Le Cavalier suédois

De Leo Perutz, 1936.

Roman d’aventure picaresque dans la filiation directe des récits de Hugo ou de Dumas, Le Cavalier suédois aurait pu être écrit un siècle plus tôt. Pourtant, rédigé à l’origine en Allemand par l’écrivain autrichien Léo Perutz, il est bien sorti dans les années 30 du siècle passé, après la 1ère guerre mondiale. Et si je parle de ceci, ce n’est pas par hasard : le fantôme du conflit, meurtrier, inhumain, et inutile, hante le texte sans jamais être explicitement montré. Bien sûr, il ne s’agit nullement du premier conflit mondial dont il est question ici, mais bien des ambitions belliqueuses du Roi de Suède au début du XVIIIe siècle.

Le roman s’ouvre sur la fuite éperdue d’un nobliau suédois, déserteur, sur le territoire frontalier entre la Pologne et l’Allemagne (alors Empire austro-hongrois, bien sûr) et de son compagnon d’infortune, un voleur répondant au seul sobriquet de Piège-à-Poules. À la suite d’un concours de circonstances rocambolesque, le voleur aura l’occasion d’usurper l’identité du lâche suédois pour s’installer sur les terres qui lui étaient dues et marier sa promise. Non par roublardise, mais bien par amour et parce qu’il est convaincu que le déserteur ne sera à la hauteur des attentes de la jeune femme et qu’il ne saura redresser son domaine, spoiler par un parrain concupiscent et par des serfs bien peu regardant.

Le Cavalier suédois est une donc une ode à l’amour véritable, au respect de la terre et à la valeur de l’effort et du travail. Ce qui sonne là comme très conservateur est totalement contrebalancer par la charge virulente du roman contre la folie des hommes, l’armée et la religion. Ironiquement, c’est grâce à la violence que le voleur pourra mener une vie vertueuse et à cause de ses ambitions martiales que le véritable cavalier suédois sera voué aux gémonies. Le Cavalier suédois est également un roman d’aventure où les péripéties et la tension s’enchaînent pour conserver toujours égal l’intérêt de son lecteur. Il est en cela plus moderne que ces illustres modèles (Hugo, Balzac, Zola, etc.), tout en conservant le sel et le charme d’une écriture érudite, complexe et pourtant parfaitement lisible.

Considéré dans les biographies officielles de Perutz comme un œuvre relativement mineure, Le Cavalier suédois est également décrit, par des amateurs éclairés, comme un véritable trésor caché de sa bibliographie. C’est le premier livre de Perutz qu’il m’est donné de lire et je ne pourrais donc juger de la qualité de sa production dans son ensemble, mais il est clair que Le Cavalier suédois est un roman de qualité, maîtrisé dans forme, complexe dans son fond et passionnant de la première à la dernière page. Libretto ne s’est pas trompé quand il a réédité dans une édition spéciale ce roman à l’occasion de leurs dix ans : non content d’être l’un de leur best-seller, c’est également une formidable épopée historique, l’un de ses romans qui sait jouer sur nos sentiments tout en nous faisant réfléchir. Les clés de lecture multiples qui permettent d’apprécier l’œuvre dans sa fausse simplicité ne se livrent pas directement : il faut prendre le temps de reposer le livre sur sa table de nuit et se laisser porter par ses pensées pour saisir la véritable ampleur du Cavalier suédois.

Car au-delà de l’épisode anecdotique de ce voleur au grand cœur et au sens moral atypique, le roman est aussi une œuvre sur l’homme dans ce qu’il a de complexe. Notre héros n’est sans doute pas un homme bon. Et c’est pourtant le meilleur des hommes que nous croiserons dans ces pages. Et c’est aussi un bon père et un bon mari. Le Cavalier suédois n’a rien à envier au destin d’un Jean Valjean ou d’un Comte de Monte-Cristo : c’est un personnage multiple, profond, inquiet et parfois inquiétant que l’on se surprend à aimer. Nous sommes ici dans le domaine de la grande littérature. Perutz ne bénéficie sans doute pas de l’illustre reconnaissance de ses modèles, mais il n’a rien à leur envier en tant que pair. Je ne peux que vous invitez à le découvrir de toute urgence.

