Le Grand Dieu Pan

D’Arthur Machen, 1894-1895.

Suivi de :
La Lumière intérieure
Histoire du cachet noir
Histoire de la poudre blanche
La Pyramide de feu

Il y a bien longtemps dans les colonnes de ce blog, en 2017 plus exactement, je vous avais parlé d’un classique de la fantasy publié chez une petite maison d’édition, alors relativement confidentielle, du nom des Editions Callidor. Il s’agissait des Habitants du Mirage, d’Abraham Merritt, que l’on ne trouvait plus guère à l’époque que dans les solderies et autres bouquinistes dans ces vielles éditions J’ai Lu, dans la collection « Fantastique » époque Jacques Sadoul. Le classique de 1932, que j’avais apprécié pour ce qu’il était, à savoir un roman assez mécanique et archaïsant, mais posant néanmoins les fondations d’une fantasy qui allait alors se développer à travers les magazines pulp des décennies suivantes, je finissais l’article en précisant que Callidor, dont c’était là le coup d’essai, semblait être en fâcheuse posture.

L’histoire m’a donné tort, apparemment. Non content d’avoir continué à publier, à un rythme de sénateurs, quelques grands classiques dans une diffusion relativement limitée, l’équipe éditoriale a fait un choix drastique (peut-être liée à un contrat avec un nouveau diffuseur ?) il y a quelques années de s’orienter davantage dans l’édition de luxe, tout en maintenant une ligne éditoriale claire consacrée aux classiques de la littérature de genre. Ils sont même légèrement sortis de leur ligne pour publier également des classiques du roman d’aventure, comme l’Appel de la Forêt de London, Shogun de James Clavell ou encore Spartacus de James Leslie Mitchell.

Et ce Grand Dieu Pan, déjà publié chez de multiples éditeurs dans de multiples formats ces dernières années, en est le plus parfait exemple. Beau livre, contenant non seulement la novella éponyme de Machen, mais également quatre autres nouvelles et plusieurs textes connexes signés Guillermo del Toro, Jorge Luis Borges ou encore S.T. Joshi (excusez du peu !), cette superbe édition trouvera aisément sa place dans les rayonnages de la bibliothèque de l’amateur de fantastique éclairé. Sous sa couverture cartonnée illustrée splendidement par un dessin du paraguayen Samuel Araya se cache quelques bijoux de la littérature fantastique du tournant du siècle, ayant inspiré entre autres les premiers écrits de Lovecraft, au même titre que les romans et nouvelles de Lord Dunsany. Le grammage du papier, le choix des différentes cases de caractères (en ce compris celles qui imitent l’écriture scripturale) et le soin apporté à la mise en page et à la reliure en font réellement un objet de collection, réhaussé en cela par un tirage relativement limité (4.000 exemplaires pour le premier tirage, d’après le colophon).

Ajoutons à ce ceci que Machen n’est pas Merritt, puisque je commençais cette critique par le rappel de ce dernier. Là où Merritt livrait une aventure aimable, marquée cependant par les tropes de son époque et un développement parfois trop mécanique, Machen livre au contraire ici des textes fort, qui allient clairement un amour du « surnaturel » et de la belle littérature. La nouvelle éponyme en particulier, sublimée par la traduction initiale de Paul-Jean Toulet, écrivain français amoureux de la langue dont le nom est malheureusement tombé dans l’oubli, est un parfait exemple d’une alliance réussie entre le roman d’aventure à la Robert Louis Stevenson et le drame gothique à la Marry Shelley. Il faut se rappeler que le gallois Machen, lorsqu’il rédige les diverses nouvelles regroupées dans ce volume, n’a pas encore pu s’inspirer du grand succès de librairie qui s’imposera trois ans plus tard : le Dracula de Bram Stoker, publié en 1897. Machen est donc réellement un pionnier qui eut la chance, comme on l’apprend dans le commentaire de S.T. Joshi, le plus grand spécialiste vivant de l’œuvre de Lovecraft, d’avoir pu écrire ce qu’il voulait, épargné des affres de la vie quotidienne par un héritage heureux.

