L’homme qui savait la langue des serpents

D’Andrus Kivirähk, 2007.

Voilà un article qui promet d’être assez long. Je vous jure que je vais essayer de me contenir, mais ce ne sera pas simple, tant L’homme qui savait la langue des serpents est un livre atypique et riche en niveaux de lecture. Grand succès de librairie en Estonie en 2007, les éditions Le Tripode furent bien inspirées d’en proposer une traduction française voilà quelques années. Sans être un succès commercial en francophonie (Le Tripode n’étant pas réellement une maison ayant pignon sur rue), sa sortie fut pourtant accompagnée d’un accueil favorable de la presse, tant généraliste que spécialisée. C’est sans doute la première particularité de L’homme qui […] : est-ce un conte philosophique ? un roman fantastique ? un pamphlet politique ? Probablement aucun et tous en même temps.

Andrus Kivirähk n’en est pas à son coup d’essai quand il signe L’homme qui […] en 2007. Cela fait, à ce moment-là, déjà dix ans qu’il officie comme romancier et dramaturge, après une carrière dans le journalisme comme chronique aussi acerbe que drôle. Devenu en 2004 l’auteur estonien moderne le plus lu avec Les Groseilles de Novembre (publié là aussi chez Le Tripode en 2014), il récidive trois ans plus tard avec le livre qui nous occupe aujourd’hui. Son œuvre est assez méconnue en francophonie, mais la sortie de L’homme qui […] en 2013 est saluée tant par le toujours très critique Monde des livres que par le beaucoup plus spécialisé Elbakin.net. Le livre ira même jusqu’à gagner en 2014 le Grand prix de l’imaginaire, catégorie roman étranger. Ce qui aura tendance à le classé comme roman fantastique par la suite, alors qu’il est également autre chose, comme je le laissais entendre dans le premier paragraphe. Le roman, comme l’auteur, sont malheureusement restés relativement confidentiels suite aux succès d’estime des trois traductions publiées chez Le Tripode.

Mais de quoi cela parle, finalement, me demanderez-vous. A nouveau, il faut faire une réponse complexe : c’est aussi simple que difficile à saisir. Je m’essaie cependant à l’exercice. L’homme qui savait la langue des serpents débute sur le monologue d’un homme, vivant reclus dans les bois estoniens, qui se plaint d’être le dernier à savoir la langue de serpents. Et qui se prend d’envie de raconter son histoire. Aux animaux qui l’écoute, aux feuilles qui tombent dans la forêt, à l’eau qui coule des cascades, à défaut d’interlocuteur humain. Cet homme s’appelle Leemet et il entreprend donc de nous conter son histoire. Il est né dans une famille qui vit dans la forêt, vêtue de peaux de bêtes et se nourrissant presque exclusivement de viande. Son père est mort quelques années plus tôt, décapité par l’ours qui fut l’amant de sa mère. Sa mère, elle, qui ne s’est pas remise de ce drame, surcompense en passant son temps à cuisiner des cerfs entiers à son fils et à sa fille, pratiquement les derniers enfants des bois à qui l’on apprend la langue des serpents. Cette langue permet non seulement de dialoguer avec les vipères vivant dans les bois, l’autre grande race intelligente de ce microcosme fantasmagorique, mais elle permet surtout de commander à toutes les bêtes sauvages vivant à proximité, des louves que l’on trait pour leur lait aux cerfs qui se livrent tels des agneaux sacrificiels pour servir de nourriture aux humains.

Tout irait très bien si, parallèlement, la modernité n’était pas en train de rattraper cette Estonie médiévale. Leemet est en effet né à la frontière de deux époques, de deux mondes. L’Estonie mythique, puisant sa force et sa connaissance dans la nature magnifiée et l’Estonie arriérée d’autre part, fascinée par ces envahisseurs teutoniques et ces missionnaires chrétiens qui entendent les civiliser en leur faisant raser la forêt pour mieux cultiver la terre. Les habitants de la forêt, les propres voisins de Leemet, quittent toujours plus nombreux le confort des bois pour s’installer au village et découvrir la civilisation, ses certitudes, ses nouveaux dogmes, son dur labeur et, bien sûr, la supériorité des maîtres étrangers. Pourtant Leemet et sa famille n’ont aucune envie de changer de mode de vie. Ils sont heureux de vivre comme ils ont toujours vécus, même s’ils savent qu’ils finiront seuls car ils ne peuvent s’opposer à la marche du monde. Et les évènements rattraperont bientôt Leemet, évènements qui le forceront à prendre position, à se confronter avec une autre époque.

