L’homme qui savait la langue des serpents

D’Andrus Kivirähk, 2007.

Voilà un article qui promet d’être assez long. Je vous jure que je vais essayer de me contenir, mais ce ne sera pas simple, tant L’homme qui savait la langue des serpents est un livre atypique et riche en niveaux de lecture. Grand succès de librairie en Estonie en 2007, les éditions Le Tripode furent bien inspirées d’en proposer une traduction française voilà quelques années. Sans être un succès commercial en francophonie (Le Tripode n’étant pas réellement une maison ayant pignon sur rue), sa sortie fut pourtant accompagnée d’un accueil favorable de la presse, tant généraliste que spécialisée. C’est sans doute la première particularité de L’homme qui […] : est-ce un conte philosophique ? un roman fantastique ? un pamphlet politique ? Probablement aucun et tous en même temps.

Andrus Kivirähk n’en est pas à son coup d’essai quand il signe L’homme qui […] en 2007. Cela fait, à ce moment-là, déjà dix ans qu’il officie comme romancier et dramaturge, après une carrière dans le journalisme comme chronique aussi acerbe que drôle. Devenu en 2004 l’auteur estonien moderne le plus lu avec Les Groseilles de Novembre (publié là aussi chez Le Tripode en 2014), il récidive trois ans plus tard avec le livre qui nous occupe aujourd’hui. Son œuvre est assez méconnue en francophonie, mais la sortie de L’homme qui […] en 2013 est saluée tant par le toujours très critique Monde des livres que par le beaucoup plus spécialisé Elbakin.net. Le livre ira même jusqu’à gagner en 2014 le Grand prix de l’imaginaire, catégorie roman étranger. Ce qui aura tendance à le classé comme roman fantastique par la suite, alors qu’il est également autre chose, comme je le laissais entendre dans le premier paragraphe. Le roman, comme l’auteur, sont malheureusement restés relativement confidentiels suite aux succès d’estime des trois traductions publiées chez Le Tripode.

Mais de quoi cela parle, finalement, me demanderez-vous. A nouveau, il faut faire une réponse complexe : c’est aussi simple que difficile à saisir. Je m’essaie cependant à l’exercice. L’homme qui savait la langue des serpents débute sur le monologue d’un homme, vivant reclus dans les bois estoniens, qui se plaint d’être le dernier à savoir la langue de serpents. Et qui se prend d’envie de raconter son histoire. Aux animaux qui l’écoute, aux feuilles qui tombent dans la forêt, à l’eau qui coule des cascades, à défaut d’interlocuteur humain. Cet homme s’appelle Leemet et il entreprend donc de nous conter son histoire. Il est né dans une famille qui vit dans la forêt, vêtue de peaux de bêtes et se nourrissant presque exclusivement de viande. Son père est mort quelques années plus tôt, décapité par l’ours qui fut l’amant de sa mère. Sa mère, elle, qui ne s’est pas remise de ce drame, surcompense en passant son temps à cuisiner des cerfs entiers à son fils et à sa fille, pratiquement les derniers enfants des bois à qui l’on apprend la langue des serpents. Cette langue permet non seulement de dialoguer avec les vipères vivant dans les bois, l’autre grande race intelligente de ce microcosme fantasmagorique, mais elle permet surtout de commander à toutes les bêtes sauvages vivant à proximité, des louves que l’on trait pour leur lait aux cerfs qui se livrent tels des agneaux sacrificiels pour servir de nourriture aux humains.

Tout irait très bien si, parallèlement, la modernité n’était pas en train de rattraper cette Estonie médiévale. Leemet est en effet né à la frontière de deux époques, de deux mondes. L’Estonie mythique, puisant sa force et sa connaissance dans la nature magnifiée et l’Estonie arriérée d’autre part, fascinée par ces envahisseurs teutoniques et ces missionnaires chrétiens qui entendent les civiliser en leur faisant raser la forêt pour mieux cultiver la terre. Les habitants de la forêt, les propres voisins de Leemet, quittent toujours plus nombreux le confort des bois pour s’installer au village et découvrir la civilisation, ses certitudes, ses nouveaux dogmes, son dur labeur et, bien sûr, la supériorité des maîtres étrangers. Pourtant Leemet et sa famille n’ont aucune envie de changer de mode de vie. Ils sont heureux de vivre comme ils ont toujours vécus, même s’ils savent qu’ils finiront seuls car ils ne peuvent s’opposer à la marche du monde. Et les évènements rattraperont bientôt Leemet, évènements qui le forceront à prendre position, à se confronter avec une autre époque.

