Baise ton prochain

De Dany-Robert Dufour, 2019.

Sous-titré : Une histoire souterraine du capitalisme

Court essai à la frontière de l’analyse politique, de la philosophie, de l’économie et de la psychanalyse, Baise ton prochain, au-delà de son titre volontiers provocateur, est une réflexion salutaire sur le monde dans lequel nous vivons tous actuellement. Dany-Robert Dufour, philosophe et professeur désormais retraité, n’en est pas à son coup d’essai lorsqu’il publie cet essai en 2019. Celui-ci s’inscrit dans une longue liste d’essais publiés essentiellement à partir de la fin des années 90 et qui ont pour objet principal de porter un regard critique sur l’évolution de la société vers davantage d’individualisme, vers le capitalisme forcené et vers la disparition totale de l’intérêt commun. Tardivement, l’auteur redécouvre l’œuvre méconnue Bernard Mandeville, écrivain anglo-néerlandais de la fin du XVIIe siècle. A travers plusieurs livre, dont l’essai qui nous occupe aujourd’hui, Dany-Robert Dufour tentera de démontrer que Mandeville, longtemps avant les penseurs du XIXe et les économistes du XXe, avait déjà en son temps théoriser le capitalisme, ses fondements et les conséquences de son application.

Mandeville, en effet, à travers quelques courts textes comme La Fable des abeilles (inspirée par le fabuliste star de son époque, La Fontaine) ou le texte reproduit dans Baise ton prochain, Recherches sur les origines de la vertu morale, théorise le capitalisme naissant. Il établi, par exemple, la création d’une troisième classe, entre les citoyens qui ne se leurrent pas dans le contrat social (les voleurs, les prostituées, etc. ; en résumé la lie de la société) et les citoyens qui respectent le contrat social (dirigeants ou masses laborieuses). Cette troisième classe est composée de ceux qui ne respectent pas les lois, mais s’en donnent cependant l’apparence au nom du bien commun. Et Mandeville de prédire que non seulement cette troisième classe dirigera forcément rapidement les deux autres, mais qu’elle doit le faire au regard de l’évolution de la société qu’il connait alors, proche des balbutiements de la révolution industrielle et des débuts hésitants du capitalisme. Mandeville prévoit ainsi non seulement l’avènement d’un nouveau système économique mais également un changement de paradigme sociétal complet : le capitalisme deviendra la seule manière d’envisager la société.

C’est en tous les cas ce que Dany-Robert Dufour entend démontrer dans la première et plus longue partie de son essai, où il argumente que l’incroyable préscience de Mandeville permettait déjà de prévoir l’avènement du capitalisme comme système unique et ses travers voilà déjà près de 250 ans, en ce compris sa chute prochaine, dévoré par lui-même comme une forme de géant anthropophage qui ne connait aucune limite. La seconde partie de l’ouvrage, plus courte, entend faire résonner le texte de Mandeville avec les effets néfastes du capitalisme actuel. Et l’ensemble est parfaitement convainquant : Dufour a oublié d’être bête et même s’il extrapole volontiers pour démontrer son point de vue (l’anticipation de la psychanalyse moderne par le même Mandeville, toujours à travers le même court texte, sonne un peu poussif comme démonstration) et qu’il omet nombre de réalités économiques, la démonstration se tient.

Certains exemples utilisés par Dufour sont particulièrement marquants, comme celui l’installation « Cloaca » de l’artiste contemporain belge Wim Delvoye (2000). Cette installation artistique, tube digestif géant fonctionnel qui produit… de la merde, a été titrisé en bourse et la spéculation sur l’œuvre a déjà rapporté pas mal d’agent à son concepteur. Une belle parabole du fait que le capitalisme ne fonctionne qu’en produisant littéralement des déchets, ce qui permet au passage à Dufour de nous rappeler que tous, petites filles et garçons que nous sommes, ne sommes pas réellement sorti du stade anal de notre développement psychologique…

L’essai tente bien de se conclure sur un message d’espoir, mais soyons honnête : ça n’est pas tellement crédible. Le bouquin, s’il est érudit, bien écrit, grinçant et amusant à la fois et parfois légèrement malhonnête porte aussi un message clair en son sein : NO FUTURE, les amis. Levons nos verres collectivement à l’imbécilité de la course au profit qui finira immanquablement par nous détruire. Santé !