Vous l’aurez compris, L’homme qui savait la langue des serpents est un roman sur le choc des civilisations et sur l’inéluctabilité du changement. Et c’est la là où Kivirähk a l’intelligence de dépasser la parabole passéiste, la fable fantastique moralisatrice. D’autres auraient versés dans une forme de nostalgie qui est parfois le terreau fertile du nationalisme. Pas Kirivähk. Bien sûr, les estoniens qui obéissent aux sirènes du modernisme sont brocardés comme des ignares impressionnables. Mais les habitants de cette forêt mythologique ne sont pas mieux lotis. Leurs coutumes et croyances sont tout autant brocardées et tournées en ridicule. Car la nostalgie d’un passé résolu chez les proches de Leemet est tout aussi artificiel que l’amour aveugle de la nouveauté chez les nouveaux villageois : ils vivent dans un temps qui n’existent déjà plus, si tant est qu’il a existé un jour. Leemet rencontre ainsi deux vieux « anthropopithèques » dans bois, créatures sans âges qui semblent être le chaînon manquant entre l’homme et ses proches ancêtres biologiques. Ceux-ci, bien qu’amicaux, ne peuvent s’empêcher de se moquer à leur tour de l’extrême modernisme de Leemet (il porte des vêtements, imaginez !) ou de l’abâtardissement de l’idiome vipérin qu’il pratique (la langue des serpents que eux maîtrisent est bien sûr plus pure et plus juste). Et Kivirähk a l’astuce de se moquer de ces ancêtres à leur tour, leur prêtant des obsessions idiotes dans leur recherche d’un « état de nature » aussi inaccessible qu’irréaliste.

C’est l’autre message fort de Kivirähk : l’homme n’est jamais bon. Si les chevaliers teutoniques et les missionnaires chrétiens sont invariablement présentés comme des profiteurs concupiscents, il est notable que Leemet et sa famille, loin des fables écologiques présentant un ancêtre en symbiose avec la nature qui l’entoure, sont d’incroyables profiteurs qui n’ont que pour ambition de soumettre la nature qui les entoure. Seul leur petit nombre leur permet d’entretenir un style de vie qui, autrement, détruirait l’écosystème en quelques générations. Ils soumettent les animaux qui les entoure, ont un régime exclusivement composé de viande et se plaisent à dominer toutes les autres espères intelligentes (à l’exception notable du serpent, dont je n’ai pas besoin de vous rappeler la symbolique chrétienne maintenant millénaire). La religion est elle aussi mise à mal par l’auteur. Si la chrétienté est, comme de juste, tourné en ridicule, l’animisme aveugle pratiqué par le chaman arboricole ne vaut pas mieux. S’étant écarté d’une voie raisonnable, les estoniens des bois se sont tournés à leur tour vers des simagrées, des esprits aussi effrayants qu’inexistants. Et Leemet de combattre les deux idéologies, qu’il juge réductrices et abêtissantes.

Leemet, parlons-en, d’ailleurs. C’est le héros et le narrateur du roman. Mais c’est aussi un égoïste colérique qui prend de mauvaises décisions, entraînant le malheur sur ses proches et précipitant la fin du mode de vie qu’il chérit tant. Il ne verse cependant pas non plus dans la nostalgie, à l’instar de Kivirähk. S’il regrette certains choix, il essaiera tout au long du récit d’aller de l’avant et de tirer profit des obstacles ou des changements qui s’imposent à lui. Il traversera sa vie, témoin d’un monde qui s’efface progressivement, d’une histoire qui s’oublie. Mais aussi d’un monde qui se créée et d’une réalité nouvelle qui s’impose, parfois dans la douleur et les cris.

