Shining in the dark

Edité par Hans-Ake Lilja, 2017.

Quelques années après sa sortie originale, ce recueil de nouvelles éditée à l’occasion des 20 ans du site web Lilja’s Library, site de référence internationale sur l’œuvre de Stephen King, sort finalement en poche en français chez ActuSF/Hélios. Bonne idée de la part d’ActuSF de s’intéresser à la superstar du Maine pour mettre en valeur la collection poche qu’ils partagent avec d’autres maisons d’édition du fantastique français et encore meilleure idée de proposer un recueil de nouvelles, format dont, vous le savez entretemps, je suis un grand amateur.

Assez peu de grands noms de la fantasy, du fantastique ou de l’horreur moderne au sommaire de ce recueil et une programmation qui ne laisse que peu de place à des inédits, mais néanmoins une construction d’anthologie assez intéressante, mélangeant les époques et les styles pour finalement ressembler à l’œuvre de l’auteur qu’elle entend honorer : l’éclectisme King-ien, qui peut passer du Dr. Sleep à Cujo en passant par la Tour Sombre et aux nouvelles touchantes de Quatre saisons. N’étant pas un grand lecteur de King, je ne me prétends pas spécialiste de son œuvre, mais j’ai comme tout un chacun été confronté à son imaginaire multiple ces 40 dernières années, à travers les nombreuses adaptations ciné et télé de ses œuvres (avec plus ou moins de bonheur) ou à travers la grande influence qu’il a eu sur la culture populaire en général (Stranger Things, on pense à toi).

C’est donc avec un certain plaisir que je me lance dans l’exercice habituel de toucher un mot sur chacun des textes présents dans l’anthologie avant de tenter de conclure par un avis général. Le recueil d’ouvre donc sur une courte nouvelle oublié du maître de l’horreur, à savoir Le compresseur bleu, que King en 1971 (donc assez tôt dans sa carrière). Relativement anecdotique, on retiendra surtout que King se lance assez hardiment à l’attaque du quatrième mur s’adressant « face caméra » (comment étendre ce concept à la littérature sans prendre trois paragraphes pour l’expliquer ?) au lecteur.

Le second texte, le seul écrit à quatre mains du recueil et signé par Jack Ketchum et P.D. Cacek, fait directement plus froid dans le dos. Moins farce que le texte de King, les deux auteurs imaginent ici une conversation digitale entre deux amants potentiels sur un forum de rencontre. Le réseau, c’est le titre de la nouvelle, cependant, se passe mal. L’homme n’est pas le gentleman qu’il prétend être et la (très, trop) jeune fille qui lui répond a bien mal caché son ingénuité. Texte intéressant, mais finalement plus sinistre qu’effrayant. Au moins m’a-t-il permis de connaître Jack Ketchum, décédé il y a quelques années, qui semble assez prolifique dans le genre de l’horreur. Sa co-autrice, P.D. Cacek, est quant à elle plus discrète.

Le roman de l’Holocauste, troisième texte, est signé par Stewart O’Nan, auteur prolifique mais surtout connu pour avoir été co-auteur d’un bouquin avec Stephen King par chez nous. Nombre de ses livres ont été publié en français, mais chez L’Olivier, qui n’a pas forcément pignon sur rue. Pourtant, la nouvelle est réellement très intéressante. Elle imagine, de manière assez maligne, qu’un livre de substitue à son auteur, qu’une œuvre vie une vie de people bien malgré elle, avec les questions que cela suscite sur sa légitimité et son appropriation par d’autres. Ecrire sur les écrivains étant l’un des grands dadas de King, le lien est bien trouvé, la nouvelle faisant cependant davantage réfléchir que frémir.

