Thecel

De Léo Henry, 2020.

Les années et les livres passants, j’apprécie de plus en plus la fine subtilité de Léo Henry. Bien qu’il soit relativement méconnu du grand public, cédant le pas à d’autres têtes de gondole de la SFFF française qui font dans le commercial, Folio SF ne s’est pas trompé en éditant sa trilogie des mauvais genres en exclusivité, en poche, dans leur collection. Après Le casse du continuum en 2014, consacré au space-opéra, et à La panse en 2017, thriller mâtiné de fantastique, c’est donc au tour de la fantasy de passer à la houlette de l’imagination plaisante d’Henry en 2020. Le tout une nouvelle fois servi par une magnifique couverture signée par Aurélien Police, comme les deux précédents opus.

Et de fantasy, il est bien question dans ce nouveau court roman (un peu moins de 300 pages, trop rapidement dévorées !). Je dirais même de fantasy très classique dans les premiers chapitres. Jugez plutôt : l’histoire s’ouvre sur la vie de Moïra, une princesse promise à une vie de couvent dans l’ombre de son grand frère, l’héritier de l’Empire de Thecel. La jeune fille est plus débrouillarde que l’on ne le pense au premier abord : elle connait les passages secrets de l’immense palais qui leur sert de demeure comme sa poche et est éduquée en secret par une vieille cartographe rencontrée dans une serre oubliée du logis principal. Elle fraye même avec un jeune dragon que l’on garde enfermé dans les murs pour une obscure raison.

Cette vie se corse cependant d’un coup lorsque son père, l’Empereur, décède. Et que son frère, l’héritier, disparait. On veut la marier de force, la placer sur le trône et ainsi sécuriser la mainmise de l’oecumaîtrise, l’un des deux grands pouvoirs de l’Empire, sur l’avenir de ce monde. C’est sans compter sur l’impétuosité de la jeunesse : Moïra décide de s’enfuir pour retrouver son frère bien-aimé et, ainsi, entamer une quête initiatique qui fera d’elle l’adulte qu’elle rêvait de devenir.

Voilà un scénario qui pourrait correspondre à 95% des bouquins de fantasy que vous avez déjà lu et que vous lirez à l’avenir (surtout si l’on remplace l’héroïne par un jeune homme, qui ignore probablement qu’il est le prince/l’élu en titre). Mais Léo Henry est plus malin que cela. L’auteur qui a signé l’éblouissant Hildegarde s’amuse à baliser son chemin pour mieux nous surprendre par un twist pourtant annoncé dès le départ. Dès le titre, en fait. J’y reviens. Grâce à la finesse d’Henry, par petite touche, la mécanique bien huilée du récit de fantasy se grippe progressivement. Le prince héritier n’a pas disparu en raison d’un complot ou d’un attentat. Non, il semble simplement s’être enfui avec son amant au nom de l’amour. Et qui sont ces « faces pâles« , rejetées et moquées que la société dominante de Thecel semble utiliser comme esclaves (signifiant par là même que Moïra et toute la classe dominante sont noires de peau, même si ce n’est jamais clairement dit) ? Et d’où vient ce dragon qui ne semble pas avoir sa place dans ce monde par ailleurs assez cartésien ?

Vous sentez comme l’édifice se fissure ? Et bien ce n’est rien comparé à la tournure que les évènements vont prendre. Je suis bien obligé de placer maintenant une balise [SPOILER] et de revenir sur le titre de l’ouvrage. Le monde de Thecel est en effet un homophone du mot tesselle. Pour ceux qui l’ignore, une tesselle est une petite pièce dans une composition ornementale plus large. Un petit carré de pierre dans une mosaïque, par exemple. Ou un pavé dans un carrelage ornemental. Au cœur du palais de Thecel, Moïra croise ce qui semble être un plateau d’Othello dans l’une de ses salles les mieux gardées et le plus secrètes. Et ce plateau est en fait le monde de Thecel. Thecel est divisé en grands carrés de terre qui peuvent basculer vers un envers-monde, habité par les faces pâles sans histoire, au milieu d’un archipel composé des « morceaux » de Thecel qui ont basculés par le passé. Cet autre monde, répondant au nom fort logique d’Abacule (un abacule est … aussi un mot qui désigne un carré dans une mosaïque), répond à ses propres règles qui mettront Moïra face à ses contradictions, face à son éducation, à ses idées reçues, à ses certitudes. Et qui la feront grandir pour devenir un symbole qu’elle n’imaginait jamais devenir. [/SPOILER]

