La planète de Shakespeare

De Clifford D. Simak, 1976.

Roman tardif de son auteur, La planète de Shakespeare fait partie de ces romans de SF qu’il faut désormais chercher chez les bouquinistes. Édité en 1977 chez Présence du Futur/Denoël, il n’a pas connu l’honneur d’une réédition depuis. Et 43 ans maintenant, ça fait long. Cela ne m’empêche pas, cependant, de me jeter de temps en temps dans cette vieille collection de SF dont Folio SF se délecte régulièrement pour nourrir son « back-catalogue« , comme disent nos amis anglo-saxons.

J’avais déjà parlé de Simak dans ces colonnes à l’occasion de la lecture de son chef d’œuvre, Demain les chiens. Ce qui avait été une très bonne surprise sera-t-il confirmé par cette nouvelle lecture ? Eh bien, oui. Et non. La planète de Shakespeare s’ouvre sur un acte anthropophage. Un homme répondant au nom de Shakespeare demande à son compagnon d’infortune, un humanoïde répondant au doux nom de Carnivore, de se délecter de son corps avant son décès prochain des suites d’une maladie incurable. Et de ne rien laisser si ce n’est ses os blanchis par l’appétit dévorant de son « ami« .

Sans transition, le second chapitre nous présente le brave Horton. Horton est l’un des quatre astronautes d’un vaisseau ayant quitté la Terre des centaines d’années auparavant à la recherche d’une nouvelle planète habitable. La folie des hommes les amenant à détruire leur écosystème, leur salut était donc dans l’exploration spatiale. Pas de chance pour lui, Horton se réveille de sa stase prolongée comme seul survivant de l’expédition. Nicodème, le robot de service, n’a eu d’autre choix que de le sauver lui lors d’un incident technique quelques siècles auparavant car… il était dans la capsule n°1 et que son esprit logique lui a dicté de sauver le premier dans la liste.

A peine remis du choc, Horton découvre la planète sur laquelle le vaisseau pensant à choisi de se poser : un double lointain de la Terre, apparemment inhabité. Jusqu’à ce que Horton rencontre l’attachant mais étrange Carnivore et le crâne encore souriant du dénommé Shakespeare qui observe tout cela de ses orbites vides et amusées. La planète de Shakespeare est donc un planet-opéra tout ce qu’il y a de plus classique. On y croise des voyageurs dans l’espace lointain, des robots intelligents, des purs esprits tourmentés par leur éternité, des extraterrestres sympathiques, d’autres effrayants et, bien sûr, une jeune femme qui tombe forcément dans les bras du personnages principal (j’exagère, ce n’est pas aussi cliché que cela).

Je n’ai bien sûr rien contre un cocktail aussi classique. C’est souvent dans les plus vieilles marmites que l’on fait les meilleures soupes, comme le dit l’adage. Et Simak, vieux de la vielle de la SF (il est pratiquement né avec le XXème siècle a connu tant la SF des années 20 que celle des années 50), use et abuse d’un schéma déjà très connu. Pourtant, ce livre est, à mes yeux, assez bancal. S’il est trop lent dans ses premiers chapitres, il est au contraire beaucoup trop rapide dans les derniers. Simak ajoute d’ailleurs dans le désordre un être hors du temps, un dragon ou encore une représentation du mal absolu dans ces 35 dernières pages de ce court roman. Du coup, il dilue son récit en lui faisant prendre des virages aussi extrêmes que peu développés. A trop vouloir y mettre, on perd un peu le fil réel du bouquin et on se noie dans un catalogue sur space-opéra typé année 50.

Et c’est assez dommage, car le livre part sur de bons prémices et développe nombre d’idées intéressantes, plus ou moins abandonnées à mi-chemin (par exemple, le vaisseau spatial de Horton, dirigé par un triumvirat de cerveaux humains qui s’interrogent sur leur mission et leur devenir, est bizarrement développé dans un premier temps avant d’être plus ou moins laissé de côté au moment de conclure). Le bouquin est donc assez frustrant tout en offrant une vitrine sur une SF d’un autre temps, qui n’était déjà plus dans le ton de son époque lorsqu’elle fut publiée pour la première fois au mi-temps des années 70. Fenêtre ouverte sur un style en fin de vie, La planète de Shakespeare est un court roman de SF assez anecdotique qu’on réservera aux amateurs d’un SF surannée, intelligente il est vrai mais passéiste dans sa forme et ses gimmicks narratifs. Et aux inconditionnels de Simak, bien sûr, même si ceux-ci se font de plus en plus rares.