Vous l’aurez compris, L’homme qui savait la langue des serpents est un roman sur le choc des civilisations et sur l’inéluctabilité du changement. Et c’est la là où Kivirähk a l’intelligence de dépasser la parabole passéiste, la fable fantastique moralisatrice. D’autres auraient versés dans une forme de nostalgie qui est parfois le terreau fertile du nationalisme. Pas Kirivähk. Bien sûr, les estoniens qui obéissent aux sirènes du modernisme sont brocardés comme des ignares impressionnables. Mais les habitants de cette forêt mythologique ne sont pas mieux lotis. Leurs coutumes et croyances sont tout autant brocardées et tournées en ridicule. Car la nostalgie d’un passé résolu chez les proches de Leemet est tout aussi artificiel que l’amour aveugle de la nouveauté chez les nouveaux villageois : ils vivent dans un temps qui n’existent déjà plus, si tant est qu’il a existé un jour. Leemet rencontre ainsi deux vieux « anthropopithèques » dans bois, créatures sans âges qui semblent être le chaînon manquant entre l’homme et ses proches ancêtres biologiques. Ceux-ci, bien qu’amicaux, ne peuvent s’empêcher de se moquer à leur tour de l’extrême modernisme de Leemet (il porte des vêtements, imaginez !) ou de l’abâtardissement de l’idiome vipérin qu’il pratique (la langue des serpents que eux maîtrisent est bien sûr plus pure et plus juste). Et Kivirähk a l’astuce de se moquer de ces ancêtres à leur tour, leur prêtant des obsessions idiotes dans leur recherche d’un « état de nature » aussi inaccessible qu’irréaliste.

C’est l’autre message fort de Kivirähk : l’homme n’est jamais bon. Si les chevaliers teutoniques et les missionnaires chrétiens sont invariablement présentés comme des profiteurs concupiscents, il est notable que Leemet et sa famille, loin des fables écologiques présentant un ancêtre en symbiose avec la nature qui l’entoure, sont d’incroyables profiteurs qui n’ont que pour ambition de soumettre la nature qui les entoure. Seul leur petit nombre leur permet d’entretenir un style de vie qui, autrement, détruirait l’écosystème en quelques générations. Ils soumettent les animaux qui les entoure, ont un régime exclusivement composé de viande et se plaisent à dominer toutes les autres espères intelligentes (à l’exception notable du serpent, dont je n’ai pas besoin de vous rappeler la symbolique chrétienne maintenant millénaire). La religion est elle aussi mise à mal par l’auteur. Si la chrétienté est, comme de juste, tourné en ridicule, l’animisme aveugle pratiqué par le chaman arboricole ne vaut pas mieux. S’étant écarté d’une voie raisonnable, les estoniens des bois se sont tournés à leur tour vers des simagrées, des esprits aussi effrayants qu’inexistants. Et Leemet de combattre les deux idéologies, qu’il juge réductrices et abêtissantes.

Leemet, parlons-en, d’ailleurs. C’est le héros et le narrateur du roman. Mais c’est aussi un égoïste colérique qui prend de mauvaises décisions, entraînant le malheur sur ses proches et précipitant la fin du mode de vie qu’il chérit tant. Il ne verse cependant pas non plus dans la nostalgie, à l’instar de Kivirähk. S’il regrette certains choix, il essaiera tout au long du récit d’aller de l’avant et de tirer profit des obstacles ou des changements qui s’imposent à lui. Il traversera sa vie, témoin d’un monde qui s’efface progressivement, d’une histoire qui s’oublie. Mais aussi d’un monde qui se créée et d’une réalité nouvelle qui s’impose, parfois dans la douleur et les cris.