Contes de la fée verte

De Poppy Z. Brite, 1993.

En 1993, lorsque Poppy Z. Brite a débuté sa période de gloire dans la littérature de genre, elle était encore une femme. Maintenant, 30 plus tard, Poppy Z. Brite, de son vrai nom Billy Martin, a changé de genre et est devenu ce qu’il a toujours, semble-t-il, souhaité être : un homme homosexuel. J’utiliserai donc le masculin dans la suite de ce billet, puisque l’auteur en a décidé ainsi. Et ce prolégomène, qui ne s’intéresse qu’à la vie privée de l’auteur, est une précision nécessaire pour bien saisir l’œuvre de Brite.

En effet, ce recueil de nouvelles, préfacé par nul autre que l’excellent Dan Simmons, est fort marqué par les choix de vie de son auteur. Ainsi, à travers les douze courtes nouvelles, Brite met principalement en scène des hommes, jeunes, minces, androgynes et homos pour la plupart (ou bisexuels, pour faire bonne mesure). D’une certaine manière, la lecture du recueil m’a fait de nombreuses fois penser aux shôjos des années 90 et, en particulier, à la production de Kaori Yuki (Angel Sanctuary, Comte Cain, etc.) où des bishounens torturés souffrent à longueur de tome d’un mal-être existentiel souvent provoqué par des frustrations sexuelles inexprimées. Sans même parler de la production yaoi (à savoir des mangas destinés aux jeunes femmes et mettant en scène les émois homosexuels, explicites ou suggérés, entre de beaux jeunes hommes).

Pourquoi cette digression vers le monde du manga ? Et bien parce que c’est, je pense, à peu près le même public qui est visé et les mêmes tropes qui sont utilisés dans ces nouvelles de Poppy Z. Brite. L’auteur poursuit en effet le mouvement entamé par An Rice en 1976 avec son Entretien avec un Vampire et l’amène vers de nouveaux horizons. Brite est connu comme l’un des auteurs majeurs de la tendance splatter horror (= mise en scène très graphique et explicite de l’horreur, à l’instar de l’oeuvre de Clive Barker, inspiré du giallo italien et des séries B américaines d’horreur des années 70/80) au début des années 90. Pourtant, très honnêtement, même si Brite n’évite en effet pas les scènes explicites et a certaine fascination pour la mort, la torture, le glauque et le sexe, tout cela reste relativement sage. Je me souviens que les auteurs « inspirés » par Poppy Z. Brite sont nettement plus dérangeants, par exemple dans les recueils Eros Vampire édités par Brite lui-même quelques années plus tard.

Brite est en effet encore fort marqué par les grands récits gothiques (l’une des nouvelles s’ouvre d’ailleurs sur une référence directe à Lovecraft) des 18 et 19èmes siècles et cela se sent, se voit, se lit dans ses textes. Brite a par ailleurs un talent certain avec sa plume : les nouvelles sont définitivement de très bonne facture quant à leur style. Proches de la poésie, les descriptions des lieux comme des sentiments des protagonistes sont particulièrement agréables à lire, bien servies également par une traduction de très bonne facture. L’ensemble se révèle donc être un recueil de nouvelles érudites, poétiques, dramatiques et sinistres, mêlant allègrement l’hommage à une certaine forme de classicisme gothique et des concepts et réalités davantage punks et modernistes.

Pourtant, et malgré la qualité intrinsèque des textes ici présentés, le recueil s’oublie assez vite. C’est d’ailleurs, si vous me permettez la généralisation, le problème de la carrière complète de l’auteur : s’il a marqué le genre pendant quelques années en proposant quelque chose de neuf et de construit, ses textes sont tombés assez vite dans l’oubli. La raison en est selon moi assez simple : ils sont très marqués dans leur temps. On y voit, on y respire, on y vit une certaine forme de nihilisme grunge & goth très marqué dans l’imaginaire du début des années 90. Par ailleurs, même si les nouvelles proposent des trames assez diverses, du zombie aux fantômes en passant par le conte macabre, ils ont le grand défaut d’être trop semblables l’un à l’autre. Calcutta, seigneur des nerfs, seule nouvelle primée du recueil, en est sans doute la meilleure : elle offre une relecture intéressante et désespérée du concept de zombie. Mais pour les autres, bien vite, les différentes histoires ont tendance à s’effacer de la mémoire du lecteur pour se mélanger et laisser un souvenir confus d’histoires mélodramatiques, où les frustrations et perversions sexuelles se mélangent aisément avec un goût prononcé pour le macabre, l’horreur et le désespoir.

