Le clan Reynders

De Philippe Engels, 2021.

Voici le genre de littérature que je pratique peu. Les écrits « politiques » liés à l’actualité et les journalistes d’investigation qui livrent le fruit de leurs enquêtes donnent souvent des livres courts, parfois mordants, et rapidement dépassés et oubliés lorsque les bonnes feuilles ont été publiées dans la presse nationale et que le prochain scandale fasse oublier le précédent. Le clan Reynders, qui parle en somme nettement moins de Reynders, de son clan ou du MR en général et bien davantage d’un petit bonhomme à la réputation sulfureuse qui hante les couloirs de la SNCB depuis des lustres, le dénommé Jean-Claude Fontinoy, est totalement dans ce créneau.

Philippe Engels a le profil, pour ce genre de bouquin. Ex-pilier de la rédaction de l’Écho et du Vif, fondateur de Médor, il est spécialiste de la traque à la corruption, la fraude et autres joyeusetés. Et il a une plume amusante et amusée, n’hésitant pas à verser dans le ton familier et moqueur de l’investigation en lieu et place du ton souvent plus neutre des grands reporters politiques ou internationaux. C’est ce qui rend plaisante la lecture de son livre, divisé de manière assez inédites en chapitres qui sont autant d’adresses des méfaits du sinistre Fontinoy, méfaits qui émaillent une relation de plus de 30 ans maintenant avec son ami, son patron, son mentor, Didier Reynders.

Engels nous apprend que Fontinoy est un obscur cheminot arriviste qui s’est senti poussé des ailes à l’arrivée de Didier au board de la SNCB. Homme des basses œuvres, il n’a visiblement reculé devant rien pour servir l’hautain liégeois. Manipulation de marchés publics, délits d’initiés, chantages, menaces, harcèlements, enveloppes, … tous les classiques y passent. Et Le clan Reynders de se développer comme un mauvais vaudeville où l’amant ne prend même pas la peine de se cacher dans le placard et où, pourtant, le mari cocu semble malgré tout aveugle.

Car c’est ce qui m’a fait lire le bouquin. Cela parle d’un milieu professionnel dont je suis finalement assez proche, malheureusement pour moi. Et je connaissais la réputation de Fontinoy, sans jamais l’avoir pour autant rencontré. Car le livre ne dévoile finalement qu’un secret de polichinelles : dans le périmètre de l’État fédéral, à peu près tout le monde savait que Fontinoy était une éminence grise toujours dotée d’une zone d’influence grande et trouble (et qu’il avait un faible certain pour la gente féminine, même si cela n’est finalement que très peu abordé dans le livre). Engels y fait référence à plusieurs reprises : tout le monde le savait, mais tout le monde avait peur, car dans l’ombre de ce « petit homme » se cachait l’influence du grand Didier, qui survivra à toutes les crises et tous les scandales par sa gouaille et, il faut bien le reconnaître, son intelligence (de requin).

Cependant, je ne peux m’empêcher de douter à la lecture du bouquin. Pas de la culpabilité de Fontinoy ou des ordres troubles de Reynders, entendons-nous bien ; mais de la planification machiavélique de tout ceci. Cela fait trop longtemps que je travaille pour l’administration fédérale maintenant pour ne pas voir, dans au moins la moitié des « scandales » relevés par Engels, autre chose que de la simple incompétence. De la bêtise bureaucratique. Sans vouloir tomber dans le poujadisme de pilier de bar, il faut bien se rendre compte que les élites de l’État ne sont ni plus intelligentes ni plus professionnelles que les grands capitaines d’industrie. Et si le « bien commun » est chevillé au corps de la conscience professionnelle de certains (je continue à l’espérer : de la majorité !), il est également évident qu’il y a là quelques opportunistes pour lesquels être un commis de l’État n’est rien de plus qu’un job comme un autre, qui ne mérite pas que l’on fasse trop ou que l’on prenne trop de responsabilité. Tout pareil que dans les boîtes privées. Tout pareil que dans le « métier » politique, cessons d’avoir de tendres illusions.