Aeliana de Bev Vincent est la nouvelle suivante. Restée dans les cartons de l’auteur pendant des années, il semble avoir profité de l’occasion pour la ressortir et la publier dans le cadre de cette anthologie. Choix étrange, car on est ici davantage proche de la dark fantasy ou de l’urban fantasy, mais l’histoire mettant en scène une lycanthrope opportuniste est assez bonne pour soutenir l’intérêt du lecteur, même si la fin est probablement un poil (arf arf arf) convenue. Charabia et Theresa, le texte suivant, est d’un style très différent. Clive Barker, que l’on ne présente plus, s’en prend ici une nouvelle fois à l’imaginaire chrétien pour nous présenter les effets secondaires d’une descente angélique sur Terre. Avec le cynisme que l’on sait familier à l’auteur d’Hellraiser, les apparences sont cependant trompeuses et les canonisés peuvent rapidement s’avérer être des ordures et les anges des sanguins qui ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes. Court texte très malin dont les protagonistes principaux, il faut le noter, sont une tortue et un perroquet.

La fin de toute chose, de Brian Keene, est certainement la nouvelle la plus triste de l’anthologie. Si la situation est horrible, l’horreur en tant que telle n’est pas ici l’objet du texte. On est face à un homme dont la vie est détruite et qui n’a pas d’autres échappatoires que de tendre les bras à la fin de toute chose. Emotion garantie. Richard Chizmar, à travers la nouvelle suivante, La danse du cimetière, en est l’exact contrepied. Reposant sur sa chute (que l’on peut malheureusement deviner assez vite), la très courte nouvelle n’est pas spécialement marquante même si elle fonctionne assez bien en lecture rapide.

Le gros morceau de l’anthologie est cependant la nouvelle suivante, L’attraction des flammes, de Kevin Quigley. Auteur relativement méconnu, il signe ici un texte à mi-chemin du Pays d’octobre de Bradbury et du Ca de King. Le décor de la fête foraine automnal, toujours très évocateur, sert à un récit nettement plus long que les autres mettant en scène trois gamins aux mains d’un tortionnaire imaginatif et appréciant particulièrement les papillons de nuit. Haletant, très marqué hommage à King, mais aussi très efficace.

Le compagnon, de Ramsey Campbell, poursuit dans la voie de la fête foraine, mais malgré son auteur phare, accouche littéralement d’une souri. Le texte, pas mauvais en soi, ne laisse cependant aucune trace tangible après quelques heures. Dommage, car le cadre était là. Choix d’anthologiste étrange, l’antépénultième nouvelle est la réédition d’une nouvelle mineure d’Edgar Allan Poe. S’il est amusant de publier un texte d’une inspiration de King dans un recueil en hommage à ce dernier, on regrettera cependant que Le cœur révélateur est finalement assez mineur et ne dit pas grand-chose sur la qualité exceptionnelle de l’œuvre de Poe.

L’amour d’une mère, de Brian Jones Freeman, est quant à lui assez amusant, mais a le défaut de reposer, comme le genre l’oblige souvent, uniquement sur sa chute. A l’instar de La danse du cimetière, évoqué plus haut, le problème réside dans le fait que lorsque cette chute est prévisible, l’impact du texte en prend directement un coup. Reste une démonstration maligne, mais un peu veine. Enfin, l’anthologie se conclut sur ce qui est le deuxième texte majeur du recueil et, à nouveau, un véritable hommage aux écrits de King. Le manuel du gardien, du suédois John Ajvide Linqvist est la seule nouvelle inédite spécifiquement rédigée pour l’anthologie. Le texte, nous comptant l’histoire d’un nerd qui se découvre une influence sur les autres à travers ses capacités de conteur/maître du jeu à D&D et autres JDR, est aussi horrible que bien menée. Flirtant volontiers avec Lovecraft, King et la cuture geek, Linqvist, que je ne connaissais absolument pas, parvient à dresser une galerie d’adolescents mesquins, médiocres, naïfs et revanchards, bref une galerie d’adolescents réalistes en quelques dizaines de pages. Sans oublier de faire progresser son récit et de surprendre son lecteur. Une superbe découverte.