Le Grand Dieu Pan, comme La Pyramide de Feu, firent scandale à leur sortie initiale, bouleversant une Angleterre victorienne peu habituée à ce que les contes pour enfants trouvent une déclinaison plus adulte et horrifique. Les textes regroupés ici, au-delà de certaines scories dues à leur époque, sont étonnement modernes dans leur traitement : le lien entre le sexe et la damnation y est traité par le biais du surnaturel, en s’inspirant des légendes galloises (et plus largement, britanniques) que sont par exemple le petit peuple, nettement plus inquiétant ici que dans les pièces fantastiques du barde Shakespeare lui-même. Exit le gentil Puck de Songes d’une nuit d’été et place aux fées monstrueuses qui inspireront bien plus tard Neil Gaiman pour certains épisodes de Sandman ou moultes auteurs de fantasy modernes qui « revisiteront » nos contes et mythes comme Arthur Machen l’avait déjà fait à la toute fin du XIXème siècle.

La Lumière intérieure, qui suit Le Grand Dieu Pan, est sans doute la nouvelle la plus faible du recueil, avec son déroulé relativement convenu. L’Histoire du cachet noir, elle, nous plonge réellement dans une ambiance lovecraftienne de recherche d’une civilisation passée sont les traces éparses ne peuvent conduire qu’à d’innommables confrontation. Et bien que je sache que c’est bien sûr Lovecraft qui s’est inspiré de Machen et non l’inverse, il est difficile de trouver meilleur adjectif que lovecraftien pour commenter ces textes. L’Histoire de la poudre blanche, elle, ne s’intéresse pas réellement aux civilisations anciennes mais va directement se confronter à la corruption du corps par l’ingérence de substances impies. Certains passages, presque proches du « body horror » revenant à la mode avec le récent The Substance, trente ans après les délires filmiques de Cronenberg dans le domaine, démontre à nouveau l’incroyable relevance et jeunesse de textes de Machen. Enfin, La Pyramide de feu, sous ses dehors de charmante enquête pastorale, nous confronte elle-aussi à l’indicible et se conclut sans espoir par une porte vers l’inconnu que les protagonistes préfèrent refermer, conscients de ne pouvoir influer des forces trop anciennes et trop puissantes pour eux. Si l’on remplace les collines chauves et sauvages du Pays de Galles par les sombres forêts de la Nouvelle Angleterre, à nouveau, nous pourrions parfaitement être dans un récit de l’homme de Providence.

Enfin, et il faut le souligner, l’ouvrage est parfaitement soutenu par les illustrations éthérées et inquiétantes de Samuel Araya. L’artiste, pour qui illustrer du Machen était apparemment un rêve de gamin, a eu l’intelligence de partir de vieux clichés, chiné à droite à gauche dans des vides greniers, pour les « pervertir » de diverses manières afin de faire surgir eu eux l’image du malin, quel que soit le nom qu’on lui donne. Les 26 illustrations n’ont pas toutes la force d’évocation de celles choisies pour illustrer la couverture et la quatrième de couverture, mais elles apportent clairement une touche dramatique supplémentaire, suggérant plutôt que montrant, puisque le mal est par définition indicible. L’illustrateur revendique d’ailleurs intelligemment dans son court commentaire qui clôt l’ouvrage le fait d’avoir illustrer des situations, personnages et paysages qui ne se trouvent pas dans les textes de Machen, faisant en cela appel à l’imagination du lecteur pour créer le sens et les significations de ses choix. Malin, dans tous les sens du terme. Si vous n’êtes pas encore convaincu à ce stade-ci de ma chronique, je ne sais évidemment qu’ajouter pour vous convaincre. 35€ pour cette superbe édition d’un classique du fantastique ayant inspiré nombre d’auteurs modernes, dans un splendide écrin d’une maison d’édition qui aime son catalogue et son métier devraient, je l’espère, clore définitivement votre débat intérieur, pour autant qu’il ait lieu.

Ormeshadow

De Priya Sharma, 2019.

La toujours excellente collection Une Heure Lumière ouvrent ses portes à la relativement méconnue Priya Sharma. L’auteure britannique est essentiellement nouvelliste et publie régulièrement dans son pays d’origine depuis 2005, sans avoir eu l’honneur d’une traduction française jusqu’à présent. Considéré comme son premier roman (roman court, novella, peu importe, finalement), Ormeshadow a été remarqué à sa sortie et a été primé à deux reprises (prix Shirley-Jackson 2019 et British Fantasy 2020 du meilleur roman court). Et cela se comprend aisément.

