Jirel de Joiry

De Catherine L. Moore, 1934 à 1939.

Les six nouvelles composants ce volume ont été publiées pendant l’âge d’or de la littérature « pulp », dans la revue la plus connue du genre, le fameux Weird Tales (connu pour avoir publié Howard Philip Lovecraft et Robert E. Howard). Catherine L. Moore, bien que correspondante visiblement régulière de Lovecraft, n’a cependant pas le génie de ses pairs précités.

La comparaison est injuste, cependant. En effet, Jirel de Joiry compte et conte des récits qui sont les parfaits exemples de la beauté et des limites des histoires pulp. Les aventures extraordinaires de cette pseudo-baronne-guerrière d’un moyen-âge français fantasmé sont en même temps très fun et très prévisibles. Le pulp n’a pour unique vocation que divertir un public assez jeune en mal de sensation dans l’Amérique des années 20 et 30. Ce sont des revues imprimées sur du mauvais papier, vendues pas cher à une classe populaire en manque de sensations fortes, en manque d’évasion.

Lovecraft l’a suffisamment reproché à Howard dans leur longue correspondance : un récit de Weird Tales obéit à un cahier de charge prévisible, à des impératifs de genre et de style que le public attend et pour lequel il paye. Nombre de ces textes ont donc, avant tout, une vocation commerciale. Le reclus de Providence lui-même, malgré l’indépendance dont il s’est toujours revendiqué, n’hésita pas à « améliorer » les textes de certains de ses collègues contre monnaie sonnante et trébuchante. Sa plus belle commande, au regard de ses finances personnelles, n’est autre que « Prisonnier des Pharaons », texte perclus de clichés et prévisible à souhait, qu’il rédigea comme nègre pour nul autre qu’Harry Houdini.

Il est dès lors injuste de vouloir comparer Catherine L. Moore aux quelques noms connus de la littérature pulp qui ont traversés les décennies pour toujours avoir quelque chose à apporter aux lecteurs d’aujourd’hui. Lovecraft, Howard, Clark Ashton Smith, Fritz Leiber et quelques autres sont les exceptions que l’on retient dans les dizaines d’auteurs qui ont nourris les pages de Weird Tales, d’Astounding Stories, de Thrilling Detective. Catherine L. Moore était, quant à elle, plus dans le « moule » des auteurs qui faisaient ce qu’on attendait d’eux : rédiger des histoires « bigger than life » avec de l’aventure, du frisson et, pourquoi pas ?, un peu d’érotisme soft.

Mais pourquoi l’avoir réédité en français des années après le coup de projecteur original de Jacques Sadoul dans les années 60/70, dans ce cas ? Probablement parce que C.L. Moore se prénomme Catherine : c’est une femme. Et Jirel est une héroïne, pas un héros. Cela peut sembler anodin de nos jours, mais les héroïnes de pulp n’étaient pas légion dans l’Amérique des années folles. Que du contraire. Le phénotype est plutôt le barbare musclé à la Conan/Kull, ou l’aventurier malin et cabot qui donnera quelques années plus tard Indiana Jones ou Han Solo.

Jirel, elle, est une femme forte, qui dirige ses hommes d’une main de fer et qui ne laisse que peu de place aux sentiments. Quelques années avant la Sonia la Rousse (d’Howard, également) et quelques décennies avant la Princesse Leia, on a, avec Jirel, l’ancêtre d’un personnage féminin de fiction fort, à qui l’on attribue les traits généralement masculins du courage, de la force, du jusqu’au-boutisme, etc. De là à dire qu’il y a une démarche volontaire de Catherine L. Moore, contemporaine des suffragettes, il n’y a qu’un pas. Pas que je ne me permettrais pas de franchir : je doute fort que le médium en question, un pulp d’aventure à la frontière entre le fantastique, la fantasy et la SF (pour la dernière nouvelle), soit le véhicule rêvé pour faire passer un message.

