Le clan Reynders

De Philippe Engels, 2021.

Voici le genre de littérature que je pratique peu. Les écrits « politiques » liés à l’actualité et les journalistes d’investigation qui livrent le fruit de leurs enquêtes donnent souvent des livres courts, parfois mordants, et rapidement dépassés et oubliés lorsque les bonnes feuilles ont été publiées dans la presse nationale et que le prochain scandale fasse oublier le précédent. Le clan Reynders, qui parle en somme nettement moins de Reynders, de son clan ou du MR en général et bien davantage d’un petit bonhomme à la réputation sulfureuse qui hante les couloirs de la SNCB depuis des lustres, le dénommé Jean-Claude Fontinoy, est totalement dans ce créneau.

Philippe Engels a le profil, pour ce genre de bouquin. Ex-pilier de la rédaction de l’Écho et du Vif, fondateur de Médor, il est spécialiste de la traque à la corruption, la fraude et autres joyeusetés. Et il a une plume amusante et amusée, n’hésitant pas à verser dans le ton familier et moqueur de l’investigation en lieu et place du ton souvent plus neutre des grands reporters politiques ou internationaux. C’est ce qui rend plaisante la lecture de son livre, divisé de manière assez inédites en chapitres qui sont autant d’adresses des méfaits du sinistre Fontinoy, méfaits qui émaillent une relation de plus de 30 ans maintenant avec son ami, son patron, son mentor, Didier Reynders.

Engels nous apprend que Fontinoy est un obscur cheminot arriviste qui s’est senti poussé des ailes à l’arrivée de Didier au board de la SNCB. Homme des basses œuvres, il n’a visiblement reculé devant rien pour servir l’hautain liégeois. Manipulation de marchés publics, délits d’initiés, chantages, menaces, harcèlements, enveloppes, … tous les classiques y passent. Et Le clan Reynders de se développer comme un mauvais vaudeville où l’amant ne prend même pas la peine de se cacher dans le placard et où, pourtant, le mari cocu semble malgré tout aveugle.

Car c’est ce qui m’a fait lire le bouquin. Cela parle d’un milieu professionnel dont je suis finalement assez proche, malheureusement pour moi. Et je connaissais la réputation de Fontinoy, sans jamais l’avoir pour autant rencontré. Car le livre ne dévoile finalement qu’un secret de polichinelles : dans le périmètre de l’État fédéral, à peu près tout le monde savait que Fontinoy était une éminence grise toujours dotée d’une zone d’influence grande et trouble (et qu’il avait un faible certain pour la gente féminine, même si cela n’est finalement que très peu abordé dans le livre). Engels y fait référence à plusieurs reprises : tout le monde le savait, mais tout le monde avait peur, car dans l’ombre de ce « petit homme » se cachait l’influence du grand Didier, qui survivra à toutes les crises et tous les scandales par sa gouaille et, il faut bien le reconnaître, son intelligence (de requin).

Cependant, je ne peux m’empêcher de douter à la lecture du bouquin. Pas de la culpabilité de Fontinoy ou des ordres troubles de Reynders, entendons-nous bien ; mais de la planification machiavélique de tout ceci. Cela fait trop longtemps que je travaille pour l’administration fédérale maintenant pour ne pas voir, dans au moins la moitié des « scandales » relevés par Engels, autre chose que de la simple incompétence. De la bêtise bureaucratique. Sans vouloir tomber dans le poujadisme de pilier de bar, il faut bien se rendre compte que les élites de l’État ne sont ni plus intelligentes ni plus professionnelles que les grands capitaines d’industrie. Et si le « bien commun » est chevillé au corps de la conscience professionnelle de certains (je continue à l’espérer : de la majorité !), il est également évident qu’il y a là quelques opportunistes pour lesquels être un commis de l’État n’est rien de plus qu’un job comme un autre, qui ne mérite pas que l’on fasse trop ou que l’on prenne trop de responsabilité. Tout pareil que dans les boîtes privées. Tout pareil que dans le « métier » politique, cessons d’avoir de tendres illusions.

Les procédures idiotes, les barrières administratives et les contraintes budgétaires aveugles imposées par un politique pour lequel le long terme se résume à trois ans donnent des actions aussi débiles que la vente de Tour des Finances pour un montant dérisoire. Qu’un investissement grandiloquent et illusoire dans une gare Calatrava à Mons. Que le dégel des intérêts des avoirs libyens pour satisfaire quelques créanciers qui pèsent plus que le brave Prince Laurent. Je ne pardonne pas. Je n’excuse pas. J’explique simplement que le système politico-administratif dans lequel ces décisions sont prises provoque ces idioties. Et qu’il crée les conditions dans lesquelles des parasites comme Fontinoy et consorts peuvent en toute impunité, juste parce qu’ils ont une gueule plus grande que les autres, s’enrichir personnellement sur le dos de la société. Pour éviter cela, il faut creuser encore davantage la distance entre le politique et l’administration et, si encore possible malgré cela, y chercher des gestionnaires compétents qui savent effectivement qu’un euro public n’est pas un euro privé. Et vous savez quoi, les amis ? Les régions sont encore bien pires. Voilà un article bien sombre, mes excuses pour ceci.

