferme hydroponique de Morton le cadavre d’une femme morte en couche. Femme réplicant. Ce qui pose un sacré problème à la police du Los-Angeles du futur, puisque ce qui sépare les réplicants des humains est justement la capacité à enfanter. Et K de se lancer donc dans la quête de cet enfant/messie, qui le mènera sur les traces d’un ancien blade runner qui a disparu de la circulation voilà maintenant 30 ans…

Et je vais m’arrêter là pour la partie « résumé ». Si vous ne l’avez pas encore vu, arrêtez donc de lire ce blog et filez voir ce petit bijou du 7ème art ! Car le film, en plus de nous proposer une histoire intéressante, prolongeant intelligemment le propos de son aîné en continuant à questionner l’identité, le réel et l’humanité en tant que concept (rappelons-nous que la nouvelle d’origine est signée Philip K. Dick, hein !), Blade Runner 2049 est également une exceptionnelle réussite formelle.

On ne louera en effet jamais assez la superbe réalisation de Denis Villeneuve et l’incroyable œil de Roger Deakins sur la photographie. La très grande majorité des plans sont à couper le souffle. Le Los Angeles du futur, noir et pluvieux, est une version magnifiée de celui du film de 1982, rendu plus ample par la technologie qui soutient le visuel sans jamais être une fin en soi. Mais c’est quand K sort du L.A. claustro-phobique développé par Scott dans le premier opus que Villeneuve et Deakins s’en donnent à cœur joie : les plans dans les banlieues de L.A. ou, plus tard dans le film, dans un Las Vegas post-apocalyptique sont à couper le souffle. Le rouge omniprésent dans le Vegas du futur, couplé aux formes fantomatiques des gigantesques statues qui accueillent alors K, en font un décor inoubliable.

Et ce n’est pas que dans les extérieurs que le film marque des points : le siège de la Wallace Corporation (qui remplace la Tyrell Corporation du premier film comme constructeur des réplicants) est aussi menaçant qu’éthéré. Le « bureau » de l’héritier Wallace (joué par un excellent Jared Leto, qui ferait définitivement mieux de se consacrer à son métier d’acteur au lieu d’amuser les minettes avec 30 seconds to Mars… [ironique d’imaginer que Villeneuve voulait engager David Bowie pour le rôle initialement, du coup !]) et ses reflets multiples est juste jouissif, comme décors de SF.

Et ce qui est particulièrement appréciable est le fait que le film prenne son temps, comme je l’ai déjà mentionné. Ces décors sont donc non seulement présentés (show-off), mais aussi exploités. Et prennent dès lors tout leur sens. Le bureau de Wallace n’est pas simplement un bureau de méchant lambda, c’est aussi une métaphore de la personnalité dérangeante de son occupant. Il est aussi calme, placide et accueillant qu’il peut être froid et mortel. Et cela se reflète dans cette pièce à mi-chemin entre le jardin japonais (pour son côté géométrique et ordonnancé) et la cellule psychiatrique. D’autres décors, plus anodins, comme l’appartement de K, sont aussi l’occasion de montrer qui il est dans la hiérarchie sociale de ce monde de demain, mais aussi de montrer qu’il a une personnalité malgré tout. Son « auxiliaire » personnel, la très belle Joi, marque son appartement de sa présence. Elle l’humanise, même si la distance est toujours présente (jusque dans la scène de sexe, extrêmement triste).

Le casting est, comme je l’ai déjà mentionné, superbement exploité. Même le bougon Harrison Ford, qui n’a plus de rôle à la mesure de son talent depuis de nombreuses années déjà, renoue ici avec bonheur avec le rôle de Deckard. Ce n’est évidemment plus le blade runner de 2019, mais il offre ici une évolution touchante de l’un de ses rôles majeurs (pour un acteur qui en incarne quelques-uns, des rôles majeurs dans l’histoire du cinéma). Loin du Han Solo de la nouvelle trilogie ou de l’Indiana Jones de l’infamant 4e épisode, Ford joue ici un personnage vieillissant, désabusé et seul, qui renoue par un hasard incroyable avec l’espoir. Pas l’espoir de l’humanité, mais simplement un aboutissement personnel.

