Baptism

De Kazuo Umezu, 1974-1976.

En me baladant dans une librairie spécialisée en BD l’autre jour (il faut bien anticiper un énième lockdown), j’ai été très surpris de constater que Glénat continuait à éditer certains mangas de son back catalogue que je pensais hors commerce depuis des années. Et c’est ainsi que j’ai pu acheter les volumes 3 et 4 (sur 4) de Baptism, un classique du manga d’horreur par nul autre que le très fameux Kazuo Umezu. Par un quelconque concours de circonstances, je n’avais dans ma bibliothèque que les deux premiers tomes qui prenaient piteusement la poussière depuis tout ce temps dans l’espoir hypothétique de se voir rejoindre par les numéros manquants. L’occasion était donc trop belle.

Kazuo Umezu, pour ceux qui ne le connaissent pas, est l’un des pionniers du manga moderne, au même titre qu’Osamu Tezuka ou Leiji Matsumoto. Bien qu’ayant débuté dans le shojo et que son œuvre la plus vendue soit Makoto-chan, une comédie burlesque et absurde, Umezu est surtout connu sous nos latitudes pour ses mangas d’horreur. Glénat avait ouvert le marché voilà bien des années en publiant coup sur coup dans leur collection bunko (le bunko est une forme plus petite et plus épaisse que les mangas que l’on trouve traditionnellement et que les japonais affectionnent particulièrement pour les rééditions « à bas prix » des grands classiques) le monumental L’école emportée et, donc, Baptism. Il faudra attendre de nombreuses années pour qu’un autre éditeur, Le Lézard Noir, se lance dans la publication d’autres œuvres horrifiques de l’auteur, donc un autre titre fleuve ; Je suis Shingo.

Revenons à Baptism. Première bizarrerie, le titre est pré-publié dans le magazine Shôjo comics (où ont pu être pré-publiés, par exemple, Fushigi Yuugi, Georgie! ou Kare First Love). Donc pour un cœur de cible commercial de petites filles, disons, entre 8 et 14 ans. Pourtant, même si les protagonistes principales de Baptism sont en effet des fillettes, c’est clairement un récit d’horreur.

En deux mots, un actrice star perd de sa superbe alors que les années commencent à marquer son visage. Elle décide alors de se retirer de la vie publique et d’avoir un enfant, une fille, le plus rapidement possible. Alors que cette dernière, Sakura, atteint l’âge de 8-9 ans, elle découvre sur un quiproquo la véritable raison de sa naissance : sa mère entend bien transplanter son propre cerveau dans la boîte crânienne de sa fille et, ainsi, revivre une seconde jeunesse à l’abri des affres du temps qui passe. Et… elle y parvient. Je veux dire : la mère, l’actrice, trépane sa fille avec l’aide d’un mystérieux médecin, fait placer son cerveau dans le corps de sa progéniture et usurpe sa place à l’école. J’oublie de dire que son premier acte, à son réveil, est d’écraser le cerveau de sa fille abandonné par le médecin maléfique et d’enterrer son précédent corps au fond du jardin…

Et c’est sur cette introduction quand même vachement trash que la jeune Sakura, avec le cerveau d’une femme de 50 ans, va manipuler les copines de sa fille et séduire son professeur. En un mot comme en dix, Baptism est pour le moins malsain. Porté par la patte graphique tellement reconnaissable d’Umezu, dont les personnages semblent toujours figés dans l’effroi, Baptism est une véritable descente aux enfers dans les affres d’une psyché malade, d’une femme qui refuse de vieillir et qui est prête à toutes les extrémités pour avoir une seconde chance.

Court, frappant, Baptism constitue une belle pierre dans l’édifice gothique et dérangé qu’est l’œuvre d’Umezu. Il n’a pas le souffle épique (dans l’horreur, entendons-nous bien !) de L’école emportée, mais on y sent les efforts que le mangaka met pour tenter d’amener un public qui ne lui est à priori pas acquis (les fillettes ?!) vers un genre nouveau pour elle. Ses tentatives de mettre en scène des rivalités scolaires, trame de fond de nombre de titres shôjo tournent d’ailleurs assez vite courts. Sakura, contrairement à ses condisciples des shôjos plus traditionnels, ne s’embarrasse pas de drama. Si une fille devient trop curieuse, elle l’enterre vivante. Si la femme du professeur qu’elle convoite devient gênante, elle la torture et la fait passer pour folle…

