Contes de la fée verte

De Poppy Z. Brite, 1993.

En 1993, lorsque Poppy Z. Brite a débuté sa période de gloire dans la littérature de genre, elle était encore une femme. Maintenant, 30 plus tard, Poppy Z. Brite, de son vrai nom Billy Martin, a changé de genre et est devenu ce qu’il a toujours, semble-t-il, souhaité être : un homme homosexuel. J’utiliserai donc le masculin dans la suite de ce billet, puisque l’auteur en a décidé ainsi. Et ce prolégomène, qui ne s’intéresse qu’à la vie privée de l’auteur, est une précision nécessaire pour bien saisir l’œuvre de Brite.

En effet, ce recueil de nouvelles, préfacé par nul autre que l’excellent Dan Simmons, est fort marqué par les choix de vie de son auteur. Ainsi, à travers les douze courtes nouvelles, Brite met principalement en scène des hommes, jeunes, minces, androgynes et homos pour la plupart (ou bisexuels, pour faire bonne mesure). D’une certaine manière, la lecture du recueil m’a fait de nombreuses fois penser aux shôjos des années 90 et, en particulier, à la production de Kaori Yuki (Angel Sanctuary, Comte Cain, etc.) où des bishounens torturés souffrent à longueur de tome d’un mal-être existentiel souvent provoqué par des frustrations sexuelles inexprimées. Sans même parler de la production yaoi (à savoir des mangas destinés aux jeunes femmes et mettant en scène les émois homosexuels, explicites ou suggérés, entre de beaux jeunes hommes).

Pourquoi cette digression vers le monde du manga ? Et bien parce que c’est, je pense, à peu près le même public qui est visé et les mêmes tropes qui sont utilisés dans ces nouvelles de Poppy Z. Brite. L’auteur poursuit en effet le mouvement entamé par An Rice en 1976 avec son Entretien avec un Vampire et l’amène vers de nouveaux horizons. Brite est connu comme l’un des auteurs majeurs de la tendance splatter horror (= mise en scène très graphique et explicite de l’horreur, à l’instar de l’oeuvre de Clive Barker, inspiré du giallo italien et des séries B américaines d’horreur des années 70/80) au début des années 90. Pourtant, très honnêtement, même si Brite n’évite en effet pas les scènes explicites et a certaine fascination pour la mort, la torture, le glauque et le sexe, tout cela reste relativement sage. Je me souviens que les auteurs « inspirés » par Poppy Z. Brite sont nettement plus dérangeants, par exemple dans les recueils Eros Vampire édités par Brite lui-même quelques années plus tard.

Brite est en effet encore fort marqué par les grands récits gothiques (l’une des nouvelles s’ouvre d’ailleurs sur une référence directe à Lovecraft) des 18 et 19èmes siècles et cela se sent, se voit, se lit dans ses textes. Brite a par ailleurs un talent certain avec sa plume : les nouvelles sont définitivement de très bonne facture quant à leur style. Proches de la poésie, les descriptions des lieux comme des sentiments des protagonistes sont particulièrement agréables à lire, bien servies également par une traduction de très bonne facture. L’ensemble se révèle donc être un recueil de nouvelles érudites, poétiques, dramatiques et sinistres, mêlant allègrement l’hommage à une certaine forme de classicisme gothique et des concepts et réalités davantage punks et modernistes.

Pourtant, et malgré la qualité intrinsèque des textes ici présentés, le recueil s’oublie assez vite. C’est d’ailleurs, si vous me permettez la généralisation, le problème de la carrière complète de l’auteur : s’il a marqué le genre pendant quelques années en proposant quelque chose de neuf et de construit, ses textes sont tombés assez vite dans l’oubli. La raison en est selon moi assez simple : ils sont très marqués dans leur temps. On y voit, on y respire, on y vit une certaine forme de nihilisme grunge & goth très marqué dans l’imaginaire du début des années 90. Par ailleurs, même si les nouvelles proposent des trames assez diverses, du zombie aux fantômes en passant par le conte macabre, ils ont le grand défaut d’être trop semblables l’un à l’autre. Calcutta, seigneur des nerfs, seule nouvelle primée du recueil, en est sans doute la meilleure : elle offre une relecture intéressante et désespérée du concept de zombie. Mais pour les autres, bien vite, les différentes histoires ont tendance à s’effacer de la mémoire du lecteur pour se mélanger et laisser un souvenir confus d’histoires mélodramatiques, où les frustrations et perversions sexuelles se mélangent aisément avec un goût prononcé pour le macabre, l’horreur et le désespoir.

Poppy Z Brite lui-même en a d’ailleurs eu marre après quelques années et a choisi de quitter la littérature de genre pour passer à des textes plus positifs et brillants, arguant que cette fascination pour l’horreur avait un effet négatif sur son équilibre mental. On ne peut que le croire, mais force est de constater qu’il a depuis lors complètement disparu de la circulation et n’a plus été mentionné qu’en raison de sa transition de genre et non plus, malheureusement, pour ses œuvres. Reste à soulever notre verre d’absinthe (la fée verte éponyme, pour les inattentifs) en hommage à la carrière en forme d’étoile filante de la littérature de genre dont le recueil ici chroniqué est sans doute le parangon de sa production. Santé.

Shining in the dark

Edité par Hans-Ake Lilja, 2017.

Quelques années après sa sortie originale, ce recueil de nouvelles éditée à l’occasion des 20 ans du site web Lilja’s Library, site de référence internationale sur l’œuvre de Stephen King, sort finalement en poche en français chez ActuSF/Hélios. Bonne idée de la part d’ActuSF de s’intéresser à la superstar du Maine pour mettre en valeur la collection poche qu’ils partagent avec d’autres maisons d’édition du fantastique français et encore meilleure idée de proposer un recueil de nouvelles, format dont, vous le savez entretemps, je suis un grand amateur.

