Shangri-la

De Mathieu Bablet, 2016.

Je ne parle que très rarement de BD en ces colonnes. Et encore plus de BD franco-belge. Je me dois cependant de faire une exception (bientôt suivie par d’autres : je suis très BD/Manga/Comics en ce moment !) pour l’excellent Shangri-la, de Mathieu Bablet. Repéré il y a déjà quelques années sur les étals de mes marchands de culture favoris, j’avais résisté jusqu’il y a peu. La publication récente du nouvel opus de l’auteur, Carbone et Silicium, sur lequel je reviendrai bientôt, m’a cependant fait craqué. Pensant que l’un précédait l’autre (ce qui n’est pas du tout le cas, il s’agit bien d’œuvres totalement distinctes), j’ai donc acheté ce très bel objet qu’est Shangri-la.

Et c’est un gage du bonheur de lecture que j’en ai tiré que de savoir que j’ai donc acheté Carbone et Silicium dans la même librairie quelques jours après, ayant à peine digéré la claque que fut Shangri-la. La première chose qui frappe à la lecture de Shangri-la est bien sûr le dessin. Bablet a une maîtrise évidente de son art et chaque planche, construire selon un découpage aussi subtil que précis, frise avec l’œuvre d’art. La tonalité chromatique est particulièrement splendide, variant du jaune-orangé pour les plans à l’intérieur de la station orbitale au bleu-violet des sous-sols et des extérieurs dans l’espace. Je transmets mal, par l’écrit, le plaisir qu’on les yeux de parcourir ces variations de couleurs, allant d’un détail à un autre. Je vous invite donc de demander à Google ce à quoi ressemble le dessin et sa mise en couleur si particulière de Shangri-la

Bablet a également la particularité d’être un dessinateur avec une dualité claire dans son trait. Si ses décors sont millimétrés, précis, tout en lignes de fuite, en architectures froides et angulaires, il n’en est rien de ses personnages. Ceux-ci ont des physiques et des gueules parfois approximatives, à la façon, d’une certaine manière, d’un Bill Plympton. Ces gueules cassées expriment cependant à merveille les sentiments qui les traversent, l’expérience qu’ils vivent dans le récit. Bablet, âgé d’à peine 29 ans à la sortie de l’album, ce que n’ont pas manqué de remarquer nombre de critiques au Festival d’Angoulême de cette année-là, fait preuve d’une maturité dans le trait et d’une minutie qui le place parmi les plus grands dessinateurs actuels de la BD franco-belge (oui, pas de demi-mesure). D’ailleurs, le jury d’Angoulême ne s’est pas trompé puisque Sangri-la était dans la sélection officielle alors qu’il s’agissait seulement du deuxième album en solo de son auteur.

Mais Shangri-la, c’est aussi une superbe histoire de SF. Les humains, après avoir bousillés la Terre, vivent dans quelques grandes stations orbitales en attendant des jours meilleurs. Ils y sont confrontés à la toute puissante de la société Tianzhu Enterprise, qui possède la station, mais également tous les objets de consommation de masse que les habitants souhaitent pour leur « bien-être » (smartphone, tablette, machine à café, etc.) Dans ce contexte, un petit groupe d’ami opère dans l’espace pour réparer de petits satellites de recherche de la maison mère qui semblent présenter des avaries inédites. Bien vite, leur mission s’avère plus complexe et dangereuse qu’initialement prévue et les amis en question seront confrontés à des choix qui changeront leur vie…