Car si nombre de critiques louent l’auteur pour son humour, je trouve personnellement que peu insistent sur l’ambiance aussi lourde que tragique qui s’installe au fur et à mesure des chapitres. Si la première moitié, correspondant à la jeunesse de Leemet, tient en effet davantage du conte absurde, la seconde moitié verse allégrement dans la tragédie. Si Kivirähk ne se départi jamais de remarques corrosives et acerbes, les évènements qui s’enchaînent dans la seconde moitié du roman, émaillée de morts aussi absurdes qu’injustes, de scènes de violence crues et finalement inutiles et de moments de poésie crépusculaire (Ah! la scène avec le monstre marin. Ou encore celle avec le dompteur de tempêtes), ces évènements, disais-je, ne prêtent pas à sourire.

Leemet ne nous prend cependant pas par surprise : il nous prévient dès les premières pages du roman. Il est le dernier homme qui savait la langue des serpents. Il sera, toute sa vie durant, le dernier homme à être ceci ou cela, à être le témoin de tel ou tel évènement, à être le gardien de tel ou tel secret. Il est le dernier témoin d’une époque révolue et il a l’intention de le crier à la face du monde.

Vous l’aurez sans doute compris entretemps ; je ne peux que vous conseiller la lecture de ce roman estonien. La forme, parfois volontairement simpliste sans jamais être simple, pourrait vous rebuter dans les premières pages. Un conseil : persévérez. Vous avez dans les mains un roman érudit et sans concession sur le changement, sur le deuil d’un mode de vie, sur le mensonge d’un passé sublimé mais faux et sur la vérité crue d’un présent et d’un futur qui détruit autant qu’il émancipe. A éviter de lire quand on est dans une phase de déprime, donc (ce qui est bien sûr mon cas quand j’écris ces lignes).

Notez également la très intéressante postface signée par le traducteur qui replace l’œuvre dans l’actualité estonienne de sa sortie et développe une série de points que je ne fais qu’aborder succinctement dans le texte qui précède. Il ne me reste plus qu’à finalement remercier Le Tripode pour ce choix éditorial courageux et pour le travail d’édition magnifique réalisé sur ce volume en particulier. La couverture est magnifique et les choix du papier comme de la fonte rendent la lecture particulièrement aisée et agréable, ce qui n’est en rien négligeable. Un très très bon livre.

Cendres des hommes et des bulletins

De Sergio Aquindo et Pierre Senges, 2016.

Voilà un bel objet littéraire non-identifié. Obéissant à une impulsion soudaine à la vue de la couverture dans le rayonnage d’un bouquiniste il y a peu, je me suis jeté sur cet opus dont je ne savais absolument rien, si ce n’est son titre énigmatique et sa quatrième de couverture encore plus étrange. Et, de fait, cette étrangeté est assez logique : Cendres des hommes et des bulletins est un livre centré sur la folie des hommes. Les éditions le Tripode furent bien inspirées de faire confiance à Sergio Aquindo (le dessinateur) et Pierre Senges (le romancier) pour créer une œuvre hybride, à mi-chemin entre la chronique historique, l’analyse sociologique et le carnet de dessins.

En résumé, le prétexte de ce livre vaut son pesant de cacahouètes. Sergio Aquindo, alors qu’il se baladait au Louvre, tombe sur un petit tableau attribué à Bruegel l’ancien (reproduction du tableau ci-dessous) intitulé « Mendiants« . Curieux, il tente de comprendre ce que le tableau représente. Et là, mystère. Comme vous pouvez le voir, il s’agit vraisemblablement d’une farandole de culs-de-jatte et d’éclopés. Seulement, ils portent sur leur tenue ce qui semble être des queues de renard. Et, ça, c’est bizarre. Car nous n’avons aucun texte qui documente une quelconque fête où porter ces accessoires avait un sens. Du coup, l’imagination de l’illustrateur s’emballe et il commence à dessiner des variations sur le thème. Et il amène son ami Pierre Senges au Louvre à son tour pour lui montrer sa découverte.

L’imagine du romancier entre aussi en ébullition et ils décident de signer un livre-objet à quatre mains. Cendres des hommes et des bulletins en est le fruit de cette rencontre d’artistes. A partir du tableau, les deux hommes commencent à illustrer et raconter la vie de quelques personnages que l’histoire à oublier : les éternels seconds. Un cardinal qui devait être pape, une comtesse qui devait être reine d’Angleterre, un prince qui aurait dû devenir Roi de France, un pacha qui devait devenir Sultan ou encore un bourgeois qui aurait pu financer toute ce beau monde. Mais la vie ne se passe pas comme prévu. Et ceux qui passèrent près du pouvoir ne l’atteignirent jamais. Chacun de ces anti-héros en puissance a droit à son chapitre dans le bouquin avant de se rejoindre dans une caravane des rejetés qui parcourent l’Europe de la fin du Moyen-âge du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest à la recherche d’hypothétiques supports.