Bref, du Umezu tout craché. Le « personnage » d’Umezu, cet éternel adolescent de plus de 80 ans maintenant, très mince dans son inamovible t-shirt à manches longues strié rouge et blanc, est aussi indéfinissable que son œuvre. Ce que j’écris ci-dessus ne rend pas justice au manga. J’espère simplement ne pas vous avoir découragé ou dégouté. Même si la moralité de l’ensemble est douteuse et si la fin est malheureusement très décevante, mal amenée et invraisemblable dans la logique interne du récit (bizarrement), Baptism reste à mes yeux un grand succès : c’est un récit effroyable qui joue sur l’une des pires peurs que l’on peut avoir ; être trahis et persécuté par ses propres parents. A ne probablement pas mettre dans les mains d’une petite fille de huit ans. Sacrés japonais !

Kirihito

D’Osamu Tezuka, 1970-1971.

(J’avais prévenu que je parlerais un peu plus de BD. je tiens parole !)

M’étant récemment replongé dans ma collection (innombrable et chaotique) de mangas, je n’ai pu résister à la compléter avec quelques classiques qui, pour une raison ou une autre, m’échappèrent lors de leur publication originale en français. C’est le cas de Kirihito, édité il y a presque 15 ans chez Akata dans sa collection seinen qui présentait alors les classiques adultes de Tezuka que sont et restent Barbara et Ayako. Est-il utile de présenter Tezuka ? Je doute que cela soit réellement nécessaire, mais sait-on jamais que vous ne soyez tombé ici qu’en raison de la littérature SFFF et que le manga vous ait toujours repoussé (improbable, mais qui sait ?). D’abord je vous dirais de réviser votre jugement, car le manga n’est pas un style ni un genre, mais bien un médium, comme le roman ou la bande-dessinée. Derrière l’image d’Épinal médiatique que certains avalent encore, il faut continuer à affirmer que la bande-dessinée japonaise est aussi diversifiée, multiple et passionnante que ses homologues américaine ou franco-belge. Et si les étals des librairies ont tendance à faire la part belle à un certain type de production, commerciale et formatée, ceci est valable pour les mangas comme pour tous les autres types de publications ! Et derrière les Musso et les Lévi se cachent nombre de bouquins plus complexes, plus étonnants, plus enrichissants.

Ensuite, je vous dirais que c’est exactement la même chose avec les mangas. Si vous écartez la foisonnante (et souvent insipide) production de shônens et de shojos interchangeables actuelle (*), vous trouverez quelques perles, quelques éditions à contre-courant. Et Delcourt, à qui appartenait Akata (elle-même fondée par l’ancien directeur de collection de Tonkam, l’une des maisons historiques de l’édition du manga en francophonie et encore active aujourd’hui -elle appartient à… Delcourt!- , même si nettement plus discrète qu’au tournant du siècle), est de ces maisons d’édition qui valorise leur acquis, même s’ils sont peu commerciaux. D’où la nouvelle publication, dans une collection prestige, de Kirihito d’Osamu Tezuka.

Tezuka, au-delà de la définition tarte à la crème d’être le « Dieu du manga« , est avant tout un conteur d’histoires. Nous pourrions gloser pendant de nombreux paragraphes sur le fait que l’homme à lui seul a réinventé un genre, a importé les codes du cinéma d’animation et du mouvement dans la bande dessinée, a influencé et continue à influencer tous les mangakâs qui se respectent (et probablement le reste de la bande dessinée mondiale). Nous pourrions. Nous pourrions également tenter de comparer l’impact de Tezuka avec celui que la ligne claire d’Hergé a eu sur la bande dessinée européenne ou que Walt Disney a eu sur l’animation en général. Tout cela est vrai et intéressant. Mais, nous passerions à côté de l’essentiel. Tezuka est un artisan, un homme qui n’a jamais arrêté de produire, dessinant encore des planches jusque sur son lit de mort. Et c’est cet héritage qu’il convient de connaître, de parcourir, d’apprécier.

Laissons aux exégètes de gloser sur l’impact de l’œuvre pour aborder l’œuvre elle-même. Kirihito est un manga du milieu de carrière de Tezuka. On est vingt ans après le Roi Léo et Astro et presque vingt ans avant Ludwig B. ou Midnight. A l’orée des années 70, Tezuka a envie de sortir de sa zone de confort et se lance dans des seinens plus sombres, réalistes. Après quelques récits courts dans Le Cratère ou Phénix, Tezuka se lance donc dans une fresque de plus longue ampleur, qui laisse présager les classiques Bouddha ou L’Histoire des 3 Adolf. Kirihito sera l’une de ces œuvres de transitions, l’une de ces pierres dramatiques sur laquelle il bâtira une deuxième vie professionnelle, humaniste mais sombre, loin de l’optimisme souvent enfantin (sans que cet adjectif ne soit un jugement de valeur !) de ses débuts.