Assez peu de grands noms de la fantasy, du fantastique ou de l’horreur moderne au sommaire de ce recueil et une programmation qui ne laisse que peu de place à des inédits, mais néanmoins une construction d’anthologie assez intéressante, mélangeant les époques et les styles pour finalement ressembler à l’œuvre de l’auteur qu’elle entend honorer : l’éclectisme King-ien, qui peut passer du Dr. Sleep à Cujo en passant par la Tour Sombre et aux nouvelles touchantes de Quatre saisons. N’étant pas un grand lecteur de King, je ne me prétends pas spécialiste de son œuvre, mais j’ai comme tout un chacun été confronté à son imaginaire multiple ces 40 dernières années, à travers les nombreuses adaptations ciné et télé de ses œuvres (avec plus ou moins de bonheur) ou à travers la grande influence qu’il a eu sur la culture populaire en général (Stranger Things, on pense à toi).

C’est donc avec un certain plaisir que je me lance dans l’exercice habituel de toucher un mot sur chacun des textes présents dans l’anthologie avant de tenter de conclure par un avis général. Le recueil d’ouvre donc sur une courte nouvelle oublié du maître de l’horreur, à savoir Le compresseur bleu, que King en 1971 (donc assez tôt dans sa carrière). Relativement anecdotique, on retiendra surtout que King se lance assez hardiment à l’attaque du quatrième mur s’adressant « face caméra » (comment étendre ce concept à la littérature sans prendre trois paragraphes pour l’expliquer ?) au lecteur.

Le second texte, le seul écrit à quatre mains du recueil et signé par Jack Ketchum et P.D. Cacek, fait directement plus froid dans le dos. Moins farce que le texte de King, les deux auteurs imaginent ici une conversation digitale entre deux amants potentiels sur un forum de rencontre. Le réseau, c’est le titre de la nouvelle, cependant, se passe mal. L’homme n’est pas le gentleman qu’il prétend être et la (très, trop) jeune fille qui lui répond a bien mal caché son ingénuité. Texte intéressant, mais finalement plus sinistre qu’effrayant. Au moins m’a-t-il permis de connaître Jack Ketchum, décédé il y a quelques années, qui semble assez prolifique dans le genre de l’horreur. Sa co-autrice, P.D. Cacek, est quant à elle plus discrète.

Le roman de l’Holocauste, troisième texte, est signé par Stewart O’Nan, auteur prolifique mais surtout connu pour avoir été co-auteur d’un bouquin avec Stephen King par chez nous. Nombre de ses livres ont été publié en français, mais chez L’Olivier, qui n’a pas forcément pignon sur rue. Pourtant, la nouvelle est réellement très intéressante. Elle imagine, de manière assez maligne, qu’un livre de substitue à son auteur, qu’une œuvre vie une vie de people bien malgré elle, avec les questions que cela suscite sur sa légitimité et son appropriation par d’autres. Ecrire sur les écrivains étant l’un des grands dadas de King, le lien est bien trouvé, la nouvelle faisant cependant davantage réfléchir que frémir.

Aeliana de Bev Vincent est la nouvelle suivante. Restée dans les cartons de l’auteur pendant des années, il semble avoir profité de l’occasion pour la ressortir et la publier dans le cadre de cette anthologie. Choix étrange, car on est ici davantage proche de la dark fantasy ou de l’urban fantasy, mais l’histoire mettant en scène une lycanthrope opportuniste est assez bonne pour soutenir l’intérêt du lecteur, même si la fin est probablement un poil (arf arf arf) convenue. Charabia et Theresa, le texte suivant, est d’un style très différent. Clive Barker, que l’on ne présente plus, s’en prend ici une nouvelle fois à l’imaginaire chrétien pour nous présenter les effets secondaires d’une descente angélique sur Terre. Avec le cynisme que l’on sait familier à l’auteur d’Hellraiser, les apparences sont cependant trompeuses et les canonisés peuvent rapidement s’avérer être des ordures et les anges des sanguins qui ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes. Court texte très malin dont les protagonistes principaux, il faut le noter, sont une tortue et un perroquet.

La fin de toute chose, de Brian Keene, est certainement la nouvelle la plus triste de l’anthologie. Si la situation est horrible, l’horreur en tant que telle n’est pas ici l’objet du texte. On est face à un homme dont la vie est détruite et qui n’a pas d’autres échappatoires que de tendre les bras à la fin de toute chose. Emotion garantie. Richard Chizmar, à travers la nouvelle suivante, La danse du cimetière, en est l’exact contrepied. Reposant sur sa chute (que l’on peut malheureusement deviner assez vite), la très courte nouvelle n’est pas spécialement marquante même si elle fonctionne assez bien en lecture rapide.

Le gros morceau de l’anthologie est cependant la nouvelle suivante, L’attraction des flammes, de Kevin Quigley. Auteur relativement méconnu, il signe ici un texte à mi-chemin du Pays d’octobre de Bradbury et du Ca de King. Le décor de la fête foraine automnal, toujours très évocateur, sert à un récit nettement plus long que les autres mettant en scène trois gamins aux mains d’un tortionnaire imaginatif et appréciant particulièrement les papillons de nuit. Haletant, très marqué hommage à King, mais aussi très efficace.