Derrière cette accroche qui a l’air très classique, Bablet ratisse relativement large. On croisera donc dans Shangri-la une réflexion de fond sur le spécisme, sur la dictature douce, sur le racisme comme ciment du pouvoir, sur le prix de la révolte, sur l’eugénisme ou encore sur la folie du scientisme. Rien que ça. Et la multiplication de ces idées dans un œuvre d’une taille finalement assez modeste aurait pu donner une bouillie informe. Ce n’est pas le cas : chaque élément, pensé, ciselé, est rendu avec justesse et de manière naturelle dans le récit, faisant de Shangri-la l’une des plus belles, tristes et justes dystopies qu’il m’ait été donné de découvrir ces dernières années. Et Dieu sait que j’en lis un paquet ! Du propre aveu de son auteur, l’excellent Planetes de Makoto Kamimura et Universal War One font partie de ses influences majeures, au même titre que les œuvres d’Otomo ou, dans un style différente, de Mike Mignola. Difficile de faire mieux, comme référence, surtout lorsque l’on s’attaque à un genre aussi codifié, balisé et exploité que la SF dystopique.

Pourtant Bablet, malgré sa relative maigre expérience au moment de l’édition de cette seconde BD et malgré ses influences qui frisent toutes avec le génie, parvient à livrer une œuvre aussi intense que réussie, aussi personnelle que grand public. Shangri-la est une superbe BD, une lecture dont je me souviendrais longtemps et qui peut tout à fait me réconcilier avec le monde de la BD franco-belge que je n’avais plus pratiqué depuis de nombreuses années (autrement que pour me procurer des classiques souvent datés de plusieurs décennies). Perdu au milieu des productions honnêtes mais interchangeables de Soleil, de Dargaud et de Dupuis, Shangri-la, publié par Ankama sous son label 619, est plus qu’une découverte : c’est une révélation. Si vous aimez un tant soit peu la SF intelligente (bon, ok, pas drôle), alors faites-moi confiance : jetez-vous dessus au plus vite. On tient là un « instant classic« , comme disent nos amis anglo-saxons.

Défaillances systèmes

Journal d’un AssaSynth – 1

De Martha Wells, 2017.

(Mes excuses pour le long silence. Je suis noyé dans le travail, mais j’essaie encore de lire un peu chaque jour. Et je suis donc méchamment en retard sur mes avis. Essayons de se rattraper).

Publié dans un très beau format chez l’Atalante, la première novella du cycle de l’AssaSynth de Martha Wells a débarqué sous nos latitudes il y a deux ans déjà, auréolée de son triple prix Hugo/Locus/Nebula (le tiercé gagnant, à tous les coups !). J’avais résisté pendant longtemps à l’impulsion d’achat, mais quand je l’ai trouvé il y a quelques temps en occaz à un prix très raisonnable, je n’ai évidemment pas hésité bien longtemps. Et j’ai bien fait.

En résumé, il s’agit d’une histoire de SF classique. Un androïde est chargé de la surveillance d’une mission scientifique sur une planète X. Pas de chance, la mission en question est rapidement menacée par des externes indéterminés. Rapidement, on se rend compte qu’il semble s’agir d’une mission concurrente, elle-même accompagnée de plusieurs androïdes de combat du même type que celui qui accompagne le groupe d’humains que l’on suit. Cette unité de combat/surveillance, répondant au doux nom de SecUnit (pour unité de sécurité) est le personnage principal de Défaillances systèmes et son véritable attrait.

En effet, si les ressorts scénaristiques sont relativement classiques, c’est bien le personnage principal du récit qui est au cœur du propos de Martha Wells. SecUnit, qui semble avoir une personnalité féminine bien que cela ne soit jamais réellement tranché, a en effet une particularité : elle a hacké son propre système de sécurité pour ne plus être l’esclave des humains qui l’emploient. Un autre auteur que Martha Wells aurait fait de SecUnit le porte-drapeau d’une libération du joug esclavagiste, mais ce n’est pas du tout l’intention de SecUnit. S’il fallait la qualifier en termes humaines (car, après tout, comme n’importe quel androïde, SecUnit a bien un corps humanoïde avec des traits humains sous son armure de protection), il serait opportun de décrire SecUnit comme un misanthrope renfermé. Elle n’aime pas la proximité des humains, ne souhaite pas partager leurs problèmes et leurs préoccupations. Depuis qu’elle a fait son verrou système, SecUnit continue à faire son boulot, son taf. Ni plus, ni moins. Pas d’attachement aux humains qui l’emploient, pas de vague ou de velléités d’irrédentisme ; elle n’a pas l’intention d’attirer l’attention de son fabriquant et d’être mise à jour pour redevenir une simple machine.

