Restitutions – Une histoire culturelle et politique

De Pierre Noual, 2021.

Autre lecture professionnelle, achetée à la formidable librairie du Louvre, ce petit livre des éditions Belopolie, mis en œuvre par l’avocat et historien de l’art Pierre Noual, a le grand mérite d’être une excellente synthèse actuelle de la question de la restitution (des œuvres culturelles au sens large, patrimoine archivistique compris). Ne succombant pas aux dangers de l’émotion partisane, Noual débute son ouvrage par un mise au point linguistique en définissant le périmètre de ce qui est entendu par une restitution. Puis, dans des sections successives, il décrit, multiples exemples à l’appui, quelles sont les pratiques actuelles en termes de restitution dans le cadre général et dans les cas spécifiques des biens spoliés aux juifs avant et pendant la seconde guerre mondiale et dans celui des biens acquis illégitimement pendant les périodes de colonisation.

Si l’on peut regretter que l’ouvrage soit avant tout franco-français, développant par le menu les exemples historiques, de De Gaulle en passant par Hollande, Macron et Chirac, des différents gouvernements successifs, il a le mérite de poser les jalons de cette question essentielle pour les musées et autres lieux de patrimoines d’aujourd’hui. Cette question est autant scientifique ou juridique qu’éthique. Et si, pour cette dernière dimension, il sera laissé à chacun la liberté de fixer son propre compas, les questions juridiques dans un état de droit et les questions scientifiques dans une démarche de préservation du patrimoine et du savoir ne peuvent être négligées.

Pierre Noual, probablement partiellement sujet à une forme de déformation professionnelle, s’attarde assez longuement sur le chapitre juridique. Ce qui peut de prime abord sembler assez aride s’avère cependant réellement passionnant, le droit étant envisagé ici comme il se doit, c’est à dire comme un instrument dédié à la mise en place d’une politique particulière et non comme une fin en soi. Les exemples qui émaillent le texte de Noual sont également tous très pertinents et éclairent si besoin est la grande richesse de cette question et la difficulté d’avoir une position tranchée.

Il est et reste en effet compliqué d’avoir une position absolue sur les questions de restitution. Confronté à des demandes légitimes, les excuses du droit et de la non-ratification de certains traités internationaux sont souvent mises en avant pour préserver (conserver ?) une certaine idée des musées-mondes, telle qu’imaginée au XVIIIe et au XIXe dans notre bonne vieille Europe, alors (et toujours) bien centrée sur elle-même. D’un autre côté, une certaine forme de pression existe également de la part de pays tiers pour ne pas restituer, car ces tiers considèrent que l’accès à la culture ne pourrait pas être garanti dans de bonnes conditions dans le pays en question pour diverses raisons (un musée-monde de type européen n’aurait que peu de sens dans certains pays d’Afrique sub-saharienne, par exemple, pays où la fameuse « identité nationale » que nourrirait ce patrimoine retrouvé est également une construction du colon qui ne représente culturellement que peu de chose pour la population locale). Sans parler du piège du « musée à touristes » qui s’adresserait aux mêmes populations que celles des musées mondes, mais de manière encore plus élitiste, comme le démontre par exemple les spin-offs de différents musées français dans le Golfe.

Bref, la démonstration de Noual tend à convaincre le lecteur qu’il est face à une question complexe. Et si la situation est plus simple dans le cas de œuvres spoliées par le régime nazi (peu de démocrates iront s’insurger contre le principe de la restitution dans ces cas), les choses deviennent directement plus floues quand il s’agit de tracer les contours exacts de ce qu’on considère comme de la spoliation. Dans quelle mesure une vente « forcée » l’est-elle ? Quels sont les critères économiques, forcément fluctuant, à prendre en compte ? Faut-il se fier aux commerçants en arts ou avoir une vision plus historique et/ou sociologique ? Et qu’en est-il du patrimoine à valeur symbolique ? Ou à traçabilité complexe, puisque la recherche de provenance reste la question scientifique clé qui doit précéder une éventuelle décision politique de restitution ?