Big Fan

De Fabrice Colin, 2010.

J’ai déjà commenté l’un ou l’autre livre de Fabrice Colin en ces colonnes. C’est un des auteurs du renouveau de la fantasy française des années 90 (comme son collègue proche Mathieu Gaborit) qui ont relancé une vague de publications dans la littérature de genre début des années 2000. Et, rien que pour cela, cette génération mérite nos remerciements. Colin, en particulier, est un auteur que j’aime bien. Il ne fait pas de concession : doté d’une vraie plume, il rédige des textes au scénario complexe qui se digèrent progressivement comme une mille-feuille très élaboré. Du coup, ses romans sont souvent bordéliques, leur construction narrative partant en vrille après un moment.

C’était le cas dans Winterheim, c’était le cas dans Arcadia et c’est encore le cas dans ce court opus, Big Fan, sorti il y a dix ans déjà mais republié en poche il y a quelques temps chez Folio SF (qui fait, soit dit en passant, toujours un travail éditorial admirable, tant pour mettre en valeur le back-catalogue de Fleuve Noir que pour laisser une place aux « jeunes » auteurs en devenir). Big Fan, du haut de ces courtes 200 pages, nous plonge dans la vie de Bill Madlock. Bill est un no-life anglais à la vie fort triste : abandonné par son père, élevé par sa mère qui a compensé son manque d’amour maternel par une surabondance de bouffe, Bill est un gros garçon asocial qui traverse son enfance et son adolescence dans un mode « repli sur soi/rejet de la société ».

Seule lumière dans son désert affectif (et social) : Radiohead. Pour Bill, seul Radiohead vaut quelque chose, question musique. Le reste du rock alternatif est au mieux médiocre, sans parler du R&B, du hip-hop ou de l’honnie pop commerciale. Bill trouve un sens à sa vie dans les paroles de The Bend ou de OK Computer. Mieux encore, il comprend que Thom Yorke, à travers ses textes torturés et ses prestations scéniques hallucinées, a accès à une vérité autre, plus élevée. Il sait, comme lui, que l’humanité vit son apocalypse, vit ses dernières années. Le monde est surveillé par la Police du Karma et il appartient à Bill de sauver Thom, de lui permettre de continuer à s’exprimer librement pour mettre en garde l’humanité entière contre sa propre destruction.

Vous aurez compris que Big Fan est un roman très dur, froid et déprimant. Fabrice Colin choisit d’alterner son récit entre des lettres-confessions de Bill au fond de sa prison/hôpital psychiatrique (marrant de retrouver ici le procédé du dernier Goncourt, Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, dont la chute était aussi annoncée dès les premières pages, le récit ne constituant qu’une longue accumulation de malheurs vers ce point de non-retour) et les chapitres plus didactiques sur l’histoire du groupe de Oxford, de sa création à la sortie de l’album Kid A en 2001, quelques jours avant les évènements du 11 septembre. Ces chapitres didactiques, intéressant au demeurant pour qui s’intéresse au groupe, sont de manière assez amusante commenté, annoté par Bill lui-même qui n’hésite pas à se moquer du style journalistique et des clichés liés qui sont utilisés par Colin pour présenter le groupe et sa production musicale.

C’est d’ailleurs le défi du roman : comment écrire sur le sentiment que provoque, l’impression qui se dégage de l’écoute attentive d’une chanson, d’un album, de la musique d’un groupe ? Je n’ai pas résisté à la tentation et j’ai lu une grande partie de Big Fan avec Ok Computer dans les oreilles (ça faisait longtemps que je n’avais pas réécouter l’album, qui date de mon adolescence, il faut le savoir). Et je comprends très bien pourquoi Fabrice Colin a choisi ce groupe en particulier. Il se dégage quelque chose de la voix de Thom Yorke d’inquiétant. Son physique et sa présence sur scène ne font que renforcer ce sentiment. Je ne les ai vu qu’une fois en live, il y a des années, au Lotto Arena d’Anvers. C’était (malheureusement) déjà leur période électro/expérimentale. Mais même à distance, une forme de malaise se faisait ressentir.