Ormeshadow nous plonge dans l’ère victorienne, épisode historique fort prisé de nos voisins grands-bretons, et dans la vie du jeune Gideon Belman, fils unique d’un couple d’intellectuels de la classe moyenne de la moderne Bath. Frappés par un revers de fortune, la famille est obligée de quitter précipitamment leur maison, leur cité, leur niveau de vie pour se replier sur la ferme familiale d’Ormesleep, dans la région d’Ormeshadow (dans ce que j’imagine être les grises et tempétueuses côtes anglaises, non-loin des Cornouailles, même si cela n’est jamais réellement précisé).

Là, dans la ferme familiale, le frère du père de Gideon règne en maître absolu en son domaine. L’arrivée de son frère, qui possède effectivement par héritage la moitié de « ses » biens, est très mal vécue. Les vieilles rivalités se réveillent alors que Gidéon apprend à vivre avec une fratrie qui le méprise dans un environnement qui lui est aussi étranger qu’hostile. Il ne lui reste, pour s’évader, que les histoires que son père lui conte : le lieu-dit d’Ormesleep, aux pieds des collines d’Ormeshadow est connu dans les légendes locales. Un dragon, le dernier, s’y serait posé il y a de nombreuses années pour y entrer en hibernation en attendant des jours meilleurs ou en attendant d’être réveillé par l’héritier de la famille Belman…

Baigné dans une ambiance de tension permanente, Sharma signe avec ce court roman un drame familial subtil, douloureux et poétique tout à la fois. Les personnages y sont décrits par des touches presque impressionnistes, se dévoilant intelligemment en fonction des rebondissements dramatiques de l’histoire ou à travers des flashbacks pleins de sens. C’est un superbe roman de mœurs qui fait vivre les collines rocailleuses et venteuses d’Ormeshadow tantôt comme un antagoniste potentiel et tantôt comme le seul lieu d’espoir dans une humanité uniformément sombre, médiocre et revancharde. Le livre offre cependant des touches d’espoir, à travers quelques personnages secondaires au caractère bien trempé (et à la vie elle-aussi dramatique). C’est cependant le voyage émotionnel de Gidéon, ce personnage principal malmené, confronté à la dureté d’une vie qu’il n’a pas voulue, que l’on retiendra. Ce personnage, aussi solide que fragile, est une vraie réussite émotionnelle qui embarque le lecteur dans son histoire.

Alors, bien sûr, l’on pourra arguer que le fantastique est ici plus évoqué à travers un légendaire de contes que réellement présent. Mais qu’importe, pour finir, tant que l’on a un bon bouquin dans les mains ? Espérons qu’un éditeur français aura la bonne idée de s’intéresser à l’anthologie des nouvelles de Sharma et de nous en proposer une version traduite dans les années qui viennent. Si ses nouvelles sont du même tonneau, on tient certainement un bon cru !

Défaillances systèmes

Journal d’un AssaSynth – 1

De Martha Wells, 2017.

(Mes excuses pour le long silence. Je suis noyé dans le travail, mais j’essaie encore de lire un peu chaque jour. Et je suis donc méchamment en retard sur mes avis. Essayons de se rattraper).

Publié dans un très beau format chez l’Atalante, la première novella du cycle de l’AssaSynth de Martha Wells a débarqué sous nos latitudes il y a deux ans déjà, auréolée de son triple prix Hugo/Locus/Nebula (le tiercé gagnant, à tous les coups !). J’avais résisté pendant longtemps à l’impulsion d’achat, mais quand je l’ai trouvé il y a quelques temps en occaz à un prix très raisonnable, je n’ai évidemment pas hésité bien longtemps. Et j’ai bien fait.