Poppy Z Brite lui-même en a d’ailleurs eu marre après quelques années et a choisi de quitter la littérature de genre pour passer à des textes plus positifs et brillants, arguant que cette fascination pour l’horreur avait un effet négatif sur son équilibre mental. On ne peut que le croire, mais force est de constater qu’il a depuis lors complètement disparu de la circulation et n’a plus été mentionné qu’en raison de sa transition de genre et non plus, malheureusement, pour ses œuvres. Reste à soulever notre verre d’absinthe (la fée verte éponyme, pour les inattentifs) en hommage à la carrière en forme d’étoile filante de la littérature de genre dont le recueil ici chroniqué est sans doute le parangon de sa production. Santé.

Princess Bride

De William Golding, 1973.

Sous-titré : Le Grand Classique du Conte de Grand Amour et de Grande Aventure de S. Morgenstern

Véritable madeleine de Proust pour nombre de ses afficionados, l’adaptation en long métrage de ce roman, signée par Rob Reiner en 1987, aura marqué une génération, surtout Nord-américaine, à l’aube des années 90. Le feel good movie est cependant une adaptation, l’adaptation d’un roman sorti plus de dix ans au préalable de la main d’un scénariste émérite d’Hollywood que rien, à priori, n’amenait vers le conte ou la fantasy. Pourtant, Princess Bride fut aussi la porte d’entrée vers une fantasy plus adulte que les longs métrages d’animation de la société aux grandes oreilles. Il était donc plus que temps de se plonger dans ce classique, d’autant plus grâce à la belle réédition de Bragelonne dans son nouveau format prestige, quelque part entre le format poche et le grand format (collection dans laquelle on retrouve l’intégrale du Witcher, mais aussi les trois premiers tomes de la saga des Salauds Gentilhommes de Scott Lynch – on attend toujours le quatrième volume, d’ailleurs ! – ou encore la trilogie du Paris des Merveilles de Pierre Pevel).

Revenons-en au roman de Golding. Après une assez longue introduction extradiégétique de Golding, qui commente l’écriture du roman et le long historique des tentatives d’adaptation en long métrage avant celle réussie de Reiner, le roman fini par débuter. Il est important ici de faire une parenthèse : Golding s’amuse à prétendre qu’il n’est qu’un fidèle copiste qui se contente de réduire et d’adapter un texte de S. Morgenstern, grand érudit et historien de la nation Florine (le Florin étant un pays fictif imaginé par Golding dont l’auteur situe la réalité géographique quelque part dans les pays baltes actuels). S. Morgenstern n’ayant bien sûr jamais existé, nous avons bien entre les mains un roman du scénariste de Butch Cassidy & le Kid, des Hommes du Président (deux films pour lesquels il a eu l’oscar du meilleur scénariste), mais aussi des Jumeaux, de Misery, de Last Action Hero, des Pleins Pouvoirs ou encore du Déshonneur d’Elisabeth Campbell. Une carrière à mi-chemin entre le film dramatique et la comédie d’action.

Et c’est exactement ce qu’est Princess Bride ; une comédie d’action, à laquelle s’ajoute une touche de romantisme et un poil de fantasy. Cocktail parfait pour en faire un best-seller. En gros, Princess Bride répond parfaitement au cahier des charges du conte classique. D’une situation de départ très classique (une jeune fermière extrêmement belle se rend compte qu’elle est amoureuse du garçon de ferme, mutique, mais fidèle depuis de nombreuses années) dans les contes de fées, on passe par l’élément déclencheur (le garçon de ferme part pour devenir l’homme qui peut offrir le monde à sa dulcinée et un méchant noble jette son dévolu sur la jeune fermière) jusqu’au déroulé classique en trois actes du récit initiatique (les aléas se succèdent, les quêtes secondaires s’enchaînent pour arriver jusqu’à la résolution forcément attendue).

