Abyme

De Mathieu Gaborit, 1996-1997

Abyme est composé de :
* Aux Ombres d’Abyme, 1996
* La Romance du démiurge, 1997

Quelques jours après Les Crépusculaires, j’ai donc terminé la deuxième partie de la très belle intégrale des Royaumes Crépusculaires. Premier constat : si les deux romans partagent un univers commun, en effet, ils sont très différents l’un de l’autre. Exit l’histoire classique de fantasy où un jeune orphelin traverse diverses épreuves pour sauver son amour/son pays/le monde (biffer la mention inutile). Là où Les Crépusculaires répondaient davantage au cahier des charges du roman de fantasy classique, Abyme relève d’un autre registre.

C’est en effet un roman policier, ni plus, ni moins. Certes dans un monde de fantasy original particulièrement bien développé, mais un policier néanmoins. On y fait la connaissance du farfadet Maspalio, ancien Prince-voleur (le chef de la guilde, quoi) de la cité cosmopolite d’Abyme. Le brave farafadet se voit obligé de sortir de sa douce semi-retraite pour se lancer à la poursuite d’un démon familier qu’une noble en mal de sensation forte aurait laisser s’échapper. Les démons, de toutes tailles et natures, rendent de multiples services à leurs invocateurs en échange d’une monnaie d’échange qui leur est propre (des richesses, d’autres services, la damnation éternelle, ce genre de chose, quoi). Mais pas de chance, ce démon-là refuse de revenir aux enfers dont il est issu. Et ça ne plait pas beaucoup à sa hiérarchie démoniaque qui entends bien le retrouver et lui faire entendre raison.

Et quel meilleur enquêteur pour retrouver une âme perdue que l’ancien chef de la guilde des voleurs, qui connait la ville comme sa poche et a ses relais dans toutes les strates de cette société complexe et multiculturelle ? Mais, bien sûr, les choses ne se passent pas comme prévues et le (pas si) brave Maspelio se trouve embarquer dans une histoire nettement plus complexe qu’elle ne semble l’être au premier abord.

Comme dans Les Crépusculaires, Gaborit ne laisse que peu de répit à son lecteur : les évènements s’enchaînent à une vitesse frénétique dans ces chapitres toujours aussi courts et construits de manière à laisser le lecteur en attente de toujours tourner une page supplémentaire. C’est bourré d’action et de répliques cinglante dans une cité picaresque ressemblant par moment à une Venise fantastique et peuplée de races toutes plus exotiques les unes que les autres. Mieux même, Gaborit laisse tomber la gentille pudeur des Crépusculaires qui en faisait une campagne de JdR PG-13. Maspalio, lui, ne dit pas non aux plaisirs de la chair. Et Abyme compte nombres de quartiers dédiés aux plaisirs, bien sûr. Maspalio lui-même est un personnage plus humain qu’Agone de Rocheronde. Le fait d’avoir fait de son héros un retraité nous épargne évidemment le côté naïf et ingénu qu’Agone devait avoir au début de son périple. Maspalio en a vu d’autre et sa bande de vieux voleurs également.

En revanche, un bémol que j’avais à la lecture des Crépusculaires se confirme ici, voire même s’accentue. Gaborit, on le sent, à creuser son univers de campagne. Il maîtrise à la perfection la géographie de sa ville, connait les races extravagantes qui la peuple, sait quelle caste ou quelle couche sociale a quel rite et pourquoi. Et il détaille tout cela dans le livre de campagne d’Abyme, un JdR qui pouvait (et peut toujours) se jouer comme un standalone ou comme une extension à son premier JdR, Agone (qui développait donc l’univers des Crépusculaires, pour les inattentifs du fond de la classe). C’est très bien ; c’est comme ça qu’on crée un monde crédible et complexe pour servir de toile de fond à son roman. C’est ce qui rend l’action réaliste et l’histoire palpitante, puisqu’elle se déroule dans un monde qui, pour fantastique qu’il est, devient familier au lecteur.

