Ceux des profondeurs

De Fritz Leiber, 1976.

Voici encore un géant de la littérature SFFF qui entre dans ces colonnes avec un texte relativement anecdotique. Fritz Leiber est le papa de Lankhmar, de Fafhrd and the Gray Mouser. Cela ne vous dit peut-être pas grand-chose, car les textes commencent à dater, mais c’est l’une des trois influences majeures de Gary Gygax lorsqu’il créa dans les années 70 Donjons et Dragons. Aux côtés de Tolkien et de Howard, le troisième homme a avoir influencé le père de tous les jeux de rôle est bien Leiber. Si bien qu’il est le seul a avoir eu des suppléments officiels D&D dans son monde (le SdA et Conan ayant eu droit bien sûr à des jeux de rôle papier, mais indépendant de D&D). L’auteur a même le privilège d’avoir inventé les termes de Sword & Sorcery, utilisés abondamment depuis pour caractériser un sous-genre de la fantasy, où l’aventure et l’exotisme priment sur les conflits politiques entre royaumes de la high fantasy. Leiber, c’est de la fantasy fun, sans tomber dans le cliché.

Il y a quelques mois, Mnémos, qui continue à préparer le terrain pour sa splendide intégrale prestige de Lovecraft, sortait donc Ceux des profondeurs en poche via Hélios. Directement inspirée de l’univers de Lovecraft, à l’instar du rigolo Songe d’une nuit d’octobre de Zelazny, publiée dans la même collection, cette courte novella de Leiber nous plonge dans l’horreur chère au reclus de Providence. Le texte nous plonge, au long de ses 90 et quelques pages, dans la vie de George Reuter Fischer. Ce dernier cherche à comprendre la mystérieuse disparition de son père dans un trou béant non loin de sa propriété. Dans son enquête, il est secondé par Albert Wilmarth, un spécialiste du mythe lovecraftien (quatrième mur de la fiction, nous voici allègrement franchi). Et il ne faudra pas longtemps aux compères pour être confronté, en effet, à ceux des profondeurs, qu’il vaut toujours mieux ne pas déranger…

Débutant par un passage neutre qui nous narre la trouvaille d’un manuscrit intitulé « Le tunnelier d’en bas« , du même George Reuter Fischer, aux côtés d’un autre livret signé par Edward Pickman Derby (le nom étant familier aux oreilles des amateurs de Lovecraft). Et de cette découverte relatée au présent, on retombera, comme dans les écrits du maître à la lecture d’un journal intime qui nous narre donc la recherche occulte du dénommé Fischer. Un pastiche auto-référencé qui singe plutôt bien son modèle, en somme ?

Eh bien pas tout à fait ; je suis moyennement convaincu. Je ne sais pas exactement mettre le doigt sur ce qui m’a déplu dans le texte. Est-ce un trop grand effort de ressemblance qui attire donc involontairement l’attention du lecteur sur ce qui diffère, justement ? Est-ce un sur-texte scientifique assez laborieux qui, alors qu’il sonne logique chez Lovecraft, sonne assez poussif dans ce texte ? Ou encore est-ce l’hésitation entre le ton sérieux d’une partie de la novella et les références cryptiques mais amusées qui détonne et m’a fait sortir du récit ? Quoi qu’il en soit, je ne suis pas vraiment rentré dedans. Et, quand on ne rentre pas dans un peu moins de 100 pages, on a vite fait le tour du propriétaire sans rien en retenir de marquant.

C’est une curiosité qui amusera quelques temps les aficionados de Lovecraft, mais c’est réellement un texte mineur de Leiber, qui signa en son temps d’autres œuvres nettement plus marquante pour l’histoire de la littérature de genre. Le petit prix de l’ouvrage et l’excellente édition d’Hélios (doublée d’une très belle couverture de Zdzislaw Beksinski) n’excusent pas tout : vous pouvez sans problème passer votre chemin et laisser Ceux des profondeurs là où il trouve sa place naturellement : dans les profondeurs de votre PAL !

Le livre des choses perdues

De John Connolly, 2006.