C’est donc le groupe et, à plus forte partie encore, le chanteur idéal pour provoquer un trouble de la personnalité chez son protagoniste principal. Ce dernier se coupe petit à petit de la réalité et vire dans la paranoïa la plus totale quand un nouveau malheur (que je tairais pour vous préserver la surprise) s’abat encore injustement sur lui. Big Fan est une histoire navrante, triste et difficile. Les derniers chapitre, comme d’habitude chez Colin, partent en vrille au niveau de la construction littéraire et de de la logique du récit. Cela colle cependant parfaitement avec la descente aux enfers du pauvre Bill, le persécuté qui a choisi de faire un doigt d’honneur à son destin, qui a préféré la voie de la violence à celle de la compréhension et de l’apaisement. Un beau texte, à mi-chemin entre les références geek à D&D et à l’anarchie sans concession d’une certaine frange du punk des années 70.

PS : par contre, le pourquoi d’avoir publié le texte dans une collection SF m’échappe. Colin, depuis de nombreuses années maintenant, à quitter la SFFF pour se tourner vers le polar et le thriller. Big Fan appartient davantage à cette catégorie qu’à la SFFF. Mais, bon, finalement, cela n’a que peu d’importance au regard de la qualité du texte qui transcende son affiliation à un genre en particulier.

L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de M. Hyde

De Robert Louis Stevenson, 1886.

Le fantastique également a ses classiques. Et il convient, de temps à autre, d’y retourner. Je n’avais personnellement plus lu de Robert Louis Stevenson depuis L’Île au Trésor, dans ma tendre enfance. Le livre m’avait alors réellement plu, malgré une forme que j’estimais alors un peu compliquée. J’étais parti sur les mers avec le jeune Jim Hawkins et je tremblais d’effroi face au séducteur machiavélique Long John Silver. J’en garde, malgré les décennies désormais, un souvenir vivace. C’est donc avec un apriori positif mais une certaine crainte de l’effet madeleine de Proust que j’ouvrais voilà quelques jours l’autre grand classique de Stevenson.

Mais comme j’ouvrais alors la version poche en ma possession, je n’entrais pas directement dans l’histoire. En effet, la version en question (couverture à droite du premier paragraphe, comme toujours) propose une assez longue introduction de Jean-Pierre Naugrette, universitaire parisien spécialiste de l’auteur et de son œuvre. Et j’admets avoir découvert pas mal de choses avec cette préface. Je connaissais finalement mal l’auteur, cet écossais aventureux qui se maria contre l’avis de sa famille avec une américaine divorcée et mère de famille de dix ans son ainée. Je n’avais, surtout, aucune conscience du sous-texte du Dr Jekyll. Car il semble bien, de l’avis de cet éminent professeur et de nombre de ses confrères, que le court roman de Stevenson ne parle de rien d’autre que de l’homosexualité.

Et il est tout à fait vrai que l’on peut lire l’œuvre avec cette grille de lecture en tête. En effet, l’on peut aisément imaginer que le honteux secret du bon docteur Jekyll, vieux célibataire, n’est autre que l’attirance fort contraire aux mœurs qu’il aurait pour les hommes. Attirance à laquelle il s’abandonnerait en changeant de personnalité pour laisser sa face mondaine et respectable continuer à briller au regard de la bonne société anglaise de la fin du XIXème siècle. Les exégèses de l’auteur de franchir allégrement le pas et d’y voir là le signe de l’homosexualité latente du romancier, renforcés dans leur conviction par ce mariage avec une femme forte et plus âgée, masculine par bien des traits là où Stevenson fait montre de nombreuses fois de traits généralement considérés comme féminins.

Tout cela est très intéressant. Mais sans doute aussi très accessoire. Car, pour finir, L’Étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde est aussi et surtout un roman à tiroir, multipliant les fausses pistes et les non-dits. Un véritable bijou de construction romanesque, un roman épistolaire à la manière d’un Dracula ou d’un Les Liaisons dangereuses. On tombe en plein dans l’imaginaire du Londres embrumé où les tueurs rôdent dans l’ombre (l’affaire de Jack l’éventreur terrifiera les rues londoniennes seulement quelques années après la sortie du roman). Les hommes sont bourgeois, distants, très maniérés et place les conventions sociales au-delà de toutes autres valeurs morales. Les femmes sont presque inexistantes et reléguées au rentre de victimes ou de figures subalternes qui gravitent autour des protagonistes du récit.