Mais Gaborit oublie par moment que le lecteur de son roman n’a pas forcément acheté et lu le JdR du même nom. Et il ne détaille ou ne développe finalement que très peu de concepts dans son roman, laissant, et c’est logique vu le genre choisi, la place au développement de l’enquête et de ses quelques protagonistes principaux. Ce choix me rend cependant un peu malheureux et m’a parfois fait décrocher du roman : ok, le concept des « gros« , une caste d’obèses oisifs qui observent la cité et ses habitants depuis ses hauteurs, est pas mal réussi du tout. C’est visuellement très inventif et c’est rarement vu en fantasy. Mais… à quoi servent-ils, ces gros ? D’où viennent-ils ? Quelle est leur fonction dans la cité d’Abyme ? Et je ne prends là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres de concepts qui, bien que très inventifs, sont jetés à la tête du lecteur sans beaucoup d’autres explications et sont finalement peu exploités au-delà de leur aspect « exotique« . Dommage, car cela aurait enrichi la lecture et aider à dévoiler davantage le monde qui semble très construit et cohérent de Gaborit. J’espère que le nouvel opus d’Abyme, sorti il y a deux ans déjà maintenant, prend davantage son temps et exploite mieux son cadre, l’auteur ayant eu vingt ans pour se perfectionner entre les deux.

The Dark Crystal: Age of Resistance – Saison 1

De Louis Letterier, 2019.

Il y a bien longtemps, dans les profondeurs de ce blog, je vous ai parlé du classique de la fantasy de 1982, The Dark Crystal. Le film, signé par Jim Hensson et Frank Oz, les deux grands marionnettistes d’Hollywood, est devenu avec les années un classique de la fantasy au cinéma et une référence pour toute une génération d’enfants nés du milieu des années 70 au milieu des années 80. Par un mystère étrange, j’avais échappé à ce classique jusqu’il y a quelques années et je n’avais donc pas particulièrement été touché par le film lorsque je l’ai finalement vu. Si la prouesse technique était impressionnante et l’univers très riche, j’avais trouvé le film un peu vide et les poupées principales (les deux Gelfings) très inexpressives et statiques, ce qui m’avait un peu sorti du film.

Autant dire que l’annonce d’une série télé produite par Netflix ne m’avait pas particulièrement marqué. Elle était à ranger, pour moi, aux côtés de la nouvelle saison de La Fête à la Maison ou encore d’une éventuelle suite à Gilmore Girls. En gros : une manière pour Netflix d’une nouvelle fois jouer sur la nostalgie de son cœur de cible principal, les trentenaires/quarantenaires qui n’hésiteraient à binge-watcher les dix épisodes de ce rappel nostalgique à leur enfance. Une machine à faire du blé, en somme, comme Netflix et les autres nouveaux acteurs (Amazon Prime, Disney+, etc.) aiment à produire depuis quelques années, en capitalisant sur une marque connue et en offrant un énième reboot/remake souvent moyennement inspiré.

C’est aussi la raison pour laquelle je n’avais pas sauté sur la série lors de sa sortie. J’avais vu d’un œil distrait que l’accueil critique était positif, mais le « hype » était retombé assez vite, surtout en francophonie. Confinement oblige, je cherchais quelque chose à regarder et je me suis dit « allez, pourquoi pas… » Et grand bien m’en a pris. Age of Resistance est tout simplement l’une des meilleures séries télé que j’ai vu ces dernières années. Cela mérite bien quelques explications.