Et il aurait sans doute mieux valu que Hans-Ake Lilja, qui éditait ici sa première anthologie, se tourne davantage vers la jeune scène de l’horreur européenne pour rédiger des inédits sanglants et menés tambour battant. Le propre d’une anthologie est toujours de mélanger le bon et le moins bon, mais le choix fait ici de prendre des textes mineurs des uns et des autres pour avoir quelques grands noms sur la quatrième de couverture ne donne pas à l’ensemble une qualité fantastique. Rapidement lue, l’anthologie ne restera donc pas dans les annales et on ne peut qu’espérer que son éditeur, si l’envie lui en reprend, se tournera davantage vers l’inédit que vers le recyclage sans grands liens avec l’objet même de l’hommage au cœur du projet : l’œuvre du grand Stephen King. Dommage, il y avait matière à exceller.

Les rivières de Londres

De Ben Aaronovitch, 2010

Le dernier apprenti sorcier, tome 1

Comme je suis un incorrigible optimiste, je me lance dans une nouvelle saga fantastique alors que j’en ai au minimum trois ou quatre en court sur ma PAL nocturne. Mais soit, il arrive un moment dans la vie où il est trop tard pour se corriger. Au tour de la saga du dernier apprenti sorcier, savant mélange entre un whodunit traditionnel et de la fantasy à l’humour désopilant pur jus (assez justement décrit par la presse comme la rencontre d’X-Files et Doctor Who, même un Harry Potter vs. Sherlock Holmes marche aussi), à son tour donc de me tomber dans les mains.

Précédé d’une bonne fanbase sur le net qui attend chaque nouvel opus comme le saint-graal, j’anticipais donc une lecture fun et accrochant. De fait, c’est plutôt un succès pour le côté fun. On ne s’ennuie pas une minute en suivant Peter Grant, flic métisse un peu distrait de la capitale londonienne, lorsqu’il se retrouve propulsé dans le domaine de l’étrange en devenant le nouvel assistant de l’Inspecteur Nightingale. Ce dernier lui explique bien vite que chez lui les nouveaux ne sont pas des assistants, mais bien des apprentis. Car Nightingale n’est pas un flic comme les autres : il a la charge de faire respecter la Loi (ou les vieux équilibres et autres pactes ?) dans le monde interlope du surnaturel.

Et, pas de bol, le livre s’ouvre sur un meurtre étrange. Il faudra donc pas mal de tact, de patience et de chance à Peter Grant et son mentor pour démêler le vrai du faux et mettre la main sur le fantomatique coupable de ce qui ressemble chaque jour de plus en plus à une affaire de meurtre en série de l’au-delà. Pour le côté fun, roller-coaster d’émotion, Les rivières de Londres remplissent donc parfaitement leurs promesses. Cependant, pour être honnête, j’ai encore un peu de mal à accrocher aux personnages. Si Grant est l’exemple type de l’ingénu confronté à un monde qu’il ne connait pas et dont il doit assimiler les règles à grande vitesse et Nightingale est l’exemple type du mentor mystérieux qui lâche son savoir au compte-goutte, l’alchimie entre les deux fait encore largement défaut dans ce premier tome.

Je suis également gêné par le fait que même si la magie nous est décrite comme anormale dans le contexte de l’histoire, le secret de son existence semble quand même franchement mis à mal sans que cela ne pose plus de problème que cela. Le nombre de personnages croisés qui acceptent pratiquement sans broncher l’irruption du surnaturel dans leur vie me semble quand même franchement élevé si l’on pense nous faire croire que la magie est un art caché et inconnu du grand public. Et les protagonistes eux-mêmes de ne pas faire beaucoup d’efforts pour cacher leurs pouvoirs et leurs opérations spéciales. Peter lui-même, bien qu’assez cartésien, n’éprouve qu’une demi-surprise lorsqu’il rencontre un fantôme la première fois et ne semble pas plus bouleversé que cela lorsqu’il devient progressivement l’apprenti magicien éponyme de la saga.

Un autre aspect qui m’a fait un peu sortir du bouquin par moment est le fait que les « règles » de ce monde magiques semblent évoluer au fur et à mesure des besoins de l’enquête (et de l’auteur, par ailleurs). Si la pièce débute par quelques règles de magie simple et quelques sorts qui, par cette simplicité directement reconnaissable, donnent la mesure du pouvoir des protagonistes et si l’on reconnait aisément quelques figures du fantastiques (fantômes, vampires, extra lucidité), j’avoue que l’irruption de dieux ou demi-dieux à la manière des American Gods de Gaiman dans le récit noie un peu le poisson. Ceci sans mauvais jeu de mots, considérant que les Dieux en question sont les incarnations des rivières de Londres, qui donnent leur nom à ce premier opus.