Bref, Le clan Reynders est un bouquin vite lu et, malheureusement, vite oublié. Il dénonce de bien tristes histoires, il met en lumière les basses vicissitudes de notre monarchie parlementaire. J’ai vu d’autres couleurs, d’autres partis, d’autres élus utilisés l’administration pour ses campagnes électorales, pour son profit personnel, pour « arranger » ses affaires. A gauche comme à droite. Est-ce que cela revient à dire « tous pourris » et à glisser vers des idéologies puantes ? Non, cela devrait être une leçon : seuls les meilleurs devraient être autorisé à gérer la « chose publique« . C’est un métier, assurément. Mais pas un métier comme les autres. J’y crois. Encore. Malgré tout. Dégageons les Fontinoy, mettons les Reynders devant leurs responsabilités, laissons de côté le pragmatisme pour nous assurer que l’éthique soit et reste l’idée centrale. Me voilà presque en campagne électorale…

Épées et magie

Édité par Gardner Dozois, 2017.

Publié une petite année avant la mort de l’anthologiste, Épées et Magie est donc l’un des derniers pavés de fantasy rassemblé par Gardner Dozois. Si l’homme est un auteur de fantasy et de SF peu prolifique, ses qualités d’éditeur/d’anthologiste ne sont plus à démontrer. Souvent associé à son vieux compère George R.R. Martin, Dozois a signé nombres d’ouvrages primés, allant du Hugo au Locus en passant par le World Fantasy Award. Au-delà de ces prix, il a surtout, des années 90 aux années 2010 contribué à découvrir et mettre en valeur nombre d’auteurs (exclusivement nord-américains, il est vrai) de qualité dans la fantasy et le SF. Attentif aux évolutions des genre, il a très tôt repéré, par exemple, le virage dark fantasy que le genre a pris à l’aube des années 2000. Dans ces colonnes, nous avions déjà abordé l’anthologie Dangerous Women, cosignée par R.R. Martin, qui recélait autant de textes excellents que des nouvelles plus anecdotiques. Et qu’en est-il de ce volume Épées et magie (dont le titre anglais, The Book of Sword, est nettement plus cohérent avec son contenu…) ?

Après une courte introduction de l’anthologiste sur les épées légendaires que l’histoire à retenu, le bouquin s’ouvre sur Que le meilleur gagne, de K. J. Parker. Une histoire sombre, brute, qui sent le métal et le sang. Je ne connaissais pas l’auteur, mais la nouvelle est clairement une entrée en la matière qui colle parfaitement au sujet et qui augure de bonnes choses. Un vieux militaire, reconverti en forgeron, accueille un jeune homme faussement naïf qui lui demande de forger la meilleure épée jamais forgée. Si la fin de la nouvelle est prévisible, son inéluctabilité n’en fait pas moins texte fort et marquant.

Le deuxième texte, L’Épée de son père, est signée de la main de Robin Hobb, aka Megan Lindholm. La nouvelle, qui ne s’encombre que très peu d’explications, se déroule dans l’univers de l’Assassin royal, saga fleuve qui a propulsée son auteure au panthéon de la fantasy mondiale. Le texte suit une jeune femme confrontée, dans son village de pêcheur, à l’attaque des pirates rouges et des terribles forgisés. Triste, glaçant, le texte se conclut en fin ouverte qui ne peut que pousser le lecteur à découvrir la saga fleuve s’il ne l’a pas encore fait (et je ne l’ai pas encore fait, pour être honnête !)

La troisième nouvelle est signée par la superstar Ken Liu, le chouchou de la planète SFFF depuis quelques années maintenant. Dans la veine des nouvelles de La ménagerie de papier, le texte qui nous est proposé ici, La Fille cachée, est effectivement un petit bijou de construction et un véritable plaisir de lecture. On y découvre une jeune fille enlevée par une ascète tueuse à gage pendant sa première véritable mission dans une Chine médiévale aussi inspirée que fantasmagorique. Très poétique et très spectaculaire. Du tout bon, même si la thématique de l’épée qui dimensionne à l’anthologie passe ici au second plan.

Le texte suivant, L’Épée de la Destinée, est signé de la main Matthew Hughes. Visiblement peu traduit en français, le nom ne me disait rien. Il signe pourtant ici un texte fort amusant, plein de rebondissements et de péripéties. S’il est moins sérieux que les textes qui le précèdent, il ne détonne cependant pas du tout dans une anthologie de fantasy : l’assistant d’un mage est occupé à voler une épée légendaire quand l’opération tourne au vinaigre. Obligé de fuir, il décide de quitter le pays pour éviter le courroux de son maître. Mais, comme de juste, il tombera sur un second mage encore pire que le premier qui est, lui aussi, fort intéressé par l’épée légendaire pour une toute autre raison. Mages sournois (et ridicules), gargouilles serviles, démons aussi terribles que philosophes sont au rendez-vous de cette parenthèse amusée. Du bon, encore !