Les procédures idiotes, les barrières administratives et les contraintes budgétaires aveugles imposées par un politique pour lequel le long terme se résume à trois ans donnent des actions aussi débiles que la vente de Tour des Finances pour un montant dérisoire. Qu’un investissement grandiloquent et illusoire dans une gare Calatrava à Mons. Que le dégel des intérêts des avoirs libyens pour satisfaire quelques créanciers qui pèsent plus que le brave Prince Laurent. Je ne pardonne pas. Je n’excuse pas. J’explique simplement que le système politico-administratif dans lequel ces décisions sont prises provoque ces idioties. Et qu’il crée les conditions dans lesquelles des parasites comme Fontinoy et consorts peuvent en toute impunité, juste parce qu’ils ont une gueule plus grande que les autres, s’enrichir personnellement sur le dos de la société. Pour éviter cela, il faut creuser encore davantage la distance entre le politique et l’administration et, si encore possible malgré cela, y chercher des gestionnaires compétents qui savent effectivement qu’un euro public n’est pas un euro privé. Et vous savez quoi, les amis ? Les régions sont encore bien pires. Voilà un article bien sombre, mes excuses pour ceci.

Bref, Le clan Reynders est un bouquin vite lu et, malheureusement, vite oublié. Il dénonce de bien tristes histoires, il met en lumière les basses vicissitudes de notre monarchie parlementaire. J’ai vu d’autres couleurs, d’autres partis, d’autres élus utilisés l’administration pour ses campagnes électorales, pour son profit personnel, pour « arranger » ses affaires. A gauche comme à droite. Est-ce que cela revient à dire « tous pourris » et à glisser vers des idéologies puantes ? Non, cela devrait être une leçon : seuls les meilleurs devraient être autorisé à gérer la « chose publique« . C’est un métier, assurément. Mais pas un métier comme les autres. J’y crois. Encore. Malgré tout. Dégageons les Fontinoy, mettons les Reynders devant leurs responsabilités, laissons de côté le pragmatisme pour nous assurer que l’éthique soit et reste l’idée centrale. Me voilà presque en campagne électorale…

Comment parle un robot ?

Sous-titré : Les machines à langage dans la science-fiction

De Frédéric Landragin, 2020.

J’avais déjà abordé un ouvrage de la collection Parallaxe dans ces colonnes, avec l’excellent Station Métropolis Direction Coruscant. La collection du Bélial’ (qui est définitivement l’une des maisons d’édition de SFFF francophone les plus dynamiques et intéressantes à suivre) a, pour rappel, pour objet de laisser la parole à des universitaires mordus de SF. Ils exposent ainsi leurs thèses, appartenant la plupart du temps au domaine de la futurologie, en les argumentant par des exemples issus de la littérature SF ou du cinéma SF de ce dernier siècle. L’exercice peut sembler illusoire sur le papier, mais cela donne des thèses scientifiques intéressantes à envisager pour le futur, en les raccrochant à ce que la réalité d’aujourd’hui réalise en effet déjà (et ce qui est en développement à court terme).

Le précédent livre chroniqué ici parlait d’architecture et de géographie urbaine. Celui-ci est d’un tout autre domaine. Frédéric Landragin, directeur de recherche au CNRS, est un spécialiste de la linguistique, spécifiquement computationnelle depuis de nombreuses années. Il a d’ailleurs déjà signé un autre titre dans la même collection, consacré quant à lui au dialogue avec les potentielles intelligences extraterrestres.

Et Landragin de développer, de manière très didactique, ce qu’est la capacité de parole, de dialogue d’un robot. L’illustrant par des cas aussi célèbres que le T-800 ou HAL, Landragin scinde bien les différents types d’interlocuteurs machines auxquels nous pourrions avoir (ou avons déjà) affaire. Il distingue ainsi les chatbox évolués, les assistants personnels du type d’Alexa ou Siri des véritables robots parlant. La clé, comme souvent, est la capacité de l’IA. Ou, plus précisément, la présence d’un IA véritable, basée sur du machine learning, ou d’une IA à capacité réduite comme le sont les chatbox précités. Cependant, même dans le cas du machine learning, Landragin s’évertue à nous démontrer que le langage est une chose complexe et, à travers de exemples célèbres et historiques (en linguistique), nous pointe les pièges que seul la connaissance du contexte d’une conversation peut éviter. Et c’est précisément sur ceci que les machines achoppent, quel que soit leur degré de complexité et de raffinement.