Le compagnon, de Ramsey Campbell, poursuit dans la voie de la fête foraine, mais malgré son auteur phare, accouche littéralement d’une souri. Le texte, pas mauvais en soi, ne laisse cependant aucune trace tangible après quelques heures. Dommage, car le cadre était là. Choix d’anthologiste étrange, l’antépénultième nouvelle est la réédition d’une nouvelle mineure d’Edgar Allan Poe. S’il est amusant de publier un texte d’une inspiration de King dans un recueil en hommage à ce dernier, on regrettera cependant que Le cœur révélateur est finalement assez mineur et ne dit pas grand-chose sur la qualité exceptionnelle de l’œuvre de Poe.

L’amour d’une mère, de Brian Jones Freeman, est quant à lui assez amusant, mais a le défaut de reposer, comme le genre l’oblige souvent, uniquement sur sa chute. A l’instar de La danse du cimetière, évoqué plus haut, le problème réside dans le fait que lorsque cette chute est prévisible, l’impact du texte en prend directement un coup. Reste une démonstration maligne, mais un peu veine. Enfin, l’anthologie se conclut sur ce qui est le deuxième texte majeur du recueil et, à nouveau, un véritable hommage aux écrits de King. Le manuel du gardien, du suédois John Ajvide Linqvist est la seule nouvelle inédite spécifiquement rédigée pour l’anthologie. Le texte, nous comptant l’histoire d’un nerd qui se découvre une influence sur les autres à travers ses capacités de conteur/maître du jeu à D&D et autres JDR, est aussi horrible que bien menée. Flirtant volontiers avec Lovecraft, King et la cuture geek, Linqvist, que je ne connaissais absolument pas, parvient à dresser une galerie d’adolescents mesquins, médiocres, naïfs et revanchards, bref une galerie d’adolescents réalistes en quelques dizaines de pages. Sans oublier de faire progresser son récit et de surprendre son lecteur. Une superbe découverte.

Et il aurait sans doute mieux valu que Hans-Ake Lilja, qui éditait ici sa première anthologie, se tourne davantage vers la jeune scène de l’horreur européenne pour rédiger des inédits sanglants et menés tambour battant. Le propre d’une anthologie est toujours de mélanger le bon et le moins bon, mais le choix fait ici de prendre des textes mineurs des uns et des autres pour avoir quelques grands noms sur la quatrième de couverture ne donne pas à l’ensemble une qualité fantastique. Rapidement lue, l’anthologie ne restera donc pas dans les annales et on ne peut qu’espérer que son éditeur, si l’envie lui en reprend, se tournera davantage vers l’inédit que vers le recyclage sans grands liens avec l’objet même de l’hommage au cœur du projet : l’œuvre du grand Stephen King. Dommage, il y avait matière à exceller.

Trolls & Légendes

Edité par Valérie Frances, 2015.

Après un long hiatus, il est temps de revenir à ces colonnes pour partager à nouveau avec vous (et avec moi-même) mes impressions de lecture. Même si j’ai un peu moins lu ces derniers mois, pris par des activités professionnelles chronophages, je n’en ai pas moins allongé la liste des œuvres à propos desquelles je voulais écrire quelques paragraphes. Et quoi de mieux, pour reprendre le chemin de la publication en ligne, qu’un recueil de nouvelles édité par ActuSF en marge du salon de la fantasy belge, le si bien nommé Trolls et Légendes, se tenant chaque année à Mons et rassemblant des auteurs, des joueurs et des musiciens pendant quelques jours autours de l’inévitable cuvée des trolls !

ActuSF et Valérie Frances ne se sont donc pas creusés bien loin pour le titre de l’anthologie, ni pour son contenu. Ce Trolls & Légendes (vous noterez le subtil remplacement du « et » par un « & ») est consacré… aux trolls ! Et c’est ma fois une créature des légendes nordiques qui a bien peu de place dans la fantasy moderne, donc pourquoi pas. Sont convoqués à la table des auteurs ce que la fantasy francophone, invitée à l’édition 2015 dudit festival, faisait de mieux. Pas encore de Stefan Platteau, le régional de l’étape, à l’époque, mais quand même du beau monde. Développons comme il se doit cet avis texte par texte, auteur par auteur.

On débute donc l’anthologie avec le très sympathique Sous les ponts de Paris, de Pierre Pevel. L’auteur des Enchantements d’Ambremer, des Lames du Cardinal ou encore de Haut-Royaume, nous ramène donc dans le Paris des Merveilles de son héro dandy Hyppolyte Griffont et de sa fantasque égérie Isabel de Saint-Jil. Il est question ici d’une révolte des trolls de Paris, qui s’assurent depuis des siècles parfois que les Parisiens puissent traverser la Seine sans encombre à toute heure du jour ou de la nuit. Révolte causée par le peu de considération que la mairie ou la cours de la Reine du Ppeuple leur témoigne, allant même jusqu’à ne pas leur verser le salaire promis lorsque le monde réel et Ambremer ont trouvé un équilibre plus ou moins stable voilà quelques décennies. Texte malin, notamment dans sa manière de lié la personnalité des trolls à l’âge des ponts parisiens, on reconnait aisément la patte amusée et légèrement surannée de Pevel. Ceux qui aiment sa steampunk-fantasy stylisée seront convaincus. Les autres trouveront peut-être cette première nouvelle un peu vide, au-delà de son charme suranné intrinsèque…

D’azur au troll d’or, de Claudine Glot, appartient quant à lui davantage au style du conte que de la nouvelle. La cocréatrice et présidente du Centre de l’imaginaire arthurien (où j’avais acheté le très complet et intéressant La légende du roi Arthur lors d’un voyage en Bretagne), signe ici un texte précieux où un jeune chevalier en quête de gloire charme bien malgré lui par son chant une trollesse qui n’hésitera pas à le suivre sa vie durant. Nostalgique et maîtrisé dans sa forme comme dans son message, ce conte mélancolique offre une vision assez classique du troll des légendes en restant très agréable à lire.