D’abord et en premier lieu, il s’agit d’un véritable travail d’artisan. A une époque où filmer tout sur fond bleu avec des acteurs principaux en CGI devient très simple, se lancer dans la construction de marionnettes est aussi suranné que couillu. De fait, partir du principe que le téléspectateur moderne va s’assoir sur son canapé et regarder pendant un peu moins de dix heures des marionnettes vivre de multiples aventures était un pari risqué. Louis Letterier, réalisateur français derrière Le Transporteur, Le Choc des Titans ou encore L’Incroyable Hulk (deuxième film officiel du MCU), est visiblement un fan de longue date du film original. Et c’est avec beaucoup de bonheur qu’il a recontacter l’entreprise familiale de Jim Hensson (décédé entretemps, mais le flambeau a été repris par sa femme et toute une série d’artisans amoureux de leur métier) pour mettre en œuvre ce reboot qui était dans dans l’air depuis de nombreuses années. Et, honnêtement, on sent l’amour du travail bien fait dans la construction non seulement des marionnettes des différents protagonistes, mais également dans la construction des décors du monde de Thra. Vu l’ampleur du projet, ils ont en effet multiplié les environnements là où le film original ne faisait que survoler quelques sets bien distincts. Et c’est un bonheur pour les yeux de voir que le moindre élément du décor est bourré d’animatroniques pour faire interagir à l’écran, par exemple, les plantes et les petits animaux qui peuplent le background.

Les marionnettes en elles-mêmes sont aussi nettement plus mobiles et expressives que dans le film d’origine. Je regrettais particulièrement que les deux Gelfings du film soient très statiques. Ce n’est plus vrai dans la série où les producteurs et scénaristes ont décidé de donner une vraie personnalité aux sept tribus différentes des Gelfings de Thra. Mais il n’y a pas que les Gelfings qui ont bénéficié d’un lifting important : les Skeksis sont aussi nettement plus mobiles (mais toujours aussi laids) et même les Poldings ont de vrais traits de personnalités. Bien sûr, la technologie n’est pas tout à faire absente. Les grands mate matings des années 80 ont été remplacé par des écrans bleu. Mais c’est clairement un plus : cela permet de là aussi une plus grande mobilité des marionnettes qui ne sont pas bloqués dans des plans larges. De vrais scènes d’action ont pu être créé. De manière anecdotique, certains détails des marionnettes ont également été digitalisé là où les animatroniques touchaient leurs limites. Les langues des Skesis, en particulier, sont maintenant très expressives.

Mais tout ceci est de l’ordre du détail par rapport à l’effort fait sur le scénar. Le choix de faire un prequel pouvait étonner, mais est finalement assez logique. Faire une suite au film d’origine limitait fort l’enjeu scénaristique : lorsque les Seksis disparaissent, il n’y a plus d’antagoniste fort, sauf à imaginer un autre type d’ennemis. Et le cristal qui donne son titre à l’œuvre perd de son intérêt s’il est à nouveau entier et non plus menaçant. Le choix de faire un prequel était donc le bon choix. Cela permettrait de redécouvrir les territoires de Thra lorsque ceux-ci étaient plein de vie et non moribonds/crépusculaires, comme dans le long métrage. Bien sûr, le choix du prequel est aussi un risque : le spectateur connait la fin. Il sait, pour faire un parallèle, qu’Anakin Skywalker finira par devenir Darth Vador. Il sait que les Gelfings vont perdre leur duel face aux immondes Skesis.

Et pourtant on ne peut s’empêcher d’espérer, de vivre les aventures de l’héroïque Rian, de la curieuse Brea et de l’ingénue Deet. Je ne vais pas vous résumer l’histoire. Sachez simplement qu’en quelques mots on assistera aux trajectoires parallèles de 3 Gelfings (ceux que je viens de citer, pour les distraits) qui découvriront chacun que les Skesis ne sont pas des despotes éclairés mais bien des monstres pervers qui ne reculeront devant aucune horreur pour s’assurer leur immortalité. Et lorsque le Dark Crystal ne leur donne plus leur ration quotidienne de pouvoir, les affreux rats/oiseaux de proie se tourneront vers les Gelfings pour leur voler leur essence vitale.