Mais là où Golding est fort, c’est qu’il utilise les tropes du genre tout en s’en moquant ouvertement. Ainsi, l’auteur n’hésite pas à interrompre son texte pour donner ses commentaires acerbes sur le déroulé du récit et, en particulier, sur les longueurs inintéressantes qu’il prête volontiers à ses collègues écrivains. Ainsi, l’auteur se concentre sur les phases d’action et non sur la construction du lore de son monde, dont il se moque éperdument. Pourtant, l’ensemble fonctionne à merveille. Et la recette est assez simple à comprendre : connaissant parfaitement les rouages d’un scénario efficace, Golding se concentre sur quelques personnages forts, des dialogues mémorables et de l’action à tout va qui tient le lecteur en haleine. Et ça marche, évidemment. Les ficelles sont grosses, l’auteur les souligne, on sait ce qui va arriver, mais on est malgré tout embarqué dans l’histoire.

Cela tient en particulier aux deux acolytes du héros, le palefrenier Westley. Dans sa reconquête de sa promise, la belle et excessive Bouton d’or, Westley parvient à s’adjoindre les services de l’épéiste de renom espagnol Inigo Montoya et du géant turc un peu simplet Fezzik. Derrière leur rôle qui semble au premier abord unidimensionnel se cache évidemment les personnages les plus intéressants de l’histoire. Le premier est mû par sa volonté de vengeance qui le ronge jusqu’à l’abandon de soi et le second, derrière sa masse musculaire, est un être fragile qui ne craint que de la solitude. Cela donne des scènes mémorables où les méchants sont effectivement méchants (le comte Rugen est un spécialiste de la torture) et où les gentils triomphent malgré l’adversité (les phrases « My name is Inigo Montoya. You kill my father. Prepare to die » sont devenus des memes internet depuis de nombreuses années maintenant).

Il n’est sans doute pas utile de développer davantage l’histoire, pour préserver la surprise de celles et ceux qui n’auraient pas encore lu ce classique ou vu le film qui en fut inspiré. Revenons-en donc au texte. Golding, qui a manifestement des facilités d’écriture, a un côté énervant. A la lecture du bouquin, je me suis dit à plusieurs moments que c’était un classique de fantasy émaillé de l’humour d’un juif new-yorkais. Le Hobbit commenté par Woody Allen, en gros. Et c’est exactement ça. Les commentaires de Golding sur son propre texte sont parfois irritants, mais c’est aussi grâce à eux, grâce à cette distance ironique, que le texte prend. Cela permet de se focaliser sur l’action et sur le développement des quelques personnages principaux. Et même si l’on se doute tous de la fin du livre dès les premières lignes, Golding parvient à maintenir le suspens tout au long du roman, en mettant en scène des solutions abracadabrantesques aux situations les plus périlleuses.

Comme cette édition est celle du 25ème anniversaire de la parution originale du roman, Golding y ajoute un nouveau chapitre, intitulé Le bébé de Bouton d’or, qui se passe quelques années après la fin du roman original. Dans sa mythologie personnelle, Golding informe le lecteur qu’il a du batailler ferme pour écrire lui-même ce chapitre, puisque les ayants droits de Morgenstern (qui, pour rappel, n’existe pas !) voulait confier cette suite à nul autre que Stephen King (un ami de Golding depuis l’adaptation de Misery). Ce nouveau chapitre, au-delà du cliffhanger sur lequel il se clôt, ajoute une dimension importante au personnage d’Inigo Montoya en s’intéressant à son passé à travers un flashback sans lien avec l’intrigue. Je ne sais pas si Golding avait l’intention de poursuivre et de proposer une véritable suite à Princess Bride, l’un des rares romans qu’il aura signé lors de sa longue carrière, mais ce nouveau chapitre a le mérite de ne pas laisser planer le doute sur la toute fin du roman original et de répondre à quelques questions laissées ouvertes. Et de provoquer l’insatisfaction éternelle des fans qui en voulaient forcément plus, Golding étant décédé en 2018 sans jamais avoir repris la plume pour prolonger ce chapitre orphelin.

Reste une aventure picaresque, où le fantastique reste limité à quelques éléments qui tiennent davantage du conte de fées que de la fantasy en tant que telle. Une romance éternelle, également. Et une comédie d’action. À redécouvrir sans modération.

Interview with the Vampire – Saison 1

De Rolin Jones, 2022.