Thecel est un roman hommage à un genre qui m’est cher, un hommage intelligent. Même les évolutions inattendues du récit ont lieu dans un cadre de fantasy finalement classique (bien que très original) : Henry a su transcender ce relatif classicisme pour nous offrir ici un très beau récit, intelligent, sensible, épique par moment, qui nous prend aux tripes. Moïra vit la quête initiatique classique qui la fera passer d’un statut relativement anonyme à celui de légende. Mais ça marche. Ça marche à 200%. Plus que que dans Le casse du continuum ou dans La panse, on sent que l’auteur a assimiler, presque digérer un genre pour nous en présenter ici la plus pure incarnation. Et qu’il le fait en ayant écrit entretemps le récit déstructuré et pourtant hypnotisant d’Hildegarde. Thecel est un véritable bijou. L’expression « diamant brut » m’est venue à l’esprit, mais elle ne correspond pas : Thecel est un diamant finement ciselé, dont toutes les faces nous semblent familières, mais dont la vue d’ensemble est aussi surprenante qu’agréable à l’œil. Si vous ne devez lire qu’un livre de fantasy en 2020 pour constater que le genre n’a jamais été aussi vivant que maintenant, malgré le côté répétitif à l’extrême des best-sellers du genre, Thecel devrait être ce livre. Léo Henry est un auteur intelligent, qui maîtrise sa plume comme son sujet : faites-lui confiance et profitez du voyage, vous en sortirez grandis.

Boudicca

De Jean-Laurent Del Socorro, 2017.

Fantasy & Histoire(s), chroniqué sur ce blog lors de sa parution en 2019, nous présentait un courant relativement récent dans le merveilleux en général : son lien de plus en plus proche avec l’Histoire (avec, volontairement, un grand H). Si quelques auteurs anglo-saxons s’y essaient avec un succès plus ou moins grand, cela semble être devenu une « exception française » ces dernières années, avec des auteurs comme Fabien Cerutti, Jean-Philippe Jaworski, Gregory Da Rosa ou, donc, Jean-Laurent Del Socorro. A tel point que lien avec la fantasy a tendance à se perdre progressivement. Et c’est un peu le cas avec ce Boudicca, biographie « imaginaire » de la Reine Boudicca, ou Boadicée, Reine des Icènes, qui mena la révolte celte contre l’envahisseur romain au premier siècle de notre ère.

Del Socorro, donc c’est ici le deuxième roman après Royaume de vent et de colères, livre ici un texte court, incisif et sans concession. On y suit la vie de Boudicca, de sa jeunesse à sa révolte sans espoir contre l’aigle romain. Le roman ne fait pas dans la fioriture : le style précis, érudit de l’auteur réduit la pagination à son strict minimum. Il y a dès lors peu de place pour d’autres personnages que Boudicca elle-même. Et c’est certainement le but recherché : on coupe l’inutile pour se concentrer sur une vie dure, faite de joies réelles et de deuils profonds, faite de cris et de rage, d’éclats de bouclier et de frustration envers l’ordre établi.

Bien documenté, versant de manière un peu parasite dans la démonstration historique de temps à autre, Boudicca est un voyage dans les îles britanniques à l’époque de l’invasion romaine. C’est un livre guerrier qui ne parle que peu de combat. C’est un livre sur les femmes qui n’est pas féministe. C’est un livre sur l’histoire qui se prend à rêver ce que les textes historiques laissent en blanc. C’est une vie en forme de coup de poing que nous propose Del Socorro. Un roman dont l’inévitable conclusion rejoint l’Histoire. Tacite, placé en exergue du roman, ne dit pas autre chose : Boadicée fut une reine qui n’eut d’autre choix que de jouer son rôle, de défendre son peuple, de se soulever contre l’adversité. Ce qu’elle fit. Jusqu’au bout.