Comme le film d’origine, la série n’hésite pas à tomber dans le tragique et la représentation frontale de la violence à l’écran. Nous sommes toujours dans un cadre de fantasy relativement proche du conte fantastique qui pencherait donc vers un public enfantin. Pourtant, la série fait également peur, les gens y meurent, les trahisons se multiplient. Bien sûr, nous ne sommes pas dans un scénario à la Game of Thrones : il y a des gentils et des méchants (et quelques protagonistes qui se perdent en chemin) facilement identifiable. La quête est relativement simple. Mais les personnages et le monde gagnent tellement en profondeur par rapport au film de 1982 que cela donne réellement une histoire passionnante à suivre, pleine de suspens et de rebondissements. Les passages magiques, amusants s’enchaînent à merveille avec des moments tragiques et sombres. Sans parler du fait que la série réussis même à être épique lorsqu’elle le doit. Certains personnages, déjà intéressants dans le film d’origine, le deviennent ici encore plus : le Chambellan est définitivement mon Skesis favori ; c’est un salopard formidable à la LittleFinger dans GoT. Et Mother Augra gagne en tragique quand elle se rend compte qu’elle est elle-même largement responsable des évènements tragiques qui tuent petit à petit le monde de Thra.

Je pourrais encore longuement parler de cette série (vous ais-je dit, par exemple, que les musiques de Daniel Pemberton et Samuel Sim tournent en boucle dans mon casque depuis une grosse semaine ?), mais il faut bien conclure cet avis. Je répète donc ce que je disais : The Dark Crystal: Age of Resistance est non seulement une bonne surprise, c’est aussi l’une des meilleures séries télé sorties ces dernières années à mes yeux. Derrière un travail d’artisan remarquable digne du Studio Aardman, on découvre une histoire maîtrisée, intéressante, réjouissante même, filmée avec passion et brio par Letterier qui répète à l’envie, dans toutes les interviews qu’il a donné sur le sujet, que c’était certainement là son plus dur boulot depuis ses débuts dans le cinéma. Je le crois sur parole. Et merci à Netflix d’avoir financé cette folie pendant les trois ans de préproduction. Espérons juste que la deuxième saison ne mettra pas trois ans à sortir à son tour !

Les Crépusculaires

De Mathieu Gaborit, 1995-1996

Les Crépusculaires sont composées de :
* Souffre-Jour, 1995
* Les Danseurs de Lorgol, 1996
* Agone, 1996

La seule incartade pseudo-steampunk de Gaborit dans ces colonnes, cosignée avec Fabrice Colin, ne m’avait pas spécialement charmée. Pourtant, Gaborit bénéficie d’un bouche-à-oreille fort favorable chez le fan de fantasy francophile. Il fait partie des pionniers d’un certain renouveau de la fantasy adulte dans la langue de Molière, au mi-temps des années 90 du siècle passé. Je n’ai donc pas résisté à la l’achat de la superbe intégrale des 20 ans de la parution originale chez Mnémos. Cette intégrale contient également le diptyque d’Abyme, qui fera certainement l’objet d’une chronique ultérieure un de ces quatre. La superbe édition, sortie en 2018, traînait au sommet de ma PAL depuis donc un peu moins de deux ans. Mnémos ressorti cette version « luxe » de l’intégrale, sous le nom des « Royaumes Crépusculaires » en parallèle au nouvel opus de Gaborit faisant suite à Abyme, La Cité exsangue (2018), Tome 1 des Nouveaux Mystères d’Abyme.

Mais revenons aux fondamentaux avec la première série publiée de l’auteur, Les Crépusculaires. Ces trois courts romans (un petit 200 pages en poche chacun) sont donc regroupés ici en 400 pages d’un volume très agréable à prendre en main, doté d’une superbe couverture signée Goulven Quentel & Julien Delval. Les trois opus se lisent d’une traite tant la séparation est plus question de découpage éditorial que réelle question de progression scénaristique distincte. En d’autres termes ; les chapitres se suivent sans discontinuer et passer de Souffre-Jour aux Danseurs de Lorgol, par exemple, ne se remarque que par la présence d’une page d’intertitre.