Mais cela reste une curiosité historique, fortement soulignée par Patrick Marcel dans son introduction à la réédition chez Folio SF. Et une curiosité qui colore le texte de manière plaisante pour un lecteur habitué de la littérature pulp et qui n’y cherche pas un message profond qui ne s’y trouve certainement pas.

Reste les nouvelles en elles-mêmes et leur qualité intrinsèque. Comme le dit à nouveau Patrick Marcel, il n’est pas forcément souhaitable de lire le tome d’une traite : la répétition du schéma narratif et de certaines ficelles scénaristiques éculées rend une lecture intensive légèrement pénible. Prises indépendamment, cependant, les premières nouvelles sont des textes fantastiques, influencés par les tics de langage lovecraftiens (l’utilisation de l’adjectif « indicible » ne trompe généralement pas… J), plus que correct. D’autres nouvelles appartiennent plus clairement à la fantasy et sont toujours de bonne facture. Seule la dernière nouvelle, cross-over entre Jirel de Joiry et l’autre héros récurrent de C.L. Moore, Northwest Smith, m’a laissé un peu froid. Le côté tête-à-claque cliché de Smith n’y est pas pour rien et le cross-over, mal amené et peu exploité, tombe un peu comme un cheveu dans la soupe.

Bref, tout ceci pour dire qu’il s’agit là d’un recueil honnête, forcément daté et ancré dans un courant qui brille davantage par ses mécanismes bien huilés que par sa grande originalité. Ce n’est évidemment pas un immanquable, mais, outre l’aspect historique, cela reste une lecture agréable pour ses changer les idées, façon blockbuster hollywoodien, qui ne mérite pas les quelques (rares) critiques acerbes que l’on peut trouver ici et là sur Internet.

The Last Unicorn

De Peter S. Beagle, 1968.

The Last UnicornJe l’ai déjà évoqué dans ce blog, mais il est difficile de rester honnête et critique lorsque l’on parle de ses souvenirs d’enfance. L’adaptation animée de The Last Unicorn, signée par le fantastique duo Rankin et Bass en 1981 a bercé mon enfance. Longtemps, mes dimanches après-midi, quand ils n’étaient pas passés en compagnie de sabres laser ou de Delorean volante, l’étaient auprès de la dernière licorne, de Schmendrick le Magicien, de Molly Grue, de Momy Fortuna, mais aussi de Lady Amalthea du Roi Haggard et de son terrible taureau de feu (en VO, le Red Bull, qu’on ne citera pas pour éviter la publicité pour les boissons énergétiques). Le tout, bercé par les musiques très folk d’America (walking man’s road !).

Et pourtant. Et pourtant jusqu’il y a peu je n’avais jamais lu de Peter S. Beagle, l’auteur américain qui signa l’histoire originale en 1968 déjà. Assez discret, le bonhomme a reçu nombre de prix dans sa carrière d’écrivain de fantasy (le Hugo, le Nebula et le Locus. Bref, les trois grands) et signa notamment le scénario de l’adaptation du très étrange Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi en 78. Bref, pas un illustre inconnu dans le monde de la fantasy. Donc quand je suis tombé sur une vieille copie US du livre chez un bouquiniste (une édition poche de chez Del Rey, comme le célèbre Lester del Rey), je n’ai pas pu résister.

Evidemment, rester objectif est compliqué. C’est l’un des rares cas où je découvre le roman après l’adaptation. Je ne peux me souvenir que du Nom de la Rose de feu Eco. Et là aussi, ce fut un plaisir de découvrir que l’œuvre originale, comme souvent, était plus complète et plus riche. C’est le cas aussi de The Last Unicorn. Souvent, j’avais lu que Peter S. Beagle tenait davantage du poète que de l’écrivain – il est en effet également musicien. Et c’est tout à fait vrai. Ces mots s’enchaînent avec délicatesse et pas une seule de ses descriptions n’est dépourvue de double-sens lyrique ou imagée de manière aussi précieuse qu’inattendue.

