Chien du heaume

De Justine Niogret, 2010.

Si l’on s’en réfère à la postface, Justice Niogret a l’air d’être quelqu’un d’assez joyeux et drôle. Les jeux de mots idiots qu’elle distille dans les diverses définitions qui clôturent son court roman m’ont bien fait marrer. Pourtant, à la lecture du bouquin, rien ne laissait présager cela. Chien du heaume est le premier roman, sorti il y a déjà une grosse dizaine d’année, d’une (jeune – ce concept évoluant avec l’âge de l’auteur de ces lignes !) autrice née en 1978 quelque part en France. Et c’est plutôt efficace, comme premier roman. On est dans une fantasy light (peu de magie dans ce moyen-âge d’inspiration européenne, à part quelques touches ci et là) qui lorgne surtout du côté réaliste.

Le personnage principal, la bien-nommée Chien du heaume, est une mercenaire de son état, vendant ses services au plus offrant. Bien qu’il soit inhabituel de voir une femme endosser ce rôle dans les contrées que l’on découvre, ce n’est pas rare non plus, les femmes ayant appris à se servir de leurs mains pour se défendre et, quand l’occasion se présente, pour attaquer. Chien du heaume n’est en effet pas une faible femme : elle manie la hache bien mieux que les mots et n’hésite pas à s’en servir quand besoin s’en fait sentir. Pour autant, Niogret évite de tomber dans le cliché de « la femme forte de fantasy« . Point de Jeanne d’Arc ou de Brienne de Tarth, ici. Chien du heaume, même si elle a quelques kilos de trop et a, semble-t-il une tronche à faire peur, n’en reste pas moins un protagoniste « normal« . Ni trop courageux, ni trop fort, ni trop angélique. Réaliste, dans un monde où la violence a souvent le dernier mot. Et qui ne crache pas contre le confort quand il se présente.

Et Chien du heaume a bien une quête, comme il sied à un protagoniste de fantasy. Point de roman d’apprentissage ici : elle a la trentaine bien entamée et un paquet de guerre derrière elle. Cependant, elle traverse le moment de sa vie où l’on veut comprendre d’où l’on vient et qui l’on est. Chien du heaume veut simplement découvrir son propre nom. Au-delà de son patronyme, hérité d’un employeur bien peu sensible, elle se lance dans la quête de son nom, de son identité. Et tout au plus a-t-elle pour débuter sa recherche que l’arme étrange, cette hache ouvragée, peu commune, que son père lui a légué. Après qu’elle fut forcée… de le tuer.

Vous aurez compris qu’on ne rigole pas des masses dans ce premier opus (Justine Niogret offrira une suite à Chien du heaume quelques années plus tard à travers le roman Mordre le bouclier). Portant, on n’est pas non plus dans la gritty fantasy. S’il est y a des personnages qui n’hésite pas à user du meurtre pour arriver à leurs fins, si la Mort elle-même rôde dans les brumes, il y a aussi une certaine légèreté qui se dégage du texte. A travers sa quête, Chien du heaume se trouve aussi une nouvelle famille, un nouveau foyer, un endroit qu’elle peut imaginer comme son « chez soi« . Et c’est nouveau pour elle, même si cela évoque une certaine nostalgie d’un paradis perdu, non mérité et jamais connu. Une récompense à ce que l’on imagine être des années d’errance.

Sans spoiler, le prologue laisse entendre le développement du personnage après la fin du roman. Et cette fin ouverte, finalement pleine d’espoir, laisse imaginer le meilleur (celui-ci étant tout relatif) pour une femme que l’on a appris à apprécier à travers ces pages. Mais ce qui fait surtout le sel de cette aventure est son style. Niogret a en effet choisi de développer un style relativement archaïque et un découpage qui se rapproche de ce qu’on pourrait imaginer être une chanson de geste. Le premier tiers (ou la moitié ? difficile à estimer) du bouquin enchaîne en effet les « aventures » de manière assez épisodique. Bien sûr, les éléments successifs qui s’y enchainent, au-delà de nous familiariser à la protagoniste, seront également utiliser plus tard dans le développement de l’histoire, l’autrice n’étant pas une manche. Mais le lecteur l’ignore quand il découvre cette succession de quêtes à l’apparence disparate. Le style, comme je le disais, est également très archaïsant. Ce qui donne en effet l’impression par moment de lire des chansons de geste à la Marie de France, la préciosité en moins. Et on ne peut qu’être admiratif de la faconde particulière dont Justine Niogret fait preuve pour ce faire : malgré un vocable ardu, qui ne sied en fait pas au rang des protagonistes quand on y pense, elle parvient à construire un monde vraisemblable dans lequel on se trouve happé avec bonheur.