Et que fait SecUnit avec sa liberté de pensée gagnée un peu par hasard ? Et bien elle est bien contente d’être reléguée dans la soute du vaisseau spatial, avec le reste de l’équipement technique, à regarder des télénovelas dans sa banque de données média. Car les sentiments humains la fascinent, même si elle n’a pas l’intention de les partager. Évidemment, le récit, qui fait également la part belle à l’action entre androïdes de combat, la forcera à sortir de sa réserve et dévoiler son libre-arbitre, avec toutes les conséquences que cela peut avoir auprès de ses employeurs humains forcément esclave de leurs sentiments.

En résumé, Défaillances systèmes est donc un texte malin, qui éclaire une trame classique avec un personnage improbable. Dans la grande tradition des robots misanthropes et dépressifs (Marvin, dans H2G2, par exemple), SecUnit est aussi drôle à découvrir qu’intéressant à suivre. Son parcours vers la liberté qu’elle craint promet de belles choses dans les volumes suivants (trois autres romans courts et un roman plus conséquent, toujours chez l’Atalante). Espérons que ces suites, elles aussi auréolées de nombreux prix, soient à la hauteur de mes attentes après cette belle entrée en matière.

Sourcellerie

De Terry Pratchett, 1988.

Cinquième livre des annales du Disque-Monde, Sourcellerie revient au personnage de Rincevent et à ses épiques mésaventures. 5 ans après le premier opus, Pratchett commence à exploiter son world-building et développe sa formule. A ce stade, seul l’arc narratif de Rincevent (et du Bagage) a droit à plusieurs opus : les deux premiers tomes de la série et, donc, ce cinquième. Mais les personnages abordés dans les opus 3 et 4 (respectivement les sorcières et la Mort) auront également droit à leur « série » dans la suite de la série, tout comme d’autres arcs qui n’ont pas encore été entamés.

Mais revenons à Sourcellerie. L’argument principal du bouquin est simple à comprendre : que se passerait-il sur le Disque-Monde si les magiciens se mettaient à faire de la vraie magie ? De fait, Rincevent et ses confrères (enfin, surtout ses confrères, Rincevent n’étant pas réellement un magicien accompli…) ressemblent davantage à une caste de bourgeois loufoques qui pratiquent une magie relevant plutôt du spectacle de magie que de la magie spectaculaire, si vous saisissez la nuance ! Ils font ce qu’ils peuvent avec des sorts assez complexes, lents à invoquer et aux effets relativement modestes. Rincevent, en particulier, n’impressionne guère avec sa maîtrise toute relative de l’Art.

Que se passerait-il, dès lors, si un individu venait chambouler tout cela ? C’est ce que Sourcellerie nous raconte : le retour d’un véritable magicien, maîtrisant la « wild/wyld magic » si l’on devait prendre une référence de RPG. Exit les incantations qui prennent 10 plombes à caster. Exit les ingrédients complexes à assembler. Thune, un jeune garçon, est un huitième fils au cube (le huitième fils d’un huitième fils d’un huitième fils). Cela fait de lui un sourcellier, un adepte de la magie pure. Son père, qui meurt au début du tome, a une revanche à prendre sur l’Université de l’Invisible. Chassé de ses rangs par ses pairs car il a pris femme (ce qui est interdit aux magiciens, justement en raison du risque de procréer un sourcellier), il floue la Mort en projetant son essence dans un bourdon (le fameux bâton de magicien) en métal qu’il lègue à son fils. Il n’aura dès lors de cesse d’éduquer son fils pour qu’il maîtrise ses pouvoirs incommensurables et renverse l’ordre établi en chassant le doyen de l’Université d’Invisibilité.