Et c’est ce qui est sans doute le plus formidable dans Blade Runner 2049. Même si la thématique abordée pourrait bouleversé l’ordre du monde dans lequel l’histoire se situe, cette majestueuse fresque de SF nous raconte en fait des trajectoires très personnelles. K cherche ses origines, son identité. Dès que sa quête commence, le spectateur apprend qu’on lui donne un autre nom, plus humain et pourtant, bien sûr, générique : Joe. C’est Joe qui trouvera Deckard, pas K. C’est Joe qui trouvera la clé du récit, qui ira jusqu’au bout de sa quête, pas K. Et Deckard, enfin, pourra conclure l’histoire qu’il débuta 30 ans avant dans le premier Blade Runner. Il pourra, enfin, répondre aux questions de Rutger Hauer dans l’original : qu’est-ce qui définit finalement l’humanité ?

C’est là, enfin, que le film réussi son dernier tour de force. D’un contexte post-apocalyptique, noir et désolé, le message livre un message d’espoir là où Scott, en bon nihiliste misanthrope qu’il est, finissait sur une note de désespoir. Si Scott avait réalisé lui-même la suite, probablement n’aurions-nous pas eu une conclusion si ouverte à cette saga, mais aurions-nous en lieu et place un message plus sombre et fermé, pessimiste, comme Scott l’a livré avec Prometheus d’une part et Alien: Covenant d’autre part (films largement incompris et sans doute mal jugés – je vous invite à lire le numéro spécial de Rockyrama sur la saga Alien pour plus de détails). Blade Runner 2049 est donc un très très bon film. Sans doute l’un des meilleurs films de SF de ces 20 dernières années pour moi (avec Moon, Ex Machina et Interstellar). Le film est en plus servi par une bande son primitive, assourdissante parfois, qui rend hommage à la musique de Vangelis sur l’original tout en lui apportant une ampleur nouvelle et une variation bienvenue.

S’il faut cependant trouver un défaut au film, c’est sans doute à mes yeux dans le personnage de Luv, jouée par l’actrice néerlandaise Sylvia Hoeks. Je n’ai rien contre l’actrice qui joue là très bien le rôle de l’antagoniste. Je trouve en fait simplement dommage que le film ait eu besoin de ce personnage, ait eu besoin d’un antagoniste. Ses motivations sont compréhensibles, mais son acharnement sadique en font parfois un cliché hollywoodien. Cette seule concession à la trame normale d’un thriller de SF (il faut bien incarner le mal) rend mal dans le film. Les scènes où elle apparait semblent un peu forcées, certainement le combat final entre elle et K/Joe.

Au-delà de cette unique concession à la logique hollywoodienne, Blade Runner 2049 est un superbe film de SF qui développe une identité propre tout en étant cohérent avec son aîné, souvent considéré (et à juste titre) comme un chef-d’œuvre du genre. Denis Villeneuve démontre avec ce film qu’il sait faire un pied-de-nez aux grands studios et réaliser un film intelligent avec des moyens considérables. Bien sûr, le film demandant un peu plus de réflexion pour s’y immerger et pour le comprendre que les blockbusters moyens, le film ne connut qu’un succès en demi-teinte au box-office, malgré une très grande majorité de critiques (professionnelles ou non) positives. Il ne me reste donc plus qu’à espérer que Villeneuve réserve le même traitement intelligent et sans concession au remake/reboot de Dune qu’il signera en fin d’année.

PS: je ne parle pas des trois courts métrages présents en bonus sur le Blu-ray qui prolongent l’expérience à la manière des Animatrix. Je n’en parle pas parce que je n’ai pas grand-chose à en dire. S’ils apportent quelques éléments supplémentaires au récit et qu’ils explicitent un peu ce qui s’est passé entre 2019 et 2049 dans le monde de blade runners, ils sont relativement anecdotiques et ne sont absolument pas nécessaires à la compréhension du film. A regarder si vous avez le temps, mais vous ne ratez rien !

Dune

D’Alan Smithee, 1984.