Le troisième texte est signée par la toujours très brillante Estelle Faye. La montagne aux trolls nous emmène dans la vie d’une jeune femme qui, un peu par hasard, se retrouve conservatrice dans un musée régional perdu au fond des Vosges. C’est la fascination pour un retable, sombre et dont la provenance semble intraçable, qui force pratiquement la jeune femme à changer de vie et opter pour cette semi-retraite ascétique, ponctuée par de rares contacts avec les villageois de son âge qui, bien qu’ils l’apprécient, gardent une certaine distance malgré les années qui passent. Mais notre protagoniste fini par apprendre que ce retable n’est peut-être pas ce qu’il parait être au premier regard et que sa fascination peut s’expliquer par des phénomènes qui dépassent le sens commun. Superbe nouvelle, je retrouvais ici avec plaisir la plume d’Estelle Faye, toujours aussi délicate et frappante à la fois. Clairement l’un des meilleurs textes de l’anthologie.

Yamadut, de Cassandra O’Donnel, n’est malheureusement pas du même tonneau. Même si le texte propose un twist final amusant, j’ai eu du mal à m’investir dans le texte. Ecrit comme une courte aventure indépendante de l’héroïne d’une série au long cours de son auteur, connue pour ses séries de fantasy à destination des jeunes femmes, elle part du principe que l’on connait qui est la protagoniste principale de la nouvelle et quels sont ses pouvoirs/sa nature. Ce n’est pas mon genre, même si j’admets volontiers que le texte est plutôt bien tourné. Le cinquième texte, Seulement les méchant, de Jean-Luc Marcastel, est quant à lui une surprise. Si le texte débute comme un polar hard-boiled, on se rend vite compte que l’inspecteur retord qui enquête sur le meurtre affreux d’une jeune femme a affaire un suspect d’une autre « nature » que celle à laquelle il s’attendait. Relecture moderne du troll, amusante malgré le prétexte assez sombre de l’enquête, l’auteur à l’intelligence de jouer avec le fait que le monstre n’est pas forcément celui que l’on croit. Amusant, mais qui tient surtout sur son concept.

Le texte suivant est pour moi le second grand texte de l’anthologie après la contribution d’Estelle Faye. Une créature extraordinaire, de Magali Ségura, nous plonge dans la Scandinavie natale des trolls, à l’époque, idéale pour un récit de fantasy, des vikings. On y suit une jeune fille qui, suite à une dispute avec sa mère, décide de fuir son village et rejoindre sa tante à quelques kilomètres de là pour entamer une nouvelle vie. Elle chute cependant dans une caverne dont elle ne sait ressortir où elle rencontrera un monstre de légende qui l’aidera bien malgré lui à grandir. Coming of age story simple et touchante, la plume de Ségura et le portrait subtil et complexe qu’elle esquisse en quelques paragraphes de ses protagonistes porte la nouvelle à merveille. Au-delà du conte fantastique, on a un texte qui parle avec des mots juste de la relation mère-fille, du passage l’âge adulte et du deuil. Un petit bijou à découvrir de toute urgence.

L’excellent Adrien Tomas signe le texte suivant : Le troll de sa vie. On retombe dans le polar avec un texte qui mêle avec un amusement certain humour et action. Et autant j’aime l’auteur pour son côté percutant et sans concession, autant j’ai trouvé qu’il cabotinait un peu dans cette nouvelle sympathique mais oubliable. Les effets de manche sont peut-être un peu gros et ses personnages et situations sont trop rapidement expédiés pour créer un véritable intérêt chez le lecteur. La nouvelle aurait sans doute gagné à s’étendre au format d’un roman (à la condition de prendre un prétexte d’enquête un peu plus sérieux/complexe, sans doute !)

Dans un genre aussi brut et expéditif, le texte suivant, Le mythe de la caverne, de Gabriel Katz, est nettement plus marquant. Il aurait trouvé sa place sans rougir dans l’anthologie Vauriens de Gardner Dozois, aux côtés des auteurs de dark fantasy américaine célébrés de par le monde. On y suit une bande de mercenaires sur le retour, des anciens des croisades, qui prend les armes une dernière fois, pour débarrasser le comté d’un horrible troll contre monnaie sonnante et trébuchante. Pas de bol, les choses ne se passent pas comme prévu et ils tombent sur une équipée adverse. Violant, brut et ironique. Parfait pour moi.

L’avant-dernier texte, Le mal caché, est signé par Patrick McSpare, davantage actif dans le monde la BD et de la littérature jeunesse. Le co-auteur des Hauts Conteurs avec Olivier Peru signe avec cette nouvelle le seul texte de l’anthologie qui nous met dans la peau d’un troll (si ce n’est pas clair dans les premières pages, on comprend assez vite le subterfuge), l’un des derniers de son espère, qui souhaite se venger contre les humains responsables de la mort de sa compagne. Joli texte, efficace, mais qui manque peut-être un peu d’aspérité pour rester réellement dans les mémoires.

L’anthologie se conclut sur un texte mineur de Megan Lindholm. L’américaine archi-connue et mère de la saga de L’Assassin royal était probablement un produit d’appel pour ActuSF à mettre en avant sur la couverture de l’anthologie pour attirer le chaland. Sa nouvelle, Vieux Tacot, se passe dans le futur, dans un monde où les voitures autonomes sont devenues la norme mais où les virus peuvent donner de drôle d’idées aux IA de nos automobiles. Au-delà du fait que le texte est relativement anecdotique, il est aussi notable qu’il s’agit là du seul texte de l’anthologie qui n’a… aucun rapport quelconque avec les trolls. J’ai essayé de vérifier si je n’avais pas raté une référence, si le vieux tacot dont il est question dans le titre de la nouvelle, chargé de l’IA de l’arrière-grand-père de la narratrice, pouvait être une allégorie quelconque du troll, mais… non. Du coup, cette dernière nouvelle, au-delà d’être assez faible, est complètement hors sujet dans cette anthologie.

