The Color out of Space

De Richard Stanley, 2019.

Une adaptation cinéma de H.P. Lovecraft ? Beaucoup s’y sont essayés. Peu sont arrivés jusqu’au bout. Et parmi eux, encore moins sont ceux qui livrèrent en définitive quelque chose de regardable. On attend par exemple toujours des nouvelles de la fameuse adaptation des Montagnes hallucinées par Guillermo del Toro, bloquée depuis des années dans ce qu’Hollywood aime appelé le « development hell« . Je fus donc surpris il y a quelques mois que je suis tombé sur la bande d’annonce de The Color out of Space. Encore plus en voyant que l’acteur qui portait le projet était Nicolas Cage, acteur fantasque par essence qui enchaîne les tournages pour des productions ZZ, entrecoupés de quelques coups d’éclat et de cures de désintoxication. L’exemple même de la star sur le retour qui joue dans n’importe quoi pour un cachet (comme John Travolta ces dernières années ou, dans une certaine mesure, Bruce Willis).

Et la bande d’annonce était très limite : il y avait de bonnes idées visuelles, mais aussi un faux rythme assez étrange. Sans compter que déplacer l’histoire originale au monde actuel m’inquiétait beaucoup. Moderniser Lovecraft semblait en effet un oxymoron. S’il y a bien un auteur de SF que je ne vois pas dans le monde moderne, c’est bien Lovecraft (quoi que, d’une certaine manière, l’amour de la technologie et des sciences nouvelles qu’il décrit dans certains de ces textes tendrait en fait à démontrer l’inverse). Bref, j’avais beaucoup, beaucoup de doutes.

Et quel meilleur moyen de confirmer ou d’infirmer ces doutes qu’en se lançant dans le visionnage ? C’est désormais chose faite. Et… C’est plutôt une bonne surprise, finalement ! Richard Stanley, réalisateur dont le nom même ne m’évoquait rien, mais qui est doté d’un look formidable, a mis tout son cœur dans la réalisation de cette adaptation aussi inattendue qu’inespérée. Le bonhomme n’avait plus rien réalisé depuis plus de 20 ans, depuis qu’il avait été viré du plateau de son précédent long métrage (L’île du docteur Moreau, on constate déjà un certain attrait pour le fantastique). L’idée d’adapter Lovecraft lui était venu en 2013 alors qu’il adaptait en court métrage une nouvelle de Clark Ashton Smith, l’un des bons amis du reclus de Providence et auteur très inspiré de pulp en son temps (cf. critique ici même).

Et pour réaliser son rêve, il a ratissé large et est aller chercher des sous chez une série de boîtes de production mineures et assez confidentielles : SpectreVision, ACE Pictures Entertainment et XYZ Films. Encore une fois, tout ceci sent la série B un peu fauchée qui n’aura pas les moyens de ses ambitions et ne pourra donc pas rendre justice, une fois encore, au génie créatif de Howard Philip Lovecraft. Et pourtant. Et pourtant Richard Stanley, avec un petit budget, est parvenu à réaliser un petit miracle. Le film est loin d’être parfait, mais il regorge de bonnes intentions. En résumé, pour ceux qui ne seraient pas familiers avec la nouvelle d’origine, The Color out of Space nous raconte la réelle descente aux enfers de la famille Gardner. Habitant dans un recoin assez isolé, la vie quotidienne de la famille est bouleversée lorsqu’une météorite à quelques dizaines de mètres de leur porte d’entrée. Et quand la météorite se révèle est le vaisseau organique d’une « couleur » venant littéralement du ciel. Sans avoir particulièrement de bonnes intentions…