Je pinaille probablement sur des détails, mais je suis un peu chagriné de constater qu’après les 400 pages de ce premier tome, la relation des personnages entre eux n’a que peu évolué et que le voile n’a finalement été que très partiellement levé sur un monde qui semble intéressant, mais que l’on découvre réellement par la petite porte. C’est probablement dû au choix du style de récit : l’angle policier nous fait découvrir un univers par sa lie et par ses anecdotes parfois triviales, mais d’autres s’en sortent mieux avec le même postulat de base. Ainsi, Pierre Pevel avec ses Enchantements d’Ambremer parvient à mes yeux à embarquer le lecteur beaucoup plus rapidement dans son monde de fiction.

Les rivières de Londres n’en demeure pas moins un bouquin fort agréable à lire. S’il y a quelques longueurs ici et là (notamment vers la fin, qui piétine un peu), le bouquin est réellement amusant, émaillé ci et là de références geeks judicieusement dispensées et trouve un bon équilibre entre les phases d’apprentissage et les phases plus noires et violentes consacrées à l’affaire qui nous occupe dans ce tome. Si les motivations finales du criminel me laissent un peu dubitatif, la mécanique de l’enquête est assez efficace et la progression de sa résolution assez bien dosée. Reste qu’il s’agit sans doute d’un exercice ingrat de débuter par un premier tome qui a pour difficile tâche de décrire un monde et des personnages nouveaux tout en faisant avancer l’intrigue : cela peut donner de brillantes réussites ou un bouquin un peu bancal où aucune des deux pistes n’est réellement creusée jusqu’au bout. Je situerai ce premier tome dans la deuxième catégorie, malheureusement. Espérons que le second souffre moins d’un placement de décors un peu décevant pour se pencher à fond dans son enquête en étoffant ci et là ses personnages et son lore interne.

Le livre des sœurs

D’Amélie Nothomb, 2022.

Lorsque Gallimard aura réussi, en 2048, à racheter les droits des romans d’Amélie Nothomb à Albin Michel pour les republier dans un modeste tome de la Pléiade (que les puristes de la littérature française se calment : j’use ici d’un procédé fictif de mise en situation, je ne dis pas que Nothomb a sa place à la Pléiade…), il sera intéressant de lire ce qu’un universitaire obscur d’une fac littéraire parisienne indiquera dans le forcément très fouillis appareil critique. Tentons l’exercice : « Avec Le livre des sœurs (2022), l’outre-Quiévraienne ne se cache plus derrière de faux-prétextes et des intrigues liminales ; elle assume finalement le fait que ses romans parlent d’elle et uniquement d’elle. Sans être une biographie à proprement parler et sans se perdre dans les délires narcissiques de l’autofiction, Nothomb franchi ici un cap en se mettant plus que jamais clairement en scène dans une intrigue imaginaire. L’excès de ses personnages n’a qu’un et un seul sens : montrer que les individus hors-normes ne sont pas forcément héroïque. Ils traversent la vie comme ils le peuvent, à l’instar de l’orpheline sentimentale Tristane, toujours à cheval entre le prosaïque d’une vie familiale dysfonctionnelle et la fuite en avant de sa mythopoïétique personnelle. »

Bon, ça ne sonne pas assez érudit, mais je fais ce que je peux à l’instinct. Le livre des sœurs, en effet, nous parle à nouveau d’Amélie et de ses liens familiaux. En y ajoutant le prétexte du désamour parental et d’une fascination adulescente pour le rock, Amélie nous parle d’elle-même et de sa sœur. Cela donne, comme toujours, un très court roman qui hésite entre le tragi-comique et l’anecdotique, sauvé, là aussi comme toujours, par un style et un rythme qui lui son propre. Ce n’est pas dans ce 31ème opus successif qu’elle innovera sur la forme, mais au moins laisse-t-elle transparaître de plus en plus clairement ses propres pathos au fil des livres. Moins délirant que Stupeur et tremblements, moins martial que ses dernières fournées, Le livre des sœurs marque un retour à une certaine légèreté du portait de personnages « bigger than life » qui ne vivent que des aventures ordinaires.