Gaborit nous livre avec cette trilogie fondatrice de son œuvre ce qui peut arriver de bien quand un DM de jeux de rôle a des compétences stylistiques évidentes. Les Royaumes Crépusculaires, qui servent de cadre au récit, ne devraient en effet pas dépayser le lecteur de fantasy chevronné. On y croise des guerriers, des magiciens, des nains, des lutins ou des gargouilles. Le tout dans un contexte de royaumes sensiblement moyenâgeux qui ont tendance à comploter les uns contre les autres pour des raisons tant bassement matérielles que spirituelles ou philosophiques. Les écoles de magie, par exemple, ne s’aiment pas beaucoup l’une l’autre, ce qui provoque évidemment nombre de conflits aussi inévitables que sanglant.

Et l’auteur de nous conter l’histoire d’un jeune homme (bien sûr), noble (c’est évident), au passé torturé (et pourquoi pas, après tout ?), qui rejette sa famille et refuse sont héritage à la mort de son baron de père. Il préfère en effet se vouer corps et âme à un ordre pseudo-religieux dont la vocation est d’apprendre aux paysans à lire afin qu’ils puissent eux-aussi accéder au savoir et, donc, au pouvoir. Cette rébellion aux échos adolescents tourne cependant court en raison du décès de son père qui entends bien faire de lui son héritier, putatif s’il le faut. Par son testament, il l’oblige à suivre les cours de l’Académie de Souffre-jour pendant au minimum jours, au terme desquels il pourra décider de son futur. Persuadé qu’il restera fidèle à ses idéaux libertaires, ce fils ingrat qui répond au nom d’Agone de Rochronde va cependant rapidement être confronté à une toute autre réalité, plus sombre et plus complexe qu’il ne l’avait jamais imaginé.

Avec ceci, je ne vous résume que l’entame du premier tome et non la suite. Mais sachez cependant que Gaborit avait visiblement (bien) construit sa trilogie dès le départ, puisqu’il égrène au fil des chapitres des éléments et des personnages qui ne prendront parfois leur sens qu’une centaine de pages plus loin. Et que les complots en cascades retourneront bien sûr les enjeux et les alliances à de multiples reprises chemin faisant, transformant l’ennemi d’hier en allié du jour au gré des rebondissements de l’intrigue.

Et le moins que l’on puisse dire est que rebondissement il y a ! Le récit file à une vitesse parfois aberrante. Si le premier tome prend son temps pour nous introduire le personnage d’Agone, alors encore adolescent mal dégrossi, et l’Académie de Souffre-Jour, le tempo s’accélère méchamment passé les 50 premières pages et se succèdent alors à grande vitesse des nouveaux concepts et de nouveaux personnages à peu près tous les chapitres. Ceux-ci sont courts (4 à 8 pages en général) et laissent peu de place à la respiration parfois nécessaire dans cette quête qui fera mûrir Agone de manière parfois très cruelle. Sans tomber dans le glauque à la Mark Lawrence ou à la Joe Abercrombie, Mathieu Gaborit n’hésite pas à affirmer à travers sa plume qu’il fait de la fantasy pour adulte. Les personnages sont cruels et n’hésitent pas à tuer ou à torturer lorsque cela sert leurs intérêts. Si Gaborit est finalement très prude, côté mœurs, il est cependant assez clair qu’il a dépassé Tolkien et qu’il s’approche d’une fantasy politique et sombre à la George R.R. Martin (le premier tome du Trône de Fer sort en 1996) ou à la Glen Cook (le premier opus de La Compagnie Noire date déjà de 1984 !).

Cependant, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine frustration après avoir conclu le troisième et dernier tome des aventures d’Agone. Confié à un autre auteur, nous aurions cependant eux 3 tomes de 500/600 pages chacun et non trois courts romans de 200 pages. Si le tempo s’en trouve effectivement maintenu tout du long, je regrette que l’auteur n’ai pas choisi de ralentir le récit à certains moments pour creuser davantage son monde ou, mieux, ses personnages. Les Royaumes de Crépusculaires sont en effet un monde de fantasy, pour aussi bien construit qu’il est, finalement assez classique. La bonne idée est d’avoir développé un système de magie qui obéit à des contraintes non-habituelles pour le genre, avec l’adoption des danseurs, ces petits familiers qui sont la source de la magie pour ses praticiens. Mais cette frustration est encore plus importante en ce qui concerne les personnages. Nombre d’entre eux ne sont qu’esquisser en quelques traits stéréotypés là où nous aurions aimé les voir approfondis, enrichis d’une histoire personnelle qui aurait rendu leurs choix et leurs actions plus logiques.