Il est temps de se préparer petit à petit à l’un des films que j’attends le plus en 2020, le nouveau Dune de Denis Villeneuve (connu sous le titre assez logique de Dune 2020). Le roman est prévu pour les mois qui viennent (oui, j’avoue ne jamais avoir dépassé les 50 premières pages du classique de Frank Herbert…), mais c’était aussi l’occasion de revoir une énième fois le « formidable échec » de David Lynch de 1984. Vous aurez cependant remarqué que je ne cite pas David Lynch comme réalisateur, mais bien Alan Smithee. Car je vais aujourd’hui vous parler de la version télé et non de la version cinéma. Cette version, plus longue de près de 30 minutes, a été reniée par Lynch, qui avait déjà beaucoup de mal avec la version originale. A tel point qu’il demanda que son nom soit remplacé par Alan Smithee en tant que réalisateur (vieux truc de réalisateur qui râle contre son producteur) et par Judas Booth en tant que scénariste (le message est assez clair de Lynch vers les producteurs : ce sont des judas qui ont assassiné son film –John W. Booth étant l’un des assassins les plus célèbres des États-Unis-).

Pourtant, les modifications/ajouts par rapport à la version cinéma ne dénaturent pas trop le final cut de Lynch. Les ajouts principaux se résument à une nouvelle intro, plus explicite que le monologue de la fille de l’Empereur Padischah Shaddam IV de la version filmée, et des scènes supplémentaires ajoutées ci et là pour donner un peu de background supplémentaires aux personnages (quelques nouvelles scènes chez les Fremen permettent de mieux comprendre le peuple en question). Bien sûr, ces scènes ajoutées sont moins « finies » que celle de la version cinéma, ce qui donne des scènes utiles à l’histoire mais visuellement peu intéressantes. De même, la réutilisation en boucle de certaines scènes lors de la scène de bataille entre les Harkonnen et les Atréides sur Arakis appauvrissent en fait l’effet à l’écran. Cela donne une impression très cheap quand on réutilisent des scènes plusieurs fois pour ajouter des scènes d’action dans un film qui n’est, en fait, pas un film d’action. C’est sans doute la raison qui fait que Lynch renie cette version. Ajoutez à cela que la censure idiote imposée par la diffusion télé US en deux soirées d’une heure trente supprime aussi quelques scènes visuellement très impressionnantes qui ont marqué les spectateurs de Dune, à l’instar de la scène où l’affreux Baron Harkonnen tue sans raison un de ses esclaves en « débranchant » son cœur sous le regard hilare de ses neveux.

Ce que cette version gagne en contexte (et donc en lisibilité), elle le perd en ambiance et en ampleur. Et c’est bien sûr dommage, puisque c’est le point fort du film, pour finir. Bien sûr que Dune est un échec commercial. Bien sûr que cela ne rend ni justice au texte d’origine, ni au projet initial de Jodorowsky. Le formidable reportage Jorodowsky’s Dune explique cela en long et en large et n’est pas le propos de cette critique, mais je ne peux que vous conseiller d’aller y jeter un œil si vous voulez comprendre, notamment, les origines de la saga Alien. Lynch ne pouvait faire autre chose que rater son coup en arrivant sur cette grosse machine hollywoodienne. Dino De Laurentiis, producteur légendaire, essayait de sortir « son » Star Wars, quelques années après les succès initiaux de Georges Lucas. Il avait un formidable matériau de base, mais avait mal estimé que Herbert n’est pas Lucas, justement. Dune est de la vraie SF, pas de la fantasy syncrétique déguisée en film de SF. Effrayé par la folie des grandeurs de Jodorowsky sur le projet d’adaptation précédent, De Laurentiis a cherché (et trouvé) un jeune réalisateur prometteur, comme le Lucas de THX 1138 en la personne de David Lynch. Mais Lynch, la suite de sa carrière le démontrera si besoin est qu’il n’est pas spécialement fan des histoires linéaires et simples (sauf dans le bien nommé A straight story). Ou, plus précisément, c’est un adepte du montage asynchrone. Et cela se marie mal avec la progression linéaire de la révélation messianique de Paul Atréides.

Car l’histoire de Dune est assez simple : deux familles puissantes sont en concurrence pour mettre la main sur la production d’épices, ce fameux mélange qui permet les voyages interstellaires (et, donc, le commerce). L’Empereur, inquiet de la popularité toujours croissante des Atréides, décide de leur confier l’exploitation de l’épice, tout en complotant avec les Harkonnen pour les renverser et, ainsi, conserver son trône. Pas de bol pour l’Empereur, il est confronté avec une vieille prophétie qui dit qu’un élu, un messie, prendra la tête des Fremens, la population locale d’Arakis/Dune, pour les mener vers une nouvelle destinée. Et cet élu n’est autre que Paul Atréides, héritier de la famille Atréides et seul enfant mâle né d’une sœur du Bene Gesserit. Je ne développerai pas plus l’histoire ni le lore de Dune, puisque nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir lors de la critique sur le premier roman.