En résumé, il s’agit d’une histoire de SF classique. Un androïde est chargé de la surveillance d’une mission scientifique sur une planète X. Pas de chance, la mission en question est rapidement menacée par des externes indéterminés. Rapidement, on se rend compte qu’il semble s’agir d’une mission concurrente, elle-même accompagnée de plusieurs androïdes de combat du même type que celui qui accompagne le groupe d’humains que l’on suit. Cette unité de combat/surveillance, répondant au doux nom de SecUnit (pour unité de sécurité) est le personnage principal de Défaillances systèmes et son véritable attrait.

En effet, si les ressorts scénaristiques sont relativement classiques, c’est bien le personnage principal du récit qui est au cœur du propos de Martha Wells. SecUnit, qui semble avoir une personnalité féminine bien que cela ne soit jamais réellement tranché, a en effet une particularité : elle a hacké son propre système de sécurité pour ne plus être l’esclave des humains qui l’emploient. Un autre auteur que Martha Wells aurait fait de SecUnit le porte-drapeau d’une libération du joug esclavagiste, mais ce n’est pas du tout l’intention de SecUnit. S’il fallait la qualifier en termes humaines (car, après tout, comme n’importe quel androïde, SecUnit a bien un corps humanoïde avec des traits humains sous son armure de protection), il serait opportun de décrire SecUnit comme un misanthrope renfermé. Elle n’aime pas la proximité des humains, ne souhaite pas partager leurs problèmes et leurs préoccupations. Depuis qu’elle a fait son verrou système, SecUnit continue à faire son boulot, son taf. Ni plus, ni moins. Pas d’attachement aux humains qui l’emploient, pas de vague ou de velléités d’irrédentisme ; elle n’a pas l’intention d’attirer l’attention de son fabriquant et d’être mise à jour pour redevenir une simple machine.

Et que fait SecUnit avec sa liberté de pensée gagnée un peu par hasard ? Et bien elle est bien contente d’être reléguée dans la soute du vaisseau spatial, avec le reste de l’équipement technique, à regarder des télénovelas dans sa banque de données média. Car les sentiments humains la fascinent, même si elle n’a pas l’intention de les partager. Évidemment, le récit, qui fait également la part belle à l’action entre androïdes de combat, la forcera à sortir de sa réserve et dévoiler son libre-arbitre, avec toutes les conséquences que cela peut avoir auprès de ses employeurs humains forcément esclave de leurs sentiments.

En résumé, Défaillances systèmes est donc un texte malin, qui éclaire une trame classique avec un personnage improbable. Dans la grande tradition des robots misanthropes et dépressifs (Marvin, dans H2G2, par exemple), SecUnit est aussi drôle à découvrir qu’intéressant à suivre. Son parcours vers la liberté qu’elle craint promet de belles choses dans les volumes suivants (trois autres romans courts et un roman plus conséquent, toujours chez l’Atalante). Espérons que ces suites, elles aussi auréolées de nombreux prix, soient à la hauteur de mes attentes après cette belle entrée en matière.

La Chose

De John W. Campbell, 1938.

Le Bélial’ continue sa ligne éditoriale de sa collection Une Heure Lumière en alternant des novellas d’auteurs récents et des novellas classiques, comme celle de Heinlein ou Zelazny. La Chose appartient à cette seconde catégorie. Publiée pour la première fois sous le nom de Who Goes There? sous le nom de plume de Don A. Stuart dans l’Astounding Science Fiction (dont John W. Campbell venait de devenir le directeur et l’éditeur principal, débutant ainsi sa seconde carrière et s’éloignant de l’écriture), La Chose est un histoire familière pour tous les fans de SF depuis près de 40 ans maintenant. Certainement depuis l’adaptation de John Carpenter en 1982, The Thing, qui était déjà la deuxième adaptation cinématographique de la novella.

