Princess Bride

De William Golding, 1973.

Sous-titré : Le Grand Classique du Conte de Grand Amour et de Grande Aventure de S. Morgenstern

Véritable madeleine de Proust pour nombre de ses afficionados, l’adaptation en long métrage de ce roman, signée par Rob Reiner en 1987, aura marqué une génération, surtout Nord-américaine, à l’aube des années 90. Le feel good movie est cependant une adaptation, l’adaptation d’un roman sorti plus de dix ans au préalable de la main d’un scénariste émérite d’Hollywood que rien, à priori, n’amenait vers le conte ou la fantasy. Pourtant, Princess Bride fut aussi la porte d’entrée vers une fantasy plus adulte que les longs métrages d’animation de la société aux grandes oreilles. Il était donc plus que temps de se plonger dans ce classique, d’autant plus grâce à la belle réédition de Bragelonne dans son nouveau format prestige, quelque part entre le format poche et le grand format (collection dans laquelle on retrouve l’intégrale du Witcher, mais aussi les trois premiers tomes de la saga des Salauds Gentilhommes de Scott Lynch – on attend toujours le quatrième volume, d’ailleurs ! – ou encore la trilogie du Paris des Merveilles de Pierre Pevel).

Revenons-en au roman de Golding. Après une assez longue introduction extradiégétique de Golding, qui commente l’écriture du roman et le long historique des tentatives d’adaptation en long métrage avant celle réussie de Reiner, le roman fini par débuter. Il est important ici de faire une parenthèse : Golding s’amuse à prétendre qu’il n’est qu’un fidèle copiste qui se contente de réduire et d’adapter un texte de S. Morgenstern, grand érudit et historien de la nation Florine (le Florin étant un pays fictif imaginé par Golding dont l’auteur situe la réalité géographique quelque part dans les pays baltes actuels). S. Morgenstern n’ayant bien sûr jamais existé, nous avons bien entre les mains un roman du scénariste de Butch Cassidy & le Kid, des Hommes du Président (deux films pour lesquels il a eu l’oscar du meilleur scénariste), mais aussi des Jumeaux, de Misery, de Last Action Hero, des Pleins Pouvoirs ou encore du Déshonneur d’Elisabeth Campbell. Une carrière à mi-chemin entre le film dramatique et la comédie d’action.

Et c’est exactement ce qu’est Princess Bride ; une comédie d’action, à laquelle s’ajoute une touche de romantisme et un poil de fantasy. Cocktail parfait pour en faire un best-seller. En gros, Princess Bride répond parfaitement au cahier des charges du conte classique. D’une situation de départ très classique (une jeune fermière extrêmement belle se rend compte qu’elle est amoureuse du garçon de ferme, mutique, mais fidèle depuis de nombreuses années) dans les contes de fées, on passe par l’élément déclencheur (le garçon de ferme part pour devenir l’homme qui peut offrir le monde à sa dulcinée et un méchant noble jette son dévolu sur la jeune fermière) jusqu’au déroulé classique en trois actes du récit initiatique (les aléas se succèdent, les quêtes secondaires s’enchaînent pour arriver jusqu’à la résolution forcément attendue).

Mais là où Golding est fort, c’est qu’il utilise les tropes du genre tout en s’en moquant ouvertement. Ainsi, l’auteur n’hésite pas à interrompre son texte pour donner ses commentaires acerbes sur le déroulé du récit et, en particulier, sur les longueurs inintéressantes qu’il prête volontiers à ses collègues écrivains. Ainsi, l’auteur se concentre sur les phases d’action et non sur la construction du lore de son monde, dont il se moque éperdument. Pourtant, l’ensemble fonctionne à merveille. Et la recette est assez simple à comprendre : connaissant parfaitement les rouages d’un scénario efficace, Golding se concentre sur quelques personnages forts, des dialogues mémorables et de l’action à tout va qui tient le lecteur en haleine. Et ça marche, évidemment. Les ficelles sont grosses, l’auteur les souligne, on sait ce qui va arriver, mais on est malgré tout embarqué dans l’histoire.