L’intelligence de l’édition poche de J’ai Lu est d’avoir conservé en guise de conclusion une courte nouvelle de Del Socorro nommée D’ailleurs et d’ici qui raconte en quelques pages la Boston Tea Party. Le message est le même : certaines révoltes, même vouées à l’échec, sont inévitables. Il en va de notre décence même, de notre amour de la liberté et de la justice. A deux jours des élections américaines sans doute les plus polarisantes des 50 dernières années, c’est un message qui est plus que jamais d’actualité.

Boudicca est, en résumé, un petit bijou, une lecture aussi nécessaire qu’intelligente. Ma seule réserve, comme souvent avec ces textes hybrides, est le choix de le publier dans une collection fantasy. La littérature de genre, bien qu’elle soit chaque année de plus en plus populaire et mainstream, reste reléguée à des rayons « spécialisés » dans la plupart des librairies. Et, donc, peu exposée au regard du profane qui voit là une littérature infantile ou, au mieux, régressive. Et c’est dommage. Del Socorro mérite, sur base de ce court roman uniquement, sa place auprès des romans historiques à la Christian Jacq ou à la Juliette Benzoni, pourtant nettement moins bien écrits et nettement plus populaires. On se prive d’un grand auteur que le petit monde de la SFFF francophone risque de garder comme un « trésor caché« . Réflexe égoïste et, pour le coup, sans doute un peu puéril.

La Nef des fous

De Richard Paul Russo, 2001.

Me fiant une nouvelle fois au critère de sélection le moins qui sûr qui soit, à savoir l’illustration de couverture, je me suis lancé récemment dans La Nef des fous, de l’inconnu au bataillon Richard Paul Russo. La couverture, représentant un vaisseau spatial orné d’une croix ostensiblement catholique survolant une planète au look désertique (dans sa publication poche chez Pocket, l’illustration de la version du Bélial’ étant plus classique), a attiré mon attention. Et c’est tant mieux.

Je n’ai pas d’autre point de comparaison que celui de dire qu’il s’agit d’une bonne série B. Je sais que le terme s’applique davantage au cinéma qu’à la littérature, mais je ne vois pas trop quelle autre image utiliser pour décrire ce space-opéra de Russo. L’auteur, relativement discret, écrit peu et ne semble pas précédé d’une aura de prestige comme certains de ses compatriotes peu productifs. Il a raisonnablement gagné deux prix (deux fois le Philip K. Dick award, qui n’est certes pas le plus prestigieux des prix SF) et a bien rédigé comme il se doit une trilogie (bien sûr !), mais sans faire de vague. Seuls deux de ses romans furent publiés en français et c’est celui qui nous occupe aujourd’hui qui a sans doute eu le plus les honneurs de la presse et de la critique.

Pour faire simple, on suit dans ce roman un vaisseau-monde, l’Argonos, concept très commun dans les space-opéras, où les derniers descendants de la Terre parcourent l’univers à la recherche de planètes habitables ou d’avant-postes de l’humanité éparpillés dans le cosmos. L' »histoire » du vaisseau est limité à une centaine d’années, toutes traces d’évènements plus anciens ayant été perdu lors d’une révolte des classes inférieures du vaisseau (les soutiers) contre sa classe dirigeante. En lieu et place d’une mémoire informatique, une forme abâtardie de la religion catholique, proche d’un protestantisme pentecôtiste, est désormais la garante de la mémoire du vaisseau-monde.