On suit donc la vie de l’effacée Tristane, qui par suite d’un désamour involontaire de ses parents, compense ce manque sur sa petite sœur, au point de former un duo fusionnel que seul le passage à l’âge adulte tempèrera. Il est étonnant d’ailleurs de lire un développement « raisonnable » de ses personnages, qu’on a connu souvent beaucoup plus absolutistes et jusqu’au-boutiste dans d’autres romans de Nothomb. Mis à part ceci, le livre est assez sage. Bien qu’il use, là aussi un grand classique pour l’auteur, d’une mort abrupte et imprévisible pour marquer le passage d’un acte à l’autre du récit classique que ce roman développe, il reste très sage et très linéaire. Et sans doute un poil prévisible. Notons pour finir une fin abrupte et assez mal exploitée. Si l’effet coup de poing recherché par Nothomb pour conclure ses trajectoires romanesques est bien là, le roman aurait certainement gagné à développer davantage la relation mère-filles et la déchéance finale de la première citée en une bonne dizaine de pages supplémentaires en fin de volume. Mais peut-être est-ce demander trop de normalité à un auteur qui semble de plus en plus chercher l’épure dans la forme courte que le développement dans une forme plus complexe ?

Restitutions – Une histoire culturelle et politique

De Pierre Noual, 2021.

Autre lecture professionnelle, achetée à la formidable librairie du Louvre, ce petit livre des éditions Belopolie, mis en œuvre par l’avocat et historien de l’art Pierre Noual, a le grand mérite d’être une excellente synthèse actuelle de la question de la restitution (des œuvres culturelles au sens large, patrimoine archivistique compris). Ne succombant pas aux dangers de l’émotion partisane, Noual débute son ouvrage par un mise au point linguistique en définissant le périmètre de ce qui est entendu par une restitution. Puis, dans des sections successives, il décrit, multiples exemples à l’appui, quelles sont les pratiques actuelles en termes de restitution dans le cadre général et dans les cas spécifiques des biens spoliés aux juifs avant et pendant la seconde guerre mondiale et dans celui des biens acquis illégitimement pendant les périodes de colonisation.

Si l’on peut regretter que l’ouvrage soit avant tout franco-français, développant par le menu les exemples historiques, de De Gaulle en passant par Hollande, Macron et Chirac, des différents gouvernements successifs, il a le mérite de poser les jalons de cette question essentielle pour les musées et autres lieux de patrimoines d’aujourd’hui. Cette question est autant scientifique ou juridique qu’éthique. Et si, pour cette dernière dimension, il sera laissé à chacun la liberté de fixer son propre compas, les questions juridiques dans un état de droit et les questions scientifiques dans une démarche de préservation du patrimoine et du savoir ne peuvent être négligées.

Pierre Noual, probablement partiellement sujet à une forme de déformation professionnelle, s’attarde assez longuement sur le chapitre juridique. Ce qui peut de prime abord sembler assez aride s’avère cependant réellement passionnant, le droit étant envisagé ici comme il se doit, c’est à dire comme un instrument dédié à la mise en place d’une politique particulière et non comme une fin en soi. Les exemples qui émaillent le texte de Noual sont également tous très pertinents et éclairent si besoin est la grande richesse de cette question et la difficulté d’avoir une position tranchée.