Non, le vrai cœur de ce récit est l’horreur qui se dégage progressivement dans la narration. Bien sûr, un lecteur du XXIeme siècle sait très bien que le Dr Jekyll et M. Hyde ne sont qu’une seule personne, ne sont que les deux facettes d’un même homme pétris de désirs inassouvis et de fantasmes inavoués. Roman sur la schizophrénie, gothique par bien des aspects, L’Étrange cas […] est un véritable tour de force pour son époque. Il suit la lente descente aux enfers d’un homme qui se condamne tout seul, qui en est conscient mais ne sait résister à ses pulsions cachées pour la violence brute, pour le mal.

Et, pour revenir sur l’interprétation de Naugrette et ses collègues savants, il est évident que la pulsion, le mal, le non-dit peut être interprété comme une allégorie de l’homosexualité et de son impossibilité dans la société londonienne des années 1880. Mais il pourrait tout autant être interprété comme une dénonciation de mœurs autrement plus répréhensibles, comme la pédophilie ou encore la torture. Ou encore simplement comme celle dont il est explicitement question dans le livre : la violence pure et simple, menant jusqu’au meurtre comme assouvissement de sa pulsion et au suicide comme forme de rédemption.

C’est en tous les cas la force de ce court texte (une petite centaine de pages) que de prêté le flanc à autant d’interprétations près de 140 ans après sa sortie initiale. Le texte fascine le lecteur d’aujourd’hui alors qu’il connait forcément l’histoire et son dénouement, le duo que forme le bon docteur et son double maléfique étant entré dans la culture populaire mondiale, référencés et parodiés dans un nombre impressionnant d’œuvres dans le siècle et demi qui suivit. Et c’est également un très bon texte en soit, une forme de novella avant l’heure, pleine de tension, de rebondissement et d’horreur. Un texte fondateur, en somme.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon

De Jean-Paul Dubois, 2019.

Il est rare que je succombe aux sirènes des prix littéraires, dans la littérature dite blanche. Pour autant que je me souvienne, le dernier Goncourt que j’avais réellement apprécié, et qui m’a fait découvrir alors un auteur que je lis toujours avec un plaisir certain, était le Rouge Brésil de Jean-Christophe Ruffin. Et c’était en 2001. Il y a presque 20 ans. Bon j’exagère, il y a eu des bons romans entretemps dans les Goncourt, mais rien qui ne m’a marqué de la sorte. Du coup, je profite d’un prêt parental (« Lis-le, fils, c’est vraiment très bien« ) pour découvrir Jean-Paul Dubois, auteur dont le nom ne m’était pas familier, et son livre, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, dont je n’avais volontairement rien lu/vu/entendu à l’avance.

Passons directement au verdict : c’est sympaaaaaaa. Mais, … non. Faut-il réellement développer ? Et bien c’est tout simple : Jean-Paul Dubois brille dans un exercice qui m’énerve au plus haut point ans la littérature française de ces dernières décennies. C’est un très bon conteur. Un écrivain hors pair, qui cultive une plume agréable, fluide, intelligente sans être pédante. Il maîtrise parfaitement la construction de son récit, alternant les temporalités au sein même des différents chapitres qui construisent son œuvre. On sent l’amour que porte l’auteur à ses personnages, à leurs obsessions, à leurs marottes. J’irai jusqu’à dire que le livre, fort d’un travail de documentation solide, touche tout le temps juste dans ses descriptions et ses ambiances. Le tragique y côtoie le ridicule, le sentiment rencontre le caustique. Mais donc, quel est le problème ?