Attiré par la couverture sombre de Renaud Bec, j’ai pris ce bouquin un peu par hasard dans ma PAL. John Connolly, auteur Irlandais spécialiste du polar, ne m’était pas familier. Le livre des choses perdues semble être sa première (et sa seule, à cette date) incursion dans le fantastique et j’étais passé totalement à côté. La 4ème de couverture nous résume les premiers chapitres : David est un petit londonien de 12 ans lambda au début des années 1940. Il perd sa mère, de maladie, puisque les routines qu’il a mis en place ne suffisent pas à la sauver (pense-t-il). Il se retrouve seul avec son père, puis, bientôt, avec une belle-mère et un demi-frère qu’il déteste. Alors que Londres subit le blitz, David emménage chez sa belle-mère et son père se fait de plus en plus absent (il travaille pour les services de renseignements anglais et tente de déchiffrer les codes utilisés par les allemands).

Il est donc seul, une grande partie de la journée, dans une maison qui lui est étrangère avec une belle-famille qu’il n’accepte pas. Il se réfugie dans les livres, les siens et ceux du grand-oncle de sa belle-mère, qui a disparu étant jeune (David a hérité de sa chambre sous les combles). Petit à petit, David se met à entendre le livres parler. Il est également attiré par un « jardin creux » dans le parc attenant à la maison/manoir de sa belle-mère. Il croit entendre sa mère qui l’appelle, le prie de le sauver. Et il voit dans les ombres une silhouette étrange, un petit homme biscornu avec un chapeau tordu. Et qu’il bascule définitivement de l’autre côté, dans le pays des contes, à la recherche de sa mère décédée…

Bon, je vous ai résumé un peu plus que la 4ème, pour finir, mais vous comprenez l’idée. Encore un récit à la Narnia, m’étais-je dit. Et bien que nenni ! Le livre des choses perdues, s’il fonctionne sur le principe classique d’un personnage principal qui est projeté dans un univers onirique/fantastique/de contes (à la manière d’Alice aux pays des merveilles, de Narnia, donc, de l’Histoire sans fin, etc.) et que ce protagoniste principal est bien un enfant, le bouquin n’est en aucun cas un livre pour enfant. Nous sommes plutôt du côté des contes sombres, de ceux qui forcent à grandir rapidement si l’on compte rester en vie jusqu’à la fin de l’histoire.

Connolly parasite son récit fantastique de scènes très sombres, où le sang coule et où les horreurs sont relativement explicites. Loin de Disney, Connolly revient aux fondamentaux des frères Grimm ou d’Andersen : ici, les sorcières mangent les enfants. Littéralement. Dans le désordre, Connolly fait appel au Petit chaperon rouge, à Blanche-Neige et à la Belle aux bois dormant pour peupler son récit de créatures fantastiques et dangereuses. A titre d’exemple, sur la manière dont l’auteur exploite le matériau d’origine, le petit chaperon rouge est ici une séductrice qui piège un loup dans ses rets et engendre les premiers loups-garous (qui sont des êtres pathétiques d’ambition, mais mortellement dangereux dans le bouquin). Le pauvre David verra ses alliés tomber comme des mouches et devra développer des trésors d’ingéniosité pour ne pas finir couper en morceau par une chasseuse psychopathe qui « fabrique » des demi-humains pour son plaisir de chasse (à la manière des monstres de l’Île du Dr Moreau). La violence, les sous-textes sexuels et les tortures diverses sont au rendez-vous.

Le livre des choses perdues est donc un coming-of-age story (à l’instar de L’étrange vie de Nobody Owens, commenté récemment dans ces colonnes) qui se sert d’un monde fantastique et dangereux pour faire grandir son héros. Mais pas de mariage avec une jolie princesse à la clé, ici, seulement la réalisation que la vie n’est jamais simple. Qu’elle n’est pas divisée entre blanc et noir, mais bien en nuances de gris (quoi que certains personnages soient ici très très très noirs… La palme étant remportée par l’Homme Biscornu, le méchant du livre, qui est vraiment monstreux) Le livre se dévore en quelques heures, le schéma narratif de la quête initiatiques divisées en épisodes successifs (le héros se rend du point a au point b, fait connaissance de z et récupère l’objet y qui sera nécessaire au chapitre suivant), très classique et respecté ici à la lettre, est malgré sa linéarité très efficace pour nous pousser à aller de l’avant. Connolly a une plume fluide, sans effet fioritures ou effets de style, et va à l’essentiel pour nous emmener dans son récit. On en vit chaque minute dès que David met un pied « de l’autre côté du miroir« .