Cela tient en particulier aux deux acolytes du héros, le palefrenier Westley. Dans sa reconquête de sa promise, la belle et excessive Bouton d’or, Westley parvient à s’adjoindre les services de l’épéiste de renom espagnol Inigo Montoya et du géant turc un peu simplet Fezzik. Derrière leur rôle qui semble au premier abord unidimensionnel se cache évidemment les personnages les plus intéressants de l’histoire. Le premier est mû par sa volonté de vengeance qui le ronge jusqu’à l’abandon de soi et le second, derrière sa masse musculaire, est un être fragile qui ne craint que de la solitude. Cela donne des scènes mémorables où les méchants sont effectivement méchants (le comte Rugen est un spécialiste de la torture) et où les gentils triomphent malgré l’adversité (les phrases « My name is Inigo Montoya. You kill my father. Prepare to die » sont devenus des memes internet depuis de nombreuses années maintenant).

Il n’est sans doute pas utile de développer davantage l’histoire, pour préserver la surprise de celles et ceux qui n’auraient pas encore lu ce classique ou vu le film qui en fut inspiré. Revenons-en donc au texte. Golding, qui a manifestement des facilités d’écriture, a un côté énervant. A la lecture du bouquin, je me suis dit à plusieurs moments que c’était un classique de fantasy émaillé de l’humour d’un juif new-yorkais. Le Hobbit commenté par Woody Allen, en gros. Et c’est exactement ça. Les commentaires de Golding sur son propre texte sont parfois irritants, mais c’est aussi grâce à eux, grâce à cette distance ironique, que le texte prend. Cela permet de se focaliser sur l’action et sur le développement des quelques personnages principaux. Et même si l’on se doute tous de la fin du livre dès les premières lignes, Golding parvient à maintenir le suspens tout au long du roman, en mettant en scène des solutions abracadabrantesques aux situations les plus périlleuses.

Comme cette édition est celle du 25ème anniversaire de la parution originale du roman, Golding y ajoute un nouveau chapitre, intitulé Le bébé de Bouton d’or, qui se passe quelques années après la fin du roman original. Dans sa mythologie personnelle, Golding informe le lecteur qu’il a du batailler ferme pour écrire lui-même ce chapitre, puisque les ayants droits de Morgenstern (qui, pour rappel, n’existe pas !) voulait confier cette suite à nul autre que Stephen King (un ami de Golding depuis l’adaptation de Misery). Ce nouveau chapitre, au-delà du cliffhanger sur lequel il se clôt, ajoute une dimension importante au personnage d’Inigo Montoya en s’intéressant à son passé à travers un flashback sans lien avec l’intrigue. Je ne sais pas si Golding avait l’intention de poursuivre et de proposer une véritable suite à Princess Bride, l’un des rares romans qu’il aura signé lors de sa longue carrière, mais ce nouveau chapitre a le mérite de ne pas laisser planer le doute sur la toute fin du roman original et de répondre à quelques questions laissées ouvertes. Et de provoquer l’insatisfaction éternelle des fans qui en voulaient forcément plus, Golding étant décédé en 2018 sans jamais avoir repris la plume pour prolonger ce chapitre orphelin.

Reste une aventure picaresque, où le fantastique reste limité à quelques éléments qui tiennent davantage du conte de fées que de la fantasy en tant que telle. Une romance éternelle, également. Et une comédie d’action. À redécouvrir sans modération.

Magie noire à Soho

De Ben Aaronovitch, 2011.

Moyennement convaincu par le premier opus du Dernier apprenti sorcier, la série phare de Ben Aaronovitch, mais ne souhaitant pas passer à côté d’une grande série si j’en crois le nombre de fans dithyrambiques qui peuple le web du livre, j’ai tenté l’expérience du deuxième tome quelques semaines après le premier. Et il y a clairement un mieux, même si le tout n’est pas exempt de scories.