Dans Kirihito, nous suivons la vie d’un jeune médecin, Kirihito, qui, dans le cadre des ses recherches universitaires, tente de comprendre une terrible maladie qui frappe un village reculé de l’arrière-pays japonais. Une forme d’atavisme semble toucher les habitants, qui développent un faciès canin et voient leurs membres s’atrophier et progressivement se paralyser jusqu’à la mort du sujet. Kirihito, malheureusement, est la victime d’un piège de son supérieur, le professeur en charge de l’unité médicale dans laquelle il travaille et qui se méfie de ses accointances avec un groupe de jeunes médecins libertaires qui entends remettre en cause l’ordre établi du monde médical japonais (nous sommes seulement deux ans après mai 68 quand Tezuka se lance dans la rédaction de ce manga, pour rappel). Retenu prisonnier dans ce village perdu, il finit par contracter la maladie qu’il était venu observer et se voit, à son tour, affreusement défiguré.

Débute alors une longue épopée au cours de laquelle Kirihito aura à affronter nombres de dangers extérieurs et de tourments intérieurs pour accepter ce qu’il est devenu et retrouver une certaine place dans la société des hommes. Il est impossible de développer davantage cette épopée humaine de plus de mille planches sans vous en dévoiler trop, raison pour laquelle j’en resterais là dans ma tentative de résumé. Il me faut simplement ajouter que, pour celles et ceux qui n’ont jamais ouvert un Tezuka de leur vie, Kirihito offre mille et un développements en gardant malgré tout une trame générale cohérente et logique qui tient le lecteur en haleine tout au long de ces quatre tomes réédités ici en un seul (gros) tome.

Et Kirihito est une excellente porte d’entrée dans l’œuvre (adulte) de Tezuka. Maelstrom d’aventures et de sentiment, l’on retient surtout en tournant la dernière page de ce roman graphique (on croirait l’expression inventée pour lui !) l’incroyable mélancolie qui s’en dégage, à part également avec l’humanisme volontaire que Tezuka ne peut s’empêcher de distiller dès qu’il en a l’occasion. Kirihito est une histoire dramatique. Peut-être même une tragédie moderne. Ses personnages principaux, qui semblent toujours être archétypaux au premier abord, sont d’une richesse et d’une profondeur que peu d’auteurs de bande-dessinée arrivent à construire au fil de leur récit. C’est également une formidable fable sur le pouvoir, sur la trahison, sur l’amour et sur la condition de l’humanité en général. Rien que ça.

Delcourt fait donc œuvre utile en (re-)publiant les grands classiques de Tezuka dans une édition de prestige qui, bien qu’un peu chère, nous (re-)donne accès à quelques-unes des meilleures BD du siècle dernier, pierres angulaires d’une production nationale aussi prolifique que novatrice. Cette réédition a aussi le mérite de rendre justice au trait de Tezuka qui, bien que simple, trouve enfin un écrin à sa juste valeur dans une édition de luxe grand format et une impression plus correcte que dans les versions poches parfois vite abimées d’il y a 15 ans. Le grand format nous permet également d’apprécier particulièrement les « essais » de Tezuka dans un autre style, plus réaliste et fouillé que sa production habituelle, davantage cartoonesque et simpliste. Kirihito est un classique qui mérite son titre ; il marque un tournant dans la carrière de l’un des auteurs de BD les plus influents depuis que le genre existe et a le mérite, en prime, d’être une histoire passionnante, drôle, triste, horrible et pleine d’espoir. Bref, du Tezuka comme on a appris à l’aimer après toutes ces années.

(*) D’aucun vous dirons que l’âge d’or des shônens et des shojos est derrière nous et que la production actuelle est insipide. J’y vois personnellement un simple phénomène générationnel. Nous savons tous que nous aimons par-dessus tout la musique de notre adolescence (on y revient toujours). C’est exactement la même chose : le meilleur shônen est forcément celui que nous avons suivi passionnément quand nous étions le cœur de cible commerciale du manga en question. Dragon Ball restera pour moi l’indétrônable shônen de ma jeunesse et ma référence absolue dans le genre. Est-il pourtant objectivement meilleur que Naruto, One Piece ou One Punch Man ? Je serais bien incapable de le dire. Mon rapport à l’œuvre de base est trop sentimental pour que je puisse avoir un avis rationnel, même si je n’ai rien contre les trois autres shônens cités.