Il est et reste en effet compliqué d’avoir une position absolue sur les questions de restitution. Confronté à des demandes légitimes, les excuses du droit et de la non-ratification de certains traités internationaux sont souvent mises en avant pour préserver (conserver ?) une certaine idée des musées-mondes, telle qu’imaginée au XVIIIe et au XIXe dans notre bonne vieille Europe, alors (et toujours) bien centrée sur elle-même. D’un autre côté, une certaine forme de pression existe également de la part de pays tiers pour ne pas restituer, car ces tiers considèrent que l’accès à la culture ne pourrait pas être garanti dans de bonnes conditions dans le pays en question pour diverses raisons (un musée-monde de type européen n’aurait que peu de sens dans certains pays d’Afrique sub-saharienne, par exemple, pays où la fameuse « identité nationale » que nourrirait ce patrimoine retrouvé est également une construction du colon qui ne représente culturellement que peu de chose pour la population locale). Sans parler du piège du « musée à touristes » qui s’adresserait aux mêmes populations que celles des musées mondes, mais de manière encore plus élitiste, comme le démontre par exemple les spin-offs de différents musées français dans le Golfe.

Bref, la démonstration de Noual tend à convaincre le lecteur qu’il est face à une question complexe. Et si la situation est plus simple dans le cas de œuvres spoliées par le régime nazi (peu de démocrates iront s’insurger contre le principe de la restitution dans ces cas), les choses deviennent directement plus floues quand il s’agit de tracer les contours exacts de ce qu’on considère comme de la spoliation. Dans quelle mesure une vente « forcée » l’est-elle ? Quels sont les critères économiques, forcément fluctuant, à prendre en compte ? Faut-il se fier aux commerçants en arts ou avoir une vision plus historique et/ou sociologique ? Et qu’en est-il du patrimoine à valeur symbolique ? Ou à traçabilité complexe, puisque la recherche de provenance reste la question scientifique clé qui doit précéder une éventuelle décision politique de restitution ?

L’essai a l’intelligence de ne pas répondre à toutes ces questions, qui sont souvent contextuelle à une œuvre, un pays ou une occasion particulière. Elles dépendent également de l’éthique alors en vigueur, concept évoluant au fil des décennies, comme le démontre l’évolution de l’inacceptable au sein d’une même société. Il éclaire cependant le débat en posant quelques jalons de réflexion, quelques mécanismes de questionnement qui ne peuvent que contribuer à une approche moins conflictuelle et plus réfléchie d’un nécessaire positionnement du monde culturel face à l’évolution des sociétés. L’ajout, en annexe de l’essai, de quelques discours politiques et de quelques textes à portée plus normatives, illustre également cette évolution des situations et cette importance de l’instant dans une prise de décision rationnelle et scientifique. Un bel essai qui donne à réfléchir et aide à se construire une opinion personnelle, à défaut de produire une vérité absolue qui ne pourrait être qu’illusoire.

Que faire du passé ? Réflexions sur la « cancel culture »

De Pierre Vesperini, 2022.

Après un long hiatus, dû à une intense activité professionnelle, je reviens dans ces colonnes avec une lecture elle-aussi professionnelle. L’essai du philosophe, spécialisé dans l’antiquité, Pierre Vesperini a le mérite de jeter un œil neuf, un regard inédit sur un phénomène de société qui fait couler beaucoup d’encre depuis maintenant quelques années. Si son œil acéré et cultivé est en effet neuf, c’est qu’il n’est pas issu du sérail. Ce n’est pas un artiste ou quelqu’un directement lié au monde artistique qui s’exprime, mais bien un philosophe et qui plus est un philosophe peu intéressé par les débats modernes. Son point de vue d’amateur éclairé, de citoyen que le sujet frappe, tient donc davantage d’une démarche d’historien et de philosophe, intéressé par les mécanismes en jeu et leurs réminiscences dans l’histoire plutôt que par les avatars médiatiques récents, même si les deux aspects se nourrissent mutuellement pour former sa pensée, bien entendu.

