Le Voleur d’art

De Michael Finkel, 2023.

Sous-titré : Une histoire d’amour et de crimes

Michael Finkel est ce qu’il est convenu d’appeler un journaliste-écrivain. Il ne publie en effet pas des romans, mais des portraits d’hommes hors-norme moderne. Son premier coup d’éclat date d’il y a une vingtaine d’année lors de la sortie de True Story : Le Meurtrier et le Journaliste, dans lequel l’auteur décrit son expérience et la relation qu’il a établi avec un meurtrier écroué qui avait également usurpé son identité (celle de Finkel). Il y a une dizaine d’année, Finkel a récidivé avec l’histoire de Christopher Thomas Knight dans son livre Le Dernier Ermite, un ancien cambrioleur américain qui a décidé de vivre coupé de tous contacts humains dans une forêt du Maine entre 1986 et 2013. A la lumière de ces deux livres-témoignages, on constate une certaine attirance de la part de Finkel pour les personnages qui cumulent des destins extraordinaires et un certain mépris pour les lois (le premier était un meurtrier, le second un cambrioleur).

Quoi de plus logique, donc, pour Finkel, que de s’intéresser à l’histoire du français Stéphane Breitwieser, connu mondialement pour avoir été l’un des voleurs d’art les plus prolifiques de tous les temps, à égale mesure avec des personnages de fiction comme Arsène Lupin. Mais c’est précisément là où le bât blesse dès la quatrième de couverture pour moi : présenter un voleur de manière presque romanesque comme un équivalent du personnage inventé par Maurice Leblanc le rend dès le départ beaucoup plus sympathique qu’il ne l’est vraiment.

Revenons en quelques minutes aux faits. Stéphane Breitwieser est un alsacien dilettante, vivant chez sa mère et peu social qui, par ce qu’il décrit comme un concours de circonstances (mal-?)heureux, s’est un beau jour mis à voler des œuvres dans les musées européens. Il clamera, après avoir été arrêté des années après le début de ses méfaits, l’avoir fait par amour de l’Art et par amour de sa compagne d’alors, qui fut son assistante dans nombres de ses vols. Entre le milieu des années 90 et son arrestation en 2001, le couple Stéphane Breitwieser/Anne-Catherine Kleinklauss aura volé des centaines d’œuvres d’art de dizaines de musées européens. Après son arrestation, la police retrouvera une série de pièces dans un canal près de Mulhouse, apparemment jetées par la mère de l’intéressé après son arrestation. Des dizaines d’œuvres sur bois (peintures et autres) auraient été brûlées par sa mère également pour dissimuler les objets du délit et d’autres pièces n’ont jamais été retrouvées. Bref, un terrible gâchis pour la culture européenne en général, des mains d’un couple dont la motivation aurait été, d’après leurs dires, l’attirance pour le beau. Car, toutes ces années après, il n’a en effet jamais pu être démontré que le couple en avait fait un quelconque commerce. Ils volaient et, disaient-ils, entreposaient lesdites pièces dans leur chambre commune, à l’étage de la maison familiale, pour « leur plaisir personnel« .

Et c’est exactement le discours que reprend Finkel dans son bouquin, rédigé sur base d’entretiens avec l’intéressé et différents protagonistes (un ami cadreur, certains policiers, des témoins directs ou indirects) bien des années après le propre livre de Breitwieser, Confessions d’un voleur d’art, publié en 2006. Et le bouquin de Finkel est bien construit, malgré un style un peu quelconque, partant d’un premier portrait du voleur, développant ses principaux coups d’éclat et commentant largement son arrestation et les suites de celle-ci. J’ai cependant un problème de fond avec l’histoire, comme vous l’avez sans déjà compris : j’ai beaucoup de mal à voir les protagonistes principaux comme de gentils idéalistes. Il est d’ailleurs notable que le voleur donnant son titre au bouquin, en filigrane, fini par blâmer sa compagne comme muse de ses vols et sa mère comme complice silencieux et destructrice du patrimoine élégamment emprunté.