Car si nombre de critiques louent l’auteur pour son humour, je trouve personnellement que peu insistent sur l’ambiance aussi lourde que tragique qui s’installe au fur et à mesure des chapitres. Si la première moitié, correspondant à la jeunesse de Leemet, tient en effet davantage du conte absurde, la seconde moitié verse allégrement dans la tragédie. Si Kivirähk ne se départi jamais de remarques corrosives et acerbes, les évènements qui s’enchaînent dans la seconde moitié du roman, émaillée de morts aussi absurdes qu’injustes, de scènes de violence crues et finalement inutiles et de moments de poésie crépusculaire (Ah! la scène avec le monstre marin. Ou encore celle avec le dompteur de tempêtes), ces évènements, disais-je, ne prêtent pas à sourire.

Leemet ne nous prend cependant pas par surprise : il nous prévient dès les premières pages du roman. Il est le dernier homme qui savait la langue des serpents. Il sera, toute sa vie durant, le dernier homme à être ceci ou cela, à être le témoin de tel ou tel évènement, à être le gardien de tel ou tel secret. Il est le dernier témoin d’une époque révolue et il a l’intention de le crier à la face du monde.

Vous l’aurez sans doute compris entretemps ; je ne peux que vous conseiller la lecture de ce roman estonien. La forme, parfois volontairement simpliste sans jamais être simple, pourrait vous rebuter dans les premières pages. Un conseil : persévérez. Vous avez dans les mains un roman érudit et sans concession sur le changement, sur le deuil d’un mode de vie, sur le mensonge d’un passé sublimé mais faux et sur la vérité crue d’un présent et d’un futur qui détruit autant qu’il émancipe. A éviter de lire quand on est dans une phase de déprime, donc (ce qui est bien sûr mon cas quand j’écris ces lignes).

Notez également la très intéressante postface signée par le traducteur qui replace l’œuvre dans l’actualité estonienne de sa sortie et développe une série de points que je ne fais qu’aborder succinctement dans le texte qui précède. Il ne me reste plus qu’à finalement remercier Le Tripode pour ce choix éditorial courageux et pour le travail d’édition magnifique réalisé sur ce volume en particulier. La couverture est magnifique et les choix du papier comme de la fonte rendent la lecture particulièrement aisée et agréable, ce qui n’est en rien négligeable. Un très très bon livre.

Les Carnets Lovecraft: La cité sans nom

De Howard Philip Lovecraft & Armel Gaulme, 2019.

Quelques mois après Dagon, c’est donc au tour de La cité sans nom, autre récit fondateur du myhtos développé par l’homme de Providence, de se voir bénéficier d’un écrin particulier dans cette nouvelle collection thématique lancée par Bragelonne. Après les fonds marins et les variations sur les coquillages aussi lugubres que squameux, l’illustrateur Armel Gaulme met donc son crayon au service de ce texte un peu plus long, publié pour la première fois en 1921 dans le fanzine The Wolverine (avant d’être republié, légèrement remaniée, en 1938 dans l’illustre Weird Tales). Et il change de registre pour ce faire : bonjour aux arabesques, aux déserts aux dunes infinies et aux cités souterraines aussi sombres qu’inquiétantes.

Et force est de constater que ça marche toujours aussi bien ! Gaulme impose sa vision de l’univers Lovecraftien à la manière d’un carnet de croquis, d’esquisses et de variations thématiques toujours aussi belles qu’à propos. Le texte, quant à lui, n’est pas l’un des textes majeurs de son auteur. Il n’en demeure pas moins le premier texte à mentionner « l’arabe fou » Abdul al-Hazred et son ouvrage, le non-moins célèbre Necronomicon. C’est également dans cette nouvelle que Lovecraft aura l’éclair de génie suivant quand il fera citer les vers suivants attribués à al-Hazred par son protagoniste principal : « N’est pas mort ce qui à jamais dort – Et dans les ères peut mourir même la Mort » (ce qui a nettement plus de classe en version originale, il faut l’avouer : « That is not death which can eternal lie – And with strange aeons even Death may die« ).

Le récit est de facture classique pour du Lovecraft : un homme seul, un scientifique, entends vérifier les dires de bédouins effrayés quand ils évoquent à demi-mots une cité antique, maudite, perdue au milieu du désert. Il prend sur lui de chercher et explorer cette cité ensevelie. Il l’a trouvé évidemment, l’explore et y découvre l’indicible horreur de son histoire millénaire. La nouvelle est, là aussi classiquement pour Lovecraft, écrite au passé sous la forme d’un journal de bord tenu par son personnage principal, qui relate donc ses découvertes à postériori sous la forme d’un avertissement aux lecteurs, avertissement destiné à leur épargner la rencontre avec les habitants du lieu ou avec la civilisation qui les a anéanti.