Je ne sais comment l’expliquer, mais on est ici face à une fantasy typiquement française qui ne s’inspire que très peu des grands exemples anglo-saxons. Niogret est davantage l’héritière de Chrétien de Troyes que de Tolkien ou Donjons et Dragons. Mais elle a certainement lu George R.R. Martin. Et ça donne un mélange détonnant, qui fut couronné en son temps du grand prix de l’imaginaire et du prix des imaginales, de manière parfaitement justifiée. Très bon premier roman que ce Chien du heaume donc, et l’on ne peut que regretter que l’autrice se soit éloigné assez vite des littératures de genre pour se consacrer à d’autres projets. Ceci ne remet évidemment nullement en cause la qualité de ces autres romans, c’est simplement que nous avons rarement des autrices et auteurs qui maîtrisent la langue française avec un tel brio dans les littératures de genre, malheureusement. Si vous ne l’avez pas encore lu, jetez-vous dessus, il ne quittera pas vos mains avant la dernière page tournée.

Princess Bride

De William Golding, 1973.

Sous-titré : Le Grand Classique du Conte de Grand Amour et de Grande Aventure de S. Morgenstern

Véritable madeleine de Proust pour nombre de ses afficionados, l’adaptation en long métrage de ce roman, signée par Rob Reiner en 1987, aura marqué une génération, surtout Nord-américaine, à l’aube des années 90. Le feel good movie est cependant une adaptation, l’adaptation d’un roman sorti plus de dix ans au préalable de la main d’un scénariste émérite d’Hollywood que rien, à priori, n’amenait vers le conte ou la fantasy. Pourtant, Princess Bride fut aussi la porte d’entrée vers une fantasy plus adulte que les longs métrages d’animation de la société aux grandes oreilles. Il était donc plus que temps de se plonger dans ce classique, d’autant plus grâce à la belle réédition de Bragelonne dans son nouveau format prestige, quelque part entre le format poche et le grand format (collection dans laquelle on retrouve l’intégrale du Witcher, mais aussi les trois premiers tomes de la saga des Salauds Gentilhommes de Scott Lynch – on attend toujours le quatrième volume, d’ailleurs ! – ou encore la trilogie du Paris des Merveilles de Pierre Pevel).

Revenons-en au roman de Golding. Après une assez longue introduction extradiégétique de Golding, qui commente l’écriture du roman et le long historique des tentatives d’adaptation en long métrage avant celle réussie de Reiner, le roman fini par débuter. Il est important ici de faire une parenthèse : Golding s’amuse à prétendre qu’il n’est qu’un fidèle copiste qui se contente de réduire et d’adapter un texte de S. Morgenstern, grand érudit et historien de la nation Florine (le Florin étant un pays fictif imaginé par Golding dont l’auteur situe la réalité géographique quelque part dans les pays baltes actuels). S. Morgenstern n’ayant bien sûr jamais existé, nous avons bien entre les mains un roman du scénariste de Butch Cassidy & le Kid, des Hommes du Président (deux films pour lesquels il a eu l’oscar du meilleur scénariste), mais aussi des Jumeaux, de Misery, de Last Action Hero, des Pleins Pouvoirs ou encore du Déshonneur d’Elisabeth Campbell. Une carrière à mi-chemin entre le film dramatique et la comédie d’action.