L’Appel de Cthulhu

De Gou Tanabe & H.P. Lovecraft, 2019.

Ki-oon poursuit son excellente initiative de publier les grandes œuvres de Lovecraft mises en image par Gou Tanabe. Après Les Montagnes hallucinées, La Couleur tombée du ciel et Dans l’Abîme du temps, c’est donc au tour d’un autre texte fondateur du reclus de Providence de tomber sous les pinceaux de Tanabe. L’Appel de Cthulhu, déjà adapté de très nombreuses fois par de très nombreux auteurs, est _le_ texte à la base de la mythologie moderne lovecraftienne. Ce n’est pourtant ni le premier à aborder les grands anciens ni même le meilleur texte de Lovecraft, mais il n’en demeure pas moins l’un des plus visuels, des plus cinématographique et, donc, l’un de plus aisément adaptables.

Et Gou Tanabe s’en est donné à cœur joie : son trait précis sert à merveille les univers cyclopéens chers à Lovecraft. Il se permet même quelques libertés pour dramatiser les évènements qui nous sont comptés. Bien sûr, l’adaptation reste fidèle à la construction enchâssée du texte d’origine : on a toujours affaire avec un jeune héritier qui découvre dans les papiers de son oncle, à postériori, les recherches universitaires de ce dernier sur un culte aussi ancien que mystérieux. Et de les poursuivre lui-même à la recherche de témoins clés, de l’artiste maudit ayant produit des sculptures démoniaques dans un épisode de folie, aux confessions d’un inspecteur de police confronté au culte au plus profond des bayous de la Louisiane. Sans oublier, bien sûr, le récit glaçant d’un marin norvégien directement témoin de l’indicible.

A l’instar des précédents titres dans la même collection, Gou Tanabe s’approprie réellement le texte de Lovecraft pour y mettre sa touche personnelle. Les yeux de ses personnages, en particulier, ne peuvent que marquer le lecteur occasionnel de bande-dessinée. Très loin des graphismes habituels du manga, le trait est très recherché et finalement très européen. Et c’est un choix graphique construit de la part de Tanabe, si j’en crois le nettement moins connu The Outsider, publié il y a déjà quelques années chez Glénat. Ce recueil de nouvelles mises en image, débutant déjà par une adaptation de Lovecraft avec la nouvelle éponyme, faisait la part belle à des récits plus japonais dans la forme comme dans le fond. Et ses histoires d’horreur au temps d’Edo ressemblent davantage à ce que fit, par exemple, Hiroaki Samura sur L’Habitant de l’Infini pendant de nombreuses années.

Glénat doit d’ailleurs se mordre les doigts d’avoir laissé les droits d’adaptation de Tabane filer chez Ki-oon. La maison d’édition, relativement modeste, est parvenue à imposer sa collection Lovecraft en tête de gondole dans la plupart des librairies spécialisées ou généralistes, réalisant en cela sans doute les meilleurs chiffres de vente de seinen depuis la publication des Taniguchi chez Casterman. C’est d’autant plus intéressant que Tanabe n’est pas, comme Taniguchi, présenté partout comme « un auteur à l’européenne« . Ce phénomène d’assimilation propre à une certaine culture francophile a épargné l’auteur des Chefs-d’œuvre de Lovecraft, lui laissant ainsi son identité culturelle propre, tablant tant sur les fans de mangas que sur les fans de fantastiques, deux marchés de niche s’alliant pour un meilleur résultat.

L’Appel de Cthulhu de Tanabe est une superbe adaptation. Si elle force le trait sur l’action, là où le texte de Lovecraft est évidemment moins visuel, elle modernise réellement l’œuvre en la rendant accessible à un public qui en est peut-être moins familier. L’adaptation graphique de Thomas Baranger, sortie voilà déjà deux ans chez Bragelonne, est également une œuvre exceptionnelle. Mais, si elle est également spectaculaire avec ses formidables illustrations, elle n’en demeure pas moins plus classique, plus froide. Le passage à la BD, surtout à la BD japonaise qui bénéficie traditionnellement d’une pagination beaucoup plus importante que sa cousine européenne, rend le récit dynamique, fidèle et effrayant. A consommer sans modération.

Alita: Battle Angel

De Robert Rodrigez, 2019.