L’essai a l’intelligence de ne pas répondre à toutes ces questions, qui sont souvent contextuelle à une œuvre, un pays ou une occasion particulière. Elles dépendent également de l’éthique alors en vigueur, concept évoluant au fil des décennies, comme le démontre l’évolution de l’inacceptable au sein d’une même société. Il éclaire cependant le débat en posant quelques jalons de réflexion, quelques mécanismes de questionnement qui ne peuvent que contribuer à une approche moins conflictuelle et plus réfléchie d’un nécessaire positionnement du monde culturel face à l’évolution des sociétés. L’ajout, en annexe de l’essai, de quelques discours politiques et de quelques textes à portée plus normatives, illustre également cette évolution des situations et cette importance de l’instant dans une prise de décision rationnelle et scientifique. Un bel essai qui donne à réfléchir et aide à se construire une opinion personnelle, à défaut de produire une vérité absolue qui ne pourrait être qu’illusoire.

Que faire du passé ? Réflexions sur la « cancel culture »

De Pierre Vesperini, 2022.

Après un long hiatus, dû à une intense activité professionnelle, je reviens dans ces colonnes avec une lecture elle-aussi professionnelle. L’essai du philosophe, spécialisé dans l’antiquité, Pierre Vesperini a le mérite de jeter un œil neuf, un regard inédit sur un phénomène de société qui fait couler beaucoup d’encre depuis maintenant quelques années. Si son œil acéré et cultivé est en effet neuf, c’est qu’il n’est pas issu du sérail. Ce n’est pas un artiste ou quelqu’un directement lié au monde artistique qui s’exprime, mais bien un philosophe et qui plus est un philosophe peu intéressé par les débats modernes. Son point de vue d’amateur éclairé, de citoyen que le sujet frappe, tient donc davantage d’une démarche d’historien et de philosophe, intéressé par les mécanismes en jeu et leurs réminiscences dans l’histoire plutôt que par les avatars médiatiques récents, même si les deux aspects se nourrissent mutuellement pour former sa pensée, bien entendu.

Son court essai se compose donc de plusieurs textes. Le premier et le plus long a pour titre « Culture européenne et cancel culture« . Vesperini y démontre, nombreux exemples à l’appui, que le phénomène de la cancel culture n’est en rien nouveau. Au contraire, c’est un mécanisme vieux comme le monde que l’adage populaire résume encore le plus efficacement : ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire de la guerre. De fait, Vesperini multiplie les exemples, l’histoire de l’Eglise catholique en tête, pour démontrer que les mécanismes de la cancel culture (suppression d’une culture au nom de nouvelles valeurs, ostracisme, mise au ban de la société des derniers défenseurs, ridiculiser l’ancien quand on ne le condamne pas officiellement, etc.) ont de tout temps été utilisé et, en particulier, par « l’esprit » européen, depuis ses sources antiques jusqu’à nos jours. Il est difficile à dire, d’ailleurs, si c’est un trait particulièrement européen ou si Vesperini est touché à son tour par ses référents européocentristes qui passent sous silence les exemples qui pourraient être parlant dans d’autres culture (il serait intéressant, par exemple, de consacrer une monographie à ce phénomène dans la Chine antique, lorsqu’une dynastie prend le pas sur la précédente – d’autres exemple, comme l’effacement des cartouches des pharaons précédents par leurs successeurs, ne sont pas non plus repris alors qu’ils participent d’une même logique).

On décortique dans ce premier texte le phénomène sous cet aspect historico-philosophique qui rend la lecture de Que faire du passé ? un véritable plaisir édifiant. Vesperini a, de plus, la plume relativement agréable ce qui renforce la compréhension et l’intérêt de son propos. On y apprend par exemple que, par exemple, c’est bien l’Eglise catholique qui est à la fois la cause d’une presque disparition de la culture antique lors du Moyen-âge et, en même temps, à travers certains de ses érudits résistants, la raison de sa sauvegarde : en effet, quelques lettrés religieux n’ont pu se résoudre à brûler ces textes antiques, permettant ainsi leur redécouverte tardive à l’aube de la Renaissance.