En résumé, on a comme toujours un recueil qui enchaîne le bon et moins bon. C’est le propre de l’exercice. La qualité moyenne est cependant tout à fait honorable et je pinaille sur quelques faiblesses qui ne sont finalement qu’accessoires par rapport au fait d’avoir un recueil complet sur cette créature de l’imagine souvent délaissée dans la fantasy moderne qu’est le troll. Et si l’on ne tient pas compte de la dernière nouvelle, on a une variation de traitement qui rend l’anthologie très agréable (et très rapide) à lire. Verdict : si vous avez l’occasion de vous la procurer pour pas cher, comme je l’ai fait, n’hésitez pas, ça fait une soirée agréable avec au moins deux grands textes.

Épées et magie

Édité par Gardner Dozois, 2017.

Publié une petite année avant la mort de l’anthologiste, Épées et Magie est donc l’un des derniers pavés de fantasy rassemblé par Gardner Dozois. Si l’homme est un auteur de fantasy et de SF peu prolifique, ses qualités d’éditeur/d’anthologiste ne sont plus à démontrer. Souvent associé à son vieux compère George R.R. Martin, Dozois a signé nombres d’ouvrages primés, allant du Hugo au Locus en passant par le World Fantasy Award. Au-delà de ces prix, il a surtout, des années 90 aux années 2010 contribué à découvrir et mettre en valeur nombre d’auteurs (exclusivement nord-américains, il est vrai) de qualité dans la fantasy et le SF. Attentif aux évolutions des genre, il a très tôt repéré, par exemple, le virage dark fantasy que le genre a pris à l’aube des années 2000. Dans ces colonnes, nous avions déjà abordé l’anthologie Dangerous Women, cosignée par R.R. Martin, qui recélait autant de textes excellents que des nouvelles plus anecdotiques. Et qu’en est-il de ce volume Épées et magie (dont le titre anglais, The Book of Sword, est nettement plus cohérent avec son contenu…) ?

Après une courte introduction de l’anthologiste sur les épées légendaires que l’histoire à retenu, le bouquin s’ouvre sur Que le meilleur gagne, de K. J. Parker. Une histoire sombre, brute, qui sent le métal et le sang. Je ne connaissais pas l’auteur, mais la nouvelle est clairement une entrée en la matière qui colle parfaitement au sujet et qui augure de bonnes choses. Un vieux militaire, reconverti en forgeron, accueille un jeune homme faussement naïf qui lui demande de forger la meilleure épée jamais forgée. Si la fin de la nouvelle est prévisible, son inéluctabilité n’en fait pas moins texte fort et marquant.

Le deuxième texte, L’Épée de son père, est signée de la main de Robin Hobb, aka Megan Lindholm. La nouvelle, qui ne s’encombre que très peu d’explications, se déroule dans l’univers de l’Assassin royal, saga fleuve qui a propulsée son auteure au panthéon de la fantasy mondiale. Le texte suit une jeune femme confrontée, dans son village de pêcheur, à l’attaque des pirates rouges et des terribles forgisés. Triste, glaçant, le texte se conclut en fin ouverte qui ne peut que pousser le lecteur à découvrir la saga fleuve s’il ne l’a pas encore fait (et je ne l’ai pas encore fait, pour être honnête !)

La troisième nouvelle est signée par la superstar Ken Liu, le chouchou de la planète SFFF depuis quelques années maintenant. Dans la veine des nouvelles de La ménagerie de papier, le texte qui nous est proposé ici, La Fille cachée, est effectivement un petit bijou de construction et un véritable plaisir de lecture. On y découvre une jeune fille enlevée par une ascète tueuse à gage pendant sa première véritable mission dans une Chine médiévale aussi inspirée que fantasmagorique. Très poétique et très spectaculaire. Du tout bon, même si la thématique de l’épée qui dimensionne à l’anthologie passe ici au second plan.

Le texte suivant, L’Épée de la Destinée, est signé de la main Matthew Hughes. Visiblement peu traduit en français, le nom ne me disait rien. Il signe pourtant ici un texte fort amusant, plein de rebondissements et de péripéties. S’il est moins sérieux que les textes qui le précèdent, il ne détonne cependant pas du tout dans une anthologie de fantasy : l’assistant d’un mage est occupé à voler une épée légendaire quand l’opération tourne au vinaigre. Obligé de fuir, il décide de quitter le pays pour éviter le courroux de son maître. Mais, comme de juste, il tombera sur un second mage encore pire que le premier qui est, lui aussi, fort intéressé par l’épée légendaire pour une toute autre raison. Mages sournois (et ridicules), gargouilles serviles, démons aussi terribles que philosophes sont au rendez-vous de cette parenthèse amusée. Du bon, encore !

La cinquième nouvelle est également signée par une autrice qui n’est que très peu, jusqu’à présent, traduite sous nos latitudes. Kate Elliott, pourtant, a du potentiel. J’imagine que ses séries, si elles sont à la hauteur de « Je suis bel homme », dit Apollon Freux, connaitrait un succès mérité. Le texte nous introduit intelligemment auprès d’Apollon Freux, un voleur mystérieux qui se révèle bien vite avoir des pouvoirs autres qu’un charme et une morgue à toute épreuve. On sent un univers qui se dévoile dans ce quelques pages, univers que l’on a hâte de parcourir plus avant. Dommage que le texte soit si court. Le texte suivant, de Walter Jon Williams (dont je ne connaissais que le Sept jours pour expier, publié chez Folio SF – un des rares titres de weird west publié en français !), est quant à lui plus anecdotique. Le triomphe de la vertu nous fait découvrir un aimable aristocrate désargenté qui joue les enquêteurs. Pas grand-chose de plus à dire que cela, si ce n’est qu’à nouveau le lien avec les épées du titre de l’anthologie est pour le moins tenu. Un texte plaisant, mais mineur et rapidement oublié.