La cinquième nouvelle est également signée par une autrice qui n’est que très peu, jusqu’à présent, traduite sous nos latitudes. Kate Elliott, pourtant, a du potentiel. J’imagine que ses séries, si elles sont à la hauteur de « Je suis bel homme », dit Apollon Freux, connaitrait un succès mérité. Le texte nous introduit intelligemment auprès d’Apollon Freux, un voleur mystérieux qui se révèle bien vite avoir des pouvoirs autres qu’un charme et une morgue à toute épreuve. On sent un univers qui se dévoile dans ce quelques pages, univers que l’on a hâte de parcourir plus avant. Dommage que le texte soit si court. Le texte suivant, de Walter Jon Williams (dont je ne connaissais que le Sept jours pour expier, publié chez Folio SF – un des rares titres de weird west publié en français !), est quant à lui plus anecdotique. Le triomphe de la vertu nous fait découvrir un aimable aristocrate désargenté qui joue les enquêteurs. Pas grand-chose de plus à dire que cela, si ce n’est qu’à nouveau le lien avec les épées du titre de l’anthologie est pour le moins tenu. Un texte plaisant, mais mineur et rapidement oublié.

Au contraire du texte suivant, signé de la main de Daniel Abraham. Et si le nom ne vous est pas familier, le pseudonyme qu’il utilise lorsqu’il écrit avec son collègue Ty Franck vous l’est sans doute davantage : il s’agit de James S.A. Correy, l’auteur de The Expanse et, par ailleurs, d’un proche collaborateur de George R.R. Martin pendant de nombreuses années. La Tour moqueuse est une nouvelle qui part d’un postulat classique : un voleur s’introduit dans une ville de campagne pour y retrouver un complice déjà dans la place et tenter de dérober une épée légendaire dans un tour magique à proximité. Cependant, les apparences sont trompeuses, à plus d’un titre. Et ce qui est espéré comme une libération n’est souvent qu’une illusion décevante. Un texte adulte, dramatique et puissant, encore un.

La nouvelle suivant a été pour moi l’occasion de lire pour la première fois du C.J. Cherryh, grand nom de la SF avec ses sagas L’Univers étranger et le Cycle de Chanur, entre autres. Hrunting, qu’elle nous présente ici, se plait à imaginer ce qu’il advient quelques années après les évènements décrits dans Beowulf. Froid, sombre, dans la thématique de l’anthologie, la nouvelle fait certainement le taf. Dommage qu’elle n’ait pas ce je-ne-sais-quoi en plus qui en fait un texte dont on se rappelle des années plus tard. La prochaine nouvelle, Une piste longue et froide, est une plongée dans l’imagination de l’Australien Garth Nix, publié uniquement en jeunesse en français grâce à sa série Les sept clés du pouvoir. On y suit Sir Hereward, le fils illégitime d’une sorcière et son acolyte Monsieur Fitz, un pantin de bois et maître du premier, dans leur traque d’un Dieu armé de bien mauvaises intentions. Amusant, bourré d’action, mais probablement un peu plus faible que la majorité des nouvelles de l’anthologie.

Alors que j’attendais à apprécier particulièrement la nouvelle suivante, Quand j’étais bandit de grand chemin, de l’excellente Ellen Kushner (dont j’avais particulièrement aimé Thomas le Rimeur), j’avoue n’avoir que des souvenirs très épars du texte maintenant que j’ai fini l’anthologie il y a quelques jours. Et ce n’est généralement pas un bon signe. Peut-être l’aurais-je aimé davantage si j’avais lu A la pointe de l’épée, avec lequel cette nouvelle partage le cadre, mais comme ce n’est pas le cas, le texte n’a tout simplement pas marché sur moi. Dommage, sans doute. Au contraire de la prochaine nouvelle. La fumée de l’or est la gloire laisse rend parfaitement hommage à la gouaille si particulièrement de Scott Lynch. On retrouve ici un petit voleur, à la façon de son désormais célèbre Locke Lamora, embarqué dans une chasse au dragon légendaire. On pardonnera à Lynch de n’avoir pas placé l’épée au centre de son récit mais de s’être davantage orienté sur ce que c’est réellement d’être un aventurier dans une histoire de fantasy où, ostensiblement, on n’a pas le niveau des ennemis en face. Du tout bon.

Le texte suivant, L’Énigme Colgrid, est également un peu hors sujet. Point d’épée comme argument principal de la nouvelle, ici. Mais Rich Larson, encore un auteur qui n’est que très peu traduit, livre du bon boulot. Deux voleurs (c’est une constante, on aime bien les voleurs dans la fantasy moderne !) se retrouve bien malgré eux dans un décor qui hésite entre le steampunk et le post-apocalyptique pour faire ouvrir un coffre à la serrure complexe qu’ils viennent de délester à son précédent propriétaire. Pour tout paiement, l’experte qu’ils espèrent voir ouvrir leur larcin réclame leur aide pour se venger d’un baron local de la drogue. Noir, bourré d’action et de plans machiavéliques, la nouvelle fonctionne à merveille même si elle repose sur des mécanismes classiques du pulp (ici très intelligemment mis à jour).