On retrouve donc l’agent Grant, l’apprenti idoine de la série, et son mentor, l’inspecteur Nightingale, bien mal au point après la conclusion de la dernière enquête. Plus question ici des diverses rivières de Londres, mais d’une plongée dans le quartier bohème (et interlope, ça dépend du point de vue) de Soho au cœur de la capitale anglaise. Alors que des cadavres émasculés apparaissent ci et là (exploitant intelligemment les dernières lignes/pages des Rivières de Londres, qui faisaient du foreshadowing sur cette enquête sans qu’on y prête trop attention), Grant est également confronté à plusieurs morts suspectes dans le milieu du jazz. Des jazzmen dans la force de l’âge semblent en effet mourir de manière impromptue après avoir joué en live le titre Body & Soul sur l’une ou l’autre scène des petits clubs de jazz londoniens. Il n’en faut pas plus à Grant, dont le père est une légende malheureuse du jazz, passée à côté de sa carrière en raison d’addictions un peu trop addictives, pour se sentir concerné et se lancer dans une enquête qui mêle considérations policières et supputations magiques diverses.

Si, en plus, Grant peut en profiter pour charmer une femme gironde et accueillante, ex-maîtresse de l’un des jazzmen récemment décédé, il en profitera certainement pour joindre l’utile à l’agréable (on se rappellera que son précédent « crush » a malheureusement eu le visage détruit par un hôte fantomatique psychotique dans le premier tome, ce qui ne facilite pas une vie amoureuse apaisée…) Les problèmes surgissent évidemment quand les enquêtes finissent par se croiser et que les cadavres s’accumulent…

L’avantage d’un deuxième tome par rapport à un premier est que l’on perd évidemment moins de temps à installer les protagonistes. Ce tome-ci s’intéresse donc, peut-être encore davantage que le précédent, à l’agent Grant. Il y a en effet peu de place pour les autres protagonistes, même si l’on en apprend davantage, et de manière parfois détournée, sur Nightingale, l’inspecteur Stephanopoulos, sur le docteur et médecin légiste Wallid, sur la collègue de Grant, Lesley (pourtant largement absente dans ce tome-ci) et sur Molly, la femme d’ouvrage/vampire résidente du QG de nos héroïques policiers du paranormal. C’est donc Grant qui sera le moteur du roman, naviguant entre ses erreurs et ses réactions parfois naïves sur ce monde nouveau qui l’entoure. Et c’est tant mieux, car l’identification est plus grande dans ce deuxième opus, amenant du coup avec lui un plus grand intérêt dans le récit.

L’enquête en elle-même, plus sombre, plus « policière » que la première, est également plus prenante. Elle obéit davantage aux codes du genre et l’ambiance jazzy et enfumée qui s’en dégage nous transporte presque davantage à la Nouvelle Orléans que dans les bas-fonds de Londres. L’important est cependant qu’elle nous transporte en effet ; on vit l’ambiance des rues de Soho, de pubs en boîtes de nuit, de planques enfumées en garçonnières fort à propos (ce tome est PG13, sans doute, puisque Grant vit ses pulsions, cette fois-ci). Sans dévoiler l’intrigue, on a donc un roman plus intéressant, davantage maîtrisé, qui dévoile ce qu’il faut de lore supplémentaire pour construire les épisodes qui suivront immanquablement. Qui plus est [SPOILER, même si mineur], ce second tome introduit assez logiquement le « grand méchant« , le sorcier noir qui sera le parangon de nos héros pour au minimum les quelques prochains tomes. C’est évidemment malin, pour tenir le lecteur en haleine [/SPOILER]. Le bouquin est également plus sinistre, par bien des aspects, ce qui renforce aussi le côté « hard-boil » polar que Aaronovitch semble vouloir mettre en place, sans pour autant oublier quelques touches d’humour, essentiellement noir, bien sûr, qui viennent alléger l’ensemble et conserve habillement l’humanité des protagonistes.

Cependant, comme je le disais, le bouquin n’est pas exempt de défauts. La conclusion est toujours un peu bordélique, comme dans le premier tome, et manque assez singulièrement de maîtrise. Si les diverses enquêtes se rejoignent, comme dans tous les bons policiers, les liens sont franchement ténus entre les fils du récit et les motivations du « grand méchant » franchement obscures. Du coup, on ne saisit pas bien en quoi l’intrigue des jazzmen et les créatures qu’elle contient a réellement comme intérêt pour l’intrigue des chimères et magicien sans-visage. Par ailleurs, pour sensible que l’on peut être vis-à-vis de l’idéalisme de Grant, on ne peut que rester dubitatif devant son raisonnement visant à protéger son « intérêt » (difficile d’être clair sans spoiler). Du coup, la fin, pourtant davantage maîtrisée que celle du premier tome notamment par quelques scènes d’exposition finales, reste le point faible du bouquin, ce qui est évidemment dommage.