C’est dans ce contexte que Bartoloméo, un rejeté de la société, handicapé se déplaçant grâce à un imposant exosquelette, second du capitaine du vaisseau en perte de légitimité, nous conte ses aventures. Il est aux avant-postes lorsque le vaisseau capte un signal d’une planète proche, signal qui laisse à penser que la planète en question a effectivement hébergé un avant-poste humain. La planète, baptisée Antioche par le clergé du vaisseau, s’avère cependant être un leurre. Les seuls humains que l’équipage de l’Argonos découvrent sont des cadavres atrocement mutilés. Fuyant ce lieu maudit, l’Argonos fait face à une nouvelle révolte de ses classes opprimées, alors que d’autres périls semblent pointer à l’horizon…

Russo nous raconte donc une histoire déjà vue et revue mille fois dans d’autres romans ou films d’anticipation. L’influence d’Alien comme de Sphere ou Event Horizon se fait même parfois lourdement sentir. Et pourtant. Et pourtant la sauce prend. Il y a dans le texte, simple, facile d’accès, laissant la part belle aux dialogues et à l’action, une alchimie qui rend difficile de lâcher le bouquin avant d’arriver à sa conclusion. Les personnages de Bartoloméo, héros malgré lui, du capitaine sur le retour, de l’Archevêque qui poursuit ses propres intérêts bien loin du Dieu qu’il sert, du nain qui représente les opprimés du vaisseau, et de toute une galerie de personnages secondaires aussi stéréotypés que satisfaisants, ces personnages, donc, sont très efficaces. Russo a eu l’intelligence de les rendre un peu plus épais que de simples stéréotypes. Là où les auteurs de hard-SF ont tendance à oublier l’humain, Russo développe leurs faiblesses, leurs tentations, leurs émois intérieurs. Sans oublier pour autant de laisser une place plus qu’honorable aux périls extra-terrestres, aux batailles spatiales et autres éléments que l’on s’attend légitimement à rencontrer dans un bouquin classé en space-opéra.

La Nef des fous n’est donc pas un livre surprenant. Il entraîne son lecteur sur des sentiers connus. Ses rebondissements, bien amenés, sonnent familiers. Mais la mécanique du récit et les personnages finalement très humains que Russo développe nous entraînent avec brio dans cette histoire de fuite en avant spatiale. Il y a quelque chose d’inéluctable dans la progression de l’histoire, partant d’un vaisseau proche de l’implosion pour nous amener à une conclusion logique, attendue et satisfaisante malgré cela. C’est le concept même d’une bonne série B : nous divertir avec une recette connue. Russo n’a pas d’éclat dans son style et ne brille pas par son originalité. Mais il « fait le boulot« . Et de manière très convaincante, notamment sur l’intrication maligne du religieux dans un scénario de SF classique. Si j’en crois ce que je lis sur Internet, il s’agit du seul bouquin réellement marquant de Russo. Dommage. Mais, d’un autre côté, avoir écrit un bouquin qu’il est difficile de lâcher avant de l’avoir terminé est déjà un bel exploit. Soyons heureux que ce genre de divertissement simple mais efficace existe encore. Cela ferait une bonne mini-série du SyFy !

Leçons du monde fluctuant

De Jérôme Noirez, 2007.

J’ai rarement été plus mal à l’aise à prendre ma plume pour chroniquer une lecture qu’aujourd’hui. Il me semble pouvoir affirmer sans beaucoup de doutes que la dernière fois fut sans doute lorsque je commentais ici Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline. Et c’est, malheureusement, pour les mêmes raisons. Sans vouloir faire de parallèle entre les deux œuvres (Voyage étant à ranger au rayon des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, les Leçons qui nous occupe aujourd’hui à celui de la fantasy intelligente), elles posent toutes deux la question de distinguer l’œuvre de son auteur. Si d’un point de vue purement judiciaire, le crime de l’aîné est probablement pire que ceux de notre contemporain, si l’on se place au niveau moral, il me semble vain de vouloir établir une quelconque gradation.

Car Noirez, jeune auteur de la scène fantastique française il y a encore quelques années, est désormais persona non grata. Ses éditeurs, s’ils n’ont pas retiré ses livres de la vente, se font très discrets sur l’homme. Noirez, en effet, est blacklisté. Et pour une très bonne raison. Il a été condamné en 2016 pour possession et diffusion d’images à caractère pédopornographique. Les sites traditionnels de la SFFF francophone, à l’image de l’entrefilet d’Elbakin, n’ont que relayé l’information de manière assez éludée, sans doute dans l’intention de ne pas choquer l’éventuel jeune lecteur. Car Noirez, au-delà de sa production adulte, fut également un auteur pour la jeunesse, ce qui nous fait tous, j’imagine, encore plus froid dans le dos.