Le problème est la vacuité de l’ensemble. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon s’ouvre sur un monologue de Paul Hanssen, fils d’un pasteur danois et d’une mère française gérante de cinéma. Paul est en prison, pour un crime dont la nature ne sera révélée que tardivement, même s’il est longtemps annoncé. Toute sa vie, Paul aura été un spectateur : il nous contera la vie de ses parents, de leurs années d’amour à leur divorce, puis la lente et inexorable chute de son père, alors émigré pour la seconde fois dans l’arrière-pays canadien. Puis, par hasard, Paul deviendra le concierge d’une grande résidence au Québec. Il y rencontrera sa femme, moitié irlandaise, moitié indienne (dans le sens « Native American« ) et son chien. Puis, comme pour son père, le lecteur assistera à sa chute, progressive et tragique.

Tous les hommes […] nous parle de regrets. D’occasions manquées et de drames inopinés, comme la vie nous en réserve parfois. Et il le fait très bien. Mais ma question est très prosaïque : cela valait-il la peine d’en faire un roman ? Et, à fortiori, de le primer avec ce qui reste sans doute le plus prestigieux prix littéraire francophone ? Quel est le message de ce livre ? Faut-il comprendre que le destin nous écrase inévitablement ? Que l’homme est condamné à vivre avec les fantômes de son passé, à ressasser ses regrets jusqu’à ne plus avoir d’autre raison de vivre que de se le remémorer indéfiniment ? Si c’est là le message de Tous les hommes […], alors il aurait fallu mettre un enjeu dans ce roman, il aurait fallu tenter de démontrer que son personnage principal (il n’est pas question de héros ici, bien évidemment) tente d’inverser le court de sa vie. Mais non. Paul Hanssen est désespérant de mollesse et d’inaction.

L’on me rétorquera aisément que l’humain est ainsi fait et que, dans « la vraie vie« , on croisera toujours beaucoup plus de Paul Hanssen que de gens acteurs de leur propre vie. Et c’est parfaitement vrai. Mais leurs vies, à tous les Paul Hanssen de la planète, ne m’intéressent pas. Pas suffisamment pour y consacrer 250 pages de lectures. Pas assez pour comprendre qu’on l’auréole d’un prix sacrant la littérature. Sur la dernière sélection, qui ne regroupait plus que les quatre finalistes de cette édition 2019, je n’ai lu que deux des romans (en comptant celui-ci) sur lesquels le jury était appelé à s’exprimer. Et je trouve que le Soif de Nothomb méritait bien davantage le prix : ce n’était pas un livre parfait, mais il présentait quand même une idée, développait une idée forte malgré un contexte hautement mortifère (pour rappel, on y parle de la crucifixion, ce qui n’est pas tellement plus fendard, comme sujet). Merde, même le dernier Beigbeder, qui est pourtant bourré de défaut (au premier rang desquels la dilution du propos dans une répétition stylistique), mériterait davantage le prix !

Non, définitivement, je suis passé à côté de Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Ses personnages ne m’ont pas touché, la trajectoire de son protagoniste principal m’a laissé froid. Son message se noie dans l’auto-apitoiement. J’ai beaucoup de mal avec ce type de roman « tranche de vie » quand la tranche de vie en question est déprimante et, par bien des aspects, assez vaine. Avec les années, l’influence d’une littérature de genre, obéissant davantage au canon du développement d’un récit classique, a sans doute modifier mes goûts pour me rendre hermétique à ce type de livre un poil larmoyant. Ou c’est simplement l’âge et l’expérience, en grande partie professionnelle, qui me rendent insensible à ces appels à l’aide, pour en voir trop au quotidien. Et quand ces appels, comme celui du Paul Hanssen de ce livre, sont criés par des gens qui ne prennent aucune action pour s’en sortir, cela me fout en boule. Reste un livre maîtrisé, fluide et agréable à lire. Mais dont le message m’exaspère profondément.

L’homme qui pleure de rire

De Frédéric Beigbeder, 2020.

Troisième tome de la trilogie débutée avec 99 francs et poursuivie avec Au secours pardon, c’est donc le troisième livre à mettre en scène Octave Parango, le double fantasmé de l’auteur au grand nez et au menton en galoche. Après avoir enchaîné les fumisteries comme pubard dans les années 90, puis avoir sniffé nombre de rails de coke avec des mannequins russes un peu partout dans le monde dans les années 2000, revoilà Octave, déchu au rang d’amuseur public, ayant dilapider tout son blé. Le voilà contraint de cachetonner à la radio publique et d’y tenir une courte rubrique humoristique dans la matinale de la première radio de France pour intellectuels de gauche (mais quand même un peu de droite). Il y tient une chronique désabusée essentiellement sur sa vie, souffrant de la concurrence d’humoristes de métier, de stakhanovistes de la vanne, qui sont forcément plus drôles, rapides et punchys que lui.