Je n’en crois rien. M. Breitwieser est un cleptomane qui a profité du manque de moyens de nombre de musées locaux pour assouvir ses pulsions. Je suis prêt à croire qu’il n’y avait pas là d’intentions bassement pécuniaires, le dossier ne présentant aucune tentative de vendre les œuvres qu’il avait volé. Mais son discours justificatif disant qu’il empruntait là des œuvres mal mises en valeur afin d’en profiter pour lui seul se fissure déjà à sa première arrestation en Suisse, après s’être fait prendre à la suite d’un vol raté dans une galerie commerciale. Et une galerie commerciale n’est pas un musée : les œuvres qui y sont exposées ne sont pas des œuvres mal mises en valeur par des musées désargentés dont on pourrait imaginer « sauver » les œuvres pour profiter d’une forme d’onanisme artistique. Non, ce sont des œuvres vendues au profit des artistes (ou d’autres propriétaires) pour l’onanisme artistique d’un nouveau propriétaire. Donc son acte est bien un simple vol. Et la boulimie dont il fit preuve après quelques années, volant plusieurs pièces sans réel intérêt pour celles-ci, les conservant mal chez lui, voire les abimant définitivement, confirme que l’attrait pour l’art n’est qu’une excuse. Preuve ultime, après avoir été libéré après quelques années de prison, il a été repris pour vol à l’étalage, confirmant en cela sa cleptomanie maladive.

Je suis donc assez peu convaincu par ce portrait d’un triste individu et par le choix de Finkel de lui trouver toutes sortes de circonstances atténuantes ou d’excuses. Je peux comprendre qu’il ait été charmé par le bonhomme, les grands artistes de la cambriole pouvant se revêtir d’un manteau de romantisme, mais la conclusion reste la même. A cause d’un imbécile qui se croyait tout permis, la France, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark ont irrémédiablement perdu une partie de leur patrimoine. Et si les différentes polices concernées semblent assez inefficaces, je peux comprendre leur incompréhension face à un profil il est vrai atypique. Reste un livre qui ressemble par bien des aspects à une variante du syndrome de Stockholm : Finkel, apparemment attiré par les personnages aux marges de la légalité, fini par pardonner aux criminels. Sans doute très chrétien, mais à côté de la plaque à mes yeux.

Deux Faucons de l’autre Terre

De Philip José Farmer, 1979.

Publié une première fois sous le nom de La Porte du temps en 1983, traduit de The Gate of Time, daté de 1966, Deux Faucons de l’autre Terre est en fait la traduction, cette fois-ci complète, de la version mise à jour par l’auteur du roman Two Hawks from Earth de 1979. Bref, oubliez les aléas des révisions et des traductions, la version poche sortie chez Hélios en 2021 est bien la version définitive de cette uchronie classique, telle qu’imaginée par son auteur, Philip José Farmer. Et ce dernier est l’un des derniers grands auteurs classiques, aux côtés d’Asimov et de C. Clarke dont nous n’avons pas parlé en ces colonnes. Encore faut-il préciser que José Farmer, comme C. Clarke en fait, a traversé les époques, passant allègrement de la SF américaine de l’âge d’or des années 50 à la SF plus mature, inquiétante et désespérée des années 70. Né à la fin de la première guerre mondiale, il a débuté comme le veut la forme d’alors par des nouvelles dans les années 50 avant de verser dans le roman à partir des années 60 et jusqu’aux années 90 (il est décédé à la fin des années 2000). Entre les deux, il aura livré deux grandes sagas de SF qui sont aujourd’hui considéré comme des classiques : la Saga des Hommes-Dieux (7 romans) et le Fleuve de l’éternité (5 romans), que je n’ai pas lu jusqu’à maintenant et ne peut donc commenter intelligemment.

Deux Faucons de l’autre Terre est donc un roman appartenant à la deuxième carrière de l’auteur, après qu’il se soit détaché des tropes de la SF positiviste des années 50, marquée par des histoires simples et des peurs identifiées, pour verser déjà dans un anticipation moins dichotomique, davantage inspirée par les réalités sociales changeantes de la seconde moitié des années 60 et le début de la désillusion américaine avec, notamment l’enlisement au Vietnam ou sur les autres fronts de la Guerre froide, qui inspirèrent sans doute les quelques révisions et ajouts apportés à l’auteur dans le roman à la toute fin des années 70.