En cherchant un peu sur l’Internet, on retrouve cependant quelques archives qui démontrent bien l’existence du vice, la noirceur de l’individu, l’horreur de son crime. Je n’ai, c’est évident, aucune forme de pitié pour cela. Un article assez intéressant de Marianne revient sur l’histoire compliquée que la littérature et certains de ses auteurs respectables (Gide, Montherlant, Tournier et quelques autres) entretiennent avec la pédophilie. L’article, bien construit, démontre comment l’histoire des mœurs a évolué au long du XXeme pour transformer ce qui fut une lubie malvenue mais tolérée comme une tare d’artiste en ce qu’elle est vraiment : un crime inacceptable. Étant de la génération des jeunes ados de l’affaire Dutroux, j’ai comme tous mes contemporains été confronté à cette triste réalité de manière frontale par cette affaire surmédiatisée. Elle eut le mérite, s’il faut en trouver un, de nous ouvrir les yeux.

L’article de Marianne, cependant, se trompe. Je le cite : « Jérome Noirez, auteur de science-fiction, condamné pour diffusion de matériel pédopornographique en 2016, a vu son éditeur retirer de la vente tous ses livres, pourtant totalement exempts d’allusions pédophiles. » C’est peut-être vrai pour sa production jeunesse, que je ne connais pas, mais ce n’est pas le cas pour sa production adulte.

Leçons du monde fluctuant, dont il est question ici, en contient en effet de nombreuses. Ce qui rend cet article d’autant plus compliqué à écrire et le jugement sur l’œuvre d’autant plus trouble. Noirez, dans ce roman fantastique et largement absurde, nous plonge dans une Londres alternative de la fin du XIXeme. Ce Londres est sous l’hégémonie de la Grande Reine Victoria qui dirige son empire sur le principe de l’éducation. C’est l’éducation et uniquement elle qui doit sortir les peuples de l’ignorance, qui doit vaincre la pauvreté. Le programme est joli, la réalité nettement moindre : sous ce principe se cache une société totalitaire, extrêmement conservatrice qui n’hésite pas à pratiquer le châtiment corporel sur ceux qui n’apprennent pas (assez vite, assez bien), enfants ou adultes sans distinction. Le savoir est érigé en principe fondateur jusqu’à l’absurde. Et c’est sans ce monde que Noirez nous introduit à son personnage principal : Charles Lutwidge Dodgson. Qui, dans le monde réel, le nôtre, finit par prendre un pseudonyme pour sa carrière d’auteur fantaisiste : Lewis Carroll.

Et vous saisissez maintenant pourquoi le livre est extrêmement ambigu. L’auteur d’Alice au pays des merveilles a en effet lui-même une histoire personnelle qui sent le soufre. Si son livre phare a traversé les décennies, soutenu par le fait qu’il fut définitivement absous en étant adapté en classique par nul autre que Disney, cela n’empêche de très nombreuses voix modernes de se questionner sur les troubles penchants de l’auteur anglais. L’autre personnage principal du roman est un (très) jeune fille du nom de Kematia, une indigène d’une île lointaine ressemblant à une Madagascar fantasmagorique. Elle est morte au début du récit, des suites de ce que l’on apprendra plus tard être une excision s’étant mal passée. Elle se réveille alors dans un purgatoire local et n’aura de cesse de comprendre ce qui lui sera arrivé, pourquoi cela lui est arrivé et comment faire pour réparer cette injustice, même dans l’autre monde.

Le bouquin, construit sur des chapitres mettant en scène alternativement les mésaventures de Dodgson, chassé de son université pour ses penchants inavouables et envoyés aux confins de l’Empire car cela arrange bien tout le monde, et la quête de Kematia, le bouquin, disais-je, est plutôt bon. Noirez a des facilités d’écriture évidentes et maîtrise déjà une construction relativement complexe. Il développe des personnages intéressants, troubles, gris et invente une version « adulte » du délire de Lewis Carroll avec, il faut bien l’avouer, un certain brio. Le bouquin, en somme, est original et, finalement, agréable à lire.