L’un dans l’autre, ce deuxième tome est cependant une réussite. Aaronovitch y maîtrise mieux l’ambiance et le style nécessaire au type d’histoire qu’il compte écrire. Son récit est davantage construit et ses personnages ont davantage d’épaisseur, alors que le protagoniste principal occupe presque à lui seul le devant de la scène. Et c’est une bonne surprise, qui augure le meilleur pour la suite de la série et qui éclaire davantage à mes yeux la presse très positive dont le Dernier apprenti sorcier bénéficie depuis plus d’une décennie maintenant.

Le Paradoxe de Fermi

De Jean-Pierre Boudine, 2002 (révisé en 2015).

C’est probablement un trait distinctif de la collection Folio SF, mais force est de constater que je lis souvent chez eux des auteurs français modernes qui traitent du postapocalyptique. Et pas de manière joyeuse, façon massacre de zombies ou lumière d’espoir à la Children of Men. Non, façon pessimiste. Jean-Pierre Boudine, professeur de math, éditeur, journaliste scientifique, a peu écrit de fictions dans sa carrière. Seuls deux romans sont à compter dans sa bibliographie : Le Paradoxe de Fermi, édité en 2002 avant de connaître une seconde vie chez Lunes d’encre en 2015, et Sur la route des terres rares en 2012. Pour le reste, l’homme s’est surtout consacré aux mathématiques, dans des guides pratiques ou des essais, et à une certaine idée, politique, de ce que devrait être nos sociétés (Le Krach Educatif, en 2010 ou encore … Ni tribun (l’avenir de nos idées) en 2020).

Le Paradoxe de Fermi, court roman d’à peine 200 pages, est à la frontière entre la fiction et le message politique, justement. Partant du paradoxe idoine, théorisé par le physicien italien Enrico Fermi dans les années 50, Boudine imagine les derniers temps de l’humanité. Pas dans un futur lointain. Aujourd’hui. Demain. Le système économique s’effondre, victime d’un trop plein de croissance, d’une ultime bulle liée à des spéculations mal définies et, finalement, peu importantes à l’histoire. Robert Poinsot, notre narrateur, nous explique cet effondrement en peu de mots. Lui-même ne saisit qu’une partie de l’histoire, les (télé-)communications s’arrêtant bien vite face aux armes des nations. Ce qui commence par un crash boursier se transforme bien vite en lame de fond qui renverse les acquis de la société l’un après l’autre, avec une rapidité et une facilité désarmantes.

Les réflexes grégaires de l’humanité n’amélioreront pas la situation générale, puisque les armes destructrices seront bien vite employées dans le but de se « protéger » réduisant ainsi à portion congrue les espaces de vie en Europe et partout ailleurs sur la planète. Nous suivrons alors, après les faits, racontées à la manière de mémoires griffonnés au coin du feu, les pérégrinations de Robert Poinsot. S’il débute la survie avec une bande d’amis, scientifiques comme lui pour la plupart, il traverse bien vite d’autres communautés de survivants, pour certaines belliqueuses et utopistes pour d’autres. Mais la réponse qu’il cherche n’est pas là. Ces micro-sociétés s’effondrent à leur tour, victimes de la méfiance intrinsèque de l’être humain vis-à-vis d’autrui, de l’étranger, de l’autre ou encore perdues dans des rêves qui, pour nobles qu’ils soient, n’en demeurent pas moins délétères.

N’attendez donc pas beaucoup d’espoir en ouvrant ce roman postapocalyptique. Le narrateur étant lui-même un scientifique ayant, de son propre aveu, peu de compétences sociales développées (pas de compagne, peu d’amis, liens familiaux ténus), c’est donc un voyage en solitaire à travers la fin du monde auquel nous sommes conviés. Pas de voyage hollywoodien non plus, avec forces et fracas et scènes apocalyptiques savamment orchestrées. Robert et ses compagnons d’infortune fuient les conflits. Ils voyagent à vélo ou à pied pour éviter autant que possible les scènes de destruction et de chaos. Ils quittent la région parisienne avant que celle-ci ne se transforme en zone de non-droit. Ils traversent alors la France rurale avant de piquer vers le Nord de l’Europe dans l’espoir de pouvoir y (sur-)vivre plus longtemps. Mais la civilisation, le besoin de contacts et de lien social s’imposeront toujours à eux, puis à lui,malgré tout. Il finira pourtant seul, quelque part dans le massif alpin, à fuir les derniers survivants qui refusent de laisser la planète à ses prochains hypothétiques occupants.