Presque cent ans plus tard, le texte fonctionne toujours, bien sûr. La mécanique simple de celui-ci le réduit cependant à un texte mineur, malgré quelques envolées lyriques typiques de son auteur. On sent cependant que c’est le Lovecraft des débuts qui signe ici un texte assez linéaire où le déroulé des évènements et la chute sont relativement convenus. Les illustrations de Gaulme donnent cependant une profondeur particulière à ce texte, insistant comme dans Dagon sur la géométrie des lieux (dont on connait l’importance dans l’imaginaire lovecraftien).

L’objet-livre, toujours d’aussi belle facture, m’évoque cependant à nouveau la même précaution que pour Dagon : une heure de lecture pour un texte libre de droit à 15 euros (pour un format poche), c’est quand même un poil cher. Les petites bourses (sans mauvais jeu de mots, bien sûr), se contenteront de l’une ou l’autre intégrales qui auront certainement un meilleur rapport nombre de pages/prix. Les passionnés, comme moi, qui ont la collectionnite aiguë et/ou qui apprécient particulièrement Gaulme, craqueront comme des idiots pour ce petit plaisir sans doute trop cher.

Morwenna

De Jo Walton, 2011.

Par curiosité, je me suis lancé voilà quelques jours dans la lecture d’un des premiers romans de Jo Walton. La romancière est devenue une incontournable de la blogosphère SFFF depuis la parution du semble-t-il très apprécié Mes vrais enfants. Morwenna est un titre un peu plus ancien, mais qui a eu l’honneur de remporter le Nebula du meilleur roman en 2011 et le Hugo et le British Fantasy Award du meilleur roman en 2012. Un bon palmarès auquel il ne manque que le Locus, en somme. Mais, vous allez me dire, tout ça c’est très bien, mais de quoi ça parle ?

Et bien Morwenna suit la vie d’une adolescente prénommée *attention, roulements de tambours! * Morwenna. Cette brave jeune fille de 16 ans a une vie plutôt compliquée, comme peut l’être la vie de toutes les adolescentes du monde entier. Peut-être un peu plus compliquée que la moyenne. Elle est handicapée à la suite d’un accident de circulation qui a coûté la vie de sa sœur jumelle voilà un peu plus d’un an. Elle s’est enfuie de chez sa mère et a trouvé refuge chez son père, qu’elle n’avait jamais vu avant. Ce dernier, ne sachant trop quoi faire d’une ado et s’inventant père sur le tard, l’inscrit dans le collège privé où ses sœurs, trois vieilles filles très britanniques dans leur manière d’être, ont fait leurs études étant jeunes. Le collège en question est un internat et, bien sûr, les filles y sont toutes des pimbêches qui se plaisent à harceler Morwenna de 1001 façons.

Heureusement, Morwenna a une passion : la littérature de genre. Et plus particulièrement de fantasy et de SF. Elle s’évade donc dans les romans quand elle ne peut plus s’échapper de sa propre vie. Rayon de lumière cependant : elle découvre un club de lecture consacrée à la SF et au fantastique au sens large à la bibliothèque publique de la petite ville qui jouxte son collège. Elle s’y trouvera de nouveaux amis, y compris un jeune rebelle de 17 ans (et demi), aux cheveux longs et au passé sulfureux. Et l’on découvre tout cela sous la forme du journal intime, le bouquin étant rédigé au jour le jour par Morwenna qui nous explique son ressentit, ses péripéties et sa vie avec chaque jour 24h de décalage.