En cela, le bouquin m’a rappelé Faërie de Raymond E. Feist, pour le côté dangereux du bestiaire qu’il développe. Le livre des choses perdues est cependant un cran au-dessus, car le message qu’il délivre est clairement à la hauteur de mes espérances de lecteur. Si le résumé nous rappelle Narnia et ses clones, Le livre des choses perdues transcende son modèle pour nous offrir une œuvre forte, dure et marquante. Je ne l’oublierais pas de sitôt.

PS : seul mystère pour moi, le changement de ton total du passage inspiré par Blanche-Neige, où Connolly verse dans la parodie et prête aux sept nains un discours anarcho-communiste drolatique et décalé. Si en soit cela fonctionne, c’est tellement en rupture de ton avec tout le reste du bouquin (qui n’est vraiment pas, mais alors vraiment pas drôle) que ça m’a presque fait sortir du livre. Si cela vous fait cet effet là également, persévérez : ce n’est qu’un bref passage (qu’un éditeur un peu réveillé aurait dû virer de là, soyons honnête).

Le huitième sortilège

De Terry Pratchett, 1986.

Il aura fallu trois ans à Terry Pratchett pour sortir la suite des aventures du mage raté Rincevent et du voyageur naïf Deuxfleurs. Et de l’inénarrable Bagage, bien sûr. Je pensais benoîtement que La huitième fille, troisième roman des Annales du Disque-Monde, sera également le troisième tome d’une trilogie initiale (puisqu’ils commencent tous par la huitième… vous suivez ?) C’était cependant mal connaître Pratchett ; prenant à contrepied la tellement classique trilogie de la littérature fantasy, il a en fait écrit… un dytique ! Le huitième sortilège est donc la suite directe de La huitième couleur et conclut donc la folle aventure de ses deux protagonistes principaux. Enfin, pour l’instant.

On retrouve donc Rincevent dans une bien fâcheuse position, puisqu’il tombait du bord du monde dans la dernière page du précédent opus. Heureusement pour lui, comme le huitième sortilège du livre magique le plus puissant du Disquemonde, l’in-octavo, a élu domicile dans sa tête, il est en fait à peu près immunisé contre la mort. Pas de chance pour elle, d’ailleurs, la Mort. Elle n’arrête pas de croiser Rincevent, jusque dans sa demeure aux frontières de l’Elysée, sans jamais pouvoir mettre la main dessus !

Et c’est parti pour 250 pages d’aventures rocambolesques, de drôleries et d’exagérations en tout genre. Comme dans le premier tome, Pratchett développe réellement une intrigue : ici, A’Tuin, la Tortue qui porte le Disquemonde sur ses épaules, semble naviguer dans l’espace droit vers une comète. Et seule la lecture complète de l’in-octavo est réputée pouvoir sauver le monde et ses habitants des affres d’une extinction aussi subite que fâcheuse. Rincevent, plus que Deuxfleurs, devient donc l’objet de toutes les convoitises. Les différentes écoles de magie se lancent à sa recherche pour mettre la main sur le huitième sortilège et ainsi devenir la plus puissante des écoles de l’Université invisible. Le nouvel antagoniste, le bureaucrate Trymon, mélange à merveille un sadisme invétéré avec les excès machiavélique de la bureaucratie (après son putsch, son premier acte sera d’imposer un ordre du jour aux réunions, le vil scélérat !).

On retrouve donc avec bonheur une histoire de fantasy développée, des personnages hauts en couleurs et une tendance parodique aussi subtile qu’efficace. Ainsi, Conan… pardon Cohen le Barbare se joint à nos héros dans leur quête pour sauver la veuve (surtout) et l’orphelin (accessoirement). On le découvrira en pleine fête barbare avec ses amis des steppes. Le chef de la tribu locale lui demandera alors « What is best in life ?« . L’un des fils présent dira « To crush your ennemies, see them trepass before you and to hear the lamentations of their women« . Mais pas Cohen. Non, pas Cohen. Lui, il dira simplement une bonne couette et des aliments solides. Car quand on a 85 ans et plus aucun chicot dans la bouche comme lui, on en a marre de la soupe au quotidien !