L’histoire nous est contée, comme toujours avec du Lovecraft, par un personnage secondaire, un jeune scientifique envoyé dans le coin pour étudier les nappes phréatiques dans le cadre d’un projet de construction d’un barrage local. Un scientifique répondant au patronyme de Ward Phillips. Et le brave homme correspond parfaitement au cahier des charges du héros lovecraftien : il est totalement passif et ne sert à rien d’autre qu’à introduire et conclure l’histoire. Au moins ne tombe-t-il pas dans les pommes, c’est déjà ça. Elliot Knight fait le boulot, avec un beau pied-de-nez au racisme latent des textes originaux du Maître de Providence, puisque Stanley a eu la bonne idée de caster un afro-américain pour jouer le rôle. On lui prête aussi un intérêt charnel envers la fille Gardner, jouée par une très bonne Madeleine Arthur (plus habituée aux séries télé qu’aux longs métrages, mais qui tire réellement son épingle du jeu en adolescente gothique et rebelle. D’ailleurs, le cast s’en sort généralement très bien : Joely Richardson campe très bien une mère Gardner modernisée mais à la limite de la crise de nerf, comme dans la nouvelle d’origine. Brendan Meyer et Jordan Hilliard font aussi du bon boulot dans le rôle des deux jeunes frères de la famille maudite. Même Cage ne s’en sort pas trop mal : il y a bien sûr ses explosions de folie qui sont devenues, au fil des ans, sa marque de fabrique, mais cela colle plutôt bien avec la progressive perte de contrôle du père/chef de famille.

Richard Stanley a également eu l’intelligence d’éviter certains passages de la nouvelle originale qui auraient mal rendus à l’écran. Il n’insiste donc pas sur la création d’une faune et d’une flore géante et corrompue. Il remplace ceci par des touches plus subtiles de flore inquiétante en second plan sur les plans larges qui englobent la nature proche de la villa des Gardner. Et c’est tant mieux, puisque l’un des seuls animaux « étranges » filmé en gros plan (une mante religieuse rose/mauve avec tentacules, bien sûr !) révèle que le film a en effet des moyens limités en termes d’effets spéciaux. Pour compenser ceci, Stanley utilise intelligemment des lumières roses directes ou indirectes et des effets de saturation sur la pellicule qui tentent de rendre « l’indicible » couleur venue de l’espace. De même, il use et abuse des vieux trucs de films d’horreur fauchés : les « monstres » y sont filmés dans la pénombre, en insistant sur certains éléments (les plus réussis) des props et maquillages sanguinolents. Et ses monstres font effectivement froid dans le dos.

The Color out of Space est-il pour autant un bon film ? Eh bien c’est surtout un bon divertissement et une honnête série B d’horreur. Le film n’est pas du tout exempt de défaut (comme scénariste, j’aurais volontiers éliminé certains éléments qui n’apportent pas grand-chose au film, comme le subplot sur les intentions du maire de la ville d’Arkham ou encore le fait que la mère Gardner soit en réminiscence d’un cancer). Le film respecte également certains poncifs hollywoodiens avec le portrait d’une famille américaine dysfonctionnelle où les femmes sont finalement plus fortes que les hommes (ce qui n’aurait sans doute pas été du goût de Lovecraft). The Witch, il y a quelques années, avait par exemple fait moins de compromis. Mais, en résumé, le film est très sympathique et est un bon essai d’adaptation de Lovecraft. On n’y est pas encore, bien sûr, mais je me demande si un réalisateur parviendra un jour à rendre effectivement l’ambiance si particulière, tellement Nouvelle-Angleterre du début du XXème.

The Devil’s Advocate

De Taylor Hackford, 1997.

Combien de fois n’ai-je pas vu ce film ? Combien de fois n’ai-je pas crier « Everywhere ! » en même temps qu’Al Pacino lorsque le brave Kevin Lomax (Keanu Reeves) demande à ses collègues « … but where does he fuck? » (mes excuses pour la vulgarité, qui n’est pas habituelle, raison pour laquelle je la laisse en v.o. 🙂 ) ? Je ne les compte plus. En 20 ans, le film a particulièrement bien vieilli, ce qui n’est pas le cas de pas mal de mes bons souvenirs cinématographiques des années 90.