Et c’est exactement ce qu’est Princess Bride ; une comédie d’action, à laquelle s’ajoute une touche de romantisme et un poil de fantasy. Cocktail parfait pour en faire un best-seller. En gros, Princess Bride répond parfaitement au cahier des charges du conte classique. D’une situation de départ très classique (une jeune fermière extrêmement belle se rend compte qu’elle est amoureuse du garçon de ferme, mutique, mais fidèle depuis de nombreuses années) dans les contes de fées, on passe par l’élément déclencheur (le garçon de ferme part pour devenir l’homme qui peut offrir le monde à sa dulcinée et un méchant noble jette son dévolu sur la jeune fermière) jusqu’au déroulé classique en trois actes du récit initiatique (les aléas se succèdent, les quêtes secondaires s’enchaînent pour arriver jusqu’à la résolution forcément attendue).

Mais là où Golding est fort, c’est qu’il utilise les tropes du genre tout en s’en moquant ouvertement. Ainsi, l’auteur n’hésite pas à interrompre son texte pour donner ses commentaires acerbes sur le déroulé du récit et, en particulier, sur les longueurs inintéressantes qu’il prête volontiers à ses collègues écrivains. Ainsi, l’auteur se concentre sur les phases d’action et non sur la construction du lore de son monde, dont il se moque éperdument. Pourtant, l’ensemble fonctionne à merveille. Et la recette est assez simple à comprendre : connaissant parfaitement les rouages d’un scénario efficace, Golding se concentre sur quelques personnages forts, des dialogues mémorables et de l’action à tout va qui tient le lecteur en haleine. Et ça marche, évidemment. Les ficelles sont grosses, l’auteur les souligne, on sait ce qui va arriver, mais on est malgré tout embarqué dans l’histoire.

Cela tient en particulier aux deux acolytes du héros, le palefrenier Westley. Dans sa reconquête de sa promise, la belle et excessive Bouton d’or, Westley parvient à s’adjoindre les services de l’épéiste de renom espagnol Inigo Montoya et du géant turc un peu simplet Fezzik. Derrière leur rôle qui semble au premier abord unidimensionnel se cache évidemment les personnages les plus intéressants de l’histoire. Le premier est mû par sa volonté de vengeance qui le ronge jusqu’à l’abandon de soi et le second, derrière sa masse musculaire, est un être fragile qui ne craint que de la solitude. Cela donne des scènes mémorables où les méchants sont effectivement méchants (le comte Rugen est un spécialiste de la torture) et où les gentils triomphent malgré l’adversité (les phrases « My name is Inigo Montoya. You kill my father. Prepare to die » sont devenus des memes internet depuis de nombreuses années maintenant).

Il n’est sans doute pas utile de développer davantage l’histoire, pour préserver la surprise de celles et ceux qui n’auraient pas encore lu ce classique ou vu le film qui en fut inspiré. Revenons-en donc au texte. Golding, qui a manifestement des facilités d’écriture, a un côté énervant. A la lecture du bouquin, je me suis dit à plusieurs moments que c’était un classique de fantasy émaillé de l’humour d’un juif new-yorkais. Le Hobbit commenté par Woody Allen, en gros. Et c’est exactement ça. Les commentaires de Golding sur son propre texte sont parfois irritants, mais c’est aussi grâce à eux, grâce à cette distance ironique, que le texte prend. Cela permet de se focaliser sur l’action et sur le développement des quelques personnages principaux. Et même si l’on se doute tous de la fin du livre dès les premières lignes, Golding parvient à maintenir le suspens tout au long du roman, en mettant en scène des solutions abracadabrantesques aux situations les plus périlleuses.