Ces chapitres s’alternent avec de courts interludes consacrés aux journées de la folie dans le folklore local européen : bien avant le concept dystopique développé dans la série de film The Purge, les sociétés humaines avaient pour habitude de consacrer une journée dans l’année à bouleverser les règles bien établies de la société. Les enfants donneront la messe, les fous remplaceront les maires et les conseils communaux. Senges décrit ces traditions par le menu, voyageant de l’Italie à la Flandre profonde jusqu’aux petits villages d’Écosse et du Pays de Galle. Et ces « carnavals » ont tous quelque chose en commun : l’ordre établi est mis sans-dessus dessous au profit des fous.

Et c’est là le lien avec l’autre partie de l’histoire : la caravane des rejetés a en fait été supplanté par les fous, les malades et les faibles au pouvoir. Pour une seule lettre de différence sur un bulletin de votre, par exemple, c’est le mauvais cardinal qui fut élu Pape ; le bienheureux, l’imbécile et non le grand favori. A ce dernier de fomenter un coup d’état sur le Saint-Siège, qui fera malheureusement pour lui long feu, puisque les sièges du pouvoir s’accommodent fort bien des fous, pour finir, comme le démontre tous les jours l’état de la démocratie dans nombres de pays du monde (les USA, la Russie, la Corée du Nord, la Turquie, la Hongrie, j’en passe et des meilleurs).

Derrière cette bouffonnerie particulièrement bien écrite et très agréable à lire se cache donc une (courte mais intense) réflexion sur le fait que le pouvoir n’a pas de problème majeur avec la folie et/ou l’imbécilité. Salvateur et drôle, inattendu et nécessaire. Ma seule réserve, pour finir, sera le lien avec les dessins de Sergio Aquindo. Son carnet de croquis, qui rythme régulièrement le livre (au moins un tiers des pages, je dirais), part dans des extrémités qui s’éloignent progressivement du texte. Je pensais que les illustrations suivaient la rédaction, mais il semble au contraire qu’elles les précédent : cela signifie donc que Senges, malgré toute sa verve et l’acuité de sa plume, n’a pu rattraper Aquindo au bout de son délire. Cela ne déprécie pas le livre pour autant. Attention cependant : lecteurs inattentifs s’abstenir ! Il faut se lancer dedans pour baigner dans cette atmosphère de folie étrange et sa fin douce-amère. Une très bonne surprise.

Soif

D’Amélie Nothomb, 2019.

La rentrée littéraire est synonyme d’un nouvel opus du plus connu des auteurs belges. Nothomb nous livre donc, avec une régularité confinant au stakhanovisme, ses 125 pages automnales. Les années se suivent et ne se ressemblent pourtant pas : après quelques œuvres relativement mineures, Nothomb bouscule ses habitudes et verse, avec Soif, dans la biographie. Et pas n’importe qui : Jésus. Oui, celui du Nouveau Testament, excusez du peu.

Et pas n’importe quel épisode de la vie du barbu nazaréen. C’est la Passion dudit personnage à laquelle Amélie s’intéresse. Mel Gibson et ses pulsions sanguinolentes n’ont qu’à bien se tenir, Amélie s’est décidée à les affronter sur leur propre terrain. Des pieds de Pilate aux sables du Golgotha, l’auteur nous décrit par le menu le calvaire du fils de Dieu. Et, bizarrement, c’est plutôt réussi. Car appliquer la logique parfois absurde de Nothomb à l’expérience fondatrice du christianisme donne un résultat percutant. Partant du principe que le fils de Dieu est un homme comme les autres, elle l’affuble de faiblesses typiquement humaines. Ainsi, sous la plume de l’auteur, nous apprendrons par exemple que seul le premier miracle accompli par le prophète (le vin aux noces de Cana, pour les deux inattentifs, dans le fond de la classe) a apporté une quelconque joie à son artisan principal. Les autres miracles, attendus par les nécessiteux, promus par ses apôtres, tenant davantage de la relation commerciale que de l’expérience mystique. D’ailleurs le livre s’ouvre sur une le « procès » de Jésus devant Pilate où les miraculés et leurs familles viennent se plaindre l’un après l’autre des conséquences néfastes que ledit miracle a eu sur leur vie. Le paralytique, par exemple, n’avait pas estimé les frais qu’entraînaient l’achat régulier d’une nouvelles paire de chausses…