Et le puissant et jeune thaumaturge y parvient en deux temps trois mouvements. Sa maîtrise exceptionnelle de la magie fait de lui le plus puissant mage sur la face du Disque-Monde. Avec des effets collatéraux : le renouveau de la sourcellerie ouvre la possibilité pour tous les mages du royaume de puiser directement dans l’essence primordiale de la magie et de pratiquer, enfin et à nouveau, une magie puissante, rapide et spectaculaire. Et advient ce qui devait advenir : c’est très rapidement la guerre, opposant le jeune Thune et ses partisans à certains magiciens tentant de rétablir l’ordre ancien (et nettement plus civilisé, où pratiquer la magie va de pair avec respecter l’heure du thé).

C’est sans compte, bien sûr, sur le grain de sable qui va gripper la machine. Rincevent, aidé de son sempiternel bagage, de la fille de Cohen le Barbare, de Nigel, un apprenti barbare par correspondance et du bibliothécaire de l’Université invisible (un orang-outan, pour ceux qui l’ignorerait), se retrouve embarqué malgré lui dans une quête qui l’amènera à sauver le Disque-Monde, une nouvelle fois, de l’apocalypse. Ou, plus précisément, de l’Apocralypse (l’apocalypse apocryphe) provoquée par la guerre de magie (et mise en œuvre par les quatre cavaliers de l’Apocralypse, la Mort, la Guerre, la Famine et la Pestilence, qui passent la majeure partie du livre à se torcher dans une auberge sur le chemin d’Ankh-Morpokh). Je vous épargne le développement scénaristique, qui tient de plus en plus la route de livre en livre, pour simplement vous confirmer le génie de la faconde de Pratchett. A partir d’un argument scénaristique loufoque, l’auteur britannique parvient une nouvelle fois à nous embarquer dans 300 pages d’aventures épiques, drôles, sarcastiques, dramatiques et, finalement, très humanistes. Où l’on apprendra aussi que le Bagage peut être jaloux, qu’on peut être une machine à tuer et rêver d’être coiffeuse, qu’on peut être un Sultan du Sud très riche et puissant et être un très mauvais poète, etc.

Et au-delà de tout ça, Pratchett propose une nouvelle fois une réflexion (peut-être malgré lui ?) sur les limites de la fantasy. Sourcellerie nous renvoie effectivement directement en pleine face l’impossibilité d’avoir un système de magie sans règles inhibantes/limitatives dans un univers de fantasy. Les magiciens à la Donjons et Dragons (ceux des RPGs PC plus que papiers, notons-le) n’ont en fait aucun sens quand on y réfléchi deux minutes. Leurs pouvoirs seraient tellement étendus que cela ferait d’eux l’équivalent de Dieux immortels et invincibles. Et, donc, très rapidement, des tyrans. Pratchett nous rappelle ici qu’il est nettement plus sain, dans un univers de fantasy qui se veut réaliste, d’avoir de mauvais magiciens, des types qui claquent des doigts pour invoquer une flammèche ou qui savent faire sortir un lapin de leur chapeau. Mais pas beaucoup plus, sinon toute la société du monde en question part très rapidement en sucette. C’est ce qu’a compris, par exemple, Brandon Sanderson dans ses multiples séries : les praticiens de ses divers systèmes de magie sont très peu nombreux et dimensionnent par leurs actions le monde entier dans lequel ils vivent, il ne pourrait en être autrement. Sauf si l’on s’appelle Rincevent, bien sûr !

Watership Down

De Richard Adams, 1972.