Vous connaissez donc tous l’histoire : un groupe de scientifiques et d’explorateurs, coincés dans l’hiver antarctique, découvrent une entité extraterrestre un peu par hasard en effectuant des recherches sur le magnétisme. Cette entité est gelée et considérée comme morte. Mais, pas de chance, pour le bien de la science, plusieurs membres de l’expédition souhaitent la dégeler et effectuer quelques recherches sur place. Et il se trouve que la créature, la chose, n’est pas si morte que cela et qu’elle ne veut pas spécialement que du bien aux humains et à la vie terrestre en général…

Ce qui frappe surtout à la lecture de cette nouvelle est sa modernité tant dans le traitement que de la forme. J’ai déjà parlé de nombreuses fois dans ces colonnes de textes fantastiques de la première moitié du XXeme siècle. La Chose date de 1938, rédigée alors que son auteur n’avait même pas 30 ans. Et on la dirait pourtant rédigée hier, à peu de chose près. Bien sûr, quelques concepts scientifiques évoqués ci et là au gré des pages sont un peu surannés et la technologie dont dispose les explorateurs est datée. Mais la tension du texte, le rythme crescendo de ce huis-clos semi-horrifique le rapprochent bien davantage de textes récents que de ses contemporains. Je saisis aisément pourquoi le texte a marqué son époque et inspiré nombre de fictions ultérieures (Alien, The BodySnatchers, etc.) et de réalisateurs. On est à mille lieux de l’ambiance gothique de Lovecraft ou du space-opéra à la Captain Future. Pas d’aventures rocambolesques, de monstres libidineux ou de jeune femme éplorée à sauver ici : on a juste un groupe d’hommes qui se rendent vite compte que leur situation est désespérée et qui essayent de sauver l’humanité et, si possible, leur peau, d’un monstre bien plus flexible, intelligent et insidieux que ses compères de l’âge d’or du pulp.

Sur le fond, La Chose est donc clairement en avance sur son temps et mérite sa place dans l’histoire de la littérature fantastique. Sur la forme, cependant, j’ai quelques doutes. Le style de Campbell, très loin des canons de son époque également, est assez compliqué à suivre. De manière très moderne, voire post-moderne, Campbell choisi de laisser peu de place aux transitions et situe très peu son action. La majorité du texte est en fait composé de dialogues ou de monologues qui se perdent parfois dans des sous-entendus peu clairs. Nombre de phrases se concluent sur des points de suspension quand les acteurs de l’action changent d’avis. Et si c’est fort réaliste, cela ne rend pas le texte plus clair, malheureusement. Le fait que la novella a une grosse dizaine de personnages principaux qui ne sont que très peu développés n’aide évidemment pas à s’accrocher aux trajectoires des uns et des autres.

Pierre-Paul Durastanti, le traducteur, explique dans une courte introduction que Campbell a également rédigé une version longue, initialement, de la même histoire. Un financement participatif sur Kickstarter a permis de l’éditer il y a quelques années. Pourtant, Durastanti précise cette version longue aurait mieux fait de rester dans les cartons oubliés de l’histoire, sa qualité n’était pas géniale (comme quoi, Campbell a eu raison de passer à une carrière d’éditeur, sachant visiblement où couper). Je ne peux pas juger, n’ayant pas lu cette version longue, mais je regrette en tous les cas que Campbell n’ait pas choisi de faire redescendre la pression de temps à autre dans la novella et d’en profiter pour prendre quelques paragraphes pour développer l’un ou l’autre des personnages principaux.

En résumé, La Chose est donc une novella avec une importance historique évidente et a parfaitement sa place dans cette collection dédiée. Elle est clairement en avance sur son temps, tant dans son fond intemporel que dans sa forme très post-moderne. Je regrette simplement qu’elle soit un peu confuse, se perdant dans des personnages interchangeables dont les noms et les rôles se mélangent malheureusement assez vite. A tester, cependant, pour tous les curieux qui se demandaient qui se cachait derrière le Prix John W. Campbell.

Vigilance

De Robert Jackson Bennett, 2019.

Après Les Agents du Dreamland, j’ai poursuivi avec l’autre titre de la rentrée 2020 d’Une Heure Lumière : Vigilance, de Robert Jackson Bennett. L’auteur, américain, est relativement méconnu. Deux de ses romans ont déjà été traduit en français mais n’ont, à ma connaissance, jamais fait l’objet d’un éclairage particulier ou d’un succès de librairie retentissant. L’auteur est bien lauréat de plusieurs prix (Edgar Allan Poe, Shirley Jackson, Philip K. Dick) pour ses premiers romans, ce qui est sans doute le gage d’une certaine qualité, il n’en demeure pas moins un nom relativement jeune sur la scène de la SFFF anglo-saxonne. C’est donc vierge de toute opinion que je me lançais dans cette assez longue novella (pratiquement 200 pages, pratiquement un roman).