C’est d’autant plus troublant pour le lecteur quand on se rend compte que Noirez use de ce trouble, de cette zone grise, pour finalement rester lui-même très flou sur certains aspects du récit qui prennent une tout autre dimension quand on connait la face cachée de l’auteur. La critique parue dans un Bifrost de l’époque expliquait ceci : « Charles Dodgson et Kematia nous apparaissent donc comme des victimes de leurs sociétés respectives : lui, condamné sans preuves par une société où il n’a jamais pu trouver sa place (Noirez évite de se prononcer sur la véracité des penchants pédophiles de son héros, là n’est pas son propos), elle, morte à cause d’une vieille tradition inhumaine. » La parenthèse du texte, que je ne reproche bien sûr pas à l’auteur de la critique rédigée in tempore non suspecto, fait maintenant réfléchir.

Il me semble évident que Noirez, personnage malade et dangereux pour la société comme cela est désormais démontré par la justice, s’est projeté dans ce double imaginaire de Carroll. Il dépeint largement comme couard, faible, hésitant et honteux de ses pulsions. Mais Dodgson est, malgré lui peut-être, le héros de Leçons du monde fluctuant. Il s’en sort, contrairement à tous les autres personnages. Il est, dans une certaine mesure, triomphant. Sans, comme le précise Bifrost, avoir été confronté en une quelconque manière à son côté inexcusable et horrible. C’est donc en même temps un très bon roman de SFFF et un livre à mettre à l’index, définitivement, tout comme son auteur.

Si vous vous demandez pourquoi je l’ai lu, c’est assez simple : je ne savais rien de Jérôme Noirez avant de lire le bouquin et ce n’est qu’en faisant quelques recherches sur le net pour rédiger cette critique que j’ai compris réellement ce que je venais de lire/ce que j’avais entre les mains. La conclusion de ce long article est plus simple à écrire, cependant, que dans l’article sur Voyage au bout de la nuit. Leçons d’un monde fluctuant est sans doute aucun un bon livre fantastique ; cela ne fait cependant pas de lui un monument de la littérature. L’antisémitisme de Céline est, à nouveau sans gradation dans le mal, aussi inexcusable et condamnable que la pédophilie de Noirez. Mais son œuvre, à Céline, est bien autre chose. Et le débat mérite donc d’être mené. Dans le cas de Noirez, ce n’est pas le cas. Passez votre chemin et laissons l’histoire oublier jusqu’à l’existence de ce pauvre être humain. Il y a bien d’autres livres à lire et bien d’autres auteurs à découvrir. Noirez ne sera qu’un secret honteux de la SFFF française que l’on aura oublié d’ici quelques années. Et c’est tant mieux.

Les Souffrances du jeune Werther

De Goethe, 1774.

Et pourquoi ne pas se plonger dans un vrai grand classique de la littérature ? Je le fais déjà de temps en temps, mais pas assez pour finir, préférant des lectures sans doute plus faciles (au niveau de la forme) après de trop longues journées de boulot. Il est pourtant aussi salutaire qu’édifiant de se lancer à l’assaut de monstres sacrés de temps à autre. Pour le simple plaisir de désacraliser et d’aller au-delà de l’apriori.

Goethe, Johann Wolfgang von Goethe de son nom complet, n’a que 24 ans lorsqu’il rédige Les Souffrances du jeune Werther, véritable best-seller de l’époque. Le roman, non content de trouver un très large public en son temps, a grandement contribuer à lancer le genre du Sturm und Drang (Tempête et Passion) dans l’Allemagne de la fin du XVIIIeme. Ceux qui ne sont pas familier avec le genre trouverons toutes les explications nécessaires sur Wikipédia, comme toujours. Pour les moins curieux, retenez simplement qu’il s’agit là du mouvement précurseur au romantisme qui marquera de son empreinte toute la littérature du XIXeme. Et il est effectivement question de tempête et de passion dans le roman de Goethe.