Dune

De Frank Herbert, 1965.

Comme je l’avais annoncé il y a quelques mois déjà, lors de l’avis sur la version « longue » du Dune de Lynch j’avais prévu de lire le roman d’Herbert pour me préparer à la nouvelle adaptation de Villeneuve toujours prévue pour la fin de l’année (2020). C’est désormais chose faite. Le roman de Dune et moi avons une longue histoire en commun. J’avais déjà essayé, dans mon adolescence, lors de ma première période de lecture de SFFF (un jour, je reviendrai sur ceci, mais ce n’est sans doute ni le lieu ni l’instant pour le faire), de m’attaquer au classique d’Herbert. Celui qui fut considéré comme le Seigneur des Anneaux de la SF par la génération du papy-boom m’était alors tombé des mains après une centaine de pages. Je ne sais si c’était la traduction parfois volontairement archaïque ou le rythme très particulier du roman qui était en cause, mais le fait est là : alors que j’éprouvais déjà une fascination un peu incompréhensible pour l’adaptation de Lynch, je restais hermétique à l’original.

Maintenant que je suis sans doute un lecteur plus sage ou, à tout le moins, plus endurant et ayant derrière moins nombre de classiques plus archaïques et difficiles d’accès, il me fallait à nouveau m’attaquer au monstre. Bilan de l’opération et pour ne rien vous cacher, je suis assez mitigé maintenant que ces 600/700 pages (divisées en deux tomes, stratégie commerciale bien connue de Pocket à l’époque et encore largement pratiquée par J’ai Lu actuellement) sont derrière moi. Pour tout un tas de raisons que je vais essayer de vous exposer ci-après.

D’abord et en premier lieu, ce qui me frappe est que l’adaptation de Lynch que je croyais assez foutraque est en fait très proche du roman. A tel point que nombre de dialogues du film, surtout dans sa première moitié, sont directement repris du roman (en ce compris les monologues intérieurs des nombreux personnages). Ce qui signifie que le gentil bordel de la seconde moitié (en gros, à partir du moment où Paul Atréides est exilé dans le désert) du film correspond aussi à un gentil bordel dans le roman. Pas avec le même but, cependant : là où le film développe Paul/Muad’Dib pour en faire un leader politique de la résistance fremen (en plus d’accomplir sa vengeance personnelle), le roman en fait un véritable messie. Voir un dieu. Avec ce que cela comporte de mystique et d’ambiguïté scénaristique.

Car si le film prend des libertés avec le roman (les fameux et un peu ridicules modules étranges, armes répondant à la voix de son porteur, n’existent simplement pas dans le roman ; nombre de personnages secondaires ont une importance beaucoup plus grande dans le roman, etc.), on ne peut réellement le lui reprocher : c’est le lot de toutes les adaptations. Résumer 650 pages en 2h30 implique de faire des choix. Même lorsque l’équipe a plus de 12h, des choix sont également faits (n’est-ce pas, Peter Jackson ?). Simplement parce qu’un film n’est pas un livre et que certains éléments qui marchent dans l’un ne peuvent pas marcher dans l’autre. J’en veux pour preuve la scène épique du roman où Paul chevauche un vers géant pour la première fois qui est, il faut bien l’avouer, assez ridicule dans le film.

Mais nous ne sommes pas là pour parler du film, même si l’on peut s’en servir comme contrepoint intéressant pour mettre en lumière d’éventuels défauts du roman. Pour faire simple, Dune, le roman, a un défaut assez clair : il est trop long. Je n’ai rien contre les romans longs. Lire 1000 pages quand elles sont passionnantes ne me rebutent pas. Mais Hebert, pour une raison que j’ignore, use et abuse de la redite dans son titre phare. Peut-être le caractère épisodique de la publication originale (Dune fut en effet publié en huit parties dans la revue de SF Analog entre 1963 et 1965 avant d’être réunies en un seul et même volume la même année) a-t-elle forcée Herbert à ces redites, ces re-contextualisations successives dans les diverses parties du roman, histoire de ne pas perdre le lecteur du « feuilleton » original ? A bien y réfléchir, c’est sans doute moins une question de longueur que de rythme… Quoi qu’il en soit, le roman piétine beaucoup dans sa seconde partie lorsque Paul est initié à la vie fremen dans toutes ses coutumes et ses tabous. On s’enlise. Ou, pour être plus précis, on s’ensable.