Mais au-delà de la forme, The Last Unicorn est aussi un petit bijou romanesque, une fresque fantastique qui mélange des ingrédients très classiques du conte avec une histoire d’humanité et de perte de l’innocence. Le résumé est simple : une licorne se rend compte qu’elle est la dernière de son espèce. Un papillon de passage lui apprend que ces pairs ont été emmené par le taureau de feu du Roi Haggard pour les enfermer en son château reclus. Elle part donc à la recherche de ses semblables afin d’en apprendre plus sur leur sort et, si elle le peut, leur rendre la liberté. Elle rencontrera un magicien peu habille, Schmendrick, pour l’aider dans sa quête.

Bien que l’adaptation animée suivent fidèlement la trame générale du livre (à l’exception notable d’un chapitre se passant dans le village proche du château de Haggard), ce dernier est évidemment plus riche dans sa description du psyché des différents protagonistes. Et c’est l’intérêt majeur du bouquin : on découvre enfin que Schmendrick n’est pas qu’un praticien hasardeux et peu doué de l’Art. Son efficience reste discutable, mais il est également nettement moins jeune que ce que son apparence laisse présager. Aider la dernière Licorne n’est pas qu’une aventure à ses yeux, mais également une chance, assez égoïste, de lever une malédiction qui pèse sur ses épaules.

La serviable Molly Grue, déjà ostensiblement blessée dans l’animé, est essentiellement frappée par ses regrets dans le livre, ce qui ne l’empêche pas de continuer à croire, comme la jeune fille qu’elle fut un jour, avec une certaine naïveté mêlée de tristesse, en de meilleurs lendemains. Le Prince Lír, enfin, héros monolithique et unidimensionnel dans l’anime, ne l’est plus dans le livre. Il devient un héros par intérêt, pour charmer Lady Amalthea (la dernière Licorne, transformée en femme par Schmendrick pour échapper au taureau de feu) et non par altruisme gratuit. Bref, les personnages gagnent en épaisseur et en noirceur. Haggard reste quand à lui se personnage insaisissable  de l’éternel insatisfait amoral et a-sentimental.

Là où l’animé évoquait la nostalgie d’un temps révolu, le livre prend lui des teintes plus sombres, plus douces-amères tout en conservant la poésie de sa trame et de sa forme. Souvent classé dans les meilleurs livres de fantasy sur les classements du web, The Last Unicorn n’est pas que le conte pour enfants auquel on le réduit parfois. C’est une épopée triste et grandiose, portée par une plume particulièrement adéquate qui laisse en bouche un goût de cendres. Les clés du paradis sont définitivement perdues lorsque l’on tourne la dernière page. Le monde de Peter S. Beagle tire un trait sur son enfance pour ouvrir la page, sans doute plus épique et bruyante, mais moins merveilleuse, de son adolescence.

Si vous tombez sur la traduction ou sur l’original, ne vous privez pas de cette occasion de (re-)découvrir ce classique, le projet d’une nouvelle adaptation en long métrage live étant définitivement enterré avec son principal soutien, le regretté Christopher Lee, aka le Roi Haggard dans l’animé de 82.

Dark Crystal

De Jim Hanson & Frank Oz, 1982.

Il y a peu de temps, je suis tombé sur un « top 10 » des meilleurs films de fantasy sur le web. Quelques-uns que je connaissais de nom m’avaient toujours échappé, pour une raison ou un autre. Je me suis dit, du coup, qu’il était temps de combler mes lacunes. En commençant par l’un des plus célèbres films de marionnettes : Dark Crystal.

Presque aussi vieux que moi, Dark Crystal est devenu au fil des ans une madeleine de Proust pour nombre de ses spectateurs. L’histoire, extrêmement classique, place l’habituel underdog dans la position de sauver l’univers de la domination de despotes fort peu éclairés. Le dernier représentant d’une race exterminée, les Geflings, est élevé par les Mystics, une race sage qui lutte contre la domination des Skeksis, créatures à mi-chemin entre le rat et le dragon. Ce Gefling, Jen, est l’objet d’une prophétie : il sera celui qui réunira le cristal corrompu, le Dark Crystal qui donne son nom au film, qui donne le pouvoir aux Skeksis, mettant par la même fin à leur règne.