Vous remarquerez au passage que Pratchett continue donc à se moquer de l’imagerie populaire de la fantasy et du fantastique en général. Ce dialogue détourné sort en effet du film de Milius, relatif succès en salle en 1982, et non des nouvelles originales de Howard. Encore une fois, il démontre son amour pour le genre en s’attaquant non pas à son cœur, mais bien à son exploitation commerciale, il est vrai souvent clichée et excessive. Reste donc un court bouquin d’aventures où tout se passe à cent à l’heure, bourré de situations drôles et épiques, de contre-pieds grand-guignolesques (Rincevent fini par sauver la situation en corrigeant par hasard une faute de prononciation : le don des langues étant l’une des seules compétences du mage, c’est parfaitement logique !).

J’en profite pour conclure ce court article en vous signalant l’existence d’un téléfilm en deux parties reprenant en gros ces deux premiers tomes des Annales du Disquemonde. Le casting, avec Sean Astin en Deuxfleurs, Tim Cury en Trymon, David Bradley en Cohen et caméos de Jeremy Irons et Christopher Lee (qui double la Mort, bien sûr) avait de quoi intriguer. En revanche, et comme quoi l’imagination d’un lecteur n’est pas celle d’un autre, je ne m’étais jamais figuré Rincevent comme un vieux mage. Pour moi, Rincevent n’est pas une parodie de Gandalf, Merlin ou Dumbeldore, mais plutôt un jeune mage un peu paumé. Du coup, caster David Jason pour le rôle me laisse perplexe. Ceci uniquement comme info, car, après avoir vu la bande d’annonce (qui ne nous laisse que nos yeux pour pleurer), je n’ai bien sûr aucune intention de passer deux heures devant ce massacre visuel. J’ai mieux à faire : enchaîner sur la suite des Annales !

La huitième couleur

De Terry Pratchett, 1983.

Clair manque à ma culture personnelle, je me suis lancé récemment dans Les Annales du Disque-Monde. 42 tomes, les amis. 42. Il en a écrit 42 avant de malencontreusement mourir, Terry Pratchett. Et quel meilleur chiffre que 42, quand on a lu ou vu Le Guide du Voyageur Galactique, série qui est à la SF ce que Les Annales du Disque-Monde sont à la fantasy ? Les initiés saisiront. Les autres iront faire une recherche Google, comme tout le monde.

Le parallèle entre les deux grandes séries humoristiques anglaises a du sens, bien sûr. Défendues bec et ongle par leurs fans respectifs, Discwold comme H2G2 sont des séries qui ne se contentent pas d’être parodiques, mais qui développent également une histoire complexe au fil de plusieurs tomes, rendant autant hommage au genre qu’elles le parodient. Les auteurs respectifs sont britanniques et manient la plume avec brio, développant un cynisme que n’égale que l’absurde dont ils abreuvent leur texte. Et La huitième couleur, premier tome d’un des plus longs cycles de fantasy publié par un même auteur, en est l’exemple parfait.

Pour être honnête, j’étais même étonné que Pratchett ait tant développé une histoire dans ce premier opus. Davantage habitué aux parodies à la Adam Robert, je m’attendais à une avalanche de gags en tout genre et d’exagérations liés à une lecture moqueuse des classiques du genre. Que nenni, cependant. Pratchett développe réellement son monde, ses personnages et ses enjeux (comme Douglas Adams avec le cycle H2G2) avant de les tourner en bourrique en exagérant, parfois même seulement subtilement, les mécanismes bien huilés des récits de fantasy.

Dans un monde plat porté par quatre éléphants géants eux-mêmes portés par une tortue gigantesque naviguant dans l’univers, le sorcier raté Rincevent est occupé à étancher sa soif dans un bouge mal famé des quais de la capitale Ankh-Morpork quand il voit débarquer le naïf Deuxfleurs, citoyen agatéen, venu faire du tourisme et arroser les locaux de ses pièces d’or qu’il dépense sans compter. Seulement Deuxfleurs est le premier touriste jamais rencontré sur les terres du Disque-Monde, et la nouveauté attire la convoitise. Rincevent, à moitié contre son gré, se retrouve à accompagner Deuxfleurs dans son voyage d’agrément, enchaînant les péripéties qui les mèneront à rencontrer des dryades, un Dieu maudit, un troll des eaux, des dragons et bien sûr l’un ou l’autre barbare en mal d’aventure.