La postface de Boudine, signée en 2014, ne rassure en rien le lecteur. En quelques pages, le mathématicien dresse un bilan dramatique de la décennie écoulée entre la parution originale et l’édition révisée. Entre guerres larvées, nouveaux fronts (il y est question par exemple des revendications russes en Ukraine, comme quoi…), crises économiques à répétition et nouvel équilibre des puissances toujours plus fragile, Boudine n’a que peu de foi en l’avenir. Et la nouvelle décennie qui s’est écoulée depuis la réédition ne fait que malheureusement lui donner raison : pandémie, nouvelle guerre, crise économique et énergétique ou encore faillite de plus en plus large du modèle démocratique à l’européenne, le climat délétère dans lequel nous vivons depuis quelques années ne fait que s’empirer et laisse présager le pire.

Sommes-nous pour autant à la veille d’un effondrement global ? Difficile de le dire. La logique du paradoxe de Fermi (celui du théorème, pas le roman) est implacable : si nous n’avons pas rencontrer de civilisations extraterrestres avancée jusqu’à présent, c’est parce que les civilisations avancées sont vouées à disparaître. L’évolution technologique qu’elle suppose est l’épée de Damoclès qui finit par avoir raison d’elle. Et cela explique également pourquoi nous sommes sans doute seuls à l’heure actuelle : l’univers étant par définition infini (en taille et en temps), tout au plus pourrons-nous, dans la courte période de temps où la civilisation humaine peut et pourra prétendre aux contacts interstellaires, être confronté à l’archéologie de civilisations extraterrestres depuis longtemps disparues ou aux premières manifestations d’une vie pluricellulaire sur d’autres planètes. C’est évidemment une vision assez pessimiste et qui suppute que la disparition de notre civilisation (humaine, au sens large du terme) arrivera avant notre capacité à s’exporter sur d’autres astres stellaires.

A travers son court roman, donc la qualité littéraire n’est sans doute pas l’objet premier, Boudine parvient donc à nous faire réfléchir sur la société que nous constitunons ensemble et sur ce que nous voulons ou devrions être. Je ne sais pas s’il est naïf de croire que les alertes de la science-fiction aideront l’humanité à collectivement entreprendre quelque chose avant qu’il ne soit trop tard, mais je suis, comme Ian Malcom, persuadé que la vie trouve toujours un chemin. Je veux croire que le sursaut sociétal arriva dans les décennies qui viennent, de mon vivant. L’échec annoncée de la démocratie représentative européenne, accident de l’histoire propre à une idée utopique du XXème siècle, sera peut-être l’occasion de réinventer un vivre-ensemble plus respectueux de notre environnement et de nos vies respectives. Je ne l’appelle pas de mes vœux, mais on peut en voir les signes de tous côtés sur une base quotidienne, dans les urnes ou dans le comportement social de nos charmants concitoyens. Espérons que nous nous relèverons plus forts et collectivement plus intelligents de la période sombre qui nous attend. Et espérons que nous donnerons tort à ce fichu physicien italien des années 50…

Les rivières de Londres

De Ben Aaronovitch, 2010

Le dernier apprenti sorcier, tome 1

Comme je suis un incorrigible optimiste, je me lance dans une nouvelle saga fantastique alors que j’en ai au minimum trois ou quatre en court sur ma PAL nocturne. Mais soit, il arrive un moment dans la vie où il est trop tard pour se corriger. Au tour de la saga du dernier apprenti sorcier, savant mélange entre un whodunit traditionnel et de la fantasy à l’humour désopilant pur jus (assez justement décrit par la presse comme la rencontre d’X-Files et Doctor Who, même un Harry Potter vs. Sherlock Holmes marche aussi), à son tour donc de me tomber dans les mains.