De fait, si les quiproquos et les malentendus sont légions dans le dialogue humain-humain, il ne peut en être autrement dans le cas du dialogue humain-machine. Ce n’est pas demain, donc, que nous pourrons dialoguer avec un véritable C3PO. Ou même avec le Robby de Forbidden planet. Même l’illusion d’un véritable babelfish, formidable invention de Douglas Adams dans le The Hitchhicker’s Guide to the Galaxy (reprise bien des années plus tard par l’un des ancêtres de Google, AltaVista) est encore un doux rêve. Si DeepL donne de meilleurs résultats que Google Translate, il n’en demeure pas moins que les résultats des traductions automatiques sont et resteront encore pour longtemps fort limités.

Comment parle un robot ? est donc un livre assez savant qui, de manière je le répète fort didactique, prend son lecteur par la main pour lui ouvrir les portes de la linguistique computationnelle. J’ai pourtant eu un peu de mal à finir le livre : emporté par son sujet, Landragin se lance dans des démonstrations parfois assez longues et assez techniques qui m’ont, je l’avoue, lassé. Si le domaine m’intéresse, je suis trop néophyte que pour suivre aisément une conversation d’expert comme il nous propose ici. Et si les exemples issus de la SF grand publics émaillent en effet le bouquin, ils sont finalement assez accessoires par rapport au propos, intéressé davantage par l’état de l’art d’une discipline actuelle que réellement tourné vers un avenir moins proche de nous. Peut-être est-ce ici la frustration de me dire que je ne dialoguerais pas de manière soutenue avec un robot de mon vivant, ce que le livre démontre très bien, qui terni pour moi l’expérience de lecture ? C’est sans doute le cas et il ne faut donc pas tenir compte de mon relatif ressentiment envers l’auteur. Le fait qu’il m’ait un peu « gâché mon plaisir » (!) n’enlève en rien l’intérêt de son essai. Son côté très technique, cependant, lui fermera sans doute les portes d’un public plus large. Ce n’est évidemment pas l’ambition de la collection Parallaxe, mais je n’ai pas ressenti ça à la lecture de l’autre livre. La mayonnaise n’a donc pas tout à fait pris pour moi sur cet essai en particulier…

La légende du roi Arthur

De Martin Aurell, 2007.

Voilà un pavé dont la lecture m’a pris de nombreuses semaines, entrecoupée de temps à autre de lectures plus légères. Martin Aurell, professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Poitiers, a réalisé ici une véritable somme, que l’on pourrait presque qualifier de définitive, sur l’analyse historique de la matière de Bretagne. Drôle d’idée, me direz-vous, de vouloir chercher une vérité historique dans un mythe, devenu proto-littérature, devenu littérature au fil des siècles. Pourtant, l’ouvrage est passionnant. Ne s’intéressant finalement que fort peu à l’analyse classique, littéraire, philologique, du corpus mouvant des textes constituant la légende Arthurienne, Aurell construit une véritable démonstration soutenue et documentée qui cherche le vrai ou, plus précisément, les touches de vrai dans ledit corpus. Il tente de cerner les racines historiques du mythe et l’utilisation que les sociétés d’alors en ont eu.

Il apparait pourtant vite que le modèle d’Arthur, de Merlin et de la table ronde se perd rapidement dans les légendes celtiques. Seuls quelques chroniqueurs les mentionnent dans des textes épars remontant aussi loin que le Vème siècle. Mais de ces légendes locales, celtiques, se développe un fond commun, un terreau fertile à l’imagination qui passera de bardes en poètes, de saltimbanques en conteurs et d’une cour à l’autre jusqu’à finalement prendre petit à petit forme à l’orée du VIIème siècle. Et on y voit alors les premières appropriations, au nom d’un courant politique luttant contre un autre, d’une doctrine fasse à celle du voisin. Et c’est là que la thèse d’Aurell excelle : elle démontre, du VIIème au XIIIème (le livre s’arrête malheureusement à cette date, alors qu’il y aurait matière à analyser l’appropriation du mythe arthurien par l’un ou l’autre groupe d’intérêt jusqu’à nos jours ! – mais bien sûr, Aurell est médiéviste et s’arrête aux frontières de l’époque qu’il connait le mieux), que la matière de Bretagne a été utilisé politiquement, mystiquement, religieusement, socialement par une litanie sans fin d’opportunistes avisés.