Jusqu’à ce matin fatidique où il arrive, torché, directement de soirée, main dans les poches, poches vides, et qu’il tente de meubler la minute trente la plus longue de sa vie sans avoir écrit une seule ligne de son intervention. Et comme un écrivain n’est pas un sniper, il se viande en beauté et se fait virer dans la journée qui suit. A partir de ce long moment de solitude, Octave Parango va nous conter la longue nuit qui a précédé le moment fatidique, ses déambulations d’une boîte à l’autre, d’une addiction à la suivante : l’alcool, la drogue, les femmes, l’auto-apitoiement, le rejet du monde moderne, la recherche d’un dandysme du désespoir, le toujours vrai « c’était mieux avant« . A travers ces saynètes relativement décousues, Parango s’insurge contre le rire facile, contre le rire réponse à tout. Il regrette, l’enfant du cynique XXème siècle, que la moquerie devienne la solution à tous les problèmes, que les comiques soient intouchables et qu’ils aient remplacé les chroniqueurs intelligents, qui apportaient du sens et non de la dérision dans les débats. Et il en profite pour faire le bilan de sa vie.

Beigbeder, toujours dans l’hyperbole, débute donc ce nouveau roman par une transcription presque exacte de sa propre éviction de France Inter. L’archive, dispo sur YouTube, illustre à merveille le moment de solitude qu’il a du traverser pendant ces très longues minutes d’embarras. Et Beigbeder de s’inventer une nuit de débauches diverses et variées, probablement basée en partie sur la réalité, pour nous justifier le fruit de cette procrastination jusqu’au-boutiste comme un acte de bravoure alter-médiatique. Et… ça tient moyennement la route ! Si Beigbeder reste drôle comme il sait l’être lorsqu’il se lance dans la diatribe anarcho-bobo, il se perd dans les méandres d’un propos abscon et indigeste. Oui, il y a du vrai dans la dénonciation de la toute-puissante médiatique des « comiques de service« . Mais les saltimbanques ont toujours existé. Et ont toujours davantage servis le seigneur que la plèbe. Se moquer de tout, le rire intelligent de société, faisait déjà se gausser la bonne société sous Madame De Staël. Mais ce ne sont pas les habitués du salon qui décapitèrent le Roi. Ce ne sont pas les auditeurs de France Inter, même comme première radio nationale sur la matinale, qui feront demain la révolution.

Beigbeder le dit lui-même : il ne sait comment s’adresser aux gilets jaunes. Il ne les comprend pas, dans leur propos comme dans leurs manières (d’être et de faire). Et il se trompe s’il pense que ce sont les satires médiatiques qui les empêchent de comprendre le monde politique actuel. Pour les gilets jaunes, les Vizorek et autres Bedos fils ne sont pas plus intelligibles que les gens qu’ils brocardent. La putasserie médiatique propre aux hommes politiques modernes dont Beigbeder se plaint ne fait rire (n’intéresse ? ne touche ?) que les parisiens, pas le reste du pays qui se tapent des blagueurs de droite comme de gauche.

Je ne vois donc pas réellement où Beigbeder veut en venir avec ce nouvel opus. Il conclut une trilogie consacrée à un jouissif crétin exubérant par un discours un poil réactionnaire et passéiste qui ne fait pas sens. L’homme qui pleure de rire (lol!) est sans doute le syndrome que Beigbeder a vieilli. Il connait toujours les marques qui marchent, connait les endroits branchés, essaie la mescaline car c’est plus in que la coke. Mais dans sa tête il a vieilli et il a une guerre de retard. Là où cela pourrait être attendrissant (après tout, cela fait 20 ans que je le lis et je vieilli avec lui), cela en devient en fait un peu gênant. Comme un vieux dans une boîte de nuit. Beigbeder en est conscient, mais il ne peut s’empêcher d’y aller.