Pour les distraits et les plus jeunes, The Devil’s Advocate (traduit de manière assez mystérieuse par L’Associé du Diable dans notre belle langue) nous raconte l’ascension fulgurante de l’avocat Kevin Lomax (Keanu Reeves, donc, qui, pour une fois, ne joue pas un personnage qui s’appelle John). Depuis sa campagne natale, il est remarqué par un grand cabinet d’avocats new-yorkais dirigé par John Milton (Al Pacino, donc). En effet, il n’a jamais perdu un procès, d’abord pour le Ministère public et, ensuite, comme avocat de la défense en droit pénal. Et Milton de lui offrir un pont d’or pour rejoindre son cabinet pour défendre ses richissimes clients.

Kevin Lomax débarque donc avec son égo surdimensionné, sa confiance en soi et sa femme, interprétée par une Charlize Theron qui joue une magnifique ingénue et ses boots en croco de bouseux. Mais l’offre est un peu trop alléchante pour être honnête. Ceux qui auront été attentif au titre du film auront assez vite saisis le twist de ce qui aurait pu être un honnête film de procès. On est donc dans un thriller fantastique où le diable lui-même joue son rôle, interprété donc par Al Pacino qui s’en donne à cœur joie.

Tout dans le film respire la décennie du blé et le culte de la réussite à l’américaine. Taylor Hackford, honnête réalisateur qui dispose d’une filmographie sans coup d’éclat (à part le biopic Ray quelques années plus tard, qu’il réalisa, produisit et scénarisa, pour la première fois de sa carrière débutée dans les années 70) s’approprie le bouquin éponyme d’Andrew Neiderman pour une adaptation plus que convenable. Keanu Reeves, alors dans sa première carrière, entre Speed et Matrix, joue parfaitement le rôle du golden boy qui place sa carrière avant ses proches et sa morale. Le fait de disposer royalement de deux expressions faciales aide en fait à interpréter ce personnage qui ne succombe que trop facilement à la tentation. Les autres acteurs qui gravitent autour du triptyque Pacino-Reeves-Theron jouent tous leur carte à merveille en exploitant à fond leurs minutes à l’écran. Je pense en particulier à Jeffrey Jones dans le rôle du Directeur du cabinet ou encore à Connie Nielsen dans le rôle de la tentatrice, donc c’était là le premier rôle international en anglais.

Côté réalisation, pas grand-chose à dire. Comme je le disais, Taylor Hackford est un honnête artisan. Il ne fait pas dans la démesure et ne brille pas par son originalité. Les plans sont classiques, sans recherche d’effet particulier. Les quelques effets spéciaux utilisés dans le film accusent maintenant leur âge, mais ils sont généralement discrets (à part quelques plans ratés comme celui un peu ridicule où Pacino fait bouillir l’eau du bénitier lorsqu’il tue le juge Warren ou les incrustations « infernales » dans l’une des dernières scènes). Le travail sur les lumières ou les cadrages ne sont en rien fascinants non plus. Nous avons un film tourné de manière très académique, mais monté de manière suffisamment dynamique pour que le rythme n’en pâtisse pas et que le spectateur reste accroché.

Non, la vraie force du film est son ambiance et son inéluctabilité. Comme les bons films de procès, Hackford parvient à diriger ses acteurs pour créer une tension dans les joutes verbales entre avocats. On sent la moiteur floridienne dans le premier procès. On sent la froideur new-yorkaise qui s’insinue dans l’appartement de Lomax. On plonge petit à petit dans la folie avec une Charlize Theron, qui démontre dans ce registre ses compétences d’actrice avec brio. Années 90 oblige, on a même quelques scènes de sexe, mais qui se révèlent finalement être plus dérangeantes/horribles que réellement excitantes. La chape de plomb de la « famille » de Milton pèse de plus en plus au fil du film, à l’instar de l’ambiance qui se dégage progressivement dans le Rosemary’s baby de Polanski (bon, sous stéroïde, l’époque n’est pas la même, hein !). Le scénar marche comme un piège qui se referme progressivement sur les protagonistes principaux. On voit les alertes, on sait comme cela va finir comme spectateur. Et pourtant on est surpris de la mécanique bien huilée d’un piège vieux comme le monde. À Pacino de conclure, sur le Paint in Black des Stones (ce qui est toujours un gage de qualité !), avec le percutant « Vanity, definitly my favorite sin…« 