Se moquant des poncifs du genre, Pratchett rédige avec La huitième couleur (dont le nom original, The Colour of Magic, est nettement plus évocateur) les fondements de l’œuvre qui l’occupera sa vie durant, jusqu’à sa disparation trop précoce en 2015. Il revisite les grands classiques de la fantasy, brocardant la stupidité les « niveaux » des PJ (à travers Rincevent, à jamais bloqué aux sorts de premier niveau, ayant été bien sûr très mauvais élève), le QI au ras des pâquerettes de nos amis barbares (Conan, si tu nous écoutes) et la cupidité et l’illogisme crasse de tous les PNJ classiques de RPG. Mais Pratchett est aussi un auteur à part entière : il le fait donc avec une subtilité qui ne rends pas la parodie indigeste. On sent, à la lecture de ce premier roman, que Pratchett aime le matériau dont il se moque par ailleurs. Bien sûr qu’il considère Tolkien comme coincé du cul. Mais ça ne l’empêche pas d’aimer Le Seigneur des Anneaux d’un amour sincère de lecteur admiratif par ailleurs.

On a donc un très bon premier tome où les péripéties s’enchaînent à grande vitesse et où les bases d’un univers qui sera développé pendant les 30 prochaines années sont jetées. Rincevent, aussi opportuniste que malchanceux, est l’un des personnages favoris des lecteurs assidus de Pratchett. Une fois encore, je le comprends aisément : il n’est pas juste un mage de fantasy lambda tourné en bourrique. Bien sûr, il est égoïste, inefficace, pingre, profiteur et roublard. Mais c’est aussi un vrai personnage, à la manière du pauvre Arthur Dent du H2G2 : c’est un looser magnifique que l’on ne peut s’empêcher d’aimer.

Une très bonne surprise pour moi, donc, que la lecture de ce premier tome, qui se fini sur un cliffhanger énorme qui me force à me jeter sur le second (preuve en est, si encore nécessaire, que Pratchett ne se contente pas de balancer des vannes : il raconte également une histoire et développe des personnages auxquels on s’attache). Quelques bémols à mes yeux cependant : la couverture de la version poche de Pocket ne rend pas justice aux très belles illustrations de Josh Kirby (préférez donc la version originale en poche chez Corgi ou la version française éditée chez L’Atalante qui reproduit l’image complète). De même, j’ai remarqué quelques scories dans l’édition Pocket : il y a quelques fautes d’orthographe qui subsistent et, plus embêtant, quelques mots qui semblent carrément manquer dans certaines phrases. Ce qui plaide pour une réédition/une nouvelle traduction de meilleure qualité. Entretemps, plongeons-nous malgré tout dans ce classique de l’humour anglais qui fera sourire l’amateur de fantasy qui est en vous.

Dungeons & Dragons – Art & Arcana

Sous-titré : A Visual History

De Michael Witwer, Kyle Newman, Jon Peterson et Sam Witwer, 2018.

La période des fêtes fut riche en lectures diverses, mais je n’ai pas réellement eu le temps de les chroniquer ici-bas. S’occuper de gamins est chronophages ! Mais bon, trêves d’excuses. Débutons donc ces chroniques en retard par celle d’un joli cadeau reçu pour ce Noël 2019 : le très luxueux (et très pesant) Art & Arcana, une formidable déclaration d’amour de quatre geeks au roi des RPG papier, Dungeons & Dragons. Je ne peux croire, si vous lisez ces lignes régulièrement, que vous ignoriez ce qu’est Donjons et Dragons, cette pierre angulaire de la fantasy depuis les années 70 et jusqu’à nos jours. Je ne vais donc pas développer. Retenons simplement que, comme toutes les belles histoires qui débutent dans la décennie des papys-geeks (IBM, Micorsoft, Apple, etc.), celle de D&D débute dans un garage. Ou dans une cave plus précisément.