(Je vous avais prévenu qu’on tournerait autour du vampire pendant quelques temps sur ce blog…)

Sorti bizarrement en catimini, la première saison de la nouvelle adaptation du classique de 1976 d’An Rice mérite pourtant largement le détour. Pas disponible sous latitudes (mon Dieu ! je suis un vilain pirate), la série a été diffusée à l’automne 2022 sur AMC, le diffuseur de Mad Men, Breaking Bad ou encore Walking Dead. Peu de titres, à l’inverse de Netflix et consorts, mais de la qualité. C’est également la première série de l' »Immortal Universe » qu’AMC compte développer autours des écrits de la regrettée An Rice, décédée fin 2021 après avoir cependant approuvé les plans d’AMC sur cette série et sur la prochaine, centrée sur les Sorcières de Mayfair et qui sortira en ce mois de janvier 2023.

Cela faisait déjà donc un paquet d’année que les droits d’adaptation sur le best-seller vampirique de Rice circulaient d’une maison de production à l’autre, certainement depuis le regain de la littérature vampirique avec la série de Stéphanie Meyer fin des années 2000. Pourtant, depuis l’adaptation de Neil Jordan dans les années 90 et sa suite MTV-esque quelques années plus tard (La Reine des Damnés, qui adapte conjointement les romans Lestat le Vampire et La Reine des Damnés, sur une bande-son pure nu métal), personne n’était parvenu à réadapter le roman original qui a bouleversé, fin des années 70, la figure du vampire pour le faire entrer dans un nouveau siècle.

C’était donc un beau défi auquel Rolin Jones a tenté de répondre au mieux. Le showruner, à l’origine de Weeds et de Broadwalk Empire, aidé par une armada de scénaristes et de producteurs, a décidé courageusement de faire une nouvelle adaptation, en même temps plus fidèle et pourtant plus éloignée du roman d’origine que la version de Jordan. Et d’aucun trouveront que certains choix d’adaptation sont réellement drastiques. Ainsi, première surprise, dès les premières minutes du premier épisode : Louis de la Pointe du Lac est un proxénète créole dans la Nouvelle-Orléans des années 1910. Exit l’héritier des plantations, on a affaire à un personnage principal afro-descendant dans une Amérique encore totalement ségrégationniste du début du XXème. De son côté, Lestat reste le français blond décadent avec lequel nous sommes familiers.

Autre changement : les deux personnages principaux sont ouvertement gays et, ce, dès le départ. Là où An Rice cultivait un certain flou dans le roman original et où le film de Jordan choisissait pudiquement d’éviter le sujet, cette nouvelle adaptation ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Certains trouveront cela particulièrement woke, mais c’est pourtant dans le respect de l’œuvre de Rice, puisqu’il n’y a plus aucun doute sur les préférences sexuelles des protagonistes dès le deuxième tome de la saga des vampires (soyons justes : la plupart sont bisexuels, ce qui est le cas aussi dans cette nouvelle série, à l’exception de Louis qui n’est que gay). Troisième grande différence : Claudia est également black et beaucoup plus âgée que dans le roman ou dans la première adaptation. C’est maintenant une adolescente de 14 ans et non plus une petite fille de 7-8 ans.

Passer ces trois choix éditoriaux d’adaptation que d’aucun trouveront drastiques, l’adaptation est dans son esprit très fidèle. L’important est et reste de s’intéresser au cheminement mental d’êtres profondément malsains et perturbés. L’immortalité s’accompagne en effet toujours d’une certaine forme d’immoralité. L’exubérance sanglante d’un Lestat manipulateur, cruel et jaloux s’oppose à un Louis plus faible, blessé et innocent. Il faudra attendre l’arrivée de Claudia pour que l’équilibre entre les deux amants se brise et que la relation maître-dominé soit finalement dépassée.

La série a aussi l’intelligence de questionner tant la première adaptation que le roman d’origine. En choisissant d’ouvrir la série par l’interview éponyme dans un cadre totalement inédit et avec des personnages moins naïfs, cela permet une véritable réflexion sur le matériau d’origine. Ainsi, c’est toujours le journaliste Daniel qui interviewe Louis sur l’histoire de sa vie. Sauf que ce n’est pas la première interview. Celle qui ouvre la série est une nouvelle interview, plus de 40 ans après la première qui eu lieu dans un bar gay fin 1970. Celle-ci a lieu dans le gigantesque penthouse de Louis à Dubaï, dans une ambiance crépusculaire et épurée. Daniel, vieux et malade, n’est plus dans la position du journaliste naïf qui se laisse impressionné par l’immortel qu’il interview : c’est un homme aigri et cynique qui n’hésite pas à mettre le doigt où ça fait mal. Ainsi, il interrompt très régulièrement Louis pour mettre en lumière le syndrome de Stockholm évident dont il souffrait dans sa relation avec Lestat, mais aussi les nombreuses incohérences de son récit.