Si vous êtes passé à côté toutes ces années, faites-vous plaisir et programmez-vous une soirée ciné rétro/90’s. Et si vous avez été comme moi victime d’une première vision dans votre adolescence, je suis sûr que vous ne pourrez résister à une énième vision, comme un petit plaisir coupable de nostalgie amusée. Everywhere !

L’étrange vie de Nobody Owens

De Neil Gaiman, 2008.

Je continue toujours à rattraper mon retard dans les Neil Gaiman, puisqu’il s’agit d’un auteur qu’en règle générale j’aime beaucoup (même si j’ai plus commenté des déceptions dans ces colonnes que de véritables coups de cœur). A l’instar du très moyen Entremonde, nous sommes ici dans le pan jeunesse de la production de Gaiman. The Graveyard Book, dans son appellation originale, a été inspiré à Gaiman par sa propre descendance. L’avoir comme père doit être une expérience intéressante pour un enfant féru d’histoire du soir. J’essaie moi-même de raconter des histoires chaque soir à mon fils, mais je suis prêt à parier que les miennes sont moins gothiques !

Fermons la parenthèse. Gaiman a donc l’idée un soir de raconter à sa fille (si mes souvenirs sont bons) l’histoire du fantôme d’une sorcière vivant dans une partie abandonnée d’un petit cimetière de quartier. Il tirera une nouvelle de cette idée. Et de cette nouvelle, en extrapolant un peu, il tirera donc L’étrange vie de Nobody Owens. L’histoire débute sur la fugue d’un bébé de 18 mois, qui s’enfuit par la fenêtre de sa chambre alors qu’un assassin répondant au nom de Le Jack décime sa famille au grand complet. Il s’enfuit et parvient à trouver refuge dans le cimetière en haut de la rue. Là, les habitants locaux, revenants, vampires et autres esprits frappeurs tiennent une courte réunion : ils ne peuvent décemment pas laisser le pauvre enfant tomber aux mains du bourreau de sa famille, qui franchi alors les portes du cimetière.

Leur décision est prise : ils chassent l’intrus grâce aux pouvoirs que certains d’entre eux ont développé et ils adoptent le nourrisson comme l’un des leurs. Ils le baptisent alors du nom de Nobody. Nobody Owens, du nom de ses nouveaux parents adoptifs, de braves citoyen morts quelques siècles plus tôt. Il deviendra donc un habitant du cimetière, vivant la nuit, se déplaçant sans bruit, pénétrant dans les tombes et subsistant grâce aux bons soins de Silas, un autre habitant du cimetière, ni vivant, ni mort.

Chaque chapitre du livre détaillera alors les aventures successives de Nobody, d’une amitié avec une petite fille du voisinage à son escapade dans le monde des goules (chaque cimetière a une porte vers ce monde onirique et dangereux, vous la reconnaitrez par son aspect négligé et les fissures de sa pierre tombale…). Nobody apprendra aussi des leçons de vie auprès des multiples revenants que son pré-carré héberge. Nobody passera donc de la petite enfance à l’adolescence sous l’aile protectrice des macchabées qui forment sa nouvelle famille. Jusqu’au jour où les murs du cimetière lui semblent trop étroits. Sortir de limites fixées par le domaine des morts est cependant dangereux : il risque de retomber sous le regard du Jack qui, après toutes ces années, n’a pas perdu l’espoir de finir son sombre travail…