Cette somme historique, finaliste dans la catégorie « essai » du Hugo et du Locus 2018, nous emmène dès ses premières pages dans la vie d’un petit vendeur d’assurance du fin fond des États-Unis, qui a une passion certaine pour le wargaming et les pulps des années 30. Ce bonhomme, c’est Gary Gygax. Comme tous les self-made men, ce-dernier a un coup de génie au début des années 70 quand il « sent » le succès de Tolkien chez ses concitoyens et qu’il constate parallèlement qu’il est devenu honorable pour des adultes (ou de grands ados) de continuer à jouer avec ses petits soldats de plomb. Du coup, il ratisse ses fonds de tiroirs, fait appel à sa famille et à ses potes et parviens à produire une petite boîte en carton contenant trois fascicules de quelques dizaines de pages. Le premier « boxed set » de D&D était créé. Le tout tiré à 1000 exemplaires et vendu la modique somme de 10 dollars. L’un des auteurs de Art & Arcana s’amuse dans la conclusion de l’ouvrage à revenir sur le prix atteint par la vente de l’une de ces boîtes, pourtant utilisée, en 2008 sur eBay : la modique somme de 20.000 dollars (ici, une troisième édition à +4.000 € !)

Car oui, D&D, pour les intimes, est devenu très hype. Référencé dans à peu près tous les grands show mainstreams des dernières années (de Stranger Things à Big Bang Theory), D&D a quitté les caves de ses premiers utilisateurs pour devenir un gimmick culturel. Est-ce tant mieux ? Et bien le bouquin hésite, justement. Et bizarrement. C’est en cela qu’il s’agit sans doute d’un essai sincère, si l’on ne tient pas compte du dernier chapitre, véritable panégyrique en faveur de la 5eme (et dernière, à ce jour) édition du célèbre jeu de rôle. Entre les débuts modestes et l’expansion folle de la seconde édition, le livre s’attarde tant sur les bonnes idées de TSR que sur ses ambitions folles et ses échecs successifs (la série animée, par exemple). Art & Arcana résume bien l’incapacité des quelques geeks qui ont développé le produit original à maitriser et gérer l’industrie qu’il était devenu à la fin des années 80. Et comme dans le cas d’Apple, le parallèle est intéressant, cela s’est traduit par l’écartement pur et simple du concepteur original, dégagé par un board qui n’a pourtant pas su améliorer la balance financière de l’entreprise après coup.

En effet, si la deuxième édition d’AD&D (pour Advanced Dungeons & Dragons) est sans doute la meilleure et la plus diversifiée (pensez donc, ils éditèrent en l’espace de seulement quelques années les campagnes Forgotten Realms, Spelljammer, Dark Sun, Ravenloft ou encore Planescape !), elle fut aussi le synonyme pour la maison-mère d’une folie des grandeurs qui segmenta le marché à tel point qu’ils devinrent leur propre concurrent. Avec autant de lignes de produits en parallèle, les joueurs et leurs fameux maîtres du jeux ne savaient plus où investir leurs pièces de bronze, d’argent ou d’or. Bref, leurs deniers. Et, ce, d’autant plus que les nouveaux concurrents n’étaient pas bien loin : c’est à cette époque que Vampire: The Masquerade s’envole. Ou encore GURPS. Pire : leur public s’éloigne début 90 pour se diriger vers une autre expérience de jeu amenée à devenir un modèle pour les années qui suivirent: Magic The Gathering, par nul autre que Wizard of the Coast (loisir qui coûte un bras, par ailleurs).

L’ironie voulant qu’à peine quelques années plus tard, c’est ce même Wizard of the Coast, responsable des derniers clous dans le cercueil de D&D old-school, qui racheta la licence avec tout son back-catalogue. WotC produira alors une troisième édition qui mélangera le très bon (le système D20 en licence libre, qui verra de nombreux petits acteurs du monde de la fantasy se lancer dans des produits compatibles avec les règles de base D&D) et le moins bon (la volonté affichée d’en faire un jeu de figurines avec la vente, selon le modèle de MTG, de boosters très chers avec des figurines pré-peintes, mais forcément moins courues que l’inaltérable Warhammer, déjà bien installé dans le segment « wargames » à l’époque). Du coup, cette hésitation entre le RPG de papa, avec feuilles blanches, crayons et dés et le wargame à la Warhammer en fit un produit vite dépassé par ses concurrents profitant de la licence ouverte. Et, pas de bol, WotC réagira en produisant quelques années plus tard une quatrième édition décriée par les aficionados pour son côté excessif. Exit le jeu de rôle réaliste et bienvenue à la mode MMORPG avec cette quatrième édition, où les XP caps ont disparus au profit d’une course au loot divin et aux arbres de compétences complexes et sans fin. Seulement, pas de bol, là où D&D première et seconde éditions donnèrent un modèle à suivre, les troisième et quatrième éditions s’efforçaient de copier la concurrence pour rattraper les joueurs perdus, symptôme d’un manque de vision flagrant de WotC sur le bébé qu’ils avaient dans les mains en rachetant la licence. Heureusement, cette sombre période vu aussi l’éclosion des jeux vidéo mythiques que sont les Baldur’s Gate et les Neverwinter Nights qui sauvèrent largement le nom de la marque auprès des amateurs de fantasy lambda.