La fantasy animalière est une grande spécialité anglo-saxonne. Entre Le Vent dans les saules, que nous avons déjà abordé ici, les livres de Beatrix Potter ou encore la saga Rougemuraille de Brian Jacques, cette branche particulière de la fantasy a livré au fil de son siècle d’existence quelques chefs-d’œuvre. L’on pourrait argumenter que la tradition des récits animaliers date d’avant le début du XXème, puisque La Fontaine en abusait par exemple dans ses fables. Mais le principe du récit, construit, complexe, et qui n’appartient plus tout à fait au genre du conte ou de l’allégorie simple, n’en déplaise à Orwell et à sa Ferme aux animaux, date quant à lui bien du début du siècle précédent (voir un peu avant, avec Le Livre de la jungle, de Rudyard Kipling, qui date de 1894). Richard Adams inscrit donc son premier et plus fameux roman dans une tradition littéraire finalement assez récente (moins d’une centaine d’année est assez court, pour un genre littéraire) et, jusqu’alors, essentiellement orientée vers un public enfantin.

Le défi était donc grand, pour Adams, de faire éditer un premier roman à plus de 50 ans mettant en scène une bande de lapins dans la campagne anglaise. Adams, vétéran de la seconde guerre mondiale et haut fonctionnaire britannique, s’est découvert une carrière d’écrivain sur le tard, sous la pression de ses deux filles pour lesquelles il avait inventé l’histoire de Hazel et Fyveer lors d’un trop long voyage. Rien ne le prédestinait réellement à prendre la plume, ce qu’il fit cependant pour laisser une version écrite de son récit à ses filles pour leur faire plaisir. Dix-huit mois de rédaction nocturne plus tard, Watership Down voyait le jour. Refusé par de nombreux éditeurs, qui voyaient mal comment vendre ce récit à un jeune public alors que le ton et le style étaient résolument adultes, le roman devait encore sommeiller quelque temps avant d’être finalement publié en 1972.

54 millions d’exemplaires plus tard, trois adaptations animées (deux longs métrages, une série télé) réalisées entretemps, Watership Down est devenu un classique moderne, aimé par une armada de lecteurs qui le découvrirent dans leur enfance, s’émerveillant de la nature anglaise et tremblant face aux menaces rencontrées par le lapin Hazel et ses semblables. C’est l’un de ces classiques anglais à ranger aux côtés du Hobbit, du Vent dans les saules ou encore des Chroniques de Narnia. Ce ne serait cependant pas lui faire totalement justice : bien qu’inventé pour ses propres filles, Adams n’a pas écrit un livre pour enfants. Watership Down est un roman assez sombre où les protagonistes ne s’en sortent pas toujours. Le monde qui les entoure est violent et la guerre qui les menace n’est pas un pantomime : les chats, les chiens, les renards ou encore les garennes adverses sont autant de dangers mortels pour les protagonistes principaux.

Il serait donc plus juste, pour s’embarquer dans un parallèle boiteux avec l’œuvre de Tolkien, de comparer Watership Down au Seigneur des Anneaux, là ou Le Vent dans les saules est l’équivalent du Hobbit. Le parallèle est boiteux comme je le disais, cependant, car Watership Down n’a pas l’ambition épique, voire mythique, du grand œuvre de notre philologue préféré. Watership Down est plus simplement une histoire d’exil et de survie. Une ode à la nature, dans ce qu’elle a de plus beau et de plus cruel à la fois. Le roman s’ouvre sur une « vision » de Fyveer, le frère malingre de Hazel, le lapin/personnage principal du roman. Fyveer voit leur garenne détruite par des humains dans les jours qui viennent et presse son frère de prendre le chemin de l’exil pour s’établir ailleurs. Rejeté par le chef de son clan, Hazel parvient à convaincre quelques lapins de sa garenne de s’enfuir pendant qu’il est encore temps. S’ouvre alors une longue période d’errance, amenant Hazel et les siens, le puissant Bigwig, le sage Holyn et bien d’autres encore, à chercher un nouveau foyer et à affronter nombre de dangers. Ils devront faire face à des environnements étranges et méconnus, à des prédateurs belliqueux et surtout à des garennes rivales qui s’organisent en un culte étrange ou en une tyrannie absolue. Jusqu’à trouver leur nouveau territoire, leur garenne : Watership Down, qu’ils devront aménager et défendre contre les menaces extérieures. Ces nombreux développements leur apporteront de nouveaux alliés, comme la mouette Keehar, et, surtout, une expérience et une sagesse plus grandes qui leur éviteront de prendre de mauvaises décisions. Je vous épargne davantage de détails sur l’histoire en elle-même pour ne pas vous gâcher le plaisir de lecture.