A travers ses traits d’ironie douce-amère, Nothomb nous trace donc en pointillé la vie compliquée d’un homme simple qui, bien que conscient d’être le fils de Dieu et l’espoir de rédemption de l’Homme, n’en demeure pas moins un homme esclave de ses désirs et passions. Et l’auteur de s’approprier ce qui fit scandale dans le film de Scorese de 88 : Jésus, dans Soif, est bien le compagnon de Marie-Madeleine, même si la question de l’amour chaste n’est jamais réellement tranché.

C’est d’ailleurs par ses passions que Nothomb choisi de traiter la Passion. Naviguant dans la douleur entre les stations du calvaire, Jésus ne peut s’empêcher, par un monologue intérieur, d’évoquer les trois grandes expériences, les « passions » au sens d’une expérience sensorielle, que sont l’amour, la mort et la soif. Cette dernière, obsession de l’Amélie potomane de Biographie de la faim ou experte en champagne de Pétronille ou Barbe bleue donne son titre à cet opus 2019. Elle y défend que le sentiment de la soif, qu’il s’agit de cultiver, tient de l’expérience mystique et donne accès à une jouissance directe lorsqu’on l’assouvi. C’est grâce à cette souffrance, la soif, que Jésus tient sur la croix. La soif efface sa douleur, lui prouve qu’il est encore vivant, qu’il est encore humain. Et c’est précisément l’expérience qui lui sera interdite lorsqu’il reviendra de ses trois jours au caveau, comme le veut le canon de l’Église catholique romaine.

Soif est en résumé un Nothomb étonnant, à contre-courant des farces sociales auxquelles elle nous avait habitué ces dernières années. Plus sérieux par certains aspects, mais aussi plus modeste dans son propos et dans son développement, Soif est un roman qui sortira du lot chez l’habitué de l’auteur. Les fulgurances stylistiques sont certes moins nombreuses, mais c’est au profit d’un discours étonnant sur la religion et, plus fondamentalement, sur l’expérience d’être humain. Un millésime, donc, qui touchera peut-être un public plus large que sa légion de fidèles. L’académie du Goncourt ne s’y est pas trompé en sélectionnant le bouquin dans leur édition 2019, honneur qu’elle n’avait plus connu depuis 1999/2000. Qui vivra verra.

Et quelquefois j’ai comme une grande idée

De Ken Kesey, 1964.

Après un assez long hiatus -devenir à nouveau père chamboule le timing, il faut bien l’admettre-, il est temps de reprendre ces chroniques. Éloigné des claviers, je ne me suis cependant pas privé de lire, même si ce ne fut qu’épisodique et un peu chaotique. Et quel meilleur roman, pour reprendre mes devoirs, qu’une saga familiale fleuve et atypique ? Et quelquefois j’ai comme une grande idée n’est pas le titre le plus explicite que la littérature américaine ait produit. Son titre original, Sometimes a Great Notions, a pour lui d’être moins familier et plus concis. Mais les deux n’en regroupent pas moins le chef d’œuvre de Ken Kesey, publié aux États-Unis pour la première fois au milieu des années 60.

C’est son deuxième roman, après Vol au-dessus d’un nid de coucou, adapté par Milos Forman en 75. Il mettra, après Et quelquefois […] 25 ans à reprendre la plume, ayant là livrer son œuvre ultime. Roman multiple, il est en même simple et très compliqué de le résumer. L’histoire est, en fait, assez classique : Leland Stamper, jeune étudiant de la côte Est revient dans son Oregon natal pour se venger de son demi-frère, Hank Stamper, le monolithique chef du clan Stamper, bûcherons de leur état. Un différend familial oppose les deux demi-frères, qui n’auront de cesse de chercher l’inévitable affrontement pour savoir qui du couard ou de la brute aura le pas sur l’autre, pour déterminer si l’intellect l’emporte sur le muscle. Graviteront autours d’eux une galerie de personnages secondaires divers et variés : Henry, le patriarche, Viv, la femme de Hank et l’instrument de la vengeance et une série d’habitant de la petite ville rurale de Wakonda, tous liés de près ou de loin au destin du clan Stamper.