D’après les auteurs, la cinquième édition, la plus récente (2014 à nos jours) reviendrait aux fondamentaux. Je ne la connais pas (m’étant personnellement surtout concentré sur la seconde, à l’époque), mais je doute de l’honnêteté intellectuelle des fan-boys ayant écrit le bouquin, sachant que rien n’est aussi vendeur qu’une belle histoire de rédemption (sauf que WotC n’est pas un paladin déchu repentant ; c’est juste une entreprise commerciale qui essaye de faire du profit). On notera également que le bouquin insiste aussi beaucoup sur le succès du trans-média : quand TSR comprit à l’époque des balbutiements du merchandising à outrance de Star Wars qu’il était aussi intéressant commercialement parlant de diversifier les produits, ils s’y sont donnés à cœur joie. Romans, comics, jeux vidéo, jeux de plateau, dessin animé mais aussi (et pourquoi pas ?) jeu de carte à collectionner, bonbons et serviettes de plage (je n’invente pas). On retiendra de cet « univers étendu » un nombre considérable de romans qui, bien qu’ils ne soient souvent pas des chefs d’œuvre, apporte une profondeur aux mondes créés par la marque. À tel point qu’il devinrent, avec les années, des mondes de fantasy à part entière qui réussirent à se détacher de leurs inspirations originales (le Seigneur des Anneaux, Conan ou encore le Cycle des Épées de Fritz Leiber).

Enfin, il me reste à parler du côté visuel de l’objet. En effet, le bouquin ne s’appelle pas « A Visual History » pour rien. L’histoire de la marque, intéressante en soi, ne serait rien sans le développement de son visuel. Et, là aussi, le parallèle avec Star Wars fonctionne à merveille : de débuts très amateurs où les livres de règle de la première édition étaient illustrés par des gamins du quartier ou de gentils bénévoles de la famille étendue de Gygax, il est frappant de voir à quel point l’évolution de l’illustration sert aussi la marque. Si les images étaient, dans un premier temps, informatives (le plan du donjon devait permettre au maître du jeu de s’y retrouver, le première Bestiaire monstrueux devait lui permettre de se faire une image mentale d’un mindflyer, d’un ettercap ou d’un owlbear), elles devinrent bien vite évocatrices. Voire épiques. Et si la quatrième édition fut malheureusement marquée par un virement très Marvel/WOW-like, la cinquième semble revenir à une certaine modestie. On voit aussi clairement à travers ces 45 ans d’illustrations que le concept visuel même de la fantasy a évolué : l’adaptation cinématographique du SdA et la série télé de GoT sont passées par là. On peut désormais être un véritable artiste peintre, certains proche du photoréalisme, en se limitant pourtant à illustrer des mondes imaginaires.

En résumé, Art & Arcana est un très bon « beau livre » pour les amateurs de D&D. Les textes fourmillent de détails qui mettent en lumière l’histoire d’un jeu de rôle qui, bien que dépassé par d’autres RPG plus matures et plus modernes, n’en reste pas moins l’alpha et l’oméga du genre. Le modèle sur lequel tous les concurrents se sont construits et continue à se construire. Le tout est magnifiquement illustré par des images issues des multiples extensions des différentes éditions, de photos des produits dérivés issus de collections privées ou encore d’archives inédites et de dessins de production de TSR. Mon seul bémol restera la conclusion probablement trop optimiste pour être honnête. Mais on pardonnera volontiers ce biais à la brochette d’auteurs qui ne pouvaient sans doute être objectifs jusqu’au bout avec ce qui constitua certainement une partie dorée de leur enfance. Faites un jet de test d’honnêteté intellectuelle -4 si vous ne me croyez pas ! 🙂

PS: J’ai lu et je chronique ici la version originale du livre, mais un version française est également disponible chez Huginn & Muninn.Vu l’éditeur, j’imagine qu’elle est certainement de très bonne facture également.