La deuxième partie de l’ouvrage regroupe plusieurs textes plus courts que Vesperini a précédemment publié, notamment dans Philosophie magazine. Ces textes, au premier rang desquels Faut-il brûler les classics ? (dans l’acception anglo-saxonne du terme, à savoir les hautes études de littérature classique pour lesquelles la connaissance du grec et du latin sont un prérequis), sont probablement plus anecdotique. Ils reprennent en partie les démonstrations du premier texte par le prisme particulier de l’un ou l’autre évènement particulier au fil des ans. Le premier de ces textes, consacré comme je le précisais à l’avenir des études de littérature gréco-latine aux Etats-Unis en particulier, se construit autour d’un choix faire l’éducation américaine de ne plus rendre obligatoire la connaissance du grec et du latin pour poursuivre cette filière, arguant qu’il s’agit là d’une discrimination à l’entrée. Le propos de Vesperini est de démontrer que derrière cette décision socialement « légitimable » se cache en fait plus de mal que de bien. L’adoption de la mesure n’aurait pour effet que de ghettoïser encore davantage une catégorie d’étudiants qui deviendraient des classisistes de deuxième zone, ne pouvant espérer un emploi stable dans une profession qui n’en compte déjà que très peu. Le témoignage d’une universitaire afro-américaine active dans ce domaine, qui suit le texte de Vesperini, est à ce sujet fort parlant.

Si l’essai n’est donc pas révolutionnaire et ne fait qu’aborder la question de la cancel culture de manière finalement détournée, il développe des arguments et des idées novatrices que l’on n’a pas l’habitude d’entendre sur les nombreux plateaux télé et autres talk-shows où les invités, souvent peu inspirés, ressassent les mêmes poncifs sur la question. La remise en contexte historique du phénomène dans la construction des identités européennes est particulièrement pertinente et démontre que si le phénomène a un échos particulièrement large grâce aux médias sociaux aujourd’hui, il n’est en rien nouveau ni difficile à comprendre dans une perspective de construction des normes sociales (et, donc, culturelles). L’auteur de remarquer finalement que la différence la plus fondamentale entre les avatars les plus récents de la cancel culture et leurs exemples historique est que là où le phénomène était construit par une élite intellectuelle pour influencer une masse inculte, il est désormais construit, porté et défendu par une masse cultivée (si l’on s’en réfère à l’accès à l’éduction et à l’accès à la culture, justement). Différence qui ne peut qu’inquiéter ceux qui s’intéresse à la construction des nouvelles normes sociales et qui font confiance à l’intelligence dite collective.

Cthulhu – Survie en terres lovecraftiennes

D’Alain T. Puysségur, 2020.

Je suis assez jaloux d’Alain T. Puysségur. L’auteur, surtout spécialisé dans la littérature jeunesse inspirée de jeux vidéo et dans le game-design, a couché sur le papier une idée qui m’était venue il y a quelques années et qui me taraudait régulièrement depuis : ne pourrais-je écrire un bouquin qui prend le mythe de Cthulhu (et, plus largement, l’univers de Lovecraft et de ses descendants littéraires) pour vrai ? Pas de chance, Puysségur l’a fait avant moi. Son guide, dont il prête la paternité au journaliste fictif Ian Arzhel, entends éduquer le lecteur sur les horreurs abyssales et autres joyeusetés chitineuses issues de l’imagination de l’homme de Providence.

Et Puysségur de le faire avec un certain brio. Bel objet, édité par Bragelonne qui étend chaque année sa collection « Cthulhu » par des livres inédits en plus de republier les textes du maître, ce guide de survie se divise en différents chapitres abordant l’imaginaire lovecraftien par thématique, à la manière d’un manuel de jeux de rôle. Construit comme une progression vers l’horreur, le guide souhaite éveiller son lecteur aux réalités du monde des anciens dieux et aux horreurs et dangers qui le peuple. Tout son propos est de prévenir et d’éduquer, dans la mesure du possible, afin de préparer le chaland à reconnaître les signes du mythe et à s’en protéger de toutes les manières possibles.