Car ce drame familial se déroule alors que le clan Stamper est le seul à ne pas débrayer lors d’une grève du secteur du bois dans la région, attirant autant la convoitise que la haine de leurs voisins directs ou indirects, l’économie de la région entière tournant sur l’industrie du bois. Ce duel de frères ennemis prendra bientôt des proportions homériques, alors même que le roman développe ses ambitions et égraine ses évènements dramatiques à un rythme de sénateur.

En effet, les 600 et quelques pages de cette petite brique sont assez ardues : le style argotique bien rendu par une traduction à multiples mains fleure bon l’arrière-pays ricain. Mais ceci n’est encore qu’un détail par rapport au véritable parti-pris stylistique du roman : les points de vue des personnages s’enchaînent dans un texte pratiquement continu. La ponctuation, par exemple, n’est pas utilisée pour passer d’un narrateur à un autre. Ce n’est qu’à travers un jeu de caractères et de fontes (passant de l’italique à un graphie normale, ou de l’Arial au Times New Roman classique) que l’on s’aperçoit que le narrateur à changer. Autre indice : les parenthèses donnent généralement la parole à un personnage tiers (la parole ou la pensée, les dialogues laissant très largement à la place aux monologues intérieurs). Cela donne un texte fouillis, bordélique par moment.

L’éditeur, les formidables éditions Monsieur Toussaint Louverture, a bien été inspiré, en quatrième de couverture de prévenir que le bouquin demande un effort à son lecteur et de lui conseiller que, malgré le fait que le livre fait tout pour parfois le décourager, il est important de le reprendre et de persévérer. Et c’est tout à fait vrai : j’ai eu beaucoup de mal à rentrer dedans. Si l’originalité du style m’a amusé au début, il m’a fait sortir du roman aux alentours de la page 100 et le livre a végété sur ma table de nuit pendant de longs mois avant que je ne m’y replonge. Mais passer la page 300, il devient pratiquement impossible de le lâcher. Si les évènements s’enchaînent de manière inéluctable vers un dénouement que l’on devine aisément, on ne peut s’empêcher de prendre un malin plaisir à se surprendre à espérer. Ces personnages, qui se révèlent bien plus complexes qu’on ne l’imagine au fil des digressions, des flashbacks et des états d’âme monologués, finissent par entrer dans votre cœur et on se met souhaiter une happy end que l’on sait illusoire.

Kesey développe son récit à travers ces portraits successifs, par petites touches, d’illusions perdues en déceptions et drames successifs. Et quelquefois […] est en effet une saga familiale. Mais c’est aussi un roman de la terre, un roman du sang et de l’effort, un roman de la lutte forcément perdue contre les forces de la nature, un roman sur la rédemption et sur la vengeance. Sur la violence et sur la contemplation. C’est également une ode à l’Oregon et à sa nature indomptée et indomptable. C’est un grand roman sur l’Amérique, un grand roman sur l’humain. Un grand roman tout court.

Alors je ne peux vous donner qu’un conseil : faites honneur à la collection « Les grands animaux » –consacrée essentiellement à des classiques oubliés de la littérature américaine– des éditions Monsieur Toussaint Louverture et tenter l’expérience de Et quelquefois j’ai comme une grande idée. Au-delà d’être un superbe objet (à un prix raisonnable, c’est remarquable), c’est également un livre qui va vous marquer. Que vous le vouliez ou non, ces héros ordinaires, frappés par les malheurs de la vie, provoqués par leur propre obstination, ne pourront que vous marquer au fer rouge pour le reste de votre vie.

Hildegarde

De Léo Henry, 2018.

Roman total sur le moyen-âge, Hildegarde est une œuvre difficile à résumer. Et sans doute, aussi, difficile d’accès. Léo Henry est un auteur relativement jeune qui signa exclusivement de la science-fiction jusqu’à ce roman-somme, qui lui prit plusieurs années de sa vie. On avait déjà évoqué ici La panse, son précédent opus, plongée claustrophobique dans les entrailles de la Défense à Paris. Avec Hildegarde, nous sommes très loin de l’univers froid, métallique et citadin de La panse.