Pour faire simple, le roman débute par l’arrivée d’un journaliste dans le nord de l’Europe pour interviewer un dénommé Roger Two-Hawks (étrange de la part du traducteur d’avoir traduit le nome du protagoniste dans le titre du roman et non dans le corps du texte, mais soit), célébrité de la dernière guerre mondiale, avant son départ vers une nouvelle aventure. A Two-Hawks de raconter alors son histoire, qui occuper la majeure partie des 350 pages du bouquin. Et celle-ci débute alors que ledit Two-Hawks est pilote d’un avion allié, prêt à bombarder une base arrière logistique du IIIème Reich quelque part en Roumanie avant de se faire abattre par un avion allemand en ayant eu le temps de le toucher également. Seulement, Two-Hawks et l’unique autre survivant de leur bombardier se rendent assez vite compte que quelque chose cloche : le Roumanie dans laquelle ils étaient sensé s’être abîmés n’est pas tout à fait celle à laquelle ils s’attendaient…

Les habitués de la SF auront rapidement compris que les protagonistes (Two-Hawks, son second et le pilote allemand) sont passés par une porte dimensionnelle pour arriver sur une Terre parallèle, découvrant ainsi petit à petit une société uchronique en même temps proche et très éloignée de la Terre que l’on connait. En effet, sur cette autre Terre, le continent américain n’a jamais émergé des eaux de l’Atlantique/du Pacifique (eh oui ! s’il n’y a pas de continent américain, il n’y a pas de démarcation entre les deux grands océans terrestres !), avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la biodiversité (pas de café, pas de chocolat, pas de patates !), sur la géophysique (pas de gulf stream, la Grande-Bretagne ayant donc un climat quasi-arctique) et sur les grands mouvements de population. Et c’est ce dernier point en particulier qui fait tout le sel du roman : les amérindiens existent bel et bien sur cette Terre parallèle, mais ils se sont installés au gré des migrations historiques en Europe centrale. Les suomis ne sont pas en Finlande, mais au Japon. Les celtes sont restés en grandes-bretagnes alors que les angles ont disparu. Plus étrange encore, c’est une Terre où la population arabe existe, mais ou les noirs africains n’existent pas. Et Two-Hawks, étant lui-même iroquois et s’étant servi de l’armée américaine comme chausse-pied social, se retrouve donc dans une position inédite pour lui. Son peuple existe mais ne le reconnait pas (les langues ont évolué différemment : au début du roman, personne ne se comprend). Il est détenteur d’un savoir technologique avancé (en effet, sur la Terre parallèle, pas de caoutchouc, donc pas de roue souple sur les engins de guerre ! et une maîtrise amoindrie des technologies fait que les Allemands locaux en sont restés au zeppelin, alors que Two-Hawks est pilote de chasseur !) et devient donc rapidement un asset de guerre important pour les différentes nations qui se déchirent en Europe continentale (ça, ça reste valable sur cette Terre parallèle, malheureusement).

Et le roman de suivre Two-Hawks dans ses pérégrinations et ses dilemmes moraux, qui le feront passer d’un camp à l’autre, forcé parfois par le pilote allemand qui n’a pas temps de scrupule. Jusqu’à la révélation finale [SPOILER] qu’on sent quand même venir assez vite : Two-Hawks lui-même ne vient pas de la même Terre que le pilote nazi. Si ce dernier vient bien de l’Allemagne des années 40 que l’on connait sur notre Terre, Two-Hawks vient lui d’une autre Terre, assez similaire à la nôtre, mais où la seconde guerre mondiale oppose toujours l’austro-hongrie au reste du monde et non l’Allemagne du troisième Reich. [/SPOILER]. Le livre de se conclure alors sur une tentative de la part de Two-Hawks de retourner chez lui à travers un autre portail dimensionnel reliant les diverses Terres avec un retournement final que je ne vais pas vous dévoiler ici afin de vous préserver le plaisir de lecture.

Mais que vaut le bouquin, pour finir ? Et bien je suis assez mitigé après l’avoir terminé il y a déjà quelques jours. Si le roman est bien écrit, érudit et haletant, il y a néanmoins quelques longueurs où José Farmer nous expose à répétition les différences qui existent entre les deux Terres concernées, les trajets de l’un ou l’autre groupe ethnique. Evidemment, cela s’explique par le fait qu’aucun des noms des pays ou des peuplades européennes n’est similaire dans le roman, ce qui force le lecteur à un jeu mental pour essayer de resitué les « nouvelles » nations sur une carte relativement similaire à la nôtre (je dis relativement puisque, par exemple, au-delà du fait que le continent américain n’a jamais émergé des eaux, à l’exception de quelques iles constituées par les sommets des rocheuses, l’Inde, par exemple, s’est bien détachée de l’Afrique mais sans aller s’encastrer dans le continent eurasiatique, nous privant par exemple de la chaine de l’Himalaya et de la civilisation tibétaine). Mais ces explications à répétition sont parfois un peu laborieuses.