Comme cette édition est celle du 25ème anniversaire de la parution originale du roman, Golding y ajoute un nouveau chapitre, intitulé Le bébé de Bouton d’or, qui se passe quelques années après la fin du roman original. Dans sa mythologie personnelle, Golding informe le lecteur qu’il a du batailler ferme pour écrire lui-même ce chapitre, puisque les ayants droits de Morgenstern (qui, pour rappel, n’existe pas !) voulait confier cette suite à nul autre que Stephen King (un ami de Golding depuis l’adaptation de Misery). Ce nouveau chapitre, au-delà du cliffhanger sur lequel il se clôt, ajoute une dimension importante au personnage d’Inigo Montoya en s’intéressant à son passé à travers un flashback sans lien avec l’intrigue. Je ne sais pas si Golding avait l’intention de poursuivre et de proposer une véritable suite à Princess Bride, l’un des rares romans qu’il aura signé lors de sa longue carrière, mais ce nouveau chapitre a le mérite de ne pas laisser planer le doute sur la toute fin du roman original et de répondre à quelques questions laissées ouvertes. Et de provoquer l’insatisfaction éternelle des fans qui en voulaient forcément plus, Golding étant décédé en 2018 sans jamais avoir repris la plume pour prolonger ce chapitre orphelin.

Reste une aventure picaresque, où le fantastique reste limité à quelques éléments qui tiennent davantage du conte de fées que de la fantasy en tant que telle. Une romance éternelle, également. Et une comédie d’action. À redécouvrir sans modération.

Le guide de la SF et de la Fantasy

De Karine Gobled, 2017.

ActuSF, depuis quelques années, a publié nombre de petits guide relatifs aux littératures de genre, soit sous forme de monographie d’auteur (Lovecraft, K. Dick, Tolkien, Stephen King, Howardvolume déjà abordé ici -, etc.), soit sous forme de guide plus généraux relatifs à un courant particulier (l’uchronie, le steampunk, etc.) Ce guide-ci, par son ambition très large, puisqu’il vise à être une porte d’entrée pour toute la SF et toute la Fantasy, sort un peu du lot.

Karine Gobled, également connue sous le pseudo de Lhisbei quand elle écrit sur le blog du répertoire de la science-fiction, prend donc la plume avec une très grande ambition : nous ouvrir aux multiples territoires de la littérature SFFF. Les éditions Folio SF, de leur côté, avaient choisi quelques années auparavant de traduire cette ambition en plusieurs ouvrages (notamment un sur la fantasy et un sur la SF), peut-être de manière plus sage face à l’ampleur de la tâche. Pourtant Gobled prend clairement son courage à deux mains et se lance dans l’ouvrage qui répond à un cahier des charges très précis établi par les éditions ActuSF : après une courte introduction, il faut aborder son sujet à travers une courte liste d’idées reçues à pourfendre pour attirer le lecteur curieux vers un nouveau genre et poursuivre par des chapitres sur chaque genre et sous-genre en y détaillant les caractéristiques principales et en y insérant une liste d’œuvres phares ainsi que des conseils de lecture si l’on a apprécié tel ou tel bouquin. Gobled conclut également son livre par quelques interviews (des auteurs, des responsables de festivals de SFFF, des universitaires qui traitent la matière, etc.) ainsi que par quelques courts chapitres sur les éditeurs français du secteur et sur les prix littéraires, notamment.

L’ensemble du guide est plutôt plaisant à lire et bien écrit, Gobled ayant manifestement des facilités d’écriture et le sens de la formule. Pourtant le lecteur averti ne peut sans doute que rester sur sa faim. Si, contrairement à Apophis, dont il est notoirement connu qu’il est très exigeant et détailliste sur les sous-genres de la SFFF (sa taxonomie, pour aussi riche qu’elle soit, m’a toujours légèrement ennuyée : ajouter des sous-cases dans des cases n’aide pas à s’ouvrir à un genre, je le crains), je n’accorde que peu d’importance aux imprécisions qui émaillent l’ouvrage de ci de là, car elles n’ont à mes yeux qu’une importance mineure pour un lecteur curieux qui voudrait se renseigner avant de se lancer dans la SFFF, je suis par contre plus dubitatif sur certains accents mis en avant par Gobled.