Et c’est peut-être là l’essence du deuxième point qui me gêne : si la première partie est très marquée SF, la seconde s’oriente bien davantage vers la fantasy. Bien sûr, ce n’est pas le seul « planet-fantasy » qui existe (Star Wars quelqu’un ?), mais cela me trouble quand on sait que Dune est consacré comme LE classique de la SF aux côtés du Fondation d’Asimov. Or, la technologie est finalement très accessoire dans le roman, ne servant que de cadre général nous expliquant dans les grandes lignes pourquoi les humains vivent sur diverses planètes. Le cœur du roman est et reste ce qui fut peut-être l’ambition de Herbert : écrire un Laurence d’Arabie de l’espace. A tel point que Herbert prêtera même dans sa bibliographie imaginaire de Paul Atréides/Muad’Dib un écrit dont le nom est très proche des fameux Les Sept Piliers de la sagesse de l’officier anglais. C’est une grille de lecture très simple du roman : Paul Atréides est T.H. Lawrence. Il est l’officier qui prendra la tête d’une révolte d’hommes du désert contre l’occupant étranger, mimant en cela le grand mouvement de décolonisation débuté aux débuts des années 60 tant en Afrique qu’en Asie.

S’arrêter à cette parabole aurait fait de Dune un grand roman d’aventure, accessoirement de science-fiction. Qui aurait sans doute été oublié, comme nombre de ses pairs. Mais Herbert est allé plus loin. Il ne s’est pas contenté d’adapter un salmigondis d’imagerie arabisante à une peuplade locale sur une planète inhospitalière. Il a également inventé des castes, des religions et des intérêts divergents qui précèdent la venue d’une véritable nouvelle religion. Car, en effet, quel est l’intérêt du Bene Gesserit si ce n’est de valider l’approche du surhomme dans la fiction ? L’eugénisme du Bene Gesserit et le fait que Paul prenne effectivement la tête d’une peuplade « sauvage » fait d’ailleurs assez froid dans le dos, quand on y réfléchit. Paul, sa mère, sa demi-sœur et quelques-uns de ses alliés ne sont en fait pas des héros.

A nouveau, je n’aurais pas de problème avec cette ambivalence (les personnages sont toujours plus intéressants quand ils sont gris que quand ils sont blancs ou noirs) si l’on ne nous présentait pas Paul comme réellement héroïque. Qu’il ait des doutes sur le tard sur son l’étendue de son pouvoir et sur l’usage que l’humanité pourrait en faire joue en sa faveur (il explique en effet, plusieurs fois, vouloir à tout prix éviter le djihad qu’il pressent lors de ses rêves éveillés), avant pourtant de renoncer à voie et d’embrasser définitivement la révolte par les armes et son statut de démiurge. Paul, en effet, est un personnage antipathique. Dès la mort de son père, Paul ne ressent finalement pratiquement plus d’émotion pour les gens qui l’entoure ou les situations qu’il vit. Cela rend l’attachement au récit compliqué pour le lecteur qui cherche quelqu’un à qui s’identifier.

J’en viens d’ailleurs à me poser la question : Hebrert considérait-il Dune comme un simple roman ou voulait-il en faire autre chose ? Un véhicule philosophique, moral ou religieux à destination d’une jeunesse alors hédoniste ? Mystère, puisque Hebert s’est finalement assez peu exprimé sur les intentions de son livre. Ces remarques et réserves sont surtout vraies pour les livres II et III de Dune, lorsque Paul découvre progressivement qui il est réellement. Et cela tranche d’autant plus avec le livre I qui semble être un space-opéra plus classique avec un Empire galactique, des familles qui s’affrontent et un McGuffin quelconque (l’épice, ici). Tellement classique même que les premiers chapitres sont finalement très linéaires, chacun d’entre eux nous présentant tour à tour l’un des protagonistes de l’intrigue, selon son point de vue personnel. Hebert prend même le parti étonnant de casser l’une des clés du suspens en laissant entendre dès les premières pages que le Duc Leto sera tué et que le traitre sera le Docteur Yueh (là où le film laisse planer le doute pendant quelques temps). Comme si, pour Hebert, dès cette première partie, le récit classique de SF n’avait finalement que peu d’importance.