Reste l’objet filmique. Et l’expression « formidable ratage » (qui s’applique à d’autres films qui sont mauvais mais que l’on ne peut s’empêcher d’aimer pour ce qu’ils essayaient d’être) a pratiquement été inventée pour ce film. Le casting est formidable mais très mal utilisé. MacLachlan est mal à l’aise, Brad Dourif cabotine, Jürgen Prochnow est sous-exploité, tout comme Patrick Steward. Sting est un mystère. Reste Keneth MacMillan qui fait un Baron Harkonnen qui restera pour toujours dans nos mémoires, comme méchant psychotique et immonde. Le film hésite aussi entre un souffle épique formidable (le discours de Paul face aux Fremen, l’arrivée du premier navigateur chez l’Empereur) et les idées bancales (les scènes de batailles sont confuses et mal chorégraphiée, les effets spéciaux sont… spéciaux !). Intrinsèquement, certaines scènes qui marchent dans les romans ne pouvaient que dysfonctionner à l’écran : la manière de monter sur les vers géants d’Arakis et de les chevaucher n’a pas beaucoup de sens. Sans parler de l’ineffable « arme étrange » qui fonctionne à la voix et qui donne des scènes du plus grand ridicule à l’écran (pour se battre, les Fremen… aboient ? :-). Comme le dit l’un des critiques dans les bonus de l’édition longue en DVD, le film débute sur une richesse visuelle excitante et s’ensable progressivement lorsque les protagonistes arrivent sur Arakis, jusqu’à devenir une bouillie difficilement digeste dans sa dernière heure.

Reste une ambition, des visuels, une ambiance sonore et une intention formidable. Reste également une histoire que l’on devine plus ample et plus complexe que ce qui reste à l’écran. Reste des scènes qui aidèrent le film à développer, au fil des années, une aura de film culte maudit. La version longue, dont il est question ici, apporte certains éléments qui rendent l’univers de Dune plus compréhensible. Mais ce n’est certes pas la meilleure version. Si vous n’avez jamais vu Dune et que vous ne voulez pas attendre le remake de 2020, jetez-vous sur la version signée Lynch et non sur cette version longue, qui devrait être réservée aux fans qui essayent de comprendre comme une idée brillante peut souffrir d’une production chaotique et tyrannique.

Renaissance

De Christian Volckman, 2006.

Four cinématographique de 2006, film français d’animation totalement oublié, Renaissance est un formidable échec. Volckman, connu jusque-là pour un court métrage d’animation, a totalement disparu des radars après l’échec commercial de Renaissance jusqu’à 2019, où il signe son premier long métrage live, The Room, passé lui-aussi totalement inaperçu (comme quoi, on a la baraka ou pas). Pourtant, il mérite au moins qu’on lui tire notre chapeau : il fallait avoir un certain courage pour se lancer dans un film d’animation en mocap en 2000 en France (le film a mis six ans à se faire), en noir et blanc (sans nuance de gris), dans une 3D aplatie en 2D. Le concept est pas mal, quand même.

Et quoi de mieux qu’une histoire de SF pour porter le projet ? Le film, dont le nom complet est Paris 2054 – Renaissance se passe donc à Paris… en 2054. On y suit le capitaine Karas, chargé de retrouver la jeune chercheuse Ilona Tasuiev. Celle-ci est le poulain de la puissante société Avalon, dont le core-business est de rajeunir et de prolonger la vie des riches français des années 2050. Karas naviguera dans le Paris interlope du futur, notamment en retrouvant la jolie grande sœur de Ilona qui le mènera petit à petit sur la piste d’un mystère plus épais qu’un simple kidnapping.

Que dire de plus sur l’histoire ? Pas grand-chose, malheureusement. Car si le film est un réussite formelle certaine (bon, le rendu graphique a un peu vieilli, mais le choix du noir et blanc très artistique sauve l’affaire), le fond est franchement léger. Les personnages sont quand même bien archétypaux, le scénario est assez mécanique dans ses développements et les dialogues manquent parfois cruellement d’imagination. Du coup, même si c’est très joli, ça sonne tellement classique et convenu que c’est un poil emmerdant. Après, c’est une enquête policière façon film noir des années 50 projeté dans un Paris futuristes avec quelques belles scènes d’action. Et comme dans tous les films noirs de l’époque, les hommes sont solitaires, durs, et musclés et les femmes sont forcément fatales quand elles n’ont pas besoin d’être sauvées par le héros du jour.