Amusant et érudit, le guide aborde tous les immanquables auxquels on s’attend dans pareil ouvrage : les grands anciens, le monde du rêve, les créatures du mythe, les livres maudits ou encore les artefacts connus que l’on retrouve tant dans les écrits de Lovecraft que dans ceux de Howard, d’Ashton Smith ou encore de Belknap Long. Plus surprenant, on y lira aussi une forme de classification du héro lovecraftien, allant de la victime à l’enquêteur en passant par l’érudit ou l’amateur d’occulte. Cela, comme je le disais plus haut, rapproche ce guide d’un manuel de jdr qui ne dit pas son nom et peut donc aisément être utilisé dans ce cadre pour colorer une campagne de jdr dans un système de jeu non-dédié.

Le bouquin est par ailleurs richement illustré au-delà de sa couverture inquiétante. Les cahiers intérieurs sont ainsi dotés de marges assez larges qui permettent à l’auteur fictif, Ian Arzhel, d’annoter ses écrits, de les compléter par des dessins presque symboliques, par des citations ou des commentaires effrayés. Puysségur s’est même amusé à agrémenter ses pages de textes rédigés dans un alphabet fictif, dont la clé de lecture est livrée au gré des pages du bouquin. J’avoue ne pas m’être amusé à « traduire » lesdites annotations, mais ça donne certainement un cachet supplémentaire à l’objet-livre, qui bénéficie donc d’un travail d’édition méticuleux et agréable à l’oeil. Seul petit regret à ce propos : le choix de la fonte de caractère pour les annotations « manuscrites » qui est assez difficile à lire, certaines consonnes étant difficile à distinguer l’une de l’autre.

Dans l’ensemble ce guide est donc une lecture agréable qui, bien qu’elle n’apprenne pas grand-chose à l’amateur de Lovecraft, peut aisément constituer une porte d’entrée didactique et complète (malgré sa pagination finalement relativement modeste) sur l’œuvre de Lovecraft. Cela transpire à toutes les pages que Puysségur est un amoureux des textes de l’homme de Providence et qu’il a mis tout son cœur dans cet ouvrage qui se veut une référence dans le domaine. Les esprits chagrins (j’en suis, parfois) regretteront peut-être quelques faiblesses d’écriture et de style qui rendent parfois le propos redondant. Avec dix mises en garde similaires, on aura en effet compris l’idée. De la même manière, et même si c’est logique dans la logique interne du récit, il est un peu lassant de lire que la solution est systématiquement la fuite dès que l’on est confronté à une manifestation du mythe. Sur le fond, c’est certain, mais il n’était peut-être pas nécessaire de le répéter toutes les trois pages… Au-delà de ces faiblesses mineures, le bouquin reste une lecture agréable et une référence utile pour s’y retrouver dans l’œuvre de Lovecraft et ses multiples avatars, pour celles et ceux qui ne serait pas amateurs éclairés des textes d’origine.

Cyberpunk’s Not Dead

Sous-titré : Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et posthumanité

De Yannick Rumpala, 2021.

Dernier volume en date de la collection Parallaxe du Belial’, nous avons à nouveau entre les mains une étude magistrale consacrée à la littérature de genre. Ici, Yannick Rumpala, prof de sciences po à Nice, s’attaque à un sous-genre qui n’aura que partiellement survécu au tournant du millénaire : le cyberpunk. Malgré le fait que le terme était fort à la mode début d’année avec la sortie du jeu tellement attendu sur PC/PS4/PS5 (et tellement critiqué depuis), force est de constater en effet que le genre littéraire lié n’est plus tout à fait à la mode. Même les adaptations sur grands et petits écrans se font relativement rares (exception notable : Altered Carbon, qui remplis à peu près toutes les cases relevées par Rumpala dans son essai) ces dernières années (dans son acception stricte du genre, précision importante). Et c’est la première question du bouquin : est-ce un sous-genre mort ? Est-ce qu’il est obsolète ? Nous raconte-t-il quelque chose sur l’époque que nous vivons aujourd’hui ?