Sans dévoiler la couronne, le lecteur un peu éveillé imagine déjà la fin de cette charmante histoire qui hésite entre le conte macabre et la fable pour enfant. Sombre, cruelle, parfois explicite dans la représentation de la violence et de la souffrance, l’histoire de Dark Crystal souffre sans doute d’un léger problème de positionnement. Les enfants seront effrayés là où les adultes auront parfois du mal à étouffer un bâillement.

Pourtant, le film fourmille de bonnes idées. Réalisé de main de maître par les deux plus grands marionnettistes du 7ème art , Jim Henson (Sesame Street – le Muppet Show !) et Frank Oz (vous savez ? un certain … Yoda ?), le parti pris du film factice, du théâtre à fils, s’efface rapidement devant l’efficacité visuelle. Les Skeksis sont affreux, le personnage d’Augrah, la pythie immortelle, batârde étrange entre Yoda et Whoopi Goldberg, est très efficace. Même les faire-valoir comiques, comme Fizzgig, la boule de poil-chien, et le Chambellan, le Skeksis banni, sont plutôt réussis.

Kira et Jen, le couple inexpressif !

Kira et Jen, le couple inexpressif !

Malheureusement, le film souffre d’une faiblesse intrinsèque. Le héro, Jen, a autant de charisme qu’une moule apathique. C’est également la marionnette la moins expressive, car la plus proche de l’être humain. A mi-chemin du film, lorsque Jen se rends compte qu’il n’est pas le seul Gefling vivant lorsqu’il rencontre Kira au milieu de la forêt (Kira est une Gefling qui a survécu aux pogroms contre sa race, fomentés par les Skeksis alors qu’elle était encore enfant et qui a été élevé par les Podlings, une race d’esclaves nains), une lueur d’espoir naît chez le spectateur. De l’interaction naitra peut-être quelques aspérités qui rendront le personnage principal moins monolithique ? Mais non, Kira est tout autant plate, sans mauvais jeux de mots, que son partenaire masculin. Il est, dès lors, assez difficile de s’intéresser au développement de l’histoire, malgré un univers et une ambiance particulière qui sauve en partie le film.

La madeleine, indeed...

La madeleine, indeed…

Je suis probablement un peu sévère et tous ceux qui ont été biberonné à Dark Crystal dans leur jeunesse m’en voudront pour les lignes qui précèdent. Mais objectivement, bien que fanatique absolu de Highlander, j’ai assez de bon sens pour ne pas être aveugle à ses nombreuses faiblesses. C’est un peu le principe de la madeleine de Proust dont je parlais plus haut : la madeleine n’est pas la meilleure friandise du monde. Elle est même assez quelconque, quand elle n’est pas trop sèche. Proust la vénère cependant non pour son goût, mais pour le souvenir qu’elle provoque chez son consommateur nostalgique. Elle lui rappelle son enfance, les sons, les couleurs, les odeurs qu’il ressentait lors sa découverte. Elle lui rappelle une habitude, un certain confort, un cocon protecteur, parfois ; elle provoque un sentiment de bien être.

Dark Crystal est certainement une madeleine pour ses milliers de fans qui le considèrent comme un film culte et qui le classe, en effet, dans les dix meilleurs films de fantasy. Si, par contre, comme moi, vous la mangez pour la première fois avec un earl grey peu sucré vers 35 ans, il ne vous reste sans doute qu’un intérêt poli vers cet objet cinématographique, il est vrai, assez unique en son genre. C’est sans doute l’un des films de marionnettes les plus réussis d’un point de vue technique qui n’ai jamais été tourné –une mauvaise langue dirait qu’il y en a peu… le dernier à ma connaissance étant Team America : World Police qui date déjà de 2004. Dommage qu’il souffre d’un héro a-charismatique et d’une histoire, pour finir, trop prévisible pour être intéressante au-delà de 15 ans. Au moins ne souffre-t-il pas du cynisme et/ou du trop plein d’ironie qui marque toutes les productions animées grand public des dix dernières années.