Le Mal du roi, d’Elizabeth Bear -que je découvre ici-, est également une bonne surprise. Dans un monde oriental que l’on ne fait ici qu’esquisser, on suit ici la recherche d’une femme, porte-voix d’un empereur statufié, aidé de deux gardes du corps, un homme métallique et un aventurier des sables, sur une île inhospitalière. Elle vient y chercher l’or des empereurs du passé pour permettre à son peuple de survivre. Construit comme une aventure d’Indiana Jones mêlée de fantastique, la nouvelle livre aussi quelques considérations intéressantes sur la famille, la filiation et le sens de la vie. Pas mal, pour un texte de 50 pages.

L’antépénultième nouvelle de l’anthologie, La Cascade, une nouvelle de flingues et sorcellerie, est atypique. Point d’épée ici, puisqu’on y suit une aventure d’un pistolero toxicomane et chasseur de prime. Violent, agressif, le texte de l’israélien Lavie Tidhar est une belle entrée en la matière pour découvrir cet auteur malheureusement pas encore traduit chez nous. Et l’avant-dernière, L’Épée Tyraste, est également une belle découverte. Cecelia Holland, surtout connue pour ses romans historiques, rédige ici une histoire de vengeance sombre et froide à la cour d’un roitelet viking fourbe. Plus classique dans son approche et dans son thème, l’utilisation intelligente de l’épée, au cœur de l’anthologie, offre un twist attendu mais satisfaisant en conclusion de sa nouvelle.

Et l’anthologie se conclut finalement sur nul autre que sur George R.R. Martin. A l’instar du dernier texte de la première partie de Dangerous Women, l’auteur nous plonge une nouvelle fois ici en plein Westeros. Les Fils du Dragon nous parle, il fallait s’y attendre, des conflits dans une fratrie targayenne. Qu’est-ce qu’on rigole avec les Targayens ! Toujours une bonne occasion de s’en mettre plein la tronche en emportant la moitié des Sept Royaumes dans leur folie atavique. A nouveau, R.R. Martin dresse ici, en un peu plus de 60 pages, une véritable page d’histoire de son monde fictif, situé quelques centaines d’années avant les évènements du Trône de Fer. Condensé en ces quelques pages, on y suit des évènements sur deux générations avec nombre de morts, de trahisons et de coups bas. Presque autant que dans la saga fleuve qui fit les beaux jours d’HBO jusqu’à la honnie huitième saison. Que dire ? C’est davantage une chronique historique qu’une nouvelle, mais c’est évidemment efficace, comme toujours avec R.R. Martin. Petit regret cependant : les évènements et les noms s’enchaînent tellement vite qu’il est malaisé de bien saisir les jeux de pouvoir qui lient les uns aux autres, sachant que les alliances et inimités ne sont évidemment pas les mêmes que celles que l’on découvre au temps de sa descendante, Denaerys Targayen, la Mère des Dragons.

Vous l’aurez saisi, Épées et Magie est une très très bonne anthologie qui offre un véritable best off de ce que la fantasy anglo-saxonne a de meilleur à proposer ces 10 dernières années. Là où j’avais beaucoup plus de doute sur la qualité de certains textes de Dangerous Women, je n’ai que très peu de réserve sur celui-ci. S’il y a bien une ou deux nouvelles plus passe-partout, la qualité de l’ensemble est tellement haute qu’il serait vraiment dommage de passer votre tour. A la condition, bien sûr, que vous aimiez la fantasy et que les textes plus sombres ne vous effraient pas.

Baptism

De Kazuo Umezu, 1974-1976.

En me baladant dans une librairie spécialisée en BD l’autre jour (il faut bien anticiper un énième lockdown), j’ai été très surpris de constater que Glénat continuait à éditer certains mangas de son back catalogue que je pensais hors commerce depuis des années. Et c’est ainsi que j’ai pu acheter les volumes 3 et 4 (sur 4) de Baptism, un classique du manga d’horreur par nul autre que le très fameux Kazuo Umezu. Par un quelconque concours de circonstances, je n’avais dans ma bibliothèque que les deux premiers tomes qui prenaient piteusement la poussière depuis tout ce temps dans l’espoir hypothétique de se voir rejoindre par les numéros manquants. L’occasion était donc trop belle.

Kazuo Umezu, pour ceux qui ne le connaissent pas, est l’un des pionniers du manga moderne, au même titre qu’Osamu Tezuka ou Leiji Matsumoto. Bien qu’ayant débuté dans le shojo et que son œuvre la plus vendue soit Makoto-chan, une comédie burlesque et absurde, Umezu est surtout connu sous nos latitudes pour ses mangas d’horreur. Glénat avait ouvert le marché voilà bien des années en publiant coup sur coup dans leur collection bunko (le bunko est une forme plus petite et plus épaisse que les mangas que l’on trouve traditionnellement et que les japonais affectionnent particulièrement pour les rééditions « à bas prix » des grands classiques) le monumental L’école emportée et, donc, Baptism. Il faudra attendre de nombreuses années pour qu’un autre éditeur, Le Lézard Noir, se lance dans la publication d’autres œuvres horrifiques de l’auteur, donc un autre titre fleuve ; Je suis Shingo.

Revenons à Baptism. Première bizarrerie, le titre est pré-publié dans le magazine Shôjo comics (où ont pu être pré-publiés, par exemple, Fushigi Yuugi, Georgie! ou Kare First Love). Donc pour un cœur de cible commercial de petites filles, disons, entre 8 et 14 ans. Pourtant, même si les protagonistes principales de Baptism sont en effet des fillettes, c’est clairement un récit d’horreur.