Après des années et des années de « development hell », l’annonce de la mise en chantier effective de l’adaptation en film live de Gunnm, le formidable manga de Yukito Kishiro, m’avait a l’époque filé des sueurs froides. Le spectre des adaptations internationales précédentes de manga/d’anime en films live, façon Dragon Ball Evolution, me revenaient alors en mémoire. Et ce n’étaient pas des bons souvenirs, bien sûr. Surtout qu’entretemps, nous avions eu le très moyen Ghost in the Shell. Cependant, le Nicky Larson de Lacheau a démontré qu’on pouvait ne pas être japonais et faire une bonne adaptation, donc l’espoir était permis.

Et qu’est-ce que ça donne au final ? Eh bien une demi-réussite. C’est nettement moins pire que je l’imaginais. Mais le film est malgré tout loin d’être épargné par les défauts classiques d’une adaptation hollywoodienne. Bon, commençons par vous raconter en deux mots de quoi ça parle. Je ne suis pas sûr que ce soit réellement nécessaire, vu que Gunnm est quand même un pilier de la culture manga, même en francophonie, depuis sa première parution il n’y a pas loin de 30 ans. Mais bon, pour ceux qui ne sont pas trop versés dans les japonaiseries, Gunnm (et donc Alita: Battle Angel) nous raconte l’histoire d’une jeune et jolie androïde (corps mécanique, cerveau humain) retrouvé sur une décharge par le Docteur Ido (Daisuke dans le manga, Dyson dans l’adaptation US). Ce dernier répare les gentils robots de « La Décharge« , l’une des dernières grandes villes de la Terre après une guerre cataclysmique entre la Terre et Mars quelques décennies plus tôt.

La Décharge porte ce charmant petit nom car elle est, assez littéralement, la décharge à ciel ouvert de la cité volante de Zalem, la dernière des mégacités du monde, refuge de la classe supérieure. Mais le Docteur Ido n’est pas qu’un gentil médecin. C’est également un chasseur de prime qui tue les criminels de La Décharge la nuit à grand coup de marteau mécanique. Ido baptisera assez vite la jeune androïde du nom d’Alita (dans la version US, Gally dans le manga) après l’avoir réparée. Et, à nouveau, on comprendra assez vite qu’Alita, jeune fille innocente et naïve au début du film, cache en fait une machine à tuer aussi rapide qu’efficace. Et j’invite ceux que ce court résumé intrigue de se jeter sur le manga, édité et réédité depuis des années chez Glénat. Et plus sur le manga que sur le film.

Commençons par ce qui marche dans le film : visuellement, Rodriguez ne s’est pas moqué de nous. Zalem et La Décharge sont bien rendues. Alita/Gally, personnage en motion capture, est super réaliste (malgré ses grands yeux qui ont fait débat lorsque la bande d’annonce est parue mais qui ne détonnent absolument pas dans le film). Le film contient même ce qu’il faut de fan-service : il adapte les deux-trois premiers tomes du manga (l’histoire de Hugo, qui avait déjà été adapté dans une version animée très moyenne dans les années 90), mais inclus par exemple des courses de MotorBall, qui apparaissent plus tard dans le manga, mais donnent des visuels spectaculaires. Et, oui, on a droit aux combats avec du Panzer Kunst, avec du plasma et on a droit aussi à un gros plan sur Alita/Gally lorsqu’elle peint les deux traits métalliques sous ses yeux qui rendent le personnage autant kawaï que badass. Et l’histoire ne fait pas totalement l’impasse sur le côté sombre du manga non plus, avec la présence de Vector, la vie assez trouble de Hugo (le beau gamin dont Alita/Gally ne peut évidemment s’empêcher de tomber amoureuse) ou encore la présence fantomatique du méchant de la série, le mystérieux Desty Nova.

Autre bonne surprise : le casting. L’inconnue Rosa Salazar fait une très jolie Alita. Christoph Waltz, égal à lui-même, donne une version d’Ido vieillie et peu plus papy gâteau mais qui marche quand même. Et les seconds rôles de Mahershala Ali en tant que Vector ou encore de Ed Skrein comme Zappan marchent parfaitement. Seul petit regret, côté casting, Keean Jonhson fait un peu trop beau gosse de romcom pour adolescente pour être un Hugo crédible. Hugo, dans le manga, n’a rien d’un leader charismatique. C’est juste un gamin paumé à la vie tragique qui se berce d’illusion et qui provoque un sentiment presque maternel chez Gally/Alita. Ici, on a juste le quarterback lambda dont la back story tragique tombe du coup un peu comme un cheveu dans la soupe.