Au contraire du texte suivant, signé de la main de Daniel Abraham. Et si le nom ne vous est pas familier, le pseudonyme qu’il utilise lorsqu’il écrit avec son collègue Ty Franck vous l’est sans doute davantage : il s’agit de James S.A. Correy, l’auteur de The Expanse et, par ailleurs, d’un proche collaborateur de George R.R. Martin pendant de nombreuses années. La Tour moqueuse est une nouvelle qui part d’un postulat classique : un voleur s’introduit dans une ville de campagne pour y retrouver un complice déjà dans la place et tenter de dérober une épée légendaire dans un tour magique à proximité. Cependant, les apparences sont trompeuses, à plus d’un titre. Et ce qui est espéré comme une libération n’est souvent qu’une illusion décevante. Un texte adulte, dramatique et puissant, encore un.

La nouvelle suivant a été pour moi l’occasion de lire pour la première fois du C.J. Cherryh, grand nom de la SF avec ses sagas L’Univers étranger et le Cycle de Chanur, entre autres. Hrunting, qu’elle nous présente ici, se plait à imaginer ce qu’il advient quelques années après les évènements décrits dans Beowulf. Froid, sombre, dans la thématique de l’anthologie, la nouvelle fait certainement le taf. Dommage qu’elle n’ait pas ce je-ne-sais-quoi en plus qui en fait un texte dont on se rappelle des années plus tard. La prochaine nouvelle, Une piste longue et froide, est une plongée dans l’imagination de l’Australien Garth Nix, publié uniquement en jeunesse en français grâce à sa série Les sept clés du pouvoir. On y suit Sir Hereward, le fils illégitime d’une sorcière et son acolyte Monsieur Fitz, un pantin de bois et maître du premier, dans leur traque d’un Dieu armé de bien mauvaises intentions. Amusant, bourré d’action, mais probablement un peu plus faible que la majorité des nouvelles de l’anthologie.

Alors que j’attendais à apprécier particulièrement la nouvelle suivante, Quand j’étais bandit de grand chemin, de l’excellente Ellen Kushner (dont j’avais particulièrement aimé Thomas le Rimeur), j’avoue n’avoir que des souvenirs très épars du texte maintenant que j’ai fini l’anthologie il y a quelques jours. Et ce n’est généralement pas un bon signe. Peut-être l’aurais-je aimé davantage si j’avais lu A la pointe de l’épée, avec lequel cette nouvelle partage le cadre, mais comme ce n’est pas le cas, le texte n’a tout simplement pas marché sur moi. Dommage, sans doute. Au contraire de la prochaine nouvelle. La fumée de l’or est la gloire laisse rend parfaitement hommage à la gouaille si particulièrement de Scott Lynch. On retrouve ici un petit voleur, à la façon de son désormais célèbre Locke Lamora, embarqué dans une chasse au dragon légendaire. On pardonnera à Lynch de n’avoir pas placé l’épée au centre de son récit mais de s’être davantage orienté sur ce que c’est réellement d’être un aventurier dans une histoire de fantasy où, ostensiblement, on n’a pas le niveau des ennemis en face. Du tout bon.

Le texte suivant, L’Énigme Colgrid, est également un peu hors sujet. Point d’épée comme argument principal de la nouvelle, ici. Mais Rich Larson, encore un auteur qui n’est que très peu traduit, livre du bon boulot. Deux voleurs (c’est une constante, on aime bien les voleurs dans la fantasy moderne !) se retrouve bien malgré eux dans un décor qui hésite entre le steampunk et le post-apocalyptique pour faire ouvrir un coffre à la serrure complexe qu’ils viennent de délester à son précédent propriétaire. Pour tout paiement, l’experte qu’ils espèrent voir ouvrir leur larcin réclame leur aide pour se venger d’un baron local de la drogue. Noir, bourré d’action et de plans machiavéliques, la nouvelle fonctionne à merveille même si elle repose sur des mécanismes classiques du pulp (ici très intelligemment mis à jour).

Le Mal du roi, d’Elizabeth Bear -que je découvre ici-, est également une bonne surprise. Dans un monde oriental que l’on ne fait ici qu’esquisser, on suit ici la recherche d’une femme, porte-voix d’un empereur statufié, aidé de deux gardes du corps, un homme métallique et un aventurier des sables, sur une île inhospitalière. Elle vient y chercher l’or des empereurs du passé pour permettre à son peuple de survivre. Construit comme une aventure d’Indiana Jones mêlée de fantastique, la nouvelle livre aussi quelques considérations intéressantes sur la famille, la filiation et le sens de la vie. Pas mal, pour un texte de 50 pages.

L’antépénultième nouvelle de l’anthologie, La Cascade, une nouvelle de flingues et sorcellerie, est atypique. Point d’épée ici, puisqu’on y suit une aventure d’un pistolero toxicomane et chasseur de prime. Violent, agressif, le texte de l’israélien Lavie Tidhar est une belle entrée en la matière pour découvrir cet auteur malheureusement pas encore traduit chez nous. Et l’avant-dernière, L’Épée Tyraste, est également une belle découverte. Cecelia Holland, surtout connue pour ses romans historiques, rédige ici une histoire de vengeance sombre et froide à la cour d’un roitelet viking fourbe. Plus classique dans son approche et dans son thème, l’utilisation intelligente de l’épée, au cœur de l’anthologie, offre un twist attendu mais satisfaisant en conclusion de sa nouvelle.