En deux mots, un actrice star perd de sa superbe alors que les années commencent à marquer son visage. Elle décide alors de se retirer de la vie publique et d’avoir un enfant, une fille, le plus rapidement possible. Alors que cette dernière, Sakura, atteint l’âge de 8-9 ans, elle découvre sur un quiproquo la véritable raison de sa naissance : sa mère entend bien transplanter son propre cerveau dans la boîte crânienne de sa fille et, ainsi, revivre une seconde jeunesse à l’abri des affres du temps qui passe. Et… elle y parvient. Je veux dire : la mère, l’actrice, trépane sa fille avec l’aide d’un mystérieux médecin, fait placer son cerveau dans le corps de sa progéniture et usurpe sa place à l’école. J’oublie de dire que son premier acte, à son réveil, est d’écraser le cerveau de sa fille abandonné par le médecin maléfique et d’enterrer son précédent corps au fond du jardin…

Et c’est sur cette introduction quand même vachement trash que la jeune Sakura, avec le cerveau d’une femme de 50 ans, va manipuler les copines de sa fille et séduire son professeur. En un mot comme en dix, Baptism est pour le moins malsain. Porté par la patte graphique tellement reconnaissable d’Umezu, dont les personnages semblent toujours figés dans l’effroi, Baptism est une véritable descente aux enfers dans les affres d’une psyché malade, d’une femme qui refuse de vieillir et qui est prête à toutes les extrémités pour avoir une seconde chance.

Court, frappant, Baptism constitue une belle pierre dans l’édifice gothique et dérangé qu’est l’œuvre d’Umezu. Il n’a pas le souffle épique (dans l’horreur, entendons-nous bien !) de L’école emportée, mais on y sent les efforts que le mangaka met pour tenter d’amener un public qui ne lui est à priori pas acquis (les fillettes ?!) vers un genre nouveau pour elle. Ses tentatives de mettre en scène des rivalités scolaires, trame de fond de nombre de titres shôjo tournent d’ailleurs assez vite courts. Sakura, contrairement à ses condisciples des shôjos plus traditionnels, ne s’embarrasse pas de drama. Si une fille devient trop curieuse, elle l’enterre vivante. Si la femme du professeur qu’elle convoite devient gênante, elle la torture et la fait passer pour folle…

Bref, du Umezu tout craché. Le « personnage » d’Umezu, cet éternel adolescent de plus de 80 ans maintenant, très mince dans son inamovible t-shirt à manches longues strié rouge et blanc, est aussi indéfinissable que son œuvre. Ce que j’écris ci-dessus ne rend pas justice au manga. J’espère simplement ne pas vous avoir découragé ou dégouté. Même si la moralité de l’ensemble est douteuse et si la fin est malheureusement très décevante, mal amenée et invraisemblable dans la logique interne du récit (bizarrement), Baptism reste à mes yeux un grand succès : c’est un récit effroyable qui joue sur l’une des pires peurs que l’on peut avoir ; être trahis et persécuté par ses propres parents. A ne probablement pas mettre dans les mains d’une petite fille de huit ans. Sacrés japonais !

Kirihito

D’Osamu Tezuka, 1970-1971.

(J’avais prévenu que je parlerais un peu plus de BD. je tiens parole !)

M’étant récemment replongé dans ma collection (innombrable et chaotique) de mangas, je n’ai pu résister à la compléter avec quelques classiques qui, pour une raison ou une autre, m’échappèrent lors de leur publication originale en français. C’est le cas de Kirihito, édité il y a presque 15 ans chez Akata dans sa collection seinen qui présentait alors les classiques adultes de Tezuka que sont et restent Barbara et Ayako. Est-il utile de présenter Tezuka ? Je doute que cela soit réellement nécessaire, mais sait-on jamais que vous ne soyez tombé ici qu’en raison de la littérature SFFF et que le manga vous ait toujours repoussé (improbable, mais qui sait ?). D’abord je vous dirais de réviser votre jugement, car le manga n’est pas un style ni un genre, mais bien un médium, comme le roman ou la bande-dessinée. Derrière l’image d’Épinal médiatique que certains avalent encore, il faut continuer à affirmer que la bande-dessinée japonaise est aussi diversifiée, multiple et passionnante que ses homologues américaine ou franco-belge. Et si les étals des librairies ont tendance à faire la part belle à un certain type de production, commerciale et formatée, ceci est valable pour les mangas comme pour tous les autres types de publications ! Et derrière les Musso et les Lévi se cachent nombre de bouquins plus complexes, plus étonnants, plus enrichissants.

Ensuite, je vous dirais que c’est exactement la même chose avec les mangas. Si vous écartez la foisonnante (et souvent insipide) production de shônens et de shojos interchangeables actuelle (*), vous trouverez quelques perles, quelques éditions à contre-courant. Et Delcourt, à qui appartenait Akata (elle-même fondée par l’ancien directeur de collection de Tonkam, l’une des maisons historiques de l’édition du manga en francophonie et encore active aujourd’hui -elle appartient à… Delcourt!- , même si nettement plus discrète qu’au tournant du siècle), est de ces maisons d’édition qui valorise leur acquis, même s’ils sont peu commerciaux. D’où la nouvelle publication, dans une collection prestige, de Kirihito d’Osamu Tezuka.