Ce qui m’amène à mon problème principal avec film. Gunnm n’est pas un shonen. Ce n’est pas un seinen non plus, mais c’est un manga segmenté pour un public intermédiaire (les grands ados, quoi). Et Alita: Battle Angel est un film tout public (enfin, PG-13, pour être exact). Du coup, on a en effet une adaptation du manga sous les yeux, mais une adaptation très très édulcorée. Gunnm est un manga sombre où l’espoir est peu présent. Tous les personnages (Alita/Gally comprise) cachent de sombres démons dans leur passé. Rodriguez nous livre, surtout au début du film, un film post-apocalyptique où les décors sont très colorés et presque… joyeux. La population locale a l’air en bonne santé et on assiste même, un peu gêné, à une sorte d’entraînement aux patins à roulettes (en prévision du MotorBall qui… se joue en effet sur des patins à roulettes, mais à 250 km/h) entre ados en bonne santé et tout droit sortis d’une pub Benetton.

Pourtant, le film n’est pas avare en scènes d’action. Mais elles semblent très … molles par rapport à ce que le manga propose. Même quand Alita fini par se rappeler qu’elle maîtrise le PanzerKunst, j’ai eu la méchante impression de voir des combats au ralentit. Les deux exemples les plus frappants de « mainstream-isation » du manga sont sans doute 1) le fait d’avoir affublé Ido d’une ex-femme et d’une raison très paternelle de s’occuper d’Alita et 2) d’avoir complètement modifier le personnage tragique de Makkaku (un orphelin brûlé à l’acide et jeter dans les égouts de la décharge, récupéré par Desty Nova pour en faire un vers géant qui se nourrit du cerveau de ses proies humaines) en le remplaçant par un gros robot lambda un peu bourrin. Dans le même ordre d’idée, cela m’a perturbé qu’ils ont mis des têtes humaines à tous les participants du MotorBall là où Kishiro avait justement choisi une approche biomécanique beaucoup plus extrême pour développer leurs particularités de combat.

Alita: Battle Angel n’est donc certes pas un ratage complet, mais il n’arrive pas à la cheville de son matériau d’origine. Le script de James Cameron et de Laeta Kalogridis est en même temps étonnamment fidèle à la trame du manga tout en s’en éloignant pour des raisons de malheureux politiquement correct. Si les producteurs n’avaient pas visé le PG-13 mais s’étaient lancé dans une adaptation rated-R, le film aurait sans doute connu un succès moindre (le film, sans être un hit, a fait un score honorable, puisqu’il a rassemblé pas moins de 400 millions de dollars au box-office mondial) mais nous auraient donné un film plus noir, punchy et fidèle à l’esprit du manga. En résumé, Alita: Battle Angel est sans doute un bon film de SF, rythmé, bien joué et bien réalisé pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre. Mais, à ceux-là, je dirais simplement : laissez tomber le film, plongez-vous dans le manga ! C’est d’un tout autre niveau.

PS : Et ce résultat en demi-teinte ne va pas arranger les projets, eux-aussi bloqués en development hell depuis des années, d’adaptation live US d’Akira et d’Evangelion. Tant mieux ? Et on souhaitera beaucoup de patience à Edward Norton, dont le caméo en Desty Nova tout à la fin d’Alita: Battle Angel laissait présager un deuxième volet qui… ne semble pas prêt de voir le jour.

Vagabond

De Takehiko Inoue, 1998 – en cours

Bien que cela ne soit pas encore apparu clairement dans ces pages, j’étais et je reste encore un grand amateur de mangas. Plus, probablement, que d’animes. La raison en est toute simple : là où l’adaptation de saga romanesque en films ou séries télés a souvent comme corolaire la perte de nombreux détails qui font le charme du matériau d’origine, l’adaptation de mangas en animes a souvent l’effet inverse : une extrême dilution. Et les nombreux épisodes « filler » que les studios développent en attendant la poursuite des aventures papier sont très souvent d’une qualité nettement moindre (à quelques rares exceptions près, comme la saga d’Asgard dans Saint Seiya).