Rumpala essaie de répondre à ces questions dans une approche qui divise le sujet en plusieurs chapitres. L’auteur se penche donc successivement sur la dimension technique, sur le lien entre les grandes corporations des romans concernés et l’avenir du capitalisme, sur la dimension urbaine et sociale du futur décrit, sur l’invasion du corps futur par la technologie, sur la dimension subversive de cette littérature et de ces héros (après tout, on parle bien de punk dans cyberpunk !) et sur la notion du cyberespace comparé à que l’Internet est aujourd’hui en comparaison de ce que l’on imaginait à l’aube des années 80, période dorée du sous-genre qui vécut jusqu’à la fin des années 90. Et Rumpala de conclure son livre avec texte syncrétique qui, à partir des conclusions de ces différents chapitres, envisage cette littérature comme une littérature de contre-utopie (ou, plus exactement, se pose la question de savoir s’il s’agit réellement de contre-utopies).

Le bouquin ratisse donc assez large dans le champ des sciences humaines, comme les autres bouquins de la collection. Et la démonstration est fort intéressante même si, il faut l’avouer, elle souffre sans doute un peu d’un jargon parfois hermétique. Je n’en veux pas particulièrement à Rumpala, qui rédige ici un texte qui pourrait être publié tel quel dans une publication scientifique sur la littérature ou la philologie, par exemple. Pourtant, Parallaxe et le Bélial’ ne sont les PUF. J’ai déjà ici parlé plusieurs fois de textes d’Anne Besson, notamment publiée aux PUF et je n’ai pas de soucis à aller dans cette direction-là pour une lecture d’un type différent. Mais je pensais que Parallaxe avait avant tout une vocation vulgarisatrice. Roland Lehoucq, le directeur de la collection, avait réussi à maintenir cette ligne dans ses propres publications, à l’instar de La science fait son cinéma, dont nous avons parlé ici il y a peu. Le texte y était fluide et plaisant, n’hésitant pas à manier l’humour tout en conservant une démarche scientifique argumentée avec nombre de références très pertinentes. Dans ce Cyberpunk’s Not Dead, c’est moins le cas : on est davantage dans un texte savant.

Comme je le disais plus haut, la démonstration est intéressante et la multiplicité des focales envisagée rend la lecture réellement bien argumentée. J’ai cependant quelques réserves quant au corpus envisagé. Rumpala se concentre presque exclusivement sur l’œuvre de William Gibson, évidemment, et sur quelques ouvrages de Walter Jon Williams, Bruce Sterling et Pat Cadigan. Et c’est à peu près tout. On a là évidemment l’essence du sous-genre, mais on ne prend absolument pas en compte l’évolution des thématiques qui y furent abordées dans des œuvres plus tardives. Bien sûr, les unifs américaines (essentiellement) et européennes (plus sporadiquement) se sont surtout concentrées sur Gibson, comme un étudiant en littérature se concentrera surtout sur Alain Robbe-Grillet quand il se penchera sur le Nouveau Roman, et la littérature scientifique sur laquelle Rumpala peut se baser navigue donc dans ce périmètre réduit. C’est, cependant, selon moi, une vision réductrice d’un « mouvement » ou d’un sous-genre de contre-culture.

Il me semble par exemple qu’on se prive d’un matériau fort intéressant en n’envisageant pas les sources (Philip K. Dick est à peine mentionné alors que l’adaptation de Blade Runner est un influence majeure -et pas seulement visuelle- de Gibson, sans parler de ce que Spielberg a fait de son Minority Report qui coche également toutes les cases du sous-genre) ni les évolutions. Alors qu’il prend dans son corpus quelques romans de la seconde partie des années 90, il ne passe que très rapidement sur le manga et les adaptations animées successives de Ghost in the Shell. Et il ne s’intéresse aucunement aux dizaines d’autres titres dans la BD japonaise, américaine ou européenne sur la thématique. Rumpala semble en effet enterrer définitivement le genre à la sortie de Matrix en 99. Or, Altered Carbon, que j’ai cité plus tôt, est sortir en roman en 2002 et a été adapté par Netflix en 2018, pour la première saison. Autre exemple : les BD de Mathieu Bablet (pas tellement Shangri-la, mais bien Carbone & Silicium)…