Construit majoritairement comme un roman épistolaire (à l’instar des Liaisons dangereuses de Laclos du Dracula de Bram Stocker), le livre suit les mésaventures successives de Werther, un jeune bourgeois/aristocrate qui découvre la vie adulte dans l’Allemagne champêtre de cette fin de siècle. Le brave jeune homme, plein de fougue et promis à un avenir brillant, tombe en pâmoison devant une jeune femme du nom de Charlotte. Problème : cette dernière est déjà promise à un autre sympathique jeune homme, absent au début du roman. L’amour impossible et inexprimé qui éclot alors plonge Werther dans des abîmes de mélancolie et dans la dépression. Il s’en ouvre dans de nombreuses lettres à un ami proche. Quittant alors cet amour impossible, il tente une carrière dans une province lointaine, carrière qu’il abandonne bien vite, trop obnubilé par la belle Charlotte pour consacrer son esprit à autre chose.

Le roman, à sa sortie, créa le scandale essentiellement par sa chute. Il est probablement difficile de spoiler un texte qui a près de 250 ans, donc j’éviterais les mises en garde habituelle : le suicide de Werther, résolument à l’encontre des mœurs de son époque, a suscité de bien vives réactions. Goethe, peut-être inconsciemment et bien qu’il s’en est par après vivement défendu, présente le suicide comme une solution honorable dans la diégèse du roman. Avec des yeux de lecteur du XXIeme siècle, c’est évidemment nettement moins choquant. C’est même, osons le dire, un peu niais. Et ce n’est pas commettre un acte de lèse-majesté qu’avoir un jugement sévère : Goethe lui-même, si j’en crois la préface de la Pléiade dans laquelle j’ai lu ce classique, était un peu mal à l’aise quant au succès de son texte et quant à son contenu même. Il avoua ne l’avoir relu qu’une seule fois, bien des années après sa publication originale et admis à ce moment-là qu’il aurait été bien incapable d’écrire à nouveau une œuvre similaire.

Pas pour des raisons de thématique ou de forme, mais plutôt pour des raisons de développement des protagonistes. Le titre est explicite : Werther est jeune. Et la fougue, la passion parfois aveugle de la jeunesse lui font perdre pied selon un mécanisme sans doute un peu trop net, trop linéaire. Son amour est si absolu qu’il en perd tout sens commun. Vous me retoquerez qu’il s’agit justement là de la définition même de l’amour dans le mouvement romantique. Cependant, et peut-être est-ce dû à notre époque hautement cynique, je n’ai pu m’empêcher de ricaner sottement face à la naïveté, l’ingénuité de l’ami Werther. L’obsession confine à la bêtise quand elle tend à idéaliser unilatéralement l’autre. Est-ce là réellement quelque chose qu’on apprends avec l’âge et l’expérience (j’ai aussi, comme tout le monde, connu des moments rétrospectivement totalement excessifs de déprime pour des histoires de cœur) ? Ou suis-je simplement un monstre a-sentimental ? Non, je pense plus simplement que Goethe a poussé à son paroxysme la notion d’idéal, jusqu’à son aboutissement le plus tragique. Et cela est toujours bien de notre temps : j’ai aussi connu dans ma jeunesse pas si lointaine (bon, ok, c’était un autre siècle… un autre millénaire !) des connaissances qui ont dramatiquement choisi cette voie-là, pour des raisons qui n’étaient pas beaucoup plus sérieuses ou rationnelles qu’un simple amour impossible.

Et c’est précisément ce qui fait la force de ce classique. Au-delà d’un ton parfois suranné et d’une situation dépeinte par moment de manière presque caricaturale, Les Souffrances du jeune Werther portent en elles le mal-être du passage à l’âge adulte. L’incroyable souffrance, en effet, que peut provoquer la passion, ici amoureuse. En cela, ce livre est universel et intemporel. Et cela en fait donc un classique indémodable sur lequel nombre de commentateurs nettement plus avisés que moi se sont penchés à travers les décennies. Reste un texte exigeant tout en étant abordable car peu marqué d’archaïsmes (sans doute dû à la très bonne traduction de la pléiade). Un premier pas dans la vie d’un auteur phare du XVIIIeme sur lequel je reviendrai certainement pour découvrir ses œuvres « adultes« .