Et c’est vraiment dommage d’avoir mis tellement de temps sur la technique, d’avoir développé une technique presque artisanale pour arriver à un résultat plus que correct sans s’être davantage pencher sur le scénar. Certains critiques de l’époque rapprochaient Renaissance de Matrix ou de Blade Runner, mais… non. Vraiment pas. Ce n’est pas du tout de la SF à portée philosophique. C’est un whodunit qui se passe dans le futur, tout au plus. Et un whodunit sans énormément de surprise quand on a déjà lu quelques bouquins de SF (comme moi ! ;-). Le choix visuel d’un noir et blanc sans nuance de gris donne un côté expressionniste inédit (bien qu’en film live, le très inégale Eden Log allait dans le même sens), mais cela reste un gimmick de réalisation s’il n’est pas suivi par un fond intéressant.

Reste de très belles images et une belle imagination quand on voit par exemple le soin apporté à rendre le Paris Haussmannien futuriste. Cet effort sur les décors (les quais de la Seine étant surplombé par des passerelles piétonnière en verre transparent) donne des images qui s’ancrent dans la rétine du spectateur. Mais c’est pour mieux les faire suivre par des scènes de ruelles sombres sous un crachin soutenu (=cliché) ou encore sur une vue panoramique sur le bureau du méchant patron de la société pharmaceutique, une pièce tout en verre au sommet d’une arche de la Défense améliorée (=cliché encore et toujours). Pourtant, Volckman avait réussi à attirer pas moins que Daniel Craig, Ian Holm et Jonathan Pryce pour le doublage international. Beau casting, mais pour un film oubliable. Joli, mais oubliable. Espérons que Volckman trouve d’autres scénaristes pour ses prochains projets couillus.

The Aeronauts

De Tom Harper, 2019.

Bizarrement, The Aeronauts est ma première incursion dans les longs métrages produits directement par un des nouveaux acteurs du cinéma, façon Netflix. Et ce long de Tom Harper, réalisateur à la filmographie modeste essentiellement connu pour des téléfilms, pour la suite de Woman in Black et pour une comédie musicale anglaise du nom de Wild Rose, est ici un objet financé par Amazon pour son service en ligne Amazon Prime Video. Le film a connu aussi une distribution en salle, mais relativement modeste, essentiellement réservée à quelques festivals et quelques salles dotées d’écrans IMAX, puisque une partie du film a été tourné sous ce format aussi rare qu’impressionnant. A titre d’exemple, aucun écran belge ne l’avait à l’affiche et il aurait fallu que je me déplace aux Pays-Bas pour le voir en salle.

Pourquoi insiste-je sur ceci ? Et bien simplement car ça me permet de commenter la nature même de l’objet. Est-ce un film ? Un téléfilm ? Un épisode particulièrement long de série télé ? La réponse n’est pas simple.

En fait, The Aeronauts est une distraction tout à fait honnête. Une montagne russe de sensations et d’images impressionnantes servie par un duo d’acteurs aussi professionnels qu’efficaces. Le film nous plonge dans le Londres des années 1860. Le scientifique James Glaisher (interprété par Eddie Redmayne, toujours crédible dans ce registre qui lui a quand même valu un oscar) souhaite vérifier ses hypothèses et réaliser des expériences dans les hautes couches de l’atmosphère. Il veut démontrer que l’on peut, dans une certaine mesure, prévoir la météo. Pour cela, il a cependant besoin d’une tête brûlée, d’un aéronaute hors pair, qu’il trouvera en la personne de la veuve Amélia Rennes (jouée par Felicity Jones, actrice trop rare sur le grand écran à mon goût). Elle pilotera sa montgolfière plus haut dans le ciel londonien qu’aucun de ses prédécesseurs, bravant le froid et le manque d’oxygène, afin que James puisse mener à bien sa passion.