De même, et même si je comprends que le récit l’exige, il y a tout de même une grande facilité scénaristique qui me dérange un peu : notre protagoniste principal, Roger Two-Hawks, de la nation iroquoise de sa Terre d’origine, ne mets que quelques semaines à apprendre les différents idiomes pratiqués sur la Terre parallèle sur laquelle il débarque. Le prétexte qu’il soit diplômé en linguistique et qu’il connaisse plusieurs dialectes des premières nations américaines alors même qu’il tombe dans le lieu européen où ses bassins linguistiques ont évolué me semble assez gros comme ficelle. Par ailleurs, si le propos du livre, notamment à travers sa réflexion sur les discriminations, sur les identités communautaires, et même à travers ses penchants féministes, est résolument moderne, son personnage principal est bizarrement à contre-courant. Il ressemble bien davantage à un dandy intellectuel du XIXème (alors qu’il souffre de discrimination raciale sur sa Terre d’origine, rappelons-le !) qu’au pilote de l’armée de l’air américaine qu’il est censé être. Bref, il y a un certain déséquilibre entre le propos et les personnages qui le portent, déséquilibre que Philip José Farmer semble vouloir nier ou négliger. Cela fait de Deux Faucons de l’autre Terre un agréable roman d’aventure, une uchronie intelligente et assez différente de celle qu’on a l’habitude de lire par ses modifications géologiques et de migration des peuples, mais ça en fait aussi un roman parfois un peu bancal qui souffre de scories qui se veulent érudites mais qui sont parfois mal amenées. A vous de voir si vous tentez l’aventure.

Dix jours avant la fin du monde

De Manon Fargetton, 2018.

Surtout connue dans le petit monde de la littérature de genre pour Les Illusions de Sav-Loar, sorti il y a quelques années chez Bragelonne, Manon Fargetton est une autrice active depuis déjà pas mal d’années dans des genres différents (fantasy, SF, tranche de vie, etc.) Surtout active dans la littérature jeunesse et adolescente, ce Dix jours avant la fin du monde semble trancher un peu de sa production habituelle, même si le roman fut dans un premier temps publié chez Gallimard Jeunesse. Choix assez étrange, tant les thématiques traitées par le roman s’éloignent un peu des canons du genre. Je peux cependant saisir que le bouquin vise un public d’ados, pour plusieurs raisons qu’on va développer ci-après. J’ai pour ma part lu le livre chez Folio SF, collection à laquelle je reste assez fidèle depuis ces débuts en l’an 2000 et dont je suis rarement déçu des choix éditoriaux. Ce n’est pas la première fois qu’ils republient dans une collection « adultes » des romans destinés initialement à la jeunesse (l’excellente trilogie A la croisée des mondes, de Philip Pullman, la moins inspirée mais agréable trilogie du Chaos en marche, de Partick Ness, etc.), mais ce n’est pas la raison qui me l’a fait sortir de ma PAL. La raison est assez simple : ça fait longtemps que je n’avais plus lu de postapocalyptique français.

Enfin, postapocalyptique, ce n’est pas tout à fait vrai. Comme le titre le laisse entendre, on est davantage dans du « pré-apocalyptique« , pour autant que la locution existe bel et bien. En résumé, dès l’entame du roman, la Terre se retrouve à saisir des fronts d’explosions, dont la provenance n’est jamais expliquée ni justifiée qui annihilent toute vie sur son passage. Ces explosions, débutant quelque part en Extrême-Orient (voir dans le Pacifique), progressent comme des vagues tant vers l’Est que vers l’Ouest. Leur point de rencontre se situe quelque part sur la côte atlantique européenne, à quelques miles marins des rivages normands et bretons. Ce déclencheur narratif nous est conté à travers le point de vue d’une demi-douzaine de personnages qui, au départ du roman, n’ont que des liens distants, quand ils en ont (deux sont voisins, d’autres sont collègues, un chauffeur de taxi vient s’ajouter, etc.) Tout ce petit monde, après le choc initial, va décider de tenter de survivre le plus longtemps possible en se dirigeant depuis Paris vers la côte en question, dans un contexte où la civilisation s’écroule petit à petit autours d’eux (fin des télécommunications, approvisionnement en eau, en nourriture, en carburant, etc.) Après un rapide calcul, ils arrivent à la conclusion qu’ils ont dix jours devant eux. Dix jours avant la fin du monde.