Le principe d’un guide limité est par définition frustrant : certains textes que l’on considère (ou que la majorité considère) comme des références ne s’y trouvent pas. Et cela nous choque forcément, quand on défend ses goûts et que l’on se veut un minimum prosélyte. Mais ceci est de bonne guerre : d’un individu à l’autre, les choix diffèrent et nous sommes condamnés à l’accepter, voire à nous en réjouir car cela ne fait que démontrer la pluralité d’avis dont notre société actuelle semble souvent faire défaut. Malgré ces quelques phrases convenues, je trouve particulièrement gênant que Gobled insiste énormément sur l’uchronie (elle est également la co-autrice du Guide de l’uchronie, toujours chez ActuSF), la mettant à toutes les sauces dans les différents chapitres et laissant accroire au lecteur inattentif qu’il s’agit vraiment là d’un courant qui est pratiquement devenu majoritaire. Ce qui n’est pourtant pas le cas.

Je suis également partagé sur le choix de certaines références : bien qu’il soit agréable de mettre en avant certains auteurs français contemporains comme des références et que cela évite ainsi une énième énumération de la liste des auteurs anglo-saxons immanquables que l’on peut trouver partout sur le web, les mettre en avant revient également à « oublier » certains auteurs majeurs de l’histoire du genre, à l’instar de Gay Gavriel Kay ou de Glenn Cook (pourtant également très connus sous nos latitudes). Ou encore de toutes les autres nationalités possibles et imaginables ! Je suis également un peu chagriné sur le fait que Lovecraft se retrouve tout d’un coup à nouveau classé en Dark Fantasy, selon le vieux vocable de Presses Pocket, alors même que le genre de la Dark Fantasy tel qu’on l’entend actuellement représente tout à fait autre chose (Glenn Cook, à nouveau, mais aussi Scott Lynch, R.R. Martin et d’autres).

Au-delà de ces débats qui peuvent passer pour des débats de chapelle aux yeux des néophytes, je crains que le bouquin se noie un peu dans son contenu et perde son lecteur après quelques dizaines de pages, malheureusement, en voulant en même temps trop en mettre et pas assez pour être une vraie porte ouverte. Moi qui suis toujours un grand amateur de livre parlant de livres, sans comprendre réellement pourquoi d’ailleurs, je suis ressorti un peu frustré de la lecteur de ce petit guide. Je ne m’attends plus spécialement à apprendre beaucoup de choses nouvelles quand j’ouvre ce type d’ouvrage, mais je suis toujours heureux de constater qu’ils me donnent envie de lire l’un ou l’autre titre, l’un ou l’autre auteur qui, pour des raisons x ou y, m’ont jusqu’alors échappé. Ce ne fut pourtant pas le cas lorsque je tournais voilà quelques jours la dernière page de ce Guide de la SF et de la Fantasy. Dommage ; une occasion manquée par une ambition probablement trop large et quelques choix hasardeux.

Trolls & Légendes

Edité par Valérie Frances, 2015.

Après un long hiatus, il est temps de revenir à ces colonnes pour partager à nouveau avec vous (et avec moi-même) mes impressions de lecture. Même si j’ai un peu moins lu ces derniers mois, pris par des activités professionnelles chronophages, je n’en ai pas moins allongé la liste des œuvres à propos desquelles je voulais écrire quelques paragraphes. Et quoi de mieux, pour reprendre le chemin de la publication en ligne, qu’un recueil de nouvelles édité par ActuSF en marge du salon de la fantasy belge, le si bien nommé Trolls et Légendes, se tenant chaque année à Mons et rassemblant des auteurs, des joueurs et des musiciens pendant quelques jours autours de l’inévitable cuvée des trolls !

ActuSF et Valérie Frances ne se sont donc pas creusés bien loin pour le titre de l’anthologie, ni pour son contenu. Ce Trolls & Légendes (vous noterez le subtil remplacement du « et » par un « & ») est consacré… aux trolls ! Et c’est ma fois une créature des légendes nordiques qui a bien peu de place dans la fantasy moderne, donc pourquoi pas. Sont convoqués à la table des auteurs ce que la fantasy francophone, invitée à l’édition 2015 dudit festival, faisait de mieux. Pas encore de Stefan Platteau, le régional de l’étape, à l’époque, mais quand même du beau monde. Développons comme il se doit cet avis texte par texte, auteur par auteur.