Pour ne prendre que la dimension religieuse, il est frappant de noter que l’Église, après l’avoir snobé pendant des siècles, s’est approprié cette mythologie quand elle y trouva son intérêt, transformant les glorieux guerriers des débuts en saints chevaliers qui ne peuvent user de la violence que dans les allégories des croisades que l’on retrouve dans les textes plus tardifs. L’essai prend également le temps de développer du mieux qu’il peut la vie des auteurs présumés des différentes itérations du mythe : de Geoffrey de Monmouth à Robert de Boron en passant par Chrétien de Troyes, Aurell essaie de comprendre qui étaient ces auteurs, quelles étaient leurs valeurs, qui étaient leur patrons (dans le sens de patronage). Il tente également de savoir si la « vérité » qu’ils présentaient dans leurs textes respectifs tentaient à développer une thèse nouvelle, à contrecourant de la société dans laquelle ils vivaient ou, au contraire, s’ils étaient dans l’air du temps.

Très documenté (la bibliographie de l’ouvrage est impressionnante), La légende du roi Arthur est un véritable travail d’universitaire érudit maitrisant son sujet. Si la lecture est parfois ardue, Aurell ayant une prédilection assez logique à user d’un vocable moyenâgeux sortant parfois des sentiers battus, la structure du livre et le propos de son auteur restent intelligibles de bout en bout. Il est fascinant de voir à quel point le personnage, son entourage, sa quête et les valeurs qui les sous-tendent ont évolué au fil des siècles, passant parfois d’un extrême à l’autre. Bien sûr, le choix d’Aurell de résumé in extenso les diverses variations qui sont parvenues jusqu’à nous rend le texte assez lourd. Mais c’est probablement inévitable pour le bien de la démonstration de sa thèse, pour justifier le développement de ses idées. La répétition des diverses aventures et la multiplication des personnages et de leur trajectoire personnelle perd sans doute le lecteur inattentif, certainement dans le cas d’une lecture épisodique (comme ce fut mon cas). Mais on ne peut en vouloir à l’auteur : la matière de Bretagne est chaotique par essence, comme la plupart des mythes fondateurs des nations ou des civilisations.

J’ai acheté ce livre il y a une bonne année déjà, dans le Centre de l’imaginaire arthurien, en pleine forêt de Brocéliande. Le décor s’y prêtait aisément. Pourtant, le centre en question a des préoccupations assez lointaines de la thèse d’Aurell. Ses tenanciers sont en effet plus intéressés par l’imaginaire lié au mythe que par une quelconque recherche de vérité historique. Bien sûr, Aurell, lui, ne verse pas (ou peu) dans l’imaginaire. Il cherche à donner du sens sans prêter beaucoup d’attention au premier degré des textes qui constituent son corpus. Le lecteur qui cherche dans ce livre une plongée dans le merveilleux y restera pour son compte : ce n’est pas l’objet du livre. Martin Aurell, dont nombre d’articles universitaires sont disponibles sur sa page personnelle, nous explique, à travers le merveilleux du conte ou de la légende, ce que ces textes portèrent comme message à leur auditorat, puis leur lectorat, original. C’est une plongée passionnante dans l’Histoire à travers des figures qui nous sont toutes, désormais, familières. Si le sujet vous intéresse et que lire ce type d’ouvrage ne vous décourage pas, vous avez là une véritable référence accessible en poche pour un coût somme toute modeste. Bonne découverte !

Les Arabes dans l’Histoire

De Bernard Lewis, 1950, édition revue et corrigée en 1993.