Précédé d’une bonne fanbase sur le net qui attend chaque nouvel opus comme le saint-graal, j’anticipais donc une lecture fun et accrochant. De fait, c’est plutôt un succès pour le côté fun. On ne s’ennuie pas une minute en suivant Peter Grant, flic métisse un peu distrait de la capitale londonienne, lorsqu’il se retrouve propulsé dans le domaine de l’étrange en devenant le nouvel assistant de l’Inspecteur Nightingale. Ce dernier lui explique bien vite que chez lui les nouveaux ne sont pas des assistants, mais bien des apprentis. Car Nightingale n’est pas un flic comme les autres : il a la charge de faire respecter la Loi (ou les vieux équilibres et autres pactes ?) dans le monde interlope du surnaturel.

Et, pas de bol, le livre s’ouvre sur un meurtre étrange. Il faudra donc pas mal de tact, de patience et de chance à Peter Grant et son mentor pour démêler le vrai du faux et mettre la main sur le fantomatique coupable de ce qui ressemble chaque jour de plus en plus à une affaire de meurtre en série de l’au-delà. Pour le côté fun, roller-coaster d’émotion, Les rivières de Londres remplissent donc parfaitement leurs promesses. Cependant, pour être honnête, j’ai encore un peu de mal à accrocher aux personnages. Si Grant est l’exemple type de l’ingénu confronté à un monde qu’il ne connait pas et dont il doit assimiler les règles à grande vitesse et Nightingale est l’exemple type du mentor mystérieux qui lâche son savoir au compte-goutte, l’alchimie entre les deux fait encore largement défaut dans ce premier tome.

Je suis également gêné par le fait que même si la magie nous est décrite comme anormale dans le contexte de l’histoire, le secret de son existence semble quand même franchement mis à mal sans que cela ne pose plus de problème que cela. Le nombre de personnages croisés qui acceptent pratiquement sans broncher l’irruption du surnaturel dans leur vie me semble quand même franchement élevé si l’on pense nous faire croire que la magie est un art caché et inconnu du grand public. Et les protagonistes eux-mêmes de ne pas faire beaucoup d’efforts pour cacher leurs pouvoirs et leurs opérations spéciales. Peter lui-même, bien qu’assez cartésien, n’éprouve qu’une demi-surprise lorsqu’il rencontre un fantôme la première fois et ne semble pas plus bouleversé que cela lorsqu’il devient progressivement l’apprenti magicien éponyme de la saga.

Un autre aspect qui m’a fait un peu sortir du bouquin par moment est le fait que les « règles » de ce monde magiques semblent évoluer au fur et à mesure des besoins de l’enquête (et de l’auteur, par ailleurs). Si la pièce débute par quelques règles de magie simple et quelques sorts qui, par cette simplicité directement reconnaissable, donnent la mesure du pouvoir des protagonistes et si l’on reconnait aisément quelques figures du fantastiques (fantômes, vampires, extra lucidité), j’avoue que l’irruption de dieux ou demi-dieux à la manière des American Gods de Gaiman dans le récit noie un peu le poisson. Ceci sans mauvais jeu de mots, considérant que les Dieux en question sont les incarnations des rivières de Londres, qui donnent leur nom à ce premier opus.

Je pinaille probablement sur des détails, mais je suis un peu chagriné de constater qu’après les 400 pages de ce premier tome, la relation des personnages entre eux n’a que peu évolué et que le voile n’a finalement été que très partiellement levé sur un monde qui semble intéressant, mais que l’on découvre réellement par la petite porte. C’est probablement dû au choix du style de récit : l’angle policier nous fait découvrir un univers par sa lie et par ses anecdotes parfois triviales, mais d’autres s’en sortent mieux avec le même postulat de base. Ainsi, Pierre Pevel avec ses Enchantements d’Ambremer parvient à mes yeux à embarquer le lecteur beaucoup plus rapidement dans son monde de fiction.