Même l’affreux baron Harkonen, personnage marquant de l’adaptation filmique s’il en est, est nettement plus accessoire dans le roman. Ses affres ne nous sont pas épargnées, mais il semble nettement moins menaçant que dans l’adaptation. Ses intrigues de palais n’ont finalement que peu de poids par rapport au destin de Paul/Muad’Dib, ce qui crée là aussi une petite frustration pour un lecteur comme moi qui aime un bon antagoniste. Fey, le na-baron (le personnage joué par Sting chez Lynch), malgré le fait qu’il soit présenté comme le quasi-égal de Paul, est lui aussi finalement très accessoire. On comprends mieux la nature de son lien avec Paul –puisque le credo Bene Gesserit est nettement plus développé dans le bouquin-, mais il reste peu exploité et est rapidement oublié.

Dune est par ailleurs remplis à ras-bord d’un vocable neuf et assez abscons. A tel point qu’une assez longue annexe est nécessaire, en fin de volume, pour s’y retrouver. Contrairement à d’autres œuvres de SF, il n’est pas question ici d’un vocabulaire techniciste moderne, mais bien d’un lexique relatif aux mots et expression de l’Empire, du Bene Gesserit, des Fremens ou encore du Landsraad (c’est à dire l’assemblée des familles nobles, les maisons, qui règnent en contre-pouvoir sur l’univers connu, aux côtés de l’Empereur). De nouveau, le concept en soi ne me dérange pas outre mesure et il s’explique facilement : chaque culture a des mots qui lui sont propres pour parler d’un phénomène en particulier. Mais, sans que je sache réellement l’expliquer, cela sonne très peu naturel dans le texte. Comme dans le cas de Tolkien, l’ambition d’Herbert était certainement de montrer qu’il nous présentait un monde complexe, doté d’une riche histoire et de cultures aussi diverses que réalistes. Cependant, là où ce sentiment d’historicité ne gêne en aucun cas la lecture du Seigneur des Anneaux (les allusions au passé sont nombreuses mais non essentielles, laissant en cela le choix au lecteur curieux de se plonger dans les annexes ou dans les publications tierces pour développer le mythos), ces références plombent le texte d’Herbert et sont autant d’obstacles qui risquent de faire sortir le lecteur un peu inattentif du fil de l’histoire.

C’est d’ailleurs sans doute du à la relative modestie, finalement, du roman. En termes de pages, j’entends. Si Dune est un livre-monde comme le Seigneur des Anneaux, alors il est très rushé dans ses moments de développement mythopoïétique. Paradoxalement, le livre gagnerait à être à la fois plus court sur l’initiation laborieuse de Paul à son nouveau rôle de messie/dieu et plus long pour installer son environnement. J’ai par exemple trouvé très éclairantes les autres annexes du roman, consacrées à l’écologie de Dune et aux activités du Bene Gesserit. Insérer d’une manière ou d’une autre les informations qu’elles contiennent au cœur du récit en aurait probablement facilité sa prise en main. J’avoue d’ailleurs que j’étais bien content d’avoir vu et revu le film pour bien ancrer en moi qui était quel personnage dans la litanie de personnages nouveaux qui nous sont présentés à la chaîne dans les premiers chapitres, des personnages centraux aux personnages secondaires amenés à jouer un rôle plus importants ou légèrement différents ici.

Je comprends cependant l’attrait que le roman a pu avoir et a toujours sur nombre de ses lecteurs. Si le roman demande un effort particulier à son lecteur, nettement plus à mes yeux que la prose déjà exigeante de J.R.R. Tolkien et pour d’autres raisons, comme nous l’avons vu, le roman n’en offre pas moins une fenêtre sur un monde fascinant. Herbert a pensé et recherché son œuvre, il n’est pas permis d’en douter. Dune, Arrakis, est un décor que l’on n’oublie pas. Les Fremens sont un peuple fier et atypique dans la littérature SFFF souvent plus inspirée par l’européocentrisme que par une certaine forme d’attrait pour l’Islam. J’ai lu en grande partie le livre avec une compilation d’oud dans le casque et la bande son s’est avérée adéquate en grande majorité. Herbert était attiré par l’orient et il en a livré ici une version beaucoup plus moderne, construite et complexe que la vision très limitée que l’orientalisme dans la littérature de genre européanocentrée à l’habitude de développer. Et c’est cette profondeur, cette richesse ici entraperçue qui a sans doute séduit un large lectorat.