Seul Agone, finalement, a droit a ses moments d’introspection. Mais c’est probablement le personnage le moins intéressant, finalement. Bien malgré lui, il endosse le rôle du « héros » de fantasy classique. Et si sa force ne sera pas dans ses muscles, on ne peut s’empêcher de remarquer que tout lui réussit : il doit apprendre le maniement des armes ? Une fée noire légendaire lui forgera une rapière intelligente (et ultra-puissante) en quelques pages. Il doit apprendre le maniement d’un instrument pour manipuler les sentiments d’autrui ? Le voilà maître de son instrument en quelques jours. Il doit apprendre la magie ? Aucun problème, le voilà praticien après quelques semaines à observer des mages confirmés dans une sombre taverne de la capitale. Et si toutes ses compétences ne s’acquièrent qu’au prix de sacrifices souvent cruels, il n’en demeure pas moins que l’on ne peut que rester rêveur devant la facilité déconcertante avec laquelle ce prince se réinvente tous les cinq chapitres.

Heureusement, Gaborit a l’intelligence de le faire évoluer au fil des volumes et il passe d’un ado mal dégrossi, d’un rebelle parfois horripilant dans le premier tome, à un personnage sombre et tragique dans le troisième opus. C’est ce qui rend Agone attachant, pour finir. Même si, dans un jeu de rôle, il se classerait haut la main dans les gros bills, on vit sa trajectoire personnelle et ses deuils successifs avec une peine croissante, nous menant à une fin aussi inévitable qu’annoncée. Et comme Gaborit a la verve aussi facile qu’érudite, Les Crépusculaires se lisent en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Compte tenu de son âge déjà canonique pour la fantasy française, il est évident que Les Crépusculaires est une œuvre fondatrice qui démontra à l’époque à une génération d’ados devenus depuis lors auteurs qu’on pouvait aussi faire de la fantasy mature, intelligente et adulte de ce côté-ci de l’Atlantique. Dommage, cependant, que Gaborit n’ai pas pris plus de temps (et de pages) pour faire prendre de l’ampleur à son histoire, son monde et ses personnages.

PS: le jeu de rôle tiré de l’œuvre, rédigé en partie par Gaborit lui-même, donne visiblement des clés supplémentaires et creuse davantage le monde créé par l’auteur. C’est sans doute vrai, mais je me vois mal acheter le JdR juste pour ça.

L’esprit de l’anneau profane

De Lois McMaster Bujold, 1992.

Roman d’une rare légèreté, L’esprit de l’anneau profane est l’une des rares incartades dans le domaine de la fantasy par son auteur, l’une des grandes reines de la SF, Lois McMaster Bujold. Relativement ignorée cette dernière décennies, McMaster Bujold a cependant réussi la passe de trois -le Locus, le Hugo et le Nebula- avec sa saga la plus connue, la Saga Vorkosigan. Ce classique de la SF en pas moins de 18 romans (et quelques nouvelles) ne doit cependant pas faire oublier que l’auteur a également gagné les trois prix les plus prestigieux de la littérature de l’imaginaire avec son autre cycle, sa trilogie de fantasy connue sous le nom du Cycle de Chalion. Le deuxième tome a même réussi à empocher les trois prix la même année (2004), dix ans avant Ann Leckie et sa Justice de l’ancillaire.

Ce n’est pas, à proprement, une néophyte à laquelle nous avions affaire avec ce roman isolé, ne faisant pas partie d’une saga, d’un cycle ou même d’une trilogie, ce qui devient presque notable avec les œuvres de fantasy. C’est un roman qui se situe dans les relatifs débuts littéraires de la carrière de l’américaine, puisque sa première œuvre publiée date de seulement sept ans plus tôt, en 1985, mais un roman dont la forme et le propos sont maîtrisés presque à la perfection.