J’ai récemment déniché le très gros et complet Quarto consacré par Gallimard à l’essayiste et grand spécialiste de l’Islam, l’anglais Bernard Lewis, à un prix très raisonnable, en occasion. Et elle était trop belle, l’occasion, pour je fasse l’impasse. J’entame donc la lecture de cette jolie brique par le premier des ouvrages publié dans ce best-of de l’un des plus érudits orientalistes (bien que c’est un mot qu’il n’aime que très peu) du XXe siècle. Petit aparté sur l’objet livre en lui-même : malgré sa taille, la lecture est très aisée et le rendu du papier comme le choix de case sont très agréables au doigt et à l’œil. Ne vous laissez donc pas rebuté par son aspect de brique !

L’homme, décédé en 2018 à l’âge fort respectable de 102 ans, est resté sa vie durant une référence anglo-saxonne, si ce n’est mondiale, sur l’histoire de l’Islam et de la civilisation arabe. A ce titre, il n’a pas jamais été avare de son opinion sur l’état de l’Islam moderne et commenta souvent (et parfois malheureusement) les évènements de son temps. Mais au-delà de la polémique autour de ses propos relatifs au génocide arménien, l’on peut se contenter de retenir l’œuvre d’un historien majeur et de l’un des rares généralistes sur la civilisation arabe. La volumineuse introduction du volume Quarto, signée par Lewis lui-même, est éclairante à plus d’un titre à ce sujet. Non seulement l’homme a une vie passionnante – j’ai d’ailleurs toujours l’impression que ce genre de vie, où un gamin des quartiers pauvres arrive, grâce à son intelligence et à ses passions, à parcourir le monde de long en large pour y voir et y vivre des évènements passés ou présents que peu de gens saisissent, ce genre de vie, disais-je, appartient résolument et de manière assez décevante, au passé -, mais il a aussi l’intelligence de sortir de sa spécialité universitaire. Bénéficiant sans doute d’une sagesse venant avec l’âge, Lewis quitta ses oripeaux d’historien pour s’installer à la sociologie, à la religion (bien sûr, difficile de faire l’impasse pour une civilisation qui s’est construire sur une religion !) ou encore la philologie et la philosophie.

Et il est frappant de constater que Lewis avait déjà cette vision holistique dans Les Arabes dans l’Histoire, l’ouvrage qui lança réellement sa carrière et le propulsa spécialiste émérite de la question, publié pour la première fois en 1950. Soit quand l’auteur avait seulement 38 ans. Évidemment, difficile pour moi de faire la part des choses entre cette première édition et les corrections tardives que l’auteur y apporta en 1993, dans la version que j’ai donc lue. Lewis précise, par exemple, qu’il a remplacé certains concepts qui ont largement évolués dans ces quarante et quelques années d’écart entre les deux éditions, comme le concept de race, par exemple. Il précise également qu’il a atténué son propos là où la recherche a démontré qu’il s’était trompé – démontrant par-là que l’Histoire est une science bien vivante ! – et a parfois supprimé certaines de ses conclusions ou jugements qu’il attribuait alors à l’impétuosité d’une jeunesse pétrie de certitudes.

Ces ajouts et retraits divers restant un mystère, je ne peux que juger de la deuxième édition. Le grand avantage de ce Les Arabes dans l’Histoire est qu’il s’agit d’une véritable porte d’entrée à ce domaine particulier de l’histoire mondiale. L’ouvrage a en même temps une ambition considérable (nous conter, sur base de documents et de faits précis, l’histoire du peuple arabe de ses origines dans l’antiquité sémite jusqu’à ses développements récents de la seconde moitié du XXe siècle) et une concision qui tient à l’exploit, le livre étant d’une taille pour finir assez modeste.