Les rivières de Londres n’en demeure pas moins un bouquin fort agréable à lire. S’il y a quelques longueurs ici et là (notamment vers la fin, qui piétine un peu), le bouquin est réellement amusant, émaillé ci et là de références geeks judicieusement dispensées et trouve un bon équilibre entre les phases d’apprentissage et les phases plus noires et violentes consacrées à l’affaire qui nous occupe dans ce tome. Si les motivations finales du criminel me laissent un peu dubitatif, la mécanique de l’enquête est assez efficace et la progression de sa résolution assez bien dosée. Reste qu’il s’agit sans doute d’un exercice ingrat de débuter par un premier tome qui a pour difficile tâche de décrire un monde et des personnages nouveaux tout en faisant avancer l’intrigue : cela peut donner de brillantes réussites ou un bouquin un peu bancal où aucune des deux pistes n’est réellement creusée jusqu’au bout. Je situerai ce premier tome dans la deuxième catégorie, malheureusement. Espérons que le second souffre moins d’un placement de décors un peu décevant pour se pencher à fond dans son enquête en étoffant ci et là ses personnages et son lore interne.

Le livre des sœurs

D’Amélie Nothomb, 2022.

Lorsque Gallimard aura réussi, en 2048, à racheter les droits des romans d’Amélie Nothomb à Albin Michel pour les republier dans un modeste tome de la Pléiade (que les puristes de la littérature française se calment : j’use ici d’un procédé fictif de mise en situation, je ne dis pas que Nothomb a sa place à la Pléiade…), il sera intéressant de lire ce qu’un universitaire obscur d’une fac littéraire parisienne indiquera dans le forcément très fouillis appareil critique. Tentons l’exercice : « Avec Le livre des sœurs (2022), l’outre-Quiévraienne ne se cache plus derrière de faux-prétextes et des intrigues liminales ; elle assume finalement le fait que ses romans parlent d’elle et uniquement d’elle. Sans être une biographie à proprement parler et sans se perdre dans les délires narcissiques de l’autofiction, Nothomb franchi ici un cap en se mettant plus que jamais clairement en scène dans une intrigue imaginaire. L’excès de ses personnages n’a qu’un et un seul sens : montrer que les individus hors-normes ne sont pas forcément héroïque. Ils traversent la vie comme ils le peuvent, à l’instar de l’orpheline sentimentale Tristane, toujours à cheval entre le prosaïque d’une vie familiale dysfonctionnelle et la fuite en avant de sa mythopoïétique personnelle. »

Bon, ça ne sonne pas assez érudit, mais je fais ce que je peux à l’instinct. Le livre des sœurs, en effet, nous parle à nouveau d’Amélie et de ses liens familiaux. En y ajoutant le prétexte du désamour parental et d’une fascination adulescente pour le rock, Amélie nous parle d’elle-même et de sa sœur. Cela donne, comme toujours, un très court roman qui hésite entre le tragi-comique et l’anecdotique, sauvé, là aussi comme toujours, par un style et un rythme qui lui son propre. Ce n’est pas dans ce 31ème opus successif qu’elle innovera sur la forme, mais au moins laisse-t-elle transparaître de plus en plus clairement ses propres pathos au fil des livres. Moins délirant que Stupeur et tremblements, moins martial que ses dernières fournées, Le livre des sœurs marque un retour à une certaine légèreté du portait de personnages « bigger than life » qui ne vivent que des aventures ordinaires.

On suit donc la vie de l’effacée Tristane, qui par suite d’un désamour involontaire de ses parents, compense ce manque sur sa petite sœur, au point de former un duo fusionnel que seul le passage à l’âge adulte tempèrera. Il est étonnant d’ailleurs de lire un développement « raisonnable » de ses personnages, qu’on a connu souvent beaucoup plus absolutistes et jusqu’au-boutiste dans d’autres romans de Nothomb. Mis à part ceci, le livre est assez sage. Bien qu’il use, là aussi un grand classique pour l’auteur, d’une mort abrupte et imprévisible pour marquer le passage d’un acte à l’autre du récit classique que ce roman développe, il reste très sage et très linéaire. Et sans doute un poil prévisible. Notons pour finir une fin abrupte et assez mal exploitée. Si l’effet coup de poing recherché par Nothomb pour conclure ses trajectoires romanesques est bien là, le roman aurait certainement gagné à développer davantage la relation mère-filles et la déchéance finale de la première citée en une bonne dizaine de pages supplémentaires en fin de volume. Mais peut-être est-ce demander trop de normalité à un auteur qui semble de plus en plus chercher l’épure dans la forme courte que le développement dans une forme plus complexe ?