On débute donc l’anthologie avec le très sympathique Sous les ponts de Paris, de Pierre Pevel. L’auteur des Enchantements d’Ambremer, des Lames du Cardinal ou encore de Haut-Royaume, nous ramène donc dans le Paris des Merveilles de son héro dandy Hyppolyte Griffont et de sa fantasque égérie Isabel de Saint-Jil. Il est question ici d’une révolte des trolls de Paris, qui s’assurent depuis des siècles parfois que les Parisiens puissent traverser la Seine sans encombre à toute heure du jour ou de la nuit. Révolte causée par le peu de considération que la mairie ou la cours de la Reine du Ppeuple leur témoigne, allant même jusqu’à ne pas leur verser le salaire promis lorsque le monde réel et Ambremer ont trouvé un équilibre plus ou moins stable voilà quelques décennies. Texte malin, notamment dans sa manière de lié la personnalité des trolls à l’âge des ponts parisiens, on reconnait aisément la patte amusée et légèrement surannée de Pevel. Ceux qui aiment sa steampunk-fantasy stylisée seront convaincus. Les autres trouveront peut-être cette première nouvelle un peu vide, au-delà de son charme suranné intrinsèque…

D’azur au troll d’or, de Claudine Glot, appartient quant à lui davantage au style du conte que de la nouvelle. La cocréatrice et présidente du Centre de l’imaginaire arthurien (où j’avais acheté le très complet et intéressant La légende du roi Arthur lors d’un voyage en Bretagne), signe ici un texte précieux où un jeune chevalier en quête de gloire charme bien malgré lui par son chant une trollesse qui n’hésitera pas à le suivre sa vie durant. Nostalgique et maîtrisé dans sa forme comme dans son message, ce conte mélancolique offre une vision assez classique du troll des légendes en restant très agréable à lire.

Le troisième texte est signée par la toujours très brillante Estelle Faye. La montagne aux trolls nous emmène dans la vie d’une jeune femme qui, un peu par hasard, se retrouve conservatrice dans un musée régional perdu au fond des Vosges. C’est la fascination pour un retable, sombre et dont la provenance semble intraçable, qui force pratiquement la jeune femme à changer de vie et opter pour cette semi-retraite ascétique, ponctuée par de rares contacts avec les villageois de son âge qui, bien qu’ils l’apprécient, gardent une certaine distance malgré les années qui passent. Mais notre protagoniste fini par apprendre que ce retable n’est peut-être pas ce qu’il parait être au premier regard et que sa fascination peut s’expliquer par des phénomènes qui dépassent le sens commun. Superbe nouvelle, je retrouvais ici avec plaisir la plume d’Estelle Faye, toujours aussi délicate et frappante à la fois. Clairement l’un des meilleurs textes de l’anthologie.

Yamadut, de Cassandra O’Donnel, n’est malheureusement pas du même tonneau. Même si le texte propose un twist final amusant, j’ai eu du mal à m’investir dans le texte. Ecrit comme une courte aventure indépendante de l’héroïne d’une série au long cours de son auteur, connue pour ses séries de fantasy à destination des jeunes femmes, elle part du principe que l’on connait qui est la protagoniste principale de la nouvelle et quels sont ses pouvoirs/sa nature. Ce n’est pas mon genre, même si j’admets volontiers que le texte est plutôt bien tourné. Le cinquième texte, Seulement les méchant, de Jean-Luc Marcastel, est quant à lui une surprise. Si le texte débute comme un polar hard-boiled, on se rend vite compte que l’inspecteur retord qui enquête sur le meurtre affreux d’une jeune femme a affaire un suspect d’une autre « nature » que celle à laquelle il s’attendait. Relecture moderne du troll, amusante malgré le prétexte assez sombre de l’enquête, l’auteur à l’intelligence de jouer avec le fait que le monstre n’est pas forcément celui que l’on croit. Amusant, mais qui tient surtout sur son concept.