Et l’ouvrage tient ses promesses. Il couvre effectivement toute l’histoire d’un peuple finalement assez ignoré de l’historiographie européenne, si ce n’est pour les présenter comme « les méchants » de l’histoire à l’époque des croisades et de la Reconquista. Lewis prend le malin contrepied, dans de nombreux passages, de nous présenter la vue arabe des grands faits ayant marqués le moyen-âge européen, à la manière du fameux et passionnant Les Croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf. Mais l’essai de Lewis ne s’arrête pas là : il nous narre l’évolution du mot même d’arabe, désignant dans un premier temps les bédouins de la péninsule arabique avant de progressivement changer de signification avec l’expansion de l’Islam jusqu’à désigner indistinctement les arabophones musulmans, quelle que soit leur ethnie d’origine ou leur culture propre (car, Lewis insiste à raison sur ce point, les réels points communs entre un égyptien et un palestinien en termes de culture, d’histoire ou même de langue sont finalement peu nombreux).

Lewis démontre au besoin que le ciment identitaire se résume en fait à la pratique d’une lingua franca et d’une religion commune (avec ses nombreuses variantes et sectes nationales, régionales ou locale, cependant). Il nous retrace par le menu la formidable expansion de la civilisation arabe, les raisons de son succès et de son déclin, entraînant sa chute face à l’Empire Ottoman. L’essai, conçu comme une véritable introduction, n’est pas chargé en référence multiples, Lewis préférant la fluidité d’un texte se lisant presque comme un roman, à un texte de recherche pure. Cela le rend particulière agréable à lire, même s’il souffre par moment d’un poncif inévitable de l’essai historique : la litanie continue de noms et de faits risque toujours de faire décrocher le lecteur un peu fatigué qui manquera alors quelques dizaines d’années d’histoire ou un fait marquant en étant inattentif sur quelques paragraphes.

Érudit, Les Arabes dans l’Histoire regorge d’informations et de faits que l’on connait peu, avec nos yeux d’occidentaux européocentristes. Faits et réalités qui éclairent de manière très pertinente certains traits contemporains des pays dits arabes. L’échec de la volonté occidentale de séculariser les états arabes après le printemps de 2011, par exemple, s’explique parfaitement par le fait qu’intrinsèquement un pareil concept de scission n’est simplement pas compatible avec l’Islam. Chose que j’ignorais, personnellement. L’essai n’apporte pas de connaissances inédites ou révolutionnaires sur l’histoire arabe ou l’histoire de l’Islam. Mais, du fait de sa concision doublée de sa très large ambition, il permet de lier des éléments qui auraient été, dans d’autres publications, trop disparates pour y trouver un sens. Et par ses liens, notre compréhension de l’ensemble croit. Si vous avez un quelconque intérêt pour la matière traitée, je ne peux donc que vivement vous encourager à vous plonger dans ce texte. C’était une véritable découverte pour moi, qui me pousse à envisager la lecture de la suite du Quarto avec beaucoup de curiosité.

La fantasy

D’Anne Besson, 2007.

Pour tous lecteurs de fantasy, Anne Besson est depuis près de vingt ans maintenant un nom incontournable. Elle fut l’une des premières universitaires françaises, officiant bien sûr dans une fac de lettres, à consacrer une large majorité de ses travaux à la fantasy. Aidée en cela par les maisons d’édition spécialisées (Bragelonne en premier, dont on retrouve ici le côté passionné, puisque publié des textes et autres actes de colloque de type universitaire n’est certainement pas une opération financièrement viable, mais aussi Vendémiaire pour sa référence, le Dictionnaire de la Fantasy), elle a contribué avec brio a faire de ce genre particulier un objet d’étude au même titre que les autres littératures.

Comprenez-moi bien : je ne suis pas un militant qui a voué sa vie à promouvoir la littérature de genre ou à considérer que celles-ci (car elles sont multiples) valent mieux que les autres courants littéraires. Mais j’aime simplement lire des essais et je suis toujours heureux d’en apprendre plus sur mes propres passions. Et c’est exactement ce que permet de faire ce brillant texte de l’universitaire artoise. Publié ici dans une collection dite des « 50 questions« , elle rédige long essai organisé selon, de fait, un découpage en 50 questions qu’elle estime essentielle pour aborder et développer le genre.