On y plonge dans l’Italie du XIVème siècle, l’époque des cités-états se faisant la guerre à grands coups de trahisons, d’assassinats et de mercenaires balafrés. C’est dans un contexte difficile que l’on apprend à connaître Fiametta, l’énergique fille de Maître Beneforte, l’orfèvre du duc local. Fiametta, du haut de ses seize printemps, déborde de vitalité et assiste son père dans ses œuvres. Car Maître Beneforte est plus qu’un simple orfèvre, c’est également le mage le plus réputé du duché. Il fabrique de véritables œuvres d’art et leur instille des charmes puissants, bénéfiques, avec l’approbation du clergé local qui garde un œil assez sévère sur les praticiens du Grand Art. Fiametta, impatiente comme seul son âge l’excuse, tente elle-même ses premiers enchantements en se cachant de son omniprésent paternel. Elle fond une bague en or destinée à s’attirer les amours du séduisant capitaine de la garde qui vient régulièrement visiter l’atelier et sert, à l’occasion, de modèle aux sculptures de son père.

Et tout irait bien dans le meilleur des mondes si un mariage arrangé avec la fille du duc local ne tournait au fiasco et que le futur époux, un puissant condottière d’une république voisine, ne finissait pas par assassiner le duc, le gentil capitaine de la garde et, dans la foulée, le brave Maître Beneforte. Et voilà la pauvre Fiametta lancée sur les routes en quête d’alliés et de vengeance. Et je ne développerai plus avant, histoire de ne pas vous gâcher la lecture de ce passionnant divertissement.

Vous l’aurez compris, on est en plein roman de cape et d’épée à l’ancienne, mâtiné çà et là d’éléments fantastiques qui justifient son classement dans les œuvres de fantasy. Oui, on y croise des kobolds et des golems. Oui, s’il y a une magie blanche, il y a évidemment des praticiens de la magie noire. Et le roman de se développer comme un mille-feuilles patient et érudit. Nous ne sommes pas dans une œuvre de grimdark où les personnages sont tous gris et où on torture à tout va. Non, dans L’esprit de l’anneau profane, même le méchant (qui est effectivement méchant, pas de doute) conserve un esprit chevaleresque. Et c’est assez rafraîchissant de redécouvrir cette fantasy parfois un peu naïve qui fait le sel des romans d’aventure où seul le suspense et le plaisir de lecture compte. D’une certaine manière, les romans de Pierre Pevel s’inscrivent dans cette engeance, avec un peu de post-modernisme en plus.

La relative simplicité du roman n’empêche pas son auteur de développer un style particulièrement agréable et érudit. On sent que McMaster Bujold a potassé son sujet avant de se lancer dans cette fresque historique. On voit les pieds des alpes en lisant le roman, on sent l’ambiance d’une Florence imaginaire assiégée et soumise aux brigands. L’écriture fort travaillée est pourtant formidablement fluide et font de ce bouquin un page-turner efficace. Bien sûr, un lecteur assidu de fantasy restera sur des sentiers battus et rebattus en lisant cet œuvre, mais elle est tellement brillamment menée que c’est aussi un sentiment de retour à la maison, de familiarité bienveillante qui se dégage de ce récit plein de rebondissements épiques. Mon seul regret serait sans doute le côté très stéréotypé de la romance entre l’héroïne et son prétendant, cousue de fil blanc, qui lasse peut-être par son côté trop niais, pour le coup.

L’esprit de l’anneau profane est donc une parenthèse bienvenue entre des textes plus ardus ou une fantasy plus dure à laquelle les auteurs modernes nous ont davantage habitué. Ces 400 pages qui se lisent en quelques heures m’ont embarquée dans un voyage certes convenu, mais fort agréable. Et c’est plutôt une bonne nouvelle, quand on considère que la fantasy est aussi une littérature d’évasion.