Le texte suivant est pour moi le second grand texte de l’anthologie après la contribution d’Estelle Faye. Une créature extraordinaire, de Magali Ségura, nous plonge dans la Scandinavie natale des trolls, à l’époque, idéale pour un récit de fantasy, des vikings. On y suit une jeune fille qui, suite à une dispute avec sa mère, décide de fuir son village et rejoindre sa tante à quelques kilomètres de là pour entamer une nouvelle vie. Elle chute cependant dans une caverne dont elle ne sait ressortir où elle rencontrera un monstre de légende qui l’aidera bien malgré lui à grandir. Coming of age story simple et touchante, la plume de Ségura et le portrait subtil et complexe qu’elle esquisse en quelques paragraphes de ses protagonistes porte la nouvelle à merveille. Au-delà du conte fantastique, on a un texte qui parle avec des mots juste de la relation mère-fille, du passage l’âge adulte et du deuil. Un petit bijou à découvrir de toute urgence.

L’excellent Adrien Tomas signe le texte suivant : Le troll de sa vie. On retombe dans le polar avec un texte qui mêle avec un amusement certain humour et action. Et autant j’aime l’auteur pour son côté percutant et sans concession, autant j’ai trouvé qu’il cabotinait un peu dans cette nouvelle sympathique mais oubliable. Les effets de manche sont peut-être un peu gros et ses personnages et situations sont trop rapidement expédiés pour créer un véritable intérêt chez le lecteur. La nouvelle aurait sans doute gagné à s’étendre au format d’un roman (à la condition de prendre un prétexte d’enquête un peu plus sérieux/complexe, sans doute !)

Dans un genre aussi brut et expéditif, le texte suivant, Le mythe de la caverne, de Gabriel Katz, est nettement plus marquant. Il aurait trouvé sa place sans rougir dans l’anthologie Vauriens de Gardner Dozois, aux côtés des auteurs de dark fantasy américaine célébrés de par le monde. On y suit une bande de mercenaires sur le retour, des anciens des croisades, qui prend les armes une dernière fois, pour débarrasser le comté d’un horrible troll contre monnaie sonnante et trébuchante. Pas de bol, les choses ne se passent pas comme prévu et ils tombent sur une équipée adverse. Violant, brut et ironique. Parfait pour moi.

L’avant-dernier texte, Le mal caché, est signé par Patrick McSpare, davantage actif dans le monde la BD et de la littérature jeunesse. Le co-auteur des Hauts Conteurs avec Olivier Peru signe avec cette nouvelle le seul texte de l’anthologie qui nous met dans la peau d’un troll (si ce n’est pas clair dans les premières pages, on comprend assez vite le subterfuge), l’un des derniers de son espère, qui souhaite se venger contre les humains responsables de la mort de sa compagne. Joli texte, efficace, mais qui manque peut-être un peu d’aspérité pour rester réellement dans les mémoires.

L’anthologie se conclut sur un texte mineur de Megan Lindholm. L’américaine archi-connue et mère de la saga de L’Assassin royal était probablement un produit d’appel pour ActuSF à mettre en avant sur la couverture de l’anthologie pour attirer le chaland. Sa nouvelle, Vieux Tacot, se passe dans le futur, dans un monde où les voitures autonomes sont devenues la norme mais où les virus peuvent donner de drôle d’idées aux IA de nos automobiles. Au-delà du fait que le texte est relativement anecdotique, il est aussi notable qu’il s’agit là du seul texte de l’anthologie qui n’a… aucun rapport quelconque avec les trolls. J’ai essayé de vérifier si je n’avais pas raté une référence, si le vieux tacot dont il est question dans le titre de la nouvelle, chargé de l’IA de l’arrière-grand-père de la narratrice, pouvait être une allégorie quelconque du troll, mais… non. Du coup, cette dernière nouvelle, au-delà d’être assez faible, est complètement hors sujet dans cette anthologie.