Bien sûr, les tropes du genre ont évolué. Et les dimensions mésestimées dans les romans fondateurs (la dimension de genre, la question du changement climatique et de la limitation des sources d’énergie, par exemple) font bien partie du texte/de l’image, désormais. Et je ne parle même pas des autres médias : le jeu vidéo regorge de titres qui exploitent une imagerie et des thématiques cyberpunk (à l’instar, à nouveau, de Cyberpunk 2077 que j’ai déjà cité). Ou des jeux tout courts, d’ailleurs, comme le légendaire CCG Netrunner de Richard Garfield (le même qui a invité Magic The Gathering) édité pour la première fois en 1996 et qui est pile poil dans la thématique. Même des auteurs français comme Laurent Kloetzer s’y sont frottés bien après la mort annoncée du genre, avec par exemple CLEER, dont j’avais parlé il y a longtemps dans ces colonnes (sans pour autant l’apprécier outre mesure).

Bref, ce Cyberpunk’s Not Dead est un essai érudit et intéressant intellectuellement parlant, mais qui a des limites évidentes. Le corpus étudié est à mon sens trop réduit pour gloser sur la mort éventuelle d’un genre ou sur la pertinence de son propos à l’égard de la réalité de la société (parfois dystopique, il est vrai) dans laquelle nous vivons actuellement. Le style, parfois volontairement alambiqué, ferme également quelques portes chez le lecteur curieux. Et c’est bien sûr un dommage. Reste un ouvrage intelligent qui pose de bonnes questions et qui apportent des réponses qui font avancer le débat. Mais, avec beaucoup de limites et de frustrations, je dois l’avouer.

La science fait son cinéma

De Roland Lehoucq & Jean-Sébastien Steyer, 2018.

Le premier volume de la collection Parallaxe m’avait, pour une raison x ou y, échappé il y a quelques années lors de sa parution originale. Pourtant, le programme est alléchant : des scientifiques qui s’attaquent à la représentation de la science-fiction au cinéma. Considérant que je regarde majoritairement des films de SF ou des films fantastique et que le principe même du « mythbuster« , popularisé par le programme télé de Discovery Channel du même nom, me séduit, le livre était fait pour moi. C’est d’autant plus agréable de constater que Lehoucq et Steyer, malgré leurs cursus universitaires impressionnants, ne se prennent pas au sérieux. Ils manient en effet avec brio l’humour pour porter leur propos.

En résumé, la mécanique du bouquin est assez simple à saisir : les auteurs analysent scientifiquement la véracité/crédibilité de ce que l’on nous montre à l’écran dans quelques grands films de science-fiction des 30 dernières années. Et, évidemment, ça coince à tous les étages. Je ne vais pas faire l’exercice de citer l’ensemble des films qui passent au gril, mais pour donner une idée du contenu, je ne peux m’empêcher de donner deux exemples qui m’ont frappé particulièrement (attention, ça va forcément spoiler !). Le premier concerne le Gravity de Cuaron. Le film, qui se veut réaliste, mésestime un élément important auquel je n’avais jamais réfléchi : il est impossible que les débris du satellite qui viennent frapper la station au début du film reviennent la frapper une seconde fois, en fait. Simplement parce que l’orbite des débris n’est pas stable et que ceux-ci s’éloigneront invariablement de l’orbite de la station, de l’ordre de quelques degrés (ce qui donne tout de suite quelques kilomètres de différences, hein) soit vers la Terre, soit vers l’espace. Du coup, le compte à rebours auquel Clooney et Bullock font face n’est simplement pas réaliste.