Et l’anthologie se conclut finalement sur nul autre que sur George R.R. Martin. A l’instar du dernier texte de la première partie de Dangerous Women, l’auteur nous plonge une nouvelle fois ici en plein Westeros. Les Fils du Dragon nous parle, il fallait s’y attendre, des conflits dans une fratrie targayenne. Qu’est-ce qu’on rigole avec les Targayens ! Toujours une bonne occasion de s’en mettre plein la tronche en emportant la moitié des Sept Royaumes dans leur folie atavique. A nouveau, R.R. Martin dresse ici, en un peu plus de 60 pages, une véritable page d’histoire de son monde fictif, situé quelques centaines d’années avant les évènements du Trône de Fer. Condensé en ces quelques pages, on y suit des évènements sur deux générations avec nombre de morts, de trahisons et de coups bas. Presque autant que dans la saga fleuve qui fit les beaux jours d’HBO jusqu’à la honnie huitième saison. Que dire ? C’est davantage une chronique historique qu’une nouvelle, mais c’est évidemment efficace, comme toujours avec R.R. Martin. Petit regret cependant : les évènements et les noms s’enchaînent tellement vite qu’il est malaisé de bien saisir les jeux de pouvoir qui lient les uns aux autres, sachant que les alliances et inimités ne sont évidemment pas les mêmes que celles que l’on découvre au temps de sa descendante, Denaerys Targayen, la Mère des Dragons.

Vous l’aurez saisi, Épées et Magie est une très très bonne anthologie qui offre un véritable best off de ce que la fantasy anglo-saxonne a de meilleur à proposer ces 10 dernières années. Là où j’avais beaucoup plus de doute sur la qualité de certains textes de Dangerous Women, je n’ai que très peu de réserve sur celui-ci. S’il y a bien une ou deux nouvelles plus passe-partout, la qualité de l’ensemble est tellement haute qu’il serait vraiment dommage de passer votre tour. A la condition, bien sûr, que vous aimiez la fantasy et que les textes plus sombres ne vous effraient pas.

Conan le Cimmérien

De Robert E. Howard, 1932-1933.

Après avoir lu dans ma jeunesse les versions charcutées par Lyon Sprague de Camp et Lin Carter et avoir louvoyer pendant longtemps autours de Robert E. Howard, il était temps pour moi de me replonger dans son œuvre maîtresse. Longtemps, le Conan de Milius était pour moi _le_ film de fantasy (ok, avec La Dernière Licorne, dans un genre tout à fait différent). Évidemment, la version kiwi de LoTR a donné un coup de vieux au film de Schwarzie et l’a déclassé pour de bon. Cependant, le film est moins « simple » que le souvenir déformé que l’on peut en avoir. Au-delà de la montagne de muscle autrichienne, il y a quelque chose d’éminemment crépusculaire, sombre et sinistre dans l’adaptation de Milius. Et il reste, 40 ans plus tard, un film très regardable (contrairement à ses suites – je considère Kalidor comme une suite -, qui sont au mieux de gentils nanars).

Pourquoi est-ce que je parle de l’adaptation ? (*) Et bien justement en raison de ses attraits, qui sont en fait les mêmes que ceux des textes d’origines. Robert E. Howard, qui n’en était pas à son premier pulp ni même à son premier barbare lorsqu’il inventa Conan, fait partie des trois grands auteurs de Weird Tales, aux côtés de Howard Philip Lovecraft et de Clark Ashton Smith. Contrairement aux deux autres, cependant, Howard n’avait pas systématiquement les mêmes prétentions littéraires. Il faisait aussi du commercial pour payer les factures et savait très bien comment rendre des textes très formatés. Après tout, Weird Tales se vendait au moins en partie pour les filles dénudées en couverture. Et Howard avait très bien capté cela : il savait aussi faire de l’alimentaire.

Pourquoi ces longs prolégomènes ? Et bien justement pour ça. L’édition J’ai Lu que je commente ici est une version poche de l’excellent travail de Patrice Louinet pour éditer une intégrale des nouvelles de Conan dans leur forme originale. Louinet est devenu le spécialiste mondial d’Howard et de Conan en particulier, puisque ce travail d’intégrale n’a pas été réalisé pour un éditeur francophone, mais bien pour Del Rey, tant aux USA qu’au Royaume-Uni. Évidemment, puisque Louinet est malgré tout un francophone, Bragelonne est passé par lui pour l’édition FR de cette intégrale, déjà publiée maintenant sous différents formats (grands volumes chez Bragelonne, dans le cadre de l’intégrale Howard, version poche chez J’ai Lu, version intégrale de luxe chez Bragelonne avec d’excellentes illustrations d’une pléiade d’artistes, etc.) Et c’est également Louinet qui a signé le Guide Howard, dont j’ai parlé dans ces colonnes il y a un petit temps déjà.

Mais Louinet a un défaut : il est tellement « fan » d’Howard qu’il a les défauts de l’expertise. S’il est bien entendu suffisamment éclairé pour distinguer les « grands textes » dans les nouvelles de Conan des textes mineurs, alimentaires pour rependre un adjectif déjà utilisé, il n’en demeure pas moins qu’il a développé au fil des ans une certaine forme de mépris/de haine pour les adaptations, les pastiches ou même le travail il est vrai discutable de Carter et de Camp. Je peux évidemment comprendre ceci, ce besoin de revenir au texte d’origine. Mais je ne rejetterais pas en bloc le phénomène culturel étendu qu’est devenu, au fil des décennies, Conan, de films en comics, de dessins animés en peintures et dessins. D’autant plus que les adaptations diverses et variées, dont la qualité varie effectivement, participe malgré tout toujours d’une certaine humeur, d’une certaine ambiance.