Tezuka, au-delà de la définition tarte à la crème d’être le « Dieu du manga« , est avant tout un conteur d’histoires. Nous pourrions gloser pendant de nombreux paragraphes sur le fait que l’homme à lui seul a réinventé un genre, a importé les codes du cinéma d’animation et du mouvement dans la bande dessinée, a influencé et continue à influencer tous les mangakâs qui se respectent (et probablement le reste de la bande dessinée mondiale). Nous pourrions. Nous pourrions également tenter de comparer l’impact de Tezuka avec celui que la ligne claire d’Hergé a eu sur la bande dessinée européenne ou que Walt Disney a eu sur l’animation en général. Tout cela est vrai et intéressant. Mais, nous passerions à côté de l’essentiel. Tezuka est un artisan, un homme qui n’a jamais arrêté de produire, dessinant encore des planches jusque sur son lit de mort. Et c’est cet héritage qu’il convient de connaître, de parcourir, d’apprécier.

Laissons aux exégètes de gloser sur l’impact de l’œuvre pour aborder l’œuvre elle-même. Kirihito est un manga du milieu de carrière de Tezuka. On est vingt ans après le Roi Léo et Astro et presque vingt ans avant Ludwig B. ou Midnight. A l’orée des années 70, Tezuka a envie de sortir de sa zone de confort et se lance dans des seinens plus sombres, réalistes. Après quelques récits courts dans Le Cratère ou Phénix, Tezuka se lance donc dans une fresque de plus longue ampleur, qui laisse présager les classiques Bouddha ou L’Histoire des 3 Adolf. Kirihito sera l’une de ces œuvres de transitions, l’une de ces pierres dramatiques sur laquelle il bâtira une deuxième vie professionnelle, humaniste mais sombre, loin de l’optimisme souvent enfantin (sans que cet adjectif ne soit un jugement de valeur !) de ses débuts.

Dans Kirihito, nous suivons la vie d’un jeune médecin, Kirihito, qui, dans le cadre des ses recherches universitaires, tente de comprendre une terrible maladie qui frappe un village reculé de l’arrière-pays japonais. Une forme d’atavisme semble toucher les habitants, qui développent un faciès canin et voient leurs membres s’atrophier et progressivement se paralyser jusqu’à la mort du sujet. Kirihito, malheureusement, est la victime d’un piège de son supérieur, le professeur en charge de l’unité médicale dans laquelle il travaille et qui se méfie de ses accointances avec un groupe de jeunes médecins libertaires qui entends remettre en cause l’ordre établi du monde médical japonais (nous sommes seulement deux ans après mai 68 quand Tezuka se lance dans la rédaction de ce manga, pour rappel). Retenu prisonnier dans ce village perdu, il finit par contracter la maladie qu’il était venu observer et se voit, à son tour, affreusement défiguré.

Débute alors une longue épopée au cours de laquelle Kirihito aura à affronter nombres de dangers extérieurs et de tourments intérieurs pour accepter ce qu’il est devenu et retrouver une certaine place dans la société des hommes. Il est impossible de développer davantage cette épopée humaine de plus de mille planches sans vous en dévoiler trop, raison pour laquelle j’en resterais là dans ma tentative de résumé. Il me faut simplement ajouter que, pour celles et ceux qui n’ont jamais ouvert un Tezuka de leur vie, Kirihito offre mille et un développements en gardant malgré tout une trame générale cohérente et logique qui tient le lecteur en haleine tout au long de ces quatre tomes réédités ici en un seul (gros) tome.

Et Kirihito est une excellente porte d’entrée dans l’œuvre (adulte) de Tezuka. Maelstrom d’aventures et de sentiment, l’on retient surtout en tournant la dernière page de ce roman graphique (on croirait l’expression inventée pour lui !) l’incroyable mélancolie qui s’en dégage, à part également avec l’humanisme volontaire que Tezuka ne peut s’empêcher de distiller dès qu’il en a l’occasion. Kirihito est une histoire dramatique. Peut-être même une tragédie moderne. Ses personnages principaux, qui semblent toujours être archétypaux au premier abord, sont d’une richesse et d’une profondeur que peu d’auteurs de bande-dessinée arrivent à construire au fil de leur récit. C’est également une formidable fable sur le pouvoir, sur la trahison, sur l’amour et sur la condition de l’humanité en général. Rien que ça.

Delcourt fait donc œuvre utile en (re-)publiant les grands classiques de Tezuka dans une édition de prestige qui, bien qu’un peu chère, nous (re-)donne accès à quelques-unes des meilleures BD du siècle dernier, pierres angulaires d’une production nationale aussi prolifique que novatrice. Cette réédition a aussi le mérite de rendre justice au trait de Tezuka qui, bien que simple, trouve enfin un écrin à sa juste valeur dans une édition de luxe grand format et une impression plus correcte que dans les versions poches parfois vite abimées d’il y a 15 ans. Le grand format nous permet également d’apprécier particulièrement les « essais » de Tezuka dans un autre style, plus réaliste et fouillé que sa production habituelle, davantage cartoonesque et simpliste. Kirihito est un classique qui mérite son titre ; il marque un tournant dans la carrière de l’un des auteurs de BD les plus influents depuis que le genre existe et a le mérite, en prime, d’être une histoire passionnante, drôle, triste, horrible et pleine d’espoir. Bref, du Tezuka comme on a appris à l’aimer après toutes ces années.