Mais cessons de tergiverser et revenons à l’œuvre qui nous occupe aujourd’hui. Monument du manga moderne après avoir signé Slam Dunk (seulement troisième manga vendu à plus de 100 millions d’exemplaires à l’époque), Takehiko Inoue a surpris tout le monde, voilà plus de 20 ans, lorsqu’il s’est lancé dans l’adaptation libre du classique d’Eiji Yoshikawa, Musashi (dont une partie seulement a été traduite en français en deux tomes, sous les noms de La Pierre et le Sabre et La Parfaite Lumière). Exit les shônens consacrés au sport, exit le Jump, voilà qu’Inoue souhaitait se lancer dans une expérience nouvelle. Vagabond, tout comme le Musashi de Yoshikawa, nous conte l’histoire, que dis-je, la légende de Miyamoto Musashi, le plus grand bretteur ayant foulé l’archipel nippon.

Et je dis bien la légende, puisque Vagabond tire sa source dans une autre œuvre de fiction et non dans la vie réelle de Miyamoto Musashi, personnage historique, maître d’arme ayant rédigé notamment le Traité des Cinq Roues, mais également artiste de renom, ayant laissé de nombreuses estampes, sculptures et poèmes. Bien sûr, le dit Musashi fait également cela dans le roman de Yoshikawa, et dans le manga d’Inoue. Mais en prenant des libertés avec l’histoire réelle pour en faire un véritable héros de conte, la figure même du rônin accaparé uniquement par la voie du sabre.

Ce qui fait de Vagabond le shônen 2.0. Comprenons-nous bien : Vagabond penche plus du côté des seinens que des shônens. Le ton, les dessins, les réflexions qui le nourrissent en font bien davantage une œuvre adulte qu’une œuvre à destination des plus jeunes. Cependant Inoue est également le génial mangakâ de Slam Dunk, effectivement l’un des plus haletant et des plus beaux shônens de sport jamais sortis (avec, sans doute, Hikaru no Go). L’homme a tout de même réussi, dans le dernier volume de sa série consacré au basket-ball, à faire plus d’une cinquantaine de pages sans le moindre dialogue, sur les quelques dernières secondes d’un match de qualification de l’équipe des protagonistes principaux de Slam Dunk. Moi qui ne suis pas spécialement fanatique de basket, je dois admettre que la tension nerveuse dans ces quelques pages relève d’une véritable maestria au niveau du découpage, de la construction narrative visuelle et de la tension scénaristique (alors même que tout le monde sait comment ça va finir).

Et Inoue d’appliquer ces recettes à l’histoire de Musashi. On rencontre dans les premiers tomes un Musashi (qui s’appelle encore Takezo, à ce stade de sa vie) à peine sorti de l’adolescence, dans les ruines de la très fameuse bataille de Sekigahara. Il s’y est battu. Pas par conviction pour l’une des parties, non, simplement pour se tester et se faire un nom en tant que guerrier. Et à partir de là, Takezo/Musashi n’aura de cesse de poursuivre dans la voie du sabre. Comme dans n’importe quel shônen, il passera d’un ennemi à l’autre, toujours plus fort, toujours plus adroit, toujours plus proche de la perfection. Il affrontera successivement plusieurs écoles martiales pour en sortir l’essence même qui le rendre, lui aussi, toujours plus fort. Jusqu’à devenir le monstre qu’il ambitionnait de devenir : la plus fine lame du Japon. Et c’est à ce moment-là que se pose réellement la question de l’inanité de cette quête, du sens de sa vie, du poids des très nombreux morts qui sillonnent son passage.

Inoue quittera alors progressivement le schéma narratif des shônens pour retomber dans le gekida, ce genre de manga réaliste et sombre tellement à la mode dans les années 70. Cette transition arrive réellement quand Musashi se met à tuer ses adversaires plutôt qu’à les laisser vivre. La perfection de sa lame ne laisse que peu de chance à ces adversaires et l’issue des combats ne fait, bien sûr, aucun doute. Seul Musashi doute. Pas de son habilité, mais du sens qu’il convient de lui donner. Inoue, qui était déjà un très bon dessinateur à la base (Slam Dunk est aussi célébré pour la finesse de ses dessins et le réalisme de ses expressions) se mue petit à petit en véritable artiste. Il abandonne, comme par hasard, ses feutres au profit de pinceaux, plus expressionnistes et en même temps plus précis, lorsqu’il verse davantage dans le gekida. Cela donne nombre de dessins purement et simplement magnifiques. Avec cette énorme injustice qu’il s’agit d’un manga d’action, pour finir, et que le lecteur ne s’attarde donc pas sur ces planches pour effectivement suivre le récit. Les 37 volumes actuels du manga se lisent donc à une vitesse folle, inversement proportionnelle à l’impact qu’il laisse dans nos esprits.