Bref, cette adaptation est une véritable réécriture du roman d’origine, avec pour noble ambition de rajeunir un texte qui a maintenant plus de 45 ans en y intégrant un discours politique moderne et en allant un cran plus loin dans l’analyse psychologique de ses protagonistes. Et l’ensemble tient très bien la route. Les 7 épisodes, qui adaptent la première moitié du roman (en gros, du début de l’histoire à la fuite de Louis et Claudia vers l’Europe), prennent leur temps pour exposer leurs enjeux, leurs personnages et leurs tensions. Ce luxe (7 fois 50 minutes laisse évidemment beaucoup plus de place que les 120 minutes de la première adaptation) permet également d’aborder le contexte plus large de la série d’An Rice en y insérant certains éléments qui ne seront abordés dans le détail que les tomes ultérieurs. Et cela sans tirer en longueur et sans épisode « filler« , ce qui est pourtant toujours un risque quand on doit remplir des centaines de pages de scénario à partir d’un roman somme toute de taille modeste (le premier).

Et, pour ne rien gâcher, AMC a mis les moyens dans l’adaptation. Sans être dans l’exubérance d’un HBO ou dans les ficelles techniques d’un Netflix, le diffuseur a plus que réussi à recréer une Nouvelle-Orléans début du siècle convaincante, tant dans ses extérieurs que dans ses phases en studio. Les effets spéciaux, discrets, sont très efficaces et concernent évidemment surtout les déplacements divers et variés de nos amis vampires qui ne répondent pas forcément aux mêmes lois physiques que nous, pauvres mortels. La série n’hésite pas non plus à être relativement graphique dans quelques scènes très sanglantes où Lestat (et Louis… et Claudia, bien sûr) s’en donne à cœur joie dans le massacre du faible et de l’innocent. Elle est aussi relativement explicite dans les scènes de sexe, mais c’est devenu un incontournable depuis que HBO a changé les standards en la matière il y a plus d’une décennie maintenant.

Le casting est également impeccable. Sam Reid en particulier vole toutes les scènes dans lequel il apparait, avec une interprétation de Lestat qui le rapproche effectivement d’un fauve cruel et imprévisible. Bailey Bass joue une Claudia plus que convaincante et maîtrise parfaitement le vieillissement de son personnage d’un épisode à l’autre, d’une petite fille un peu naïve au monstre froid et calculateur que l’on anticipe. Eric Bogossian est une super-idée de casting pour un vieux Daniel Molloy, qui n’hésite pas à se moquer ouvertement des immortels avec lequel il fraye. Finalement, c’est probablement Jacob Anderson en tant que Louis qui est le plus faible. Il m’a fallu quelques minutes pour reconnaître l’acteur de Game of Thrones, mais j’ai du mal à le trouver convainquant quand il doit être cruel ou exprimer sa grande force physique. Bon, en étant honnête, il est difficile de faire la part des choses entre une interprétation peut-être un peu molle et le personnage en tant que tel, qui est clairement le personnage le moins intéressant et le plus énervant de l’histoire d’origine. A force d’hésiter dans ses duels moraux, il finit par ressembler à une poule de luxe incapable de penser par lui-même…