Et, contrairement aux Agents du Dreamland, qui ne m’a pas particulièrement enthousiasmé, je dois reconnaître avoir été conquis par la plume et le propos de Jackson Bennet. Vigilance est une dystopie se passant dans un futur relativement proche, dans des États-Unis se mourant en autarcie. Ayant raté le virage de la green-révolution au profit de la nouvelle super-puissance mondiale, la Chine, les États-Unis se sont repliés sur eux-mêmes et vivent dans un passéisme nationaliste délétère. Pour la première fois de son histoire, l’oncle américain a un bilan d’émigration positif (il y a donc plus de citoyens qui émigrent que de nouveaux citoyens qui immigrent). Sa population vieillissante, inactive, entraînant le pays à sa ruine à la plus totale, passe donc ses journées devant la toute-puissante télévision (Internet étant un média trop jeune !).

Cette même télévision s’est adaptée aux besoins de son consommateur lambda quelques années auparavant. Après avoir constaté que les meilleurs audimats étaient réalisés par les retransmissions en direct des massacres dans les lycées ou les bâtiments publics, commis par des désaxés (terroristes étrangers ou nationaux), un annonceur a eu la brillante idée d’orchestrer ses massacres, avec ce qu’il faut de mise en scène et de dramaturgie pour rendre le spectacle de la mort encore plus télévisuel. Pire, l’annonceur s’est même rendu compte que les tueries de masse comme téléréalité entraînaient la volonté de l’Américain moyen de participer comme « candidat« . Pas comme tueur (ceux-ci étant typiquement associé à l’Islam, la gauche radicale, etc.), mais comme citoyen ayant le devoir de se défendre.

Et c’est ainsi qu’est né le programme « Vigilance« . Un lieu est choisi par une IA, en raison de son fort impact sur le public cible (tombant souvent, donc, sur des centres commerciaux), ce lieux est bouclé et quelques tueurs sont lâchés. Que le meilleur gagne ! Si un tueur parvient à tuer tous les civils et les autres concurrents, il empoche le jackpot. Si un civil parvient à tuer un tueur (avec une arme achetée localement et sponsorisée par la NRA, bien sûr !), il empoche une prime confortable. Et tous les petits vieux américains de se balader avec un colt 45 dans l’espoir de son quart d’heure de gloire télévisuel et d’un petit rab financier pour finir les mois difficiles.

Cette novella coup de poing fait réellement froid dans le dos. Jackson Bennett, par le choix de ses personnages (le créateur de l’émission, les producteurs, une pauvre citoyenne noire de peau assistant à cela avec un regard de minorité, etc.) et par les explications qui dévoilent le monde qu’il a créé, développe une dystopie affreuse et crédible. Nous ne sommes pas dans un monde fictif à la Hunger Games (et autres dystopies adolescentes) où le système social décrit ne pourrait pas fonctionner. Vigilance ne fait finalement que caricaturer les bas instincts de l’humanité, en poussant certains traits à l’extrême sans les rendre irréalistes. Oui, à l’heure des fake news, on peut aisément croire que des mensonges de masse aussi importants pourraient passer. Oui, le comportement cynique des industries de l’arme ou encore de la pétrochimie est affreusement réaliste.

Bien sûr, le contrat moral d’une telle société aurait du mal à tenir. Mais en sommes-nous si loin avec l’Amérique de Trump ? S’il n’y avait que les suprématistes blancs et les rednecks des farmer states qui restaient, la société américaine serait-elle réellement bien différente que ce contre quoi Vigilance nous met en garde ? C’est en cela que Jackson Bennett signe un texte réellement intelligent : il appuie là où cela fait déjà mal pour l’instant. Il met du sel sur des blessures qui sont déjà ouvertes. Il n’imagine pas des dérives potentielles ; il ne fait que les pousser à leur paroxysme. Et le résultat, brillamment construit, mené et écrit, fait froid dans le dos. Le but de la novella est donc tout à fait atteint : nous prévenir que nous sommes à la veille d’un gouffre béant de monstruosité humaine. Bonne lecture !