Bien sûr, les deux personnages ont des motivations personnelles qui les poussent à se dépasser et à démontrer au monde entier leur valeur. Nous découvrirons ces motivations à travers une série de flashbacks en costumes qui coupent épisodiquement l’ascension en ballon qui occupe le plus clair de l’heure quarante du film. Je ne m’attarde pas dessus pour vous laisser la surprise du développement. Sachez simplement qu’on est dans du très classique.

Et c’est précisément une partie du problème : le film est quand même ‘hachement cousu de fil blanc. Et sans cette distribution irréprochable, sans le côté lunatique de Redmayne ou le côté incontrôlable de Jones, on aurait certainement un film nettement plus moyen. J’exagère probablement : le film est également sauvé par des effets spéciaux discrets mais très efficaces. Je regrette d’ailleurs d’avoir vu le film dans mon salon et non dans une salle IMAX. Les plans larges en plein ciel nuageux sont parfaitement réussis et véritablement impressionnants. C’est aussi « dramatique« , comme disent nos amis anglais, que peut l’être Gravity dans ses plans larges sur le vide spatial. Et le parallèle est tout à l’honneur de The Aeronauts, puisqu’on est dans le même genre de film, sensation de vertige en plus.

[SPOILER] _LA_ scène du film, où le personnage de Felicity Jones grimpe sur le ballon à plus de 11.000 mètres du sol pour aller débloquer une valve gelée au sommet de la montgolfière, m’a littéralement fait dresser les cheveux sur la tête ! [/SPOILER] Donc, pour le côté spectaculaire et technique, le film est clairement une réussite, servi par deux acteurs au mieux de leur forme, qui se connaissent et s’apprécient (Jones jouait la femme de Redmayne dans The Theory of Everything en 2014), dans des rôles qui leur vont bien. Mais qu’est-ce que je lui reproche, alors ?

Et bien c’est simple : une mainstream-isation aussi inutile qu’affligeante. Je ne vais pas faire comme nombre de critiques sur Internet et crier au scandale sur le fait que Jack Thorne, le scénariste, a oser « travestir » la réalité historique des évènements relatés. Si le film se vante d’être « basé sur des faits réels« , je n’ai contre le fait que le scénariste adapte quelques éléments pour en faire un spectacle. Le fait d’avoir remplacé le second historique du personnage de James Glaisher, un autre scientifique anglais en redingote, par une femme librement inspirée d’une aéronaute française décédée 45 ans avant les faits relatés dans le film n’est pas fondamentalement un problème. Cela rajoute une tension dramatique et apporte des nouveaux enjeux au film. De la même manière que les péripéties de vol contées dans le film sont certainement exagérées/excessives par rapport à la réalité du vol de 1862. Mais c’est tant mieux : The Aeronauts est un divertissement, pas une docu-fiction sur l’invention de la météorologie.

Non, mon problème est dans l’excès hollywoodien des adaptations prises par le script. Pourquoi le scientifique est-il obligatoirement un doux rêveur qui s’oppose à ses collègues retords et rétrogrades (à ce titre, The Theory of Everything était nettement plus sobre dans ses ressorts dramatiques) ? Pourquoi est-ce que le personnage d’Amélia Rennes doit-être le symbole d’un féminisme d’avant-garde (pour l’époque) aussi déplacé qu’irréaliste ? Un personnage féminin fort dans un film d’époque doit-il forcément voir son discours parasité par une caution morale très XXème siècle du « we can do it » ? Pourquoi, enfin, avoir caster Himesh Jitrenda Patel dans le rôle du « copain » scientifique de James Glaisher, qui sera le seul à le soutenir dans sa démarche ? Je n’ai rien contre l’acteur, mais un Indien à la Royal Society au XIXème siècle ? Réellement ? Qui va le croire, ça ?

Bref, The Aeronauts est un film spectaculaire, mais qui est réellement brimé par son intention de plaire au plus grand monde. En gommant une partie de la réalité historique qu’il est censé représenter, en incluant dans le script des poncifs de diversité hors-de propos et anachronique, le scénariste Jack Thorne a en fait desservi le film. Et c’est avec ceci que je reviens sur le début de cette critique : non, The Aeronauts n’est pas réellement un film de cinéma. Il en a le goût et l’aspect. Mais son script édulcoré et le manque de risque que cela entraîne le rapproche davantage d’une production télé. Au final, on a donc un objet hybride, agréable à regarder, mais qui s’oubliera très vite en raison d’un scénar tellement convenu qu’il en devient interchangeable. Dommage.