La révélation finale des dernières minutes du septième épisode laisse présager une seconde saison tout aussi efficace que la première, avec là aussi des choix courageux de la part des producteurs et des scénaristes. Et si ça bouleverse un peu l’œuvre d’origine, c’est tant mieux. Je sais que nombre de fans de la première heure, qui ont grandi avec le roman ou le film de Neil Jordan, ont abandonné la série après le premier épisode, choqués par ces choix d’adaptation qui trahissent l’œuvre qu’ils chérissent. J’ai moi-même été fort surpris dans le premier épisode (je n’avais pas entendu parler de l’adaptation avant de la débuter, ce qui m’a préservé de toutes attentes particulières) et je peux donc comprendre la réaction. Cependant, j’encourage réellement tout le monde a dépasser ce choc initial : c’est une très bonne adaptation, bien interprétée et réalisée avec brio. Si le premier épisode est peut-être un peu lent, il n’en demeure pas moins que les sept épisodes ont été consommé en quelques jours et provoque une certaine forme d’anticipation pour la série des sorcières et l’entrée en scène de la talamasca. Je suis aussi curieux de voir s’ils adapteront les suites du roman initial, bien que l’intérêt diminue franchement après le troisième tome lorsque Rice part dans un délire religieux-existentialiste.

Dracula 2000

De Patrick Lussier, 2000.

A l’aulne de mes lectures hivernales, le blog va traverser une petite période vampirique (vampiresque ?) dans les semaines qui viennent. Le silence relatif de ces derniers n’est pas synonyme du fait que je me suis coupé à toutes formes de lecture ou de visionnage, mais bien du fait que je n’ai pas eu (pris ?) le temps de chroniquer ceux-ci. Commençons donc à réparer cela avec un bref billet sur ce chef-d’œuvre ignoré du 7ème art qu’est le Dracula 2000 de Patrick Lussier, sorti dans nos contrées en 2001 sous le titre, ma foi assez logique de « Dracula 2001« . Forcément.

Et si vous lisez entre les lignes une certaine forme d’ironie dans le commentaire du paragraphe précédent relatif à l’indifférence générale dans l’accueil dudit film, vous n’avez évidemment pas tort. Car Dracula 2000 est… comment dire ? Raté ? Le mot est sans doute un peu trop faible pour décrire le naufrage total que représente ce film, pour le mythe du vampire comme pour le cinéma en général. Patrick Lussier, monteur canadien de Wes Craven sur Scream 2, 3 et divers autres opus (en ce compris le Mimic de del Toro, l’un des rares films de sa filmo qu’il désavoue complètement), s’était senti poussé des ailes (de chauve-souris ?) après la sortie d’un premier long signé seul, en l’espèce le troisième opus de The Prophecy (inconnu au bataillon – sorti directement en vidéo). Faiseur aimable, le garçon, malgré l’échec critique et public de son Dracula 2000, s’est entêté et a même signé un 2ème et un 3ème opus à son étron, eux-aussi directement sorti en vidéo, avant de poursuivre avec quelques longs métrages d’horreur, méconnus eux-aussi, sortir dans les années 2000. L’un de ces derniers faits d’arme étant d’avoir co-signé le scénario (une première pour lui) de Terminator Genisys, l’opus qui a définitivement fair perdre tout espoir en la franchise à ses multiples fans. Bref, le garçon a un palmarès en béton : que de la merde. Et de première classe.

Il ne fallait donc pas s’attendre à grand-chose avec cette relecture « cool » du classique de Bram Stoker. 8 ans après l’excellente version de Coppola (portée par un casting de première classe et des idées de mise en scène qui démontre qu’un réalisateur peut effectivement être un artiste), Lussier, Dimension Films et Wes Craven Films se sont dit qu’il était temps de surfer sur le succès de Buffy et de faire rentrer le comte dans le XXIème siècle. D’aller un pas plus loin que Fright Night ou Near Dark (on va y revenir, vous inquiétez pas !), de faire mieux que le Bram Stoker’s Dracula de Coppola ou l’Interview with the Vampire de Jordan et de faire de Dracula un erzatz du premier Blade, sorti 2 ans plus tôt, en conservant cependant les références et l’esprit du roman d’origine.