Ceux des profondeurs

De Fritz Leiber, 1976.

Voici encore un géant de la littérature SFFF qui entre dans ces colonnes avec un texte relativement anecdotique. Fritz Leiber est le papa de Lankhmar, de Fafhrd and the Gray Mouser. Cela ne vous dit peut-être pas grand-chose, car les textes commencent à dater, mais c’est l’une des trois influences majeures de Gary Gygax lorsqu’il créa dans les années 70 Donjons et Dragons. Aux côtés de Tolkien et de Howard, le troisième homme a avoir influencé le père de tous les jeux de rôle est bien Leiber. Si bien qu’il est le seul a avoir eu des suppléments officiels D&D dans son monde (le SdA et Conan ayant eu droit bien sûr à des jeux de rôle papier, mais indépendant de D&D). L’auteur a même le privilège d’avoir inventé les termes de Sword & Sorcery, utilisés abondamment depuis pour caractériser un sous-genre de la fantasy, où l’aventure et l’exotisme priment sur les conflits politiques entre royaumes de la high fantasy. Leiber, c’est de la fantasy fun, sans tomber dans le cliché.

Il y a quelques mois, Mnémos, qui continue à préparer le terrain pour sa splendide intégrale prestige de Lovecraft, sortait donc Ceux des profondeurs en poche via Hélios. Directement inspirée de l’univers de Lovecraft, à l’instar du rigolo Songe d’une nuit d’octobre de Zelazny, publiée dans la même collection, cette courte novella de Leiber nous plonge dans l’horreur chère au reclus de Providence. Le texte nous plonge, au long de ses 90 et quelques pages, dans la vie de George Reuter Fischer. Ce dernier cherche à comprendre la mystérieuse disparition de son père dans un trou béant non loin de sa propriété. Dans son enquête, il est secondé par Albert Wilmarth, un spécialiste du mythe lovecraftien (quatrième mur de la fiction, nous voici allègrement franchi). Et il ne faudra pas longtemps aux compères pour être confronté, en effet, à ceux des profondeurs, qu’il vaut toujours mieux ne pas déranger…

Débutant par un passage neutre qui nous narre la trouvaille d’un manuscrit intitulé « Le tunnelier d’en bas« , du même George Reuter Fischer, aux côtés d’un autre livret signé par Edward Pickman Derby (le nom étant familier aux oreilles des amateurs de Lovecraft). Et de cette découverte relatée au présent, on retombera, comme dans les écrits du maître à la lecture d’un journal intime qui nous narre donc la recherche occulte du dénommé Fischer. Un pastiche auto-référencé qui singe plutôt bien son modèle, en somme ?

Eh bien pas tout à fait ; je suis moyennement convaincu. Je ne sais pas exactement mettre le doigt sur ce qui m’a déplu dans le texte. Est-ce un trop grand effort de ressemblance qui attire donc involontairement l’attention du lecteur sur ce qui diffère, justement ? Est-ce un sur-texte scientifique assez laborieux qui, alors qu’il sonne logique chez Lovecraft, sonne assez poussif dans ce texte ? Ou encore est-ce l’hésitation entre le ton sérieux d’une partie de la novella et les références cryptiques mais amusées qui détonne et m’a fait sortir du récit ? Quoi qu’il en soit, je ne suis pas vraiment rentré dedans. Et, quand on ne rentre pas dans un peu moins de 100 pages, on a vite fait le tour du propriétaire sans rien en retenir de marquant.

C’est une curiosité qui amusera quelques temps les aficionados de Lovecraft, mais c’est réellement un texte mineur de Leiber, qui signa en son temps d’autres œuvres nettement plus marquante pour l’histoire de la littérature de genre. Le petit prix de l’ouvrage et l’excellente édition d’Hélios (doublée d’une très belle couverture de Zdzislaw Beksinski) n’excusent pas tout : vous pouvez sans problème passer votre chemin et laisser Ceux des profondeurs là où il trouve sa place naturellement : dans les profondeurs de votre PAL !