Le roman, le monde de Dune, a donc d’indéniables qualités. Mais il souffre aussi d’un personnage principal finalement antipathique et d’un jargon pseudo-religieux qui brouille la compréhension d’une intrigue tortueuse où nombre d’intérêts se croisent en s’ignorant la plupart du temps. Je sais parfaitement que Dune n’est que le premier tome d’une série et que la lecture des suites devrait sans doute répondre à ma frustration du mande de développement de certains concepts, mais j’essaie ici d’analyser froidement et honnêtement Dune comme un livre unique, avec un début, un développement et une fin. Et je sais également que je suis probablement nettement plus critique qu’à l’accoutumée. Mais c’est toujours le cas lorsque je m’attaque à ce qui est reconnu comme un « chef d’œuvre« . Signer un chef d’œuvre certainement dans la littérature de genre, ne reflète malheureusement souvent qu’un jugement à l’emporte-pièce d’un lectorat plus large attiré vers un texte par le fruit du hasard ou d’un marketing heureux à un moment ou un autre. Je ne dis pas que c’est ce qui s’est passé dans le cas de Dune, je dis simplement qu’à l’épreuve du temps qui passe, ce qui fut peut-être à juste titre considéré comme un chef d’œuvre révolutionnant un genre il y a 55 ans de cela maintenant a largement été dépassé depuis. D’autres ne seront pas du tout d’accord avec moi, bien sûr, et continue à placer Dune dans une position particulière dans leur vie de lecteur. C’est parfaitement sain et normal. Je ne peux que conclure en disant que l’alchimie qui fait une grande expérience de lecture pour l’amateur éclairé que je suis n’a pas que modérément pris. Je lirai certainement les suites, car le monde m’attire, mais je ne peux pas dire que le livre sera une étape marquante dans ma vie de lecteur. Dommage pour moi, sans doute.

Les aérostats

D’Amélie Nothomb, 2020.

Comme chaque année, la fin de l’été est synonyme de la livraison du Nothomb annuel. Après un cru 2019 vraiment réussi, notre amateure de fruits pourris préférée (la seule que nous connaissions, soyons honnête) nous livre cette année un millésime malheureusement éventé. Pas que Les aérostats soit un mauvais livre, non. Simplement qu’il n’apporte strictement rien. Soif, en 2019, apportait quelque chose de neuf à l’œuvre de l’auteure belge : malgré ses lubies et obsessions traditionnelles, elle sortait de son carcan classique pour proposer une biographie imaginaire à un personnage historique (et, tant qu’à faire, autant viser du très connu avec Jésus de Nazareth !). Les aérostats, au contraire, ronronne méchamment.

Au programme de l’opus 2020 : une jeune femme socialement isolée, sa colocataire ignoble au prénom forcément peu commun, une famille de dysfonctionnels argentés qui souhaite louer (cher) ses services pour un deus ex machina quelconque qui permet à Nothomb de gloser, comme à son habitude, sur la proximité de la violence absurde et du sexe, sur la qualité du champagne et sur ses modèles littéraires. Le lecteur habitué de Nothomb étouffera donc un bâillement. Bien sûr, les personnages sont forcément décalés, bien sûr, les personnages secondaires ne sont caractérisés que par un trait dominant qui les déshumanise complètement. Et, comme toujours, le livre est composé à 80% de dialogue sur sa petite centaine de pages qui rend la lecture aussi rapide que malheureusement oubliable.

Les mécanismes qui font que le style Nothomb accroche autant qu’il continue à plaisir sont toujours là cependant : ces personnages en total décalage avec la société qui les entoure nous amuse toujours par leur naïveté en même temps que par leur érudition conférant au savoir-vivre d’un autre siècle. Comme, d’ailleurs, Nothomb elle-même lorsqu’on l’écoute en interview. Bien que je sois persuadé qu’il ne s’agit que d’une posture, je peux comprendre qu’il n’y a que peu d’intérêt à casser une formule qui marche. Cependant, dans une démarche artistique, je ne saisis pas l’intérêt. Nothomb elle-même prend-elle encore du plaisir à ressasser les mêmes formules, les mêmes marottes, les mêmes dénouements ? On glose beaucoup sur l’écriture quasi-automatique d’un Guillaume Musso. Mais Nothomb ne fait finalement pas plus d’efforts.