La plume de Gaiman se prête bien sûr à merveille à cette fresque enfantine, ce coming-of-age story gothique et sombre. Bien que destiné à la jeunesse, il peut parfaitement se lire par un adulte sans tomber dans l’ennui, la caricature ou la sur-simplification (preuve en est : il a gagné le Locus jeunesse et le Hugo catégorie générale !). Au contraire, Gaiman use de son talent de conteur pour nous dresser une série d’historiettes qui peuvent sembler simples et décousues au début du livre (lorsque le protagoniste principal est encore un jeune enfant) et complexifie l’ensemble dès la moitié du livre. Les liens commencent à se former, les non-dits prennent leur sens. Gaiman n’a rien laissé au hasard : chaque piste ouverte dans les premiers chapitre apportent leur pierre à l’édifice et participent à la conclusion du bouquin.

Par ailleurs, Gaiman connait ses classiques : il sait qu’un conte doit être effrayant ou dérangeant pour marquer. Les aventures de Nobody ne sont donc jamais innocentes ou sans péril. Le danger est bien présent derrière la tombe la plus anodine. Et tout l’enjeu du livre est de démontrer qu’on grandit davantage en affrontant le danger, en affrontant ses peurs, en affrontant son destin qu’en le fuyant. Nobody est un personnage étrange, un héros malgré lui. Un enfant déconnecté du monde qui doit pourtant le rejoindre à un moment car il n’est, contrairement à sa famille adoptive, pas mort. Les morts qui semblent sympathiques et accueillant dans les premiers chapitres montrent d’ailleurs leurs failles et leurs faiblesses au fil du récit. S’ils ont de la compassion pour le petit Nobody, ils n’en demeurent pas moi, également, des âmes tourmentées.

L’étrange vie de Nobody Owens est donc un récit à plusieurs niveaux de lecture. Un récit de passage à l’âge adulte brillamment écrit où la morale, bien présente, n’est pas assénée à grands coups de sermons bienpensants. Aucun enfant ne voudra ressembler à Nobody. Pourtant tous voudraient le connaître. L’édition poche chez J’ai Lu, brillamment illustrée par Dave McKean, est un véritable cadeau à faire à vos enfants, qu’ils soient petits (bon, pas avant 7-8 ans quand même, hein !) ou grands. Tout comme Coraline quelques années plus tôt, un véritable classique en devenir.

Fantastic Beasts and Where to Find Them – The Original Screenplay

De J.K. Rowling, 2016.

[Le confinement que nous impose cette vilaine petite bête qu’est COVID-19 permettra au moins une chose : je peux rattraper un peu de retard dans ma PAL. Enfin, seulement maintenant, car professionnellement, ce n’était (et n’est toujours) pas simple à gérer… Soyez prudents ! Restez chez vous ! Mais soit, passons à l’article.]

Ce n’est pas tous les jours que je lis un scénario de film. Ce n’est d’ailleurs pas tous les jours qu’un scénario de film est édité dans le commerce dans une édition à gros tirage (d’abord en hardback chez Little Brown, puis en paperback – version ici commentée). Bon, évidemment, ce n’est pas non plus tous les jours qu’un scénario est directement écrit par l’un des romanciers vivants les plus lus au monde. Et dans l’univers étendu de l’une des franchises littéraire et cinématographique les plus célèbres et les plus appréciées de ces 25 dernières années. J.K. Rowling, la créatrice d’Harry Potter et du Wizarding World (faudrait que j’ajoute le logo du copyright, mais j’ai la flemme de le chercher…) livre ici son premier scénario original.

La parenthèse précédente vous aura sans doute mis la puce à l’oreille sur tout le bien que je pense de l’entreprise (l’empire ?) commerciale que Rowling bâti sur son succès initial. Bien sûr, elle aurait bien tort de ne pas le faire, sachant que la notion même du trans-média ou du multiplateforme est la clé des grandes réussites culturelles depuis Star Wars. Mais je ne peux m’empêcher de voir un peu de cynisme économique dans la publication des scénarios de la franchise Fantastic Beasts. Si l’objet en lui-même est très beau et si l’édition bénéficie d’un véritable travail de mise en valeur, avec un design et des illustrations qui s’intègrent parfaitement au récit, cela reste un simple script.