C’est ce qui m’a frappé à la lecture de ce premier volume de nouvelles. A l’instar du film de Milius, l’ambiance crépusculaire est omniprésente. L’âge hyperboréen de Howard, qu’il a construit progressivement et stabilisé après quelques nouvelles, fait l’objet d’un court essai dans ce premier volume de l’intégrale. Howard, comme nombre d’auteurs intéressés par l’Histoire avec un grand H, est particulièrement porté sur cette zone floue qui suit la chute d’une civilisation et précède l’avènement d’une nouvelle culture dominante. L’hyperborée dans laquelle Conan évolue est un monde composé de royaumes déchus, de civilisations brisées, de haines tenaces et d’alliances fragiles. Un temps formidable pour l’aventure, une époque où un simple vagabond peut devenir pirate, mercenaire ou Roi en fonction des nouvelles. Et c’est exactement ce qu’Howard développe dans ces premières nouvelles, à moitié par choix et à moitié par opportunisme. Le Phénix sur l’épée, premier texte de fiction du volume, n’était en effet pas destiné à être une nouvelle de Conan au départ, mais bien une nouvelle de Kull à l’origine. La Fille du Géant de gel, adaptation d’un épisode de la mythologie nordique, aurait très bien pu être porté par un autre personnage principal.

Mais, visiblement, le barbare pragmatique, épicurien et intransigeant que Conan semblait devenir de nouvelle en nouvelle un bon compagnon de route pour Howard. Et, en l’espace de deux ans, Howard a donc publié pas moins de 13 textes sur notre cimmérien favori que l’on retrouve dans ce tome. De fait, même si elles furent publiées sur deux ans il les a écrites seulement en quelques mois (pas aussi vite que la légende, largement propagée par Howard lui-même, le voulait, mais quand même en un temps très court) avant de mettre Conan dans un tiroir pendant une grosse année par manque d’inspiration. Et ça se ressent aussi dans ce premier tome : après quelques essais, il y a quelques très bons textes, comme La Tour de l’Éléphant, La Citadelle Écarlate ou encore La Reine de la Côte noire. Puis la qualité diminue quand même assez fort avec des textes nettement moins marquants, à l’instar de La Vallée des femmes perdues.

Comme je le disais plus tôt, ces textes mineurs visaient surtout à mettre en avant une jeune femme effarouchée et, si possible, fort peu habillée en couverture. L’intérêt de ces nouvelles étant, dès lors, très relatif. Car si Conan est aussi ça, il n’est certainement pas que ça. Les grands textes, précoces comme tardifs, insistent beaucoup plus sur le côté sombre, chaotique du Cimmérien. Conan, au-delà du paquet de muscles à peu près immortel qu’il est, est aussi un personnage complexe, désabusé, sombre et mélancolique. Et le génie d’Howard est de faire passer ces traits par petites touches à travers des textes qui font, malgré tout, la part belle à l’aventure sous toutes ses formes.

Et c’est ce cumul d’une psyché tourmentée du personnage principal et d’un cadre général délétère qui rendent les nouvelles de Conan si mémorables. Bien sûr, Howard est un excellent auteur de pulp (moins révolutionnaire que Lovecraft et probablement moins poétique que Ashton Smith), qui connait son métier et sait tenir son lectorat en haleine. Mais ce que l’on retient, au-delà des innombrables aventures hautes en couleur qui nous comptée dans le désordre (Howard avait en effet choisi dès le départ de nous conter l’histoire de Conan de manière asynchrone, comme des chroniques de hauts faits d’un personnage à moitié légendaire racontés au coin du feux par des troubadours inspirés), c’est surtout une ambiance sombre, un désespoir latent et un héroïsme qui n’a d’autre but que de se protéger soi-même. Conan n’a en effet pas pour but de sauver le monde. Si, incidemment, il sait aider l’une ou l’autre jeune femme en péril, il le fait certainement. Mais il n’est pas un héros resplendissant de l’héroïc fantasy univoque qui verra ses premiers avatars dans la même publication, non, Conan est équivoque. Il a un sens moral, bien sûr, mais il a aussi ses besoins, qui passent par définition avant ceux des autres.

C’est ce personnage contrasté, ce salaud sympathique que l’on a appris à aimer à travers les textes de Howard mais également à travers ses itérations tardives et plus ou moins inspirée. C’est cette période où « tout est permis » qui nous fascine, ce personnage qui mord à pleine dents dans les opportunités qui se présentent, sans forcément penser aux conséquences. Cette facilité parle sans doute au côté fondamentalement égoïste que nous avons chacun au fond de nous, là où la morale s’arrête pour faire place à nos instincts profond. Je dis ceci sans jugement de valeur, bien sûr, et sans non plus de regret. Ne me comprenez pas mal : je ne suis pas nostalgique d’une époque fantasmagorique où tout est permis. Cette époque n’a jamais existé et il est dans notre nature d’être humain d’exprimer le doute. Les quelques exemples historiques inverses ont donné de véritables barbares, cette fois, sanguinaires et amoraux. Il n’empêche que Conan est gris, contrasté et, par ce simple fait, attirant. Longue vie au Roi Conan.

(*) Je sais très bien qu’il y a eu une deuxième adaptation avec Jason Momoa il y a une dizaine d’années. Mais bon, on est entre amis et c’est toujours dommage d’aborder les sujets qui fâchent. Donc, je préfère nier son existence.