Sous le prétexte de cette apocalypse imminente, les différents protagonistes vont se dévoiler au fil des pages, essayant de résoudre les conflits intérieurs qui les occupent, de faire la paix avec leurs proches (s’ils sont encore vivants) et, surtout, avec eux-mêmes. Je ne pense pas utile de développer davantage l’intrigue ni les différents protagonistes dans ce court résumé, pour vous préserver des spoilers mais, surtout… parce que la personnalité des uns et des autres devient déjà un peu brumeuse dans ma tête, malgré le fait que je n’ai fini le livre qu’il y a quelques jours. C’est un peu le problème du bouquin à mes yeux : si l’autrice a tenté de donner des personnalités et des blessures intimes différentes à chacun de ses protagonistes, je ne peux pas m’empêcher de les confondre les uns avec les autres. Est-ce la paresse intellectuelle de ma part ? Peut-être. Ou est-ce simplement le fait que ces blessures intimes et ces trajectoires individuelles sonnent davantage comme des atermoiements adolescents qu’à de vrais préoccupations d’adultes qui seraient confrontés à pareille situation. Je ne peux m’empêcher de penser à ces séries pour ados produites à la chaîne par Netflix et consorts. Si les thématiques sont sérieuses (le viol, le deuil, le déracinement, etc.), elles sont traitées de manière tellement convenue que les émotions qu’elles provoquent sont finalement interchangeables.

Le bouquin m’est d’ailleurs un peu tombé des mains dans son deuxième acte. La premier acte, l’élément déclencheur, est traité avec suffisamment de subtilité pour provoquer l’intérêt et lorsque les protagonistes entrent en scène, leurs traumas sont encore inconnus et ils ne sont donc pas encore réduits à leurs fonctions narratives. Le dernier acte, la résolution, si elle est par moment convenue, est suffisamment soutenue par un crescendo scénaristique que pour tenir en haleine le lecteur. C’est le ventre mou du bouquin, les 200 pages de développement après le premier acte, correspondant grossièrement au voyage des protagonistes vers l’Ouest et leur installation sur la côte atlantique française, qui m’ont fait sortir de l’intrigue. Peut-être suis-je trop vieux pour trouver un intérêt dans ces développements individuels simplistes, ou peut-être suis-je lassé d’un cahier des charges des messages « humanistes » de la littérature ado auquel Manon Fargetton répond parfaitement. Le bouquin a du coup peu d’aspérités, peu de fulgurances qui en feront une lecture inoubliable. Sans doute l’avis d’un jeune lecteur ou d’une jeune lectrice qui serait ici confronté à son premier bouquin de SF apocalyptique serait différent et plus enthousiaste. Pour le vieux renard que je suis, les ficelles sont un peu grosses et les surprises trop peu présentes pour en faire une lecture réellement digne d’intérêt. La plume de Fargetton est cependant agréable et elle a quelques bonnes idées : le récit dans le récit, par exemple, né d’un personnage écrivain qui trouve son inspiration, presque surnaturellement, dans ces évènements cataclysmiques, offre une parenthèse bienvenue dans le récit linéaire des évènements. Je réserve donc mon avis sur Manon Fargetton comme écrivaine et regrette simplement d’avoir fait sa connaissance à travers un roman trop convenu pour être réellement intéressant.

Chien du heaume

De Justine Niogret, 2010.

Si l’on s’en réfère à la postface, Justice Niogret a l’air d’être quelqu’un d’assez joyeux et drôle. Les jeux de mots idiots qu’elle distille dans les diverses définitions qui clôturent son court roman m’ont bien fait marrer. Pourtant, à la lecture du bouquin, rien ne laissait présager cela. Chien du heaume est le premier roman, sorti il y a déjà une grosse dizaine d’année, d’une (jeune – ce concept évoluant avec l’âge de l’auteur de ces lignes !) autrice née en 1978 quelque part en France. Et c’est plutôt efficace, comme premier roman. On est dans une fantasy light (peu de magie dans ce moyen-âge d’inspiration européenne, à part quelques touches ci et là) qui lorgne surtout du côté réaliste.