Cela n’empêche que quelques années après sa sortie, j’ai donc craqué et acheter le premier tome (et le second) à l’aéroport il y a quelques semaines de cela (quand nous pouvions encore voyager). J’espérais alors mieux comprendre les films de David Yates qui, bien qu’étant des réussites formelles, m’avaient sembler un poil brouillon. Et mon espoir est déçu. Le script est effectivement ce qu’il est : un script. C’est donc littéralement le texte du film (pas de scènes coupées, visiblement) avec un court descriptif des passages sans dialogue. Donc le livre est en fait moins que le film et non plus. Vous allez me dire : j’aurais dû m’en douter. Vous n’avez pas tort, mais on ne se refait pas.

Bref, le film nous livre donc l’histoire de Newt Scamander, le zoologue du monde magique, qui débarque un peu par hasard à New York et se retrouve embarqué dans une histoire abracadabrantesque (oui, oui, le choix de l’épithète est assumé !) de … De quoi, au juste ? De péripéties en cascade ? De maltraitance d’enfants ? De complot contre le monde magique tel qu’il est établi ? En fait, tout ça à la fois. Ce qui donne l’aspect fort brouillon de l’ensemble. On suit donc Newt et quelques personnages secondaires finalement peu développé de saynète en saynète, sans véritable fil narratif autre que l' »émerveillement » constant de l’expression faciale d’Eddie Redmayne qu’on ne peut s’empêcher d’avoir dans un coin de sa tête à la lecture du bouquin.

La conclusion de tout cela est que ce Fantastic Beasts and Where to Find Them – The Original Screenplay est finalement un objet totalement accessoire. Il n’apporte rien au film, rien au Wizarding World et rien au crédit de son auteur, J.K. Rowling. Scénariste de cinéma est un métier. Certains savent créer des « original screenplay« , comme c’est le cas ici, d’autres sont fort pour créer des « adapted screenplay« , comme ce fut le cas pour la série de films originaux. Malheureusement, Rowling n’est pas un scénariste émérite. Si elle a toujours un don pour les dialogues, ses histoires souffrent énormément d’un carcan limité comme l’est le script cinématographique. Elle sait créer des scènes spectaculaires, mais elle a besoin de rédiger du contexte, d’approfondir ses personnages, leurs relations et leurs backgrounds pour donner un véritable souffle à ses histoires. J.K. Rowling est une romancière, pas une scénariste. Et ça se voit, malheureusement, de manière très claire à la lecture de ce livre. Il manque de profondeur, de contenu, de lien. C’est une très belle coquille vide. Dommage pour l’univers étendu.

L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de M. Hyde

De Robert Louis Stevenson, 1886.

Le fantastique également a ses classiques. Et il convient, de temps à autre, d’y retourner. Je n’avais personnellement plus lu de Robert Louis Stevenson depuis L’Île au Trésor, dans ma tendre enfance. Le livre m’avait alors réellement plu, malgré une forme que j’estimais alors un peu compliquée. J’étais parti sur les mers avec le jeune Jim Hawkins et je tremblais d’effroi face au séducteur machiavélique Long John Silver. J’en garde, malgré les décennies désormais, un souvenir vivace. C’est donc avec un apriori positif mais une certaine crainte de l’effet madeleine de Proust que j’ouvrais voilà quelques jours l’autre grand classique de Stevenson.