Une grande partie des premières questions est liée à la définition même du genre et à la différence des frontières d’icelui entre le monde anglo-saxon et la francophonie. Après ces longs prolégomènes épistémologiques, l’essai aborde finalement les caractéristiques fondamentales du genre et s’interroge sur ses grands auteurs, ses grands traits et sa pérennité. Au-delà des inévitables encarts sur Tolkien et Howard, Besson aborde également les précurseurs (C.S. Lewis, Mervin Peake, William Morris ou encore Lord Dunsany). Elle aborde également les développements plus tardifs du genre dans le domaine du jeu (de plateau, de carte, vidéo, en lige, etc.) et au cinéma (d’abord Conan puis, bien sûr, l’inévitable Seigneur des Anneaux, entrecoupé d’une décennie magique où l’on trouvait Excalibur, Legend, Willow et d’autres titres qui ont moins bien survécut au temps).

Et Besson de se poser la question (et d’apporter quelques éléments de réponses, bien sûr) sur l’incroyable succès éditorial de ce genre qui, à l’orée des années 2000/2010 semblait devoir remplacer la SF dans le paysage déjà saturé de la littérature de genre. Elle concluait en disant que le genre, par ses traits, ses thématiques et ses développements, semblait être là pour durer. Sa thèse, en effet, est que la fantasy n’est que le développement syncrétique du roman d’aventure, intégrant cependant une dimension du merveilleux qui est bien plus ancienne. Et si elle regarde d’un œil parfois navré les sous-genres qu’elle considère plus comme des modes passagères que de véritables avancées (l’urban fantasy, la detective fantasy, la bit-lit, etc.), elle estime que la vigueur du genre et sa prédominance réponde non seulement à un phénomène de société créé par l’engouement autour de l’adaptation ciné du SdA et de la saga Harry Potter, mais également à un besoin plus profond de la société moderne d’un « retour aux sources« , d’un « retour en enfance » qui n’est pourtant pas synonyme de replis sur soi ou d’infantilisation.

Force est de constater, plus de dix ans plus tard, que la fantasy est toujours bien là. Et qu’elle s’est effectivement développée dans une pléiade de sous-genre qui semble eux-aussi être là pour durer. La bit-lit a remplacé le roman à l’eau de rose pour nombre de jeunes femmes. La Dark Fantasy a remplacé les collections horreur pour nombre de lecteurs (adieu les tranches noires, bonjour les tranches argentées ou brunes de la fantasy). Même le steam-punk semble se créer une identité propre, dans la droite filiation des uchronies qui ne datent pas d’hier. Et ne parlons pas des dystopies (elles aussi, beaucoup plus vieilles qu’il n’y parait) qui inondent nos petits et nos grands écrans.

Le texte n’est pas prophétique pour autant et Anne Besson n’est pas un pythie des temps modernes. Elle nous offre simplement un regard d’une acuité rare sur un genre encore en plein développement. Du haut de sa courte histoire de quelques décennies, la fantasy comme genre littéraire commercial nous a déjà apporté de belles choses. Et un immense océan de titres médiocres et répétitifs, faut-il le rappeler. Il ne s’agit pourtant pas là d’une particularité relative du genre : tous les styles et genres produisent une majorité de titres commerciaux, sans intérêt, tablant vaguement sur une répétition d’une formule à succès. Il en va, pour la fantasy, simplement de même. Et c’est sans doute plus visible que dans d’autres genres (le lecteur habitué de mangas ne sera cependant pas perdu : il n’y a rien qui ressemble plus à un shônen qu’un autre shônen ! Et la big-selling-fantasy ne fonctionne pas différemment. Sous des autours différents, L’Epée de Vérité est en fait la même chose que La Roue du Temps ou que Shanara : des imitations plus ou moins heureuses du SdA).

Besson ajoute à cette analyse à l’emporte-pièce une caution universitaire et toute une série de références bien utiles et savantes aux étudiants en lettres qui se lanceraient dans le domaine. Le texte est érudit, agréable à lire sans être passionnant comme peuvent l’être certains historiens. Un néophyte sera rapidement perdu mais un assidu du genre y découvrira des réflexions intéressantes et des pistes à explorer. La forme des 50 questions imposent bien sûr quelques questions tartes à la crème, mais, dans l’ensemble, l’essai est vraiment intelligent en restant intelligible. Une bonne référence pour tout ceux que la réflexion critique autours de l’une de leur passion intéresse.