En résumé, on a comme toujours un recueil qui enchaîne le bon et moins bon. C’est le propre de l’exercice. La qualité moyenne est cependant tout à fait honorable et je pinaille sur quelques faiblesses qui ne sont finalement qu’accessoires par rapport au fait d’avoir un recueil complet sur cette créature de l’imagine souvent délaissée dans la fantasy moderne qu’est le troll. Et si l’on ne tient pas compte de la dernière nouvelle, on a une variation de traitement qui rend l’anthologie très agréable (et très rapide) à lire. Verdict : si vous avez l’occasion de vous la procurer pour pas cher, comme je l’ai fait, n’hésitez pas, ça fait une soirée agréable avec au moins deux grands textes.

Ormeshadow

De Priya Sharma, 2019.

La toujours excellente collection Une Heure Lumière ouvrent ses portes à la relativement méconnue Priya Sharma. L’auteure britannique est essentiellement nouvelliste et publie régulièrement dans son pays d’origine depuis 2005, sans avoir eu l’honneur d’une traduction française jusqu’à présent. Considéré comme son premier roman (roman court, novella, peu importe, finalement), Ormeshadow a été remarqué à sa sortie et a été primé à deux reprises (prix Shirley-Jackson 2019 et British Fantasy 2020 du meilleur roman court). Et cela se comprend aisément.

Ormeshadow nous plonge dans l’ère victorienne, épisode historique fort prisé de nos voisins grands-bretons, et dans la vie du jeune Gideon Belman, fils unique d’un couple d’intellectuels de la classe moyenne de la moderne Bath. Frappés par un revers de fortune, la famille est obligée de quitter précipitamment leur maison, leur cité, leur niveau de vie pour se replier sur la ferme familiale d’Ormesleep, dans la région d’Ormeshadow (dans ce que j’imagine être les grises et tempétueuses côtes anglaises, non-loin des Cornouailles, même si cela n’est jamais réellement précisé).

Là, dans la ferme familiale, le frère du père de Gideon règne en maître absolu en son domaine. L’arrivée de son frère, qui possède effectivement par héritage la moitié de « ses » biens, est très mal vécue. Les vieilles rivalités se réveillent alors que Gidéon apprend à vivre avec une fratrie qui le méprise dans un environnement qui lui est aussi étranger qu’hostile. Il ne lui reste, pour s’évader, que les histoires que son père lui conte : le lieu-dit d’Ormesleep, aux pieds des collines d’Ormeshadow est connu dans les légendes locales. Un dragon, le dernier, s’y serait posé il y a de nombreuses années pour y entrer en hibernation en attendant des jours meilleurs ou en attendant d’être réveillé par l’héritier de la famille Belman…

Baigné dans une ambiance de tension permanente, Sharma signe avec ce court roman un drame familial subtil, douloureux et poétique tout à la fois. Les personnages y sont décrits par des touches presque impressionnistes, se dévoilant intelligemment en fonction des rebondissements dramatiques de l’histoire ou à travers des flashbacks pleins de sens. C’est un superbe roman de mœurs qui fait vivre les collines rocailleuses et venteuses d’Ormeshadow tantôt comme un antagoniste potentiel et tantôt comme le seul lieu d’espoir dans une humanité uniformément sombre, médiocre et revancharde. Le livre offre cependant des touches d’espoir, à travers quelques personnages secondaires au caractère bien trempé (et à la vie elle-aussi dramatique). C’est cependant le voyage émotionnel de Gidéon, ce personnage principal malmené, confronté à la dureté d’une vie qu’il n’a pas voulue, que l’on retiendra. Ce personnage, aussi solide que fragile, est une vraie réussite émotionnelle qui embarque le lecteur dans son histoire.

Alors, bien sûr, l’on pourra arguer que le fantastique est ici plus évoqué à travers un légendaire de contes que réellement présent. Mais qu’importe, pour finir, tant que l’on a un bon bouquin dans les mains ? Espérons qu’un éditeur français aura la bonne idée de s’intéresser à l’anthologie des nouvelles de Sharma et de nous en proposer une version traduite dans les années qui viennent. Si ses nouvelles sont du même tonneau, on tient certainement un bon cru !