Mais comme j’ouvrais alors la version poche en ma possession, je n’entrais pas directement dans l’histoire. En effet, la version en question (couverture à droite du premier paragraphe, comme toujours) propose une assez longue introduction de Jean-Pierre Naugrette, universitaire parisien spécialiste de l’auteur et de son œuvre. Et j’admets avoir découvert pas mal de choses avec cette préface. Je connaissais finalement mal l’auteur, cet écossais aventureux qui se maria contre l’avis de sa famille avec une américaine divorcée et mère de famille de dix ans son ainée. Je n’avais, surtout, aucune conscience du sous-texte du Dr Jekyll. Car il semble bien, de l’avis de cet éminent professeur et de nombre de ses confrères, que le court roman de Stevenson ne parle de rien d’autre que de l’homosexualité.

Et il est tout à fait vrai que l’on peut lire l’œuvre avec cette grille de lecture en tête. En effet, l’on peut aisément imaginer que le honteux secret du bon docteur Jekyll, vieux célibataire, n’est autre que l’attirance fort contraire aux mœurs qu’il aurait pour les hommes. Attirance à laquelle il s’abandonnerait en changeant de personnalité pour laisser sa face mondaine et respectable continuer à briller au regard de la bonne société anglaise de la fin du XIXème siècle. Les exégèses de l’auteur de franchir allégrement le pas et d’y voir là le signe de l’homosexualité latente du romancier, renforcés dans leur conviction par ce mariage avec une femme forte et plus âgée, masculine par bien des traits là où Stevenson fait montre de nombreuses fois de traits généralement considérés comme féminins.

Tout cela est très intéressant. Mais sans doute aussi très accessoire. Car, pour finir, L’Étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde est aussi et surtout un roman à tiroir, multipliant les fausses pistes et les non-dits. Un véritable bijou de construction romanesque, un roman épistolaire à la manière d’un Dracula ou d’un Les Liaisons dangereuses. On tombe en plein dans l’imaginaire du Londres embrumé où les tueurs rôdent dans l’ombre (l’affaire de Jack l’éventreur terrifiera les rues londoniennes seulement quelques années après la sortie du roman). Les hommes sont bourgeois, distants, très maniérés et place les conventions sociales au-delà de toutes autres valeurs morales. Les femmes sont presque inexistantes et reléguées au rentre de victimes ou de figures subalternes qui gravitent autour des protagonistes du récit.

Non, le vrai cœur de ce récit est l’horreur qui se dégage progressivement dans la narration. Bien sûr, un lecteur du XXIeme siècle sait très bien que le Dr Jekyll et M. Hyde ne sont qu’une seule personne, ne sont que les deux facettes d’un même homme pétris de désirs inassouvis et de fantasmes inavoués. Roman sur la schizophrénie, gothique par bien des aspects, L’Étrange cas […] est un véritable tour de force pour son époque. Il suit la lente descente aux enfers d’un homme qui se condamne tout seul, qui en est conscient mais ne sait résister à ses pulsions cachées pour la violence brute, pour le mal.

Et, pour revenir sur l’interprétation de Naugrette et ses collègues savants, il est évident que la pulsion, le mal, le non-dit peut être interprété comme une allégorie de l’homosexualité et de son impossibilité dans la société londonienne des années 1880. Mais il pourrait tout autant être interprété comme une dénonciation de mœurs autrement plus répréhensibles, comme la pédophilie ou encore la torture. Ou encore simplement comme celle dont il est explicitement question dans le livre : la violence pure et simple, menant jusqu’au meurtre comme assouvissement de sa pulsion et au suicide comme forme de rédemption.

C’est en tous les cas la force de ce court texte (une petite centaine de pages) que de prêté le flanc à autant d’interprétations près de 140 ans après sa sortie initiale. Le texte fascine le lecteur d’aujourd’hui alors qu’il connait forcément l’histoire et son dénouement, le duo que forme le bon docteur et son double maléfique étant entré dans la culture populaire mondiale, référencés et parodiés dans un nombre impressionnant d’œuvres dans le siècle et demi qui suivit. Et c’est également un très bon texte en soit, une forme de novella avant l’heure, pleine de tension, de rebondissement et d’horreur. Un texte fondateur, en somme.