Deuxième exemple, toujours dans un film qui se veut réaliste (jusqu’à un certain point) : le trou noir de l’Interstellar de Nolan. Malgré le fait que le réalisateur se soit adjoint les services d’un spécialiste mondialement reconnu en la matière, la liste des incohérences et des imprécisions (dans la représentation graphique comme dans les effets du trou noir sur les objets stellaires qui l’entourent, humains compris) est en fait trop longue pour être détaillée. Et ce ne sont que deux exemples parmi les dizaines de films qui sont passés au crible par nos deux compères. Citons entre autres Prometheus, Seul sur Mars, Godzilla, The Thing ou encore Ant-man et Pacific Rim. Il y a là des problèmes que l’on connait ‘instinctivement‘ (non, un être biologique de la taille de Godzilla ou d’un kaiju ne peut en fait pas vivre sur Terre ; l’apesanteur et la pression atmosphérique leur rendraient tous mouvements simplement mortels, sans parler de l’impossibilité de leur régime alimentaire ! Et, dans le même registre, la quantité d’énergie, même nucléaire, qui serait nécessaire à faire fonctionner des robots géants de la taille de ceux de Pacific Rim est tellement ridiculement élevé qu’il serait tout bonnement impossible de les faire bouger !) et d’autres que l’on ne soupçonne pas si l’on ne se pose pas deux minutes pour y réfléchir (Interstellar, donc, mais aussi l’anthropomorphisme désespérant dont l’écrasante majorité des représentations d’aliens, qui ne colle pourtant pas avec le développement de vie intelligente ‘alternative‘).

Et Lehoucq et Steyer de nous faire remarquer tout cela avec un amour certain pour le matériau de base. Si leur but est réellement de réfléchir « comme des scientifiques« , ils n’en demeurent pas moins des spectateurs qui sont conscient qu’il existe quelque chose appelé la suspension de l’incrédulité lorsqu’on se prend un paquet de pop-corn dans une salle obscure. Si leurs démonstrations cassent un peu la magie de certains films, ils sont aussi bien conscient qu’un film comme Pacific Rim n’entends aucunement être réaliste et que ce n’est donc pas son propos. Mais quel petit garçon (ou petite fille, soyons inclusif !) ne s’est jamais rêvé à la tête d’un robot géant pour défendre l’humanité contre des extra-terrestres démoniaques arrivés d’une autre dimension ! Simplement, Lehoucq et Steyer nous disent que le robot géant ressemblera plus probablement à un tank (ou à des petits drones, c’est encore plus efficace) et que ces monstres géants, s’ils ont cette taille, feraient mieux de rester dans l’eau (et, si possible, pas dans la fosse des Mariannes, comme Pacific Rim nous le fait croire, car ils imploseraient tout simplement sous l’effet de la pression sous-marine… :-))

Lehoucq et Steyer sont aussi des amateurs de cinéma et, à ce titre, n’hésitent pas à tacler les films qu’ils apprécient moins, pour utiliser un euphémisme. La grande victime de leur bouquin n’est autre que Prometheus, dont ils critiquent à peu près tout, de la réalisation, au design en passant par le scénario et le jeu des acteurs. On sent bien qu’Alien fut un film important pour eux dans la construction de leur passion pour le cinéma et la science et qu’ils ont assez mal vécu l’élucubration délirante d’un Ridley Scott sur le retour (bien que d’autres critiques crient au génie devant Prometheus, qui m’a personnellement laissé franchement indifférent, tout comme sa suite). Mais ces écarts plus critiques ne sont pas légions. Lehoucq et Steyer restent la plupart du temps sur leur cahier de charge : débusquer ce qui est vrai, ce qui est approximatif et ce qui est totalement à côté de la plaque scientifiquement parlant dans les blockbusters de SF récents et moins récents. Et, comme vous l’aurez compris : ça marche. C’est ludique, intéressant, documenté sans prétendre à la thèse de doctorat. Moins magistral que les autres bouquins de la collection, ce premier Parallaxe ouvrait, il y a trois ans déjà, la voie à une collection qui parlent aux amateurs de la littérature (et du cinéma) de genre et qui a pour ambition de les (nous ?) rendre plus intelligents. Je cautionne à 100% !