Mais, mais, mais… Alerte romance à deux balles ! alliez-vous me dire. Et de fait, le bouquin sent bon la romance fleurie pour adolescente quand on le résume comme ça. Et c’est ce qu’il est en partie. Mais il est également plus que cela. Car j’ai volontairement omis de vous dire que Morwenna voit des fées depuis son plus jeune âge. De vraies fées, pas celles de Disney. Celles que croisent Morwenna sont aussi attirantes que repoussantes ou dérangeantes. C’est à cause d’elles, par exemple, que l’accident qui a coûté la vie à sa sœur est arrivé. Enfin… c’est encore plus compliqué. Morwenna et sa sœur (Morgana, bien sûr) luttaient depuis toute petite contre leur mère. Car leur mère est une sorcière qui a pour ambition de devenir une reine noire…

On nage donc en plein fantastique. Et c’est la force du roman : sous ses dehors de bleuette pour adolescente, une ambiance lourde de magie réaliste et dangereuse se dégage par petites touches successives. C’est pour connaître le fin mot de cet aspect de l’histoire que le lecteur enchaîne les 400 pages de confessions intimes d’une ado mal dans sa peau. Vous l’aurez compris à mon ton un peu cynique, je crains ne pas être tout à fait le cœur de cible du bouquin. Autant je saisis que l’aspect fantastique est réellement bien amené, autant je ne saisis pas que l’œuvre comme un tout ait pu recevoir autant de distinctions honorifiques. J’avais déjà parlé dans ces colonnes, je ne sais plus à quelle occasion, du côté de plus en plus « bien-pensant » des prix littéraire de SFFF. Et je crains que Morwenna en soit un nouvel exemple : prendre une héroïne handicapée dans une romance, il est vrai très bien écrite, n’en fait pas pour autant un formidable livre. C’est un bon livre, c’est vrai. Mais un grand livre ? Honnêtement non. La prévisibilité des aléas de sa vie quotidienne et le côté répétitif de la forme (un journal intime, je le rappelle), rendent parfois la lecture un peu longuette. Et c’est bien dommage.

Reste le dernier aspect qui justifie peut-être la multitude de prix : Morwenna est également une déclaration d’amour de Jo Walton à la littérature de SF et de Fantasy. Les dizaines (centaines ?) de références que Morwenna égrène au fil des pages de son journal, avec ces commentaires parfois enflammés, parfois très acerbes (Stephen R. Donaldson et, dans un autre registre, Terry Brooks en prennent pour leur grade !) sont très amusants à lire pour les fanatiques du genre. Ils laisseront cependant froid tous les lecteurs moins familiers du genre qui n’auront pas les clés pour comprendre les allusions et pas la patience pour faire l’effort de se mettre à jour en lisant les œuvres citées. C’est donc un jeu dangereux : on fait plaisir au public de connaisseurs (en ce compris les jurys des prix obtenus), mais on s’aliène aussi un public plus large qui trouvera sans doute assez assommants ces listes de références qu’ils ne partagent pas. Un roman assez bancal à mes yeux, en définitive.

Pornarina

De Raphaël Eymery, 2017.

Premier roman remarqué du jeune Raphaël Eymery (tous les auteurs qui sont nés après moi sont forcément jeunes !), Pornarina a été édité en poche il y a quelques mois dans la toujours excellente collection Folio SF de Gallimard. Lauréat du prix Sade du premier roman l’année de sa parution, en 2017, Pornarina est un texte difficile à décrire. De son propre aveu, Eymery y a mis ses obsessions et ses passions littéraires. Et, autant le dire tout de suite, le garçon a des obsessions et des passions bizarres. S’il fallait trouver un pitch en une ligne, je dirais que Pornarina, c’est Le Silence des Agneaux chez les freaks.

Résumons de manière un peu plus complète : Pornarina est un mythe, un croque-mitaine que seuls quelques esthètes pourchassent à travers l’Europe. Pornarina est « la prostituée à la tête de cheval« , une tueuse en série qui se débarrasse de ses proies en les émasculant. Et qui se nourrit d’un régime constitué uniquement de services trois pièces (pour ne pas tomber dans la vulgarité et alléger la critique, versons dans l’imagerie facile). Personne ne l’a jamais vu, simplement parce que personne n’a survécu à son éventuelle rencontre. Mais une confrérie de vieux bonhommes bizarres la traque, chaque membre espérant l’accrocher à son tableau de chasse pour une raison qui lui est propre.