Son court essai se compose donc de plusieurs textes. Le premier et le plus long a pour titre « Culture européenne et cancel culture« . Vesperini y démontre, nombreux exemples à l’appui, que le phénomène de la cancel culture n’est en rien nouveau. Au contraire, c’est un mécanisme vieux comme le monde que l’adage populaire résume encore le plus efficacement : ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire de la guerre. De fait, Vesperini multiplie les exemples, l’histoire de l’Eglise catholique en tête, pour démontrer que les mécanismes de la cancel culture (suppression d’une culture au nom de nouvelles valeurs, ostracisme, mise au ban de la société des derniers défenseurs, ridiculiser l’ancien quand on ne le condamne pas officiellement, etc.) ont de tout temps été utilisé et, en particulier, par « l’esprit » européen, depuis ses sources antiques jusqu’à nos jours. Il est difficile à dire, d’ailleurs, si c’est un trait particulièrement européen ou si Vesperini est touché à son tour par ses référents européocentristes qui passent sous silence les exemples qui pourraient être parlant dans d’autres culture (il serait intéressant, par exemple, de consacrer une monographie à ce phénomène dans la Chine antique, lorsqu’une dynastie prend le pas sur la précédente – d’autres exemple, comme l’effacement des cartouches des pharaons précédents par leurs successeurs, ne sont pas non plus repris alors qu’ils participent d’une même logique).

On décortique dans ce premier texte le phénomène sous cet aspect historico-philosophique qui rend la lecture de Que faire du passé ? un véritable plaisir édifiant. Vesperini a, de plus, la plume relativement agréable ce qui renforce la compréhension et l’intérêt de son propos. On y apprend par exemple que, par exemple, c’est bien l’Eglise catholique qui est à la fois la cause d’une presque disparition de la culture antique lors du Moyen-âge et, en même temps, à travers certains de ses érudits résistants, la raison de sa sauvegarde : en effet, quelques lettrés religieux n’ont pu se résoudre à brûler ces textes antiques, permettant ainsi leur redécouverte tardive à l’aube de la Renaissance.

La deuxième partie de l’ouvrage regroupe plusieurs textes plus courts que Vesperini a précédemment publié, notamment dans Philosophie magazine. Ces textes, au premier rang desquels Faut-il brûler les classics ? (dans l’acception anglo-saxonne du terme, à savoir les hautes études de littérature classique pour lesquelles la connaissance du grec et du latin sont un prérequis), sont probablement plus anecdotique. Ils reprennent en partie les démonstrations du premier texte par le prisme particulier de l’un ou l’autre évènement particulier au fil des ans. Le premier de ces textes, consacré comme je le précisais à l’avenir des études de littérature gréco-latine aux Etats-Unis en particulier, se construit autour d’un choix faire l’éducation américaine de ne plus rendre obligatoire la connaissance du grec et du latin pour poursuivre cette filière, arguant qu’il s’agit là d’une discrimination à l’entrée. Le propos de Vesperini est de démontrer que derrière cette décision socialement « légitimable » se cache en fait plus de mal que de bien. L’adoption de la mesure n’aurait pour effet que de ghettoïser encore davantage une catégorie d’étudiants qui deviendraient des classisistes de deuxième zone, ne pouvant espérer un emploi stable dans une profession qui n’en compte déjà que très peu. Le témoignage d’une universitaire afro-américaine active dans ce domaine, qui suit le texte de Vesperini, est à ce sujet fort parlant.

Si l’essai n’est donc pas révolutionnaire et ne fait qu’aborder la question de la cancel culture de manière finalement détournée, il développe des arguments et des idées novatrices que l’on n’a pas l’habitude d’entendre sur les nombreux plateaux télé et autres talk-shows où les invités, souvent peu inspirés, ressassent les mêmes poncifs sur la question. La remise en contexte historique du phénomène dans la construction des identités européennes est particulièrement pertinente et démontre que si le phénomène a un échos particulièrement large grâce aux médias sociaux aujourd’hui, il n’est en rien nouveau ni difficile à comprendre dans une perspective de construction des normes sociales (et, donc, culturelles). L’auteur de remarquer finalement que la différence la plus fondamentale entre les avatars les plus récents de la cancel culture et leurs exemples historique est que là où le phénomène était construit par une élite intellectuelle pour influencer une masse inculte, il est désormais construit, porté et défendu par une masse cultivée (si l’on s’en réfère à l’accès à l’éduction et à l’accès à la culture, justement). Différence qui ne peut qu’inquiéter ceux qui s’intéresse à la construction des nouvelles normes sociales et qui font confiance à l’intelligence dite collective.