Le personnage principal, la bien-nommée Chien du heaume, est une mercenaire de son état, vendant ses services au plus offrant. Bien qu’il soit inhabituel de voir une femme endosser ce rôle dans les contrées que l’on découvre, ce n’est pas rare non plus, les femmes ayant appris à se servir de leurs mains pour se défendre et, quand l’occasion se présente, pour attaquer. Chien du heaume n’est en effet pas une faible femme : elle manie la hache bien mieux que les mots et n’hésite pas à s’en servir quand besoin s’en fait sentir. Pour autant, Niogret évite de tomber dans le cliché de « la femme forte de fantasy« . Point de Jeanne d’Arc ou de Brienne de Tarth, ici. Chien du heaume, même si elle a quelques kilos de trop et a, semble-t-il une tronche à faire peur, n’en reste pas moins un protagoniste « normal« . Ni trop courageux, ni trop fort, ni trop angélique. Réaliste, dans un monde où la violence a souvent le dernier mot. Et qui ne crache pas contre le confort quand il se présente.

Et Chien du heaume a bien une quête, comme il sied à un protagoniste de fantasy. Point de roman d’apprentissage ici : elle a la trentaine bien entamée et un paquet de guerre derrière elle. Cependant, elle traverse le moment de sa vie où l’on veut comprendre d’où l’on vient et qui l’on est. Chien du heaume veut simplement découvrir son propre nom. Au-delà de son patronyme, hérité d’un employeur bien peu sensible, elle se lance dans la quête de son nom, de son identité. Et tout au plus a-t-elle pour débuter sa recherche que l’arme étrange, cette hache ouvragée, peu commune, que son père lui a légué. Après qu’elle fut forcée… de le tuer.

Vous aurez compris qu’on ne rigole pas des masses dans ce premier opus (Justine Niogret offrira une suite à Chien du heaume quelques années plus tard à travers le roman Mordre le bouclier). Portant, on n’est pas non plus dans la gritty fantasy. S’il est y a des personnages qui n’hésite pas à user du meurtre pour arriver à leurs fins, si la Mort elle-même rôde dans les brumes, il y a aussi une certaine légèreté qui se dégage du texte. A travers sa quête, Chien du heaume se trouve aussi une nouvelle famille, un nouveau foyer, un endroit qu’elle peut imaginer comme son « chez soi« . Et c’est nouveau pour elle, même si cela évoque une certaine nostalgie d’un paradis perdu, non mérité et jamais connu. Une récompense à ce que l’on imagine être des années d’errance.

Sans spoiler, le prologue laisse entendre le développement du personnage après la fin du roman. Et cette fin ouverte, finalement pleine d’espoir, laisse imaginer le meilleur (celui-ci étant tout relatif) pour une femme que l’on a appris à apprécier à travers ces pages. Mais ce qui fait surtout le sel de cette aventure est son style. Niogret a en effet choisi de développer un style relativement archaïque et un découpage qui se rapproche de ce qu’on pourrait imaginer être une chanson de geste. Le premier tiers (ou la moitié ? difficile à estimer) du bouquin enchaîne en effet les « aventures » de manière assez épisodique. Bien sûr, les éléments successifs qui s’y enchainent, au-delà de nous familiariser à la protagoniste, seront également utiliser plus tard dans le développement de l’histoire, l’autrice n’étant pas une manche. Mais le lecteur l’ignore quand il découvre cette succession de quêtes à l’apparence disparate. Le style, comme je le disais, est également très archaïsant. Ce qui donne en effet l’impression par moment de lire des chansons de geste à la Marie de France, la préciosité en moins. Et on ne peut qu’être admiratif de la faconde particulière dont Justine Niogret fait preuve pour ce faire : malgré un vocable ardu, qui ne sied en fait pas au rang des protagonistes quand on y pense, elle parvient à construire un monde vraisemblable dans lequel on se trouve happé avec bonheur.