L’un d’entre eux, le Dr. Blažek, est octogénaire reclus vivant dans son château gothique en France. Fils de sœurs siamoises ayant connu leur ère de gloire dans une Foire aux monstres du début du siècle, il est, avec les années, devenu collectionneur de toutes les bizarreries humaines. Son château renferme un véritable musée des instruments de torture, mais également des humains plastinés et toute une collection de cadavres de freaks divers et variés. Mais le joyau de sa collection n’est autre que Antonie, une acrobate qu’il a recueilli enfant car elle avait la faculté naturelle de se démantibuler toutes les articulations. Il l’a entraîné au fil des années pour en faire une véritable tueuse. Et le moment est venu pour le Dr. Blažek de la lancer aux trousses du Pornarina et ainsi accomplir par procuration son grand œuvre, apporter la dernière et ultime touche à sa collection.

Et je m’arrête là dans le résumé pour éviter de vous dévoiler davantage l’intrigue. Vous aurez cependant compris qu’on ne rigole pas des masses. De fait, si la quatrième de couverture parle d’une « famille Addams » européenne, je cherche encore la moindre trace de sourire dans ce thriller glauque. La question se pose d’ailleurs s’il n’aurait pas davantage sa place dans une collection thriller que dans une collection SF. L’élément fantastique, mis à part le côté très roman gothique de la plupart des personnages, se résume à la figure tutélaire de Pornarina que l’on évoque sans jamais la voir. Elle d’ailleurs au centre d’un conflit entre les « anciens » chasseurs, qui y voient une incarnation du mal, un véritable monstre qui court les villes européennes pour tuer les hommes, et les « jeunes » chasseurs, qui ne voient en elle qu’un ou plusieurs tueurs en série classiques avec, il est vrai, un mode opératoire assez sanglant.

Eymery mène son histoire tambour battant sans laisser au lecteur de moments de respiration entre ses chapitres. Il réussit même le difficile pari de rendre Antonie sympathique alors même qu’elle est, elle aussi, un psychopathe totalement inadapté à la société. Antonie est cependant la seule à avoir un système de valeurs assez classique (comprenez : humain) et en fait donc, par défaut, la figure d’identification du lecteur. [SPOILER ALERT] Quelle ne fut pas ma surprise, donc, quand l’auteur abandonne cette piste pour le dernier tiers du roman où Antonie devient Antonia, tueuse en série à son tour et où elle devient donc la figure noire, absente de la trame pour n’apparaitre qu’en meurtrière aussi efficace que froide. [/SPOILER ALERT]

Âmes sensibles, s’abstenir. Pornarina doit en effet beaucoup à Thomas Harris. Si l’ambiance générale du roman, dans les deux premiers tiers, ressemble fort à un hommage au roman gothique du XIXème siècle, le cœur du roman fait réellement penser à l’auteur de Dragon Rouge, d’Hannibal et du Silence des Agneaux. Eymery arrive donc à marier avec bonheur une ambiance sombre à la Bradbury de L’Arbre d’Halloween avec du thriller sanglant et explicite. Le dernier tiers m’a un peu désappointé, cependant, puisqu’il verse là davantage dans du Maxime Chattam ou à du Jean-Christophe Grangé. Il ne faut pas rougir de ces influences plus commerciales, car elles sont très efficaces en soit pour conclure un thriller. Mais elles laissent bien sûr un léger goût d’inachevé en bouche, car elles versent automatiquement dans un développement plus classique que ne le laissait croire l’ambiance du début. Un très bon premier roman cependant, sombre, glauque et sans espoir.

PS : si j’en crois le blog de l’auteur, il était toujours récemment occupé à écrire son deuxième roman. Et il nous met en garde qu’il espère trouver des lecteurs car ce deuxième livre sera « beaucoup plus sombre » que le premier. Ça promet !

Vaporetto 13

De Robert Girardi, 1997.

Il y a quelque chose dans la Sérénissime qui attire les écrivains et les emporte dans une sorte de mélancolie contemplative, hésitant entre le fantastique macabre et l’amour maudit. J’avais déjà rédigé quelques pensées sur La forteresse de coton de Philippe Curval dans ces colonnes. 30 ans avant Vaporetto 13, l’auteur français se servait déjà de Venise comme d’un décors à une histoire d’amour hors du temps et hors du commun. Cependant, Robert Girardi est nettement plus terre à terre que son collègue français : c’est un auteur américain qui place le récit devant le style.