Au fil des volumes, Inoue se permet par ailleurs de prendre des voies parallèles, plongeant dans le passé de ses protagonistes, se concentrant ci et là sur les amis de Takezo/Musashi (Matahachi, son copain d’enfance ou encore Otsu, la fille qu’il aime) et ouvrant une large parenthèse de plusieurs tomes sur la vie de Kojiro Sasaki, le bretteur sourd et muet qui sera le plus formidable adversaire de Musashi. La beauté à couper le souffle du trait d’Inoue, à partir des volumes 15/16 transcendent réellement le matériau d’origine pour en faire une œuvre à mi-chemin entre le manga et l’ukiyo-e, sans son côté statique. Dans son découpage narratif même, Inoue ose des techniques que je n’ai que très rarement vus dans les mangas. Là où le récit est plus que majoritairement linéaire, Inoue ouvre certains combats attendus de longue date par leur conclusion (à l’instar du combat avec Seijuro Yoshioka) avant de passer plusieurs tomes à nous en expliquer les prémisses.

Et c’est également un récit guerrier qui n’hésite pas à prendre son temps pour nous montrer son protagoniste principal, au faîte de sa gloire, prendre du recul et décider de travailler la terre avec une communauté rurale pauvre pour tenter de définir ce qu’est la véritable force. Là aussi, pendant plusieurs tomes (et non simplement plusieurs chapitres). Ce qui en fait également une chronique d’un monde en transition. Même si les parcours individuels ont nettement plus d’importance que le background historique dans cette réinterprétation d’Inoue, on devine en filigrane dans Vagabond un Japon qui en fini doucement mais surement avec ses samouraïs et ses batailles incessantes. Bientôt les armes à feu prendront la place des sabres et ceux-ci seront relégués à un rôle traditionnel d’apparat, estimé et pratiqué par des esthètes avec un certain sens de l’étiquette, mais sans importance réelle dans les conflits martiaux à venir.

Musashi est donc sans doute le dernier grand samouraï, alors qu’il ne le fut jamais réellement (bien qu’il ait travaillé, dans la seconde partie de sa vie, pour des seigneurs terriens et se soit donc progressivement écarté de la voie du rônin) du Japon médiéval tel que nous l’imaginons aisément à la lecture de la production culturelle nippone. Inoue réussi donc l’exploit de nouer le shônen et le gekida dans une œuvre coup de poing qui, bien que nettement moins populaire que Slam Dunk (« seulement » 20 millions d’exemplaires des 37 tomes actuellement disponibles de Vagabond se sont écoulés au Japon, soit 5 fois moins que son aîné dédié au ballon orange) et démontre à la terre entière qu’il est un artiste accompli et un très bon auteur de BD.

… malheureusement, comme tous les artistes, Inoue est également fragile. Les dernières planches de Vagabond furent publiées au Japon en 2015, soit voilà 4 ans, laissant ainsi l’histoire inachevée à la veille du combat mythique entre Musashi et Kojiro, son seul réel rival. Il n’a plus livré de planche non plus pour son autre série, REAL, consacrée au basket en chaise-roulante. L’homme était sans doute à bout, produisant sans discontinuer des planches toutes les semaines de ses 21 ans à ses 48 ans. Mangé par ses œuvres, à l’instar d’Akira Toriyama, Katsuhiro Otomo ou encore Eichiro Oda (va-t-il s’arrêter un jour ?), Inoue a craqué pour une raison que l’on ignore et laisse une œuvre majeure inachevée. Si sa production récente (de nouvelles couvertures pour une réédition de luxe de Slam Dunk) et des annonces de reprises de la prépublication de REAL redonnent de l’espoir aux fans, rien ne garantir que l’histoire de Musahi Miyamoto arrive à son terme sous la plume de Takehiko Inoue. Mais qu’importe, pour finir. Même inachevé, Vagabond reste l’un des meilleurs mangas publiés ces 20 dernières années, par sa beauté comme par sa trame. Et arrêter à la veille de son combat contre Kojiro, alors que l’on sait (si l’on connait l’histoire de Musashi) qu’il s’agira du pic de sa vie de bretteur et qu’à partir de là, il ne fera que s’isoler davantage, on se surprend à penser qu’il vaut peut-être mieux le laisser en l’état. Une fin ouverte, avec un Takezo/Musashi redevenu humain, humble et fort à la fois, plus calme et plus dangereux que jamais. Un véritable bijou à ajouter à votre bibliothèque, si d’aventure vous êtes sensible aux grandes fresques historiques, au Japon, à la beauté du trait ou, tant qu’à faire, aux trois cumulés.