Évidemment, cela m’amène à me poser la question qui en découle : l’auteur doit-il continuellement faire des efforts ? Je n’ai pas de réponse et je ne sais pas s’il y a une réponse. Un jeune lecteur qui tomberait aujourd’hui sur Les aérostats sera-t-il charmé par cette musique si particulière, cette couleur littéraire propre à Nothomb, comme je le fus il y a vingt ans de cela lorsque je dévorais avec un plaisir évident Stupeur et tremblement, L’hygiène de l’assassin ou encore Acide sulfurique ? Peut-être. Je ne pourrais en tous les cas, moi qui suis un fidèle de l’auteure en question, plus jamais retrouver ce plaisir initial. Et je peux donc me permettre, à titre purement personnel, de regretter cette mécanique trop bien huilée de laquelle l’auteure s’éloigne de moins en moins avec les années qui passent.

Soif m’avait donné l’espoir d’un certain renouveau, avec une nomination au Goncourt à laquelle je croyais comme « prix de reconnaissance » pour une carrière littéraire à succès tout en préservant une certaine forme d’autonomie par rapport aux modes successives. Et Soif réinventait partiellement le style Nothomb en l’amenant vers des territoires jusque-là inexplorés (en tous les cas, de cette manière). J’espérais alors que le livre marquerait un tournant libérant Nothomb d’une formule toute faite pour la pousser à se diversifier en restant fidèle à elle-même. Force est de constaté, avec Les aérostats, que ce virage n’est pas pris. Il ne me reste qu’à espérer que ce virage arrive. Un jour prochain.

Mortimer

De Terry Pratchett, 1987.

Pratchett trouve son rythme de croisière. A partir de 1987, il signera pratiquement deux tomes des annales du Disque-monde par an. Alors qu’il ouvrait le chapitre des sorcières avec le précédent opus, il choisit de prendre nul autre que la Mort comme personnage principal dans ce tome, qui aura droit à d’autres opus plus tard dans la série. Enfin… pas tout à fait la Mort. Celle-ci ayant un gros coup de blues professionnel (un burn-out avant l’heure), elle décide de se mettre au frais et de découvrir les petits plaisirs de l’existence qui semblent diriger la vie de humain à laquelle il met un terme depuis de longs siècles (millénaires ?) Mais, le travail n’attendant pas et étant un peu le seul qualifié pour accompagner les mourants à faire le dernier pas, la Mort est obligée de se trouver un remplaçant.

Et quel meilleur remplaçant que Mortimer ? Ce brave jeune homme, paysan des campagnes reculées du Disque-Monde, est un grand mystère pour son père. Adolescent ayant grandi trop vite, il a non seulement deux mains gauches, mais aussi deux pieds gauches. Du coup, son père est trop content de le laisser en apprentissage chez ce grand type tout maigre avec une voix d’outre-tombe : personne d’autre n’en voulait à la foire du village local. Et Mortimer de suivre son nouveau maître et de découvrir un métier bien particulier…

Pratchett continue donc à développer son monde imaginaire en y ajoutant une nouvelle bordée de personnages aussi gauches et déplacés qu’attachants. La fille adoptive de la Mort, avec son surpoids et ses airs de princesse, est un personnage qui peut sembler détestable au début mais qui se révèle en fait être vraiment sympathique eu attachante. Même chose pour Mortimer, pour la Mort ou encore pour leur vieux cuisinier (bon, faut pas trop l’ennuyez, quoi). Ajoutez à cela une histoire d’amour improbable et un problème d’équilibre entre les lois naturelles et l’intervention divine de Mortimer et vous avez le terreau adéquat pour une aventure de fantasy aussi épique qu’hilarante.

Car au-delà du comique de situation, Mortimer, plus encore que La huitième fille (qui souffrait d’un rythme un peu inégal et qui mettait fort longtemps à entrer dans le vif de son sujet), raconte réellement une histoire, avec un début, un développement et une fin. C’est en cela qu’on comprend que Pratchett, d’amateur de gags doté d’un certain sens de la formule, se transforme au fil des tomes en véritable conteur. Il y a, dans ce 4ème opus, un véritable moteur narratif qui ne ressemble pas à une succession de tableaux ou à un deus ex machina improbable. Le récit, bien que partant d’une situation abracadabrantesque (quid si la Mort en a marre de son boulot ?), parvient à accrocher le lecteur par son développement intrinsèque. Et, comme toujours, on ne peut que se rendre à l’évidence : Pratchett adore les désaxés, les inadéquats, les anti-héros qui n’ont pas de bol. Ce qui les rend particulièrement attachants pour le geeks comme nous. Et si Rincevent tombait dans la caricature, Mortimer est plus humain et, donc, plus intéressant à suivre.