Auteur ayant connu quelques années de gloire à la fin de années 90, après dix ans de galères éditoriale et avant de replonger dans l’anonymat à l’aube des années 2000, Robert Girardi était pour moi, je l’avoue volontiers, un parfait inconnu. Mais comme je garde un très bon souvenir de Venise et que la quatrième de couverture me plaisait, je me suis quand même lancé dans son intriguant Vaporetto 13.

En quelques mots, on y suit l’histoire de Jack Squire, un trader américain qui n’aime pas beaucoup sa vie de golden boy, coincé avec une jolie femme qu’il n’aime pas non plus et qui fréquente ses « amis » professionnels qu’il n’aime définitivement pas. La banque pour laquelle il travaille, pour une raison assez obscure (véritable opportunité ? mise au placard ?) l’envoie dans la vieille Europe pour y surveiller les marchés locaux de l’intérieur. Et, plus précisément, dans une succursale italienne du conglomérat bancaire qui l’emploi, à Venise. Là-bas, Jack se sent mal. Sa vie lui échappe et il sombre dans une insomnie causée tant par ses propres remords que par la ville elle-même, aussi repoussante qu’elle peut être attirante. Le Venise touristique est en effet également une ville qui sombre, une ville morte, une ville musée. Où la décrépitude se bat avec le pourrissement. Où les odeurs de moisi se disputent l’air ambiant avec le gasoil puant des bateaux-moteur, beaucoup plus nombreuses que leurs innocentes parentes, les gondoles.

C’est en fin de nuit, à l’heure où la ville dort, qu’il rencontre par hasard lors d’une de ses promenades d’insomniaque désespéré une femme étrange qui nourrit les chats errants de la cité des Doges. Il apprend alors progressivement à la connaître, alors qu’elle l’entraîne dans une ville interlope, méconnue, comme hors du temps. Et sa vie s’effiloche encore davantage, perdue dans les bras de cette amante aussi froide que mystérieuse.

Voilà un roman aussi classique qu’insolite ! Classique, car il ronronne souvent sur du facile. La vie de trader de Jack, les épisodes en flashback nous éclairant sur son histoire et la progression finalement très mécanique du récit ne relèvent pas d’une grande inventivité. De même, certaines « ficelles » d’écrivain transparaissent un peu trop dans les lignes de Girardi. Sans compte une certaine forme de naïveté très année 90 sur les milieux financiers, sur les femmes et sur la rédemption par l’amour.

Pourtant, le bouquin est aussi insolite. De manière assez efficace, le livre est marqué d’une connaissance visiblement documentaire de la Sérénissime, de son histoire et de ses légendes. De manière plus incongrue peut-être, on y découvre un portrait politique de l’Italie moderne alors en pleine transition (je ne m’attendais pas à lire dans un bouquin fantastique plusieurs pages sur le conflit Prodi/Berlusconi). Et ce mélange des genres fonctionne, bizarrement, assez bien. L’amour que l’auteur porte pour Venise, certainement plus que pour son personnage principal qui est finalement assez médiocre, et pour une certaine idée de la décadence italienne sont les véritables forces du roman.

Vaporetto 13 est donc un roman assez inégal, mais qui se lit pourtant avec passion jusqu’à sa conclusion. Si Girardi était davantage sorti des sentiers battus et avait franchi le pas pour verser réellement dans le fantastique, le bouquin en serait probablement sorti grandi. Mais cette hésitation entre les genres, tout comme l’indécision de son héros, qui passe les trois quarts du livre dans un état second par manque de sommeil, rende l’atmosphère de l’œuvre pesante et séductrice tout à la fois. Ce mélange de répulsion et d’admiration force le lecteur à suivre Girardi jusqu’au bout de sa pensée, jusqu’à une fin en demi-teinte, prévisible et pourtant inévitable.

Conclusion : je vous conseille Vaporetto 13 si vous voulez vous perdre quelques heures dans le dédale des impasses et des canaux vénitiens. Vous y trouverez le charme déliquescent si particulier de cette ville. Vous y découvrirez les spécialités culinaires (autre obsession de l’auteur, visiblement). Vos sens seront requis pour suivre Jack dans sa fuite en avant. Vous rappellerez-vous les détails du récit d’ici quelques semaines ? Non, sans doute pas. Mais d’une impression fugace : une décrépitude fascinante. Ce n’est déjà pas si mal.