(*) D’aucun vous dirons que l’âge d’or des shônens et des shojos est derrière nous et que la production actuelle est insipide. J’y vois personnellement un simple phénomène générationnel. Nous savons tous que nous aimons par-dessus tout la musique de notre adolescence (on y revient toujours). C’est exactement la même chose : le meilleur shônen est forcément celui que nous avons suivi passionnément quand nous étions le cœur de cible commerciale du manga en question. Dragon Ball restera pour moi l’indétrônable shônen de ma jeunesse et ma référence absolue dans le genre. Est-il pourtant objectivement meilleur que Naruto, One Piece ou One Punch Man ? Je serais bien incapable de le dire. Mon rapport à l’œuvre de base est trop sentimental pour que je puisse avoir un avis rationnel, même si je n’ai rien contre les trois autres shônens cités.

Conan le Cimmérien

De Robert E. Howard, 1932-1933.

Après avoir lu dans ma jeunesse les versions charcutées par Lyon Sprague de Camp et Lin Carter et avoir louvoyer pendant longtemps autours de Robert E. Howard, il était temps pour moi de me replonger dans son œuvre maîtresse. Longtemps, le Conan de Milius était pour moi _le_ film de fantasy (ok, avec La Dernière Licorne, dans un genre tout à fait différent). Évidemment, la version kiwi de LoTR a donné un coup de vieux au film de Schwarzie et l’a déclassé pour de bon. Cependant, le film est moins « simple » que le souvenir déformé que l’on peut en avoir. Au-delà de la montagne de muscle autrichienne, il y a quelque chose d’éminemment crépusculaire, sombre et sinistre dans l’adaptation de Milius. Et il reste, 40 ans plus tard, un film très regardable (contrairement à ses suites – je considère Kalidor comme une suite -, qui sont au mieux de gentils nanars).

Pourquoi est-ce que je parle de l’adaptation ? (*) Et bien justement en raison de ses attraits, qui sont en fait les mêmes que ceux des textes d’origines. Robert E. Howard, qui n’en était pas à son premier pulp ni même à son premier barbare lorsqu’il inventa Conan, fait partie des trois grands auteurs de Weird Tales, aux côtés de Howard Philip Lovecraft et de Clark Ashton Smith. Contrairement aux deux autres, cependant, Howard n’avait pas systématiquement les mêmes prétentions littéraires. Il faisait aussi du commercial pour payer les factures et savait très bien comment rendre des textes très formatés. Après tout, Weird Tales se vendait au moins en partie pour les filles dénudées en couverture. Et Howard avait très bien capté cela : il savait aussi faire de l’alimentaire.

Pourquoi ces longs prolégomènes ? Et bien justement pour ça. L’édition J’ai Lu que je commente ici est une version poche de l’excellent travail de Patrice Louinet pour éditer une intégrale des nouvelles de Conan dans leur forme originale. Louinet est devenu le spécialiste mondial d’Howard et de Conan en particulier, puisque ce travail d’intégrale n’a pas été réalisé pour un éditeur francophone, mais bien pour Del Rey, tant aux USA qu’au Royaume-Uni. Évidemment, puisque Louinet est malgré tout un francophone, Bragelonne est passé par lui pour l’édition FR de cette intégrale, déjà publiée maintenant sous différents formats (grands volumes chez Bragelonne, dans le cadre de l’intégrale Howard, version poche chez J’ai Lu, version intégrale de luxe chez Bragelonne avec d’excellentes illustrations d’une pléiade d’artistes, etc.) Et c’est également Louinet qui a signé le Guide Howard, dont j’ai parlé dans ces colonnes il y a un petit temps déjà.

Mais Louinet a un défaut : il est tellement « fan » d’Howard qu’il a les défauts de l’expertise. S’il est bien entendu suffisamment éclairé pour distinguer les « grands textes » dans les nouvelles de Conan des textes mineurs, alimentaires pour rependre un adjectif déjà utilisé, il n’en demeure pas moins qu’il a développé au fil des ans une certaine forme de mépris/de haine pour les adaptations, les pastiches ou même le travail il est vrai discutable de Carter et de Camp. Je peux évidemment comprendre ceci, ce besoin de revenir au texte d’origine. Mais je ne rejetterais pas en bloc le phénomène culturel étendu qu’est devenu, au fil des décennies, Conan, de films en comics, de dessins animés en peintures et dessins. D’autant plus que les adaptations diverses et variées, dont la qualité varie effectivement, participe malgré tout toujours d’une certaine humeur, d’une certaine ambiance.