On retrouve donc Matthew Van Helsing, descendant du célèbre professeur/chasseur de vampire hollandais, en ses bureaux à Londres en cette formidable année du Y2K (Waiting for tonight, ohooohooo, pour ceux qui s’en souviennent… bordel, je suis vieux !). Le descendant, riche antiquaire joué par Christopher Plummer ostensiblement à côté de ses pompes, est bien vite trahi par une assistante vénale qui, avec un bande de potes armés jusqu’aux dents (ce qui n’a aucun sens, pour braquer un antiquaire), va voler un cercueil hermétiquement fermé trouvé dans les caves (littéralement, des caves, même si le décors sonne carton-pâte à 1 million de km, considérant que les murs ressemble à une grotte, mais que le plancher est juste parfaitement lisse) gothiques sous la galerie commerçante londonienne où Van Helsing a ses bureaux. Perdant deux membres au passage, le groupe décide pour des raisons totalement aberrantes, de partir avec le cercueil via un rivière souterraine (mais bien sûr, pourquoi pas ?) et de rejoindre un jet privé (ils sont vachement riches, les voleurs à la petite semaine) les Etats-Unis… Pas de bol pour eux, le bon comte se réveille à l’approche des côtes de la Louisiane (ce qui, quand on y pense et partant de Londres, est une drôle de porte d’entrée, mais soit, la Nouvelle-Orléans, c’est tellement chic !) et tue tout le monde à bord, causant le crash de l’avion quelque part dans les Everglades.

S’en suit alors une chasse à l’homme assez improbable où Van Helsing (que l’on découvre être évidemment le Van Helsing d’origine, survivant toutes ces années grâces à des transfusions de sang de Dracula, raison pour laquelle il le gardait dans sa cave jusqu’à la découverte hypothétique d’une manière de tuer le comte) et son assistant, Simon, vont tuer un à un les vampires grandguignolesques créés par Dracula dans sa fuite, dignes de la première saison de Buffy, en ce compris les trois succubes du roman d’origine. Et quelle est la motivation de Dracula dans tout ceci ? Eh bien il veut retrouver sa « fille » naturelle, qui est en fait la fille d’Abraham Van Helsing (beeeek, Abraham devait avoir genre 200 ans quand il fait sa gamine avec la mère de la fille en question… Eeeek !), dans le sang de laquelle coule le sang du Comte (en raison des transfusions, vous suivez ?), faisant d’elle le premier vampire « naturel » après le Comte lui-même. Mais attention, accrochez-vous à vos baskets, car le film ne s’arrête pas là pour tordre le lore du Dracula d’origine. Ici, il n’est nullement question d’un Prince des Carpathes. Dracula n’est nul autre que Judas Iscariote, ce qui explique son aversion pour les croix et pour l’argent (les trente deniers sont supposément des pièces d’argent). On cherche encore le rapport avec l’ail et le soleil, mais soit.

J’oubliais encore un élément essentiel du récit : la fille de Van Helsing, Mary (jouée par Justine Waddell) travaille dans un Virgin Megastore (la pub est valide, puisque ça n’existe plus entretemps, à ma connaissance – Edit : ah, ben si !). Important car vous verrez le logo de Virgin un très très grande nombre de fois dans le film, que vous le vouliez ou non. Dans le genre, difficile de faire moins subtil, comme placement de produit (de marque, en l’occurrence).

En deux mots, vous l’aurez compris, c’est bien bien naze. Réalisé avec les pieds, cheap au possible et très mal joué par une brochette d’acteurs inconnus au bataillon. J’exagère sur ce dernier point : Dracula est en effet joué par nul autre que Gerard Butler. Jeune et présenté comme un éphèbe, mais ça ne marche quand même pas. Je m’attendais à tout moment à le voir balancer des high-kicks au son de (prendre un accent écossais exagéré ici) « This is Transylvania !!!« . J’ai de la peine, finalement, pour Christopher Plummer, acteur prolifique qui a joué dans nombre de bons films. Il devait avoir réellement des problèmes d’argent pour commettre un nanar pareil. Mais aussi pour Jonny Lee Miller, dont on a voulu ici faire le premier rôle masculin et une sorte de super-héros chasseur de vampire. Le brave homme aurait mieux fait de reste chez Danny Boyle (c’est le Sick Boy de Transpotting) et de ne pas se lancer dans une carrière solo d’action hero…

Concluons par le fait que le film est non seulement raté dans sa forme et dans son exécution, il est également raté dans ses intentions. A aucun moment Dracula n’est effrayant, pas plus que séduisant. Les rares moments d’intensité dramatiques sont désamorcés par une vanne nulle qui tombe à plat mais qui est tellement dans l’esprit des comédies « cool » de la fin de années 90. On est réellement face à une série Z plutôt qu’à une série B. Un bon nanar peut faire rire, celui-ci n’est qu’affligeant. Mesdames et messieurs, écoutez mon conseil : même si comme moi vous êtes curieux par nature, passez votre chemin.