Je ne sais comment l’expliquer, mais on est ici face à une fantasy typiquement française qui ne s’inspire que très peu des grands exemples anglo-saxons. Niogret est davantage l’héritière de Chrétien de Troyes que de Tolkien ou Donjons et Dragons. Mais elle a certainement lu George R.R. Martin. Et ça donne un mélange détonnant, qui fut couronné en son temps du grand prix de l’imaginaire et du prix des imaginales, de manière parfaitement justifiée. Très bon premier roman que ce Chien du heaume donc, et l’on ne peut que regretter que l’autrice se soit éloigné assez vite des littératures de genre pour se consacrer à d’autres projets. Ceci ne remet évidemment nullement en cause la qualité de ces autres romans, c’est simplement que nous avons rarement des autrices et auteurs qui maîtrisent la langue française avec un tel brio dans les littératures de genre, malheureusement. Si vous ne l’avez pas encore lu, jetez-vous dessus, il ne quittera pas vos mains avant la dernière page tournée.

Psychopompe

D’Amélie Nothomb, 2023.

Comme chaque fin d’été, la livraison régulière du dernier Nothomb m’enferme dans des souvenirs de jeunesse. La lisant depuis plus de vingt ans maintenant, la relation lecteur/auteur ne peut que se développer, même si elle est plutôt diaphane, considérant l’épaisseur desdites galettes annuelles. Cette courte piqûre de rappel est cependant toujours la bienvenue. Malgré des textes parfois inégaux, il y a toujours chez Nothomb un quelque chose qui fait vibrer mon attrait pour la langue, mon attrait pour les personnages hors du commun, l’auteure belge en étant sans doute le meilleur exemple.

Psychopompe creuse la veine de l’autofiction que Nothomb semble avoir choisie depuis plus d’une dizaine d’année maintenant. Et je parle plus volontier d’autofiction que d’autobiographie puisque, même si l’auteure se livre toujours davantage au gré de ces esquisses successives, il reste compliqué de démêler le vrai du faux. A l’instar de sa première vraie autofiction, Stupeur et tremblements (qui décrit une relation professionnelle au Japon qui ne pourrait en fait par arriver comme elle l’explique), l’épître 2023 se penche au gré des fantaisies de l’auteure sur divers passages de sa vie.

Là où la chose est nouvelle est que Nothomb ne se concentre pour une fois pas sur un épisode particulier, mais bien sur des éléments épars de son histoire personnelle. On y retrouve les années au Japon, en Chine, au Bangladesh. Mais également, pour la première fois sauf si ma mémoire me joue des tours, sur sa propre pratique de l’écriture, allant jusqu’à s’autoréférencer et, donc, à commenter ses propres productions. Et si elle semble davantage fière de ses plus récentes productions, elle aborde également son plaisir absolu de l’écriture, qui fut sans doute un exutoire bien pratique dans une vie qui était, dès son plus jeune âge, décalée. Difficile également d’estimer si les épisdes les plus sombres qu’elle narre (elle aurait été agressée physiquement dans son enfance) sont réellement arrivés : sans remettre en doute la sincérité de l’auteure dans son propos, le fantasmagorique a également sa place dans son narratif, ce qui rend compliqué une nouvelle fois de tenter de séparer le vrai du faux.

Pour finir, cependant, l’exercice est sans doute un peu vain : Nothomb est le personnage principal de ses propres romans. Elle s’attribue dans celui-ci une parentée presque surnaturelle avec la gente aviaire. D’où la thématique du psychopompe. A l’instar des nos amis ailés, l’auteure prétend ici faire oeuvre de psychopompe à travers ses romans récents (et, plus singulièrement, vis-à-vis de son père dont elle fait en effet la légende à travers plusieurs de ses romans, soit de manière très directe soit de manière détournée). Elle s’y trouve même une vocation et semble annoncer que la suite de sa carrière ira en ce sens, avec, comme toujours, la recherche de la forme la plus concise et la plus percutante.

Un roman intéressant, donc, qui nous plonge encore davantage dans la psyché de son auteure, protagoniste et antagoniste. Elle a, certainement, la légerté de l’oiseau quand elle manie la plume. Et si les envolées styllistiques de son début de carrière semble peu à peu s’éloigner, au profit d’une prose qui cherche moins l’éclat que la clarté, il n’en demeure pas moins que nous retrouvons ici une amie. Une amie qui nous confie une nouvelle tranche de sa vie et qui, malgré quelques inévitables coupes de champagne de trop, nous fait le don de quelques instants de merveille et de poésie, malgré l’âpreté de certains propos. Une bonne année, comme un bon milésime. Les amateurs sont déjà conquis.