Un très bon quatrième tome, donc, qui augure des suites toujours mieux écrites, mieux maîtrisées et plus passionnantes. Pourvu que ça dure ! Notez également que si la lecture des volumes précédents peut aider pour comprendre le monde dans lequel l’action se passe, le volume peut se lire indépendamment de la série sans poser trop de soucis. Bien sûr, les caméos échapperont au néophyte, mais le tout reste drôle, touchant et passionnant. Foncez !

Le casse du continuum

Sous-titré Comsic fric-frac

De Léo Henry, 2014

Il y a bien longtemps, dans les profondeurs de ce blog, j’avais chroniqué ma lecture de La panse, de Léo Henry, inédit sorti directement en poche en 2017 chez Folio SF. J’ignorais alors qu’il s’agissait en fait du deuxième volet d’une trilogie planifiée par l’auteur. Une trilogie qui ne présente cependant aucun lien entre les livres qui la compose d’un point de vue narratif : l’auteur avait simplement l’intention de créer trois récits dans trois genres de la SFFF pour couvrir le spectre complet de l’imaginaire. Ou, plus ou moins complet, car on ne va pas s’embêter avec les dizaines de sous-genres qui ont fleuri au cours des dernières décennies.

Donc, La panse était donc sa plongée dans le thriller de SF urbain. Le casse du continuum, sorti trois ans plus tôt était le planet-opéra de Léo Henry. Thecel, sorti il y a quelques semaines (soit trois ans après La panse, l’auteur a une certaine régularité dans son planning !), conclut la trilogie avec une plongée dans la fantasy. Mais comme Léo Henry est un auteur malin, il ne se contente pas d’évoquer un genre par ses poncifs. Il tente de les réinventer. Et c’est exactement ce qu’il faut avec Le casse du continuum. Bien sûr, on y croise une civilisation spatiale exotique, des IA capricieuses, des batailles à coup de pistolasers aux quatre coins de la galaxie. Mais c’est aussi un bouquin sur une braquage, comme le titre le laisse deviner.

On rencontre donc dès les premières pages sept personnages hauts en couleurs, tous spécialistes dans leur domaine respectif : les explosifs, l’assassinat, le cambriolage, la séduction, etc. Ils sont chacun repérés et contractés par une entité relativement mystérieuse, l’un des développeurs qui a accès au DOS de l’IA qui régule l’univers connu, en résumé. Cette entité charge les sept mercenaires (ce n’est pas un hasard, bien sûr) de « braquer » le CPU central de l’IA en question lorsqu’elle est phase de sommeil pour y réécrire des directives qui lui permettront de lutter contre un virus méconnu du grand public qui affecte l’IA et risque de mener l’humanité à sa fin. Les mercenaires devront donc intervenir dans la phase de sommeil de la machine dans une fenêtre de temps réduit, sans quoi ils risquent d’y rester coincé pour toujours, provoquant leur mort dans le monde réel.

Le bouquin est donc clairement influencé par Inception, sorti quelques années plus tôt, en y ajoutant un cadre de space-opéra exotique et efficace. Le bouquin se lit vite et le suspense est maintenu de la première page jusqu’à la conclusion (en cascade, chaque protagoniste ayant droit à sa scène post-générique). C’est un bon divertissement sans être un grand livre. Il n’y a pas dans Le casse du continuum le souffle particulier que Henry a mis dans Hildegarde, par exemple, ni le désespoir latent La panse. Le casse repose bien davantage sur des mécanismes rodés et des personnages archétypaux. C’était le risque, évidemment, de présenter sept personnages principaux dans un livre qui fait un petit 300 pages en poche : certains sont plus esquissés que réellement travaillés et l’on reste, parfois, sur sa fin quant aux trajectoires, aux enjeux et aux motivations des uns et des autres.

Il n’en demeure cependant pas moins que le livre est un divertissement honnête et un hommage sincère à la littérature de genre qui nourrit l’imagination de son auteur. Certaines envolées lyriques (probablement dues aux relectures de Laurent Kloetzer, ami et collègue de Henry) sont parfois over-the-top, mais cela ne gêne pas le récit outre mesure qui évite de verser dans le gloubi-boulga technologique malheureusement habituel en hard SF. Un livre sans prétention, mais un bon divertissement dans les publications originales de Folio SF.