Hildegarde de Bingen est une religieuse allemande née à la fin du XIème siècle. J’ignorais son existence jusqu’aux premières pages du pavé d’Henry, alors qu’il semble qu’elle jouisse d’une popularité importante à travers les âges (de son vivant d’abord, mais repris de nombreuses fois au cours des siècles suivants, jusqu’à sa canonisation sous Benoit XVI en 2012). Femme inclassable, elle est une religieuse atypique, qui se partagea entre les prédictions mystiques, l’invention d’un vocable propre ou encore la rédaction de traités naturalistes sur la faune et la flore rhénane.

Mais ceci n’est pas tellement important. Car si Hildegarde est l’ancre qui lie les diverses parties du roman de Henry, elle n’en est cependant pas le personnage principal. D’aucun y verront une relecture du dogme chrétien, puisque le roman contient tant une allégorie de la Genèse qu’une réinterprétation de l’Apocalypse. J’y vois plutôt une peinture livresque, romanesque (dans le sens premier du terme) d’un moyen-âge réifié. Extrêmement documenté –de l’aveu même de l’auteur, le roman contient finalement assez peu de fiction, Léo Henry s’étant contenté d’imposer sa patte stylistique sur des épisodes « historiques » épars-, Hildegarde navigue entre les grandes thématiques et réalités de l’époque qu’il décrit.

On passera donc de confessions pastorales et chrétiennes sur la vie des monastères et couvents à une relation dure de la croisade de Godefroid de Bouillon pour reprendre Jérusalem. On y lira également une réécriture du Perceval de Chrétien de Troyes, en forme d’hommage aux chansons de geste tellement populaire sous Aliénor d’Aquitaine, contemporaine d’Hildegarde. Et également le récit de la vie de troubadours sous Frédéric Barberousse. Au centre du bouquin, et uniquement par témoignages croisés, on découvre la vie d’Hildegarde, à travers de le verbe de celles et ceux qui l’ont connu. Ce texte central est le pilier qui distribue les chapitres, les histoires et les styles autours de lui.

Henry alterne en effet le récit guerrier avec les dialogues ésotériques, en passant aussi par le témoignage historique factuel. Vous l’aurez saisi : Hildegarde n’est pas un bouquin pour les mous du ciboulot, pas un texte à picorer le soir avant de s’endormir. C’est une lecture touffue, ardue parfois, mais passionnante de bout en bout. Par ses choix de style et sa structure asynchrone, sans unité de lieu, de temps ou de protagoniste, Hildegarde dresse presque volontairement des barrière pour empêcher le lecteur de se centrer sur le cœur de son propos : être un roman-univers qui s’approprie la religion chrétienne d’un œil critique, parfois acerbe, pour en exposer les fondements, les croyances, les abus et, aussi, la beauté, la grâce et l’intelligence à travers ses traits de pinceaux successifs.

Je ne peux que conseiller au lecteur désarçonné après quelques chapitres de persévérer : si Hildegarde n’a pas l’ambition didactique du Royaume d’Emmanuel Carrère, il ne souffre pas non plus des défauts parfois nombrilistes de celui-ci. Plus qu’un livre, c’est une expérience, un voyage prenant et mystique à travers une époque qui fut en même temps très belle et en même temps affreuse. La Volte, pourtant spécialisé dans les littératures de l’imaginaire, a eu le bon goût de publier ce roman dont la diffusion fut relativement confidentielle en 2018. C’est dommage : Hildegarde mérite bien davantage. A découvrir d’urgence.

PS: et pour ceux qui ne seraient pas encore convaincu, je ne peux que titiller votre imagination en vous rappelant qu’Hildegarde, son personnage et son mythe, a, au fil du XXème siècle, repris tant par les nazi pour son germanisme, que par les musiciens pour les égéries et compositions qu’elle laissa derrière elle et, enfin, par les bobos écolos pour son travail encyclopédique sur la faune et la flore de sa région. Ce grand écart la rapproche, en quelque sorte, du personnage de Jeanne-d’Arc et des contradictions qui l’entoure.