C’est ce qui m’a frappé à la lecture de ce premier volume de nouvelles. A l’instar du film de Milius, l’ambiance crépusculaire est omniprésente. L’âge hyperboréen de Howard, qu’il a construit progressivement et stabilisé après quelques nouvelles, fait l’objet d’un court essai dans ce premier volume de l’intégrale. Howard, comme nombre d’auteurs intéressés par l’Histoire avec un grand H, est particulièrement porté sur cette zone floue qui suit la chute d’une civilisation et précède l’avènement d’une nouvelle culture dominante. L’hyperborée dans laquelle Conan évolue est un monde composé de royaumes déchus, de civilisations brisées, de haines tenaces et d’alliances fragiles. Un temps formidable pour l’aventure, une époque où un simple vagabond peut devenir pirate, mercenaire ou Roi en fonction des nouvelles. Et c’est exactement ce qu’Howard développe dans ces premières nouvelles, à moitié par choix et à moitié par opportunisme. Le Phénix sur l’épée, premier texte de fiction du volume, n’était en effet pas destiné à être une nouvelle de Conan au départ, mais bien une nouvelle de Kull à l’origine. La Fille du Géant de gel, adaptation d’un épisode de la mythologie nordique, aurait très bien pu être porté par un autre personnage principal.

Mais, visiblement, le barbare pragmatique, épicurien et intransigeant que Conan semblait devenir de nouvelle en nouvelle un bon compagnon de route pour Howard. Et, en l’espace de deux ans, Howard a donc publié pas moins de 13 textes sur notre cimmérien favori que l’on retrouve dans ce tome. De fait, même si elles furent publiées sur deux ans il les a écrites seulement en quelques mois (pas aussi vite que la légende, largement propagée par Howard lui-même, le voulait, mais quand même en un temps très court) avant de mettre Conan dans un tiroir pendant une grosse année par manque d’inspiration. Et ça se ressent aussi dans ce premier tome : après quelques essais, il y a quelques très bons textes, comme La Tour de l’Éléphant, La Citadelle Écarlate ou encore La Reine de la Côte noire. Puis la qualité diminue quand même assez fort avec des textes nettement moins marquants, à l’instar de La Vallée des femmes perdues.

Comme je le disais plus tôt, ces textes mineurs visaient surtout à mettre en avant une jeune femme effarouchée et, si possible, fort peu habillée en couverture. L’intérêt de ces nouvelles étant, dès lors, très relatif. Car si Conan est aussi ça, il n’est certainement pas que ça. Les grands textes, précoces comme tardifs, insistent beaucoup plus sur le côté sombre, chaotique du Cimmérien. Conan, au-delà du paquet de muscles à peu près immortel qu’il est, est aussi un personnage complexe, désabusé, sombre et mélancolique. Et le génie d’Howard est de faire passer ces traits par petites touches à travers des textes qui font, malgré tout, la part belle à l’aventure sous toutes ses formes.

Et c’est ce cumul d’une psyché tourmentée du personnage principal et d’un cadre général délétère qui rendent les nouvelles de Conan si mémorables. Bien sûr, Howard est un excellent auteur de pulp (moins révolutionnaire que Lovecraft et probablement moins poétique que Ashton Smith), qui connait son métier et sait tenir son lectorat en haleine. Mais ce que l’on retient, au-delà des innombrables aventures hautes en couleur qui nous comptée dans le désordre (Howard avait en effet choisi dès le départ de nous conter l’histoire de Conan de manière asynchrone, comme des chroniques de hauts faits d’un personnage à moitié légendaire racontés au coin du feux par des troubadours inspirés), c’est surtout une ambiance sombre, un désespoir latent et un héroïsme qui n’a d’autre but que de se protéger soi-même. Conan n’a en effet pas pour but de sauver le monde. Si, incidemment, il sait aider l’une ou l’autre jeune femme en péril, il le fait certainement. Mais il n’est pas un héros resplendissant de l’héroïc fantasy univoque qui verra ses premiers avatars dans la même publication, non, Conan est équivoque. Il a un sens moral, bien sûr, mais il a aussi ses besoins, qui passent par définition avant ceux des autres.

C’est ce personnage contrasté, ce salaud sympathique que l’on a appris à aimer à travers les textes de Howard mais également à travers ses itérations tardives et plus ou moins inspirée. C’est cette période où « tout est permis » qui nous fascine, ce personnage qui mord à pleine dents dans les opportunités qui se présentent, sans forcément penser aux conséquences. Cette facilité parle sans doute au côté fondamentalement égoïste que nous avons chacun au fond de nous, là où la morale s’arrête pour faire place à nos instincts profond. Je dis ceci sans jugement de valeur, bien sûr, et sans non plus de regret. Ne me comprenez pas mal : je ne suis pas nostalgique d’une époque fantasmagorique où tout est permis. Cette époque n’a jamais existé et il est dans notre nature d’être humain d’exprimer le doute. Les quelques exemples historiques inverses ont donné de véritables barbares, cette fois, sanguinaires et amoraux. Il n’empêche que Conan est gris, contrasté et, par ce simple fait, attirant. Longue vie au Roi Conan.

(*) Je sais très bien qu’il y a eu une deuxième adaptation avec Jason Momoa il y a une dizaine d’années. Mais bon, on est entre amis et c’est toujours dommage d’aborder les sujets qui fâchent. Donc, je préfère nier son existence.