La première chose qui frappe, une fois la dernière page de Watership Down tournée, est sans doute de se dire que nous avons été tenus en haleine pendant plus de 500 pages (d’un texte fort dense) avec une histoire de lapins des prés. Adams a construit un récit balancé et équilibré qui pousse le lecteur à trembler avec ces rongeurs angoissés que sont les lapins de garenne. Et c’est un véritable exploit. Chacun d’entre eux a une personnalité bien marquée, complexe, et possède un arc narratif qui le fait évoluer au fil des aventures. Adams a développé par ailleurs un langage particulier que les lapins utilisent pour certains concepts essentiels dans leur culture ainsi qu’une mythologie propre que les lapins se racontent au fond de leur terrier. Cette mythologie, construite autours du lapin héroïque Shraavilshâ, le malin père de leur race, ressemble davantage aux récits mythologiques indiens qu’à ceux issus des cultures germanique ou scandinave comme on les rencontre plus souvent dans la fantasy britannique. J’y vois peut-être une influence du fait qu’Adams fut envoyé sur le front pacifique pendant la seconde guerre mondiale, où il a pu découvrir le Mahabharata ou le Panchatantra, dont les « fables » ressemblent fort à celles qu’il invente dans sa cosmogonie lapine. On retrouvera bien sûr aussi l’influence de son expérience martiale dans la description du siège de Watership Down ou des diverses batailles qui émaillent le récit. En filigrane, on lit également l’engagement d’Adams dans la préservation de l’environnement, dans la glorification d’une certaine idée de l’Angleterre rurale qu’il partage avec Tolkien également (Adams a par ailleurs commencé sa carrière administrative comme assistant du Ministre de l’Environnement !)

Watership Down mérite parfaitement son aura de classique moderne. A l’instar du Vent dans les saules qui m’avait également marqué en 2020, je suis heureux d’avoir maintenant lu ce roman qui fait partie de la culture anglo-saxonne. De fait, bien que le roman ai été traduit et publié en français en 1976, et réédité en poche en 1986, le roman était largement oublié dans nos contrée ces dernières décennies. La nouvelle adaptation par la BBC et Netflix en 2018 nous a remis le livre en mémoire, mais c’est surtout l’excellente idée des toujours inspirées éditions de Monsieur Toussaint Louverture de rééditer le bouquin en 2016, puis dans une version illustrée en 2018 (et en poche en 2020) qui a permis à une nouvelle génération de lecteurs francophones de redécouvrir cet excellent roman. Bien que j’eusse acheté la version de 2016, j’ai finalement lu le roman dans sa réédition dans la collection « Les grands animaux » de Monsieur Toussaint Louverture, dont j’apprécie les couvertures stylisées, le format semi-poche et le grammage du papier qui en font une expérience physique de lecture très agréable et plus pratique que leurs grands formats. Et pour le prix très modeste de 12,50 €, il n’y a _vraiment_ aucune raison d’hésiter. Jetez-vous dessus, vous ne serez pas déçu du voyage.

Lovecraft Country

De Matt Ruff, 2016.

Après le hype de la blogosphère il y a quelques années et le hype de la série télé l’année passée, il était temps pour moi d’ouvrir le roman de Matt Ruff et de tenter de me faire ma propre opinion. Pour une fois, j’ai choisi de lire le bouquin avant de regarder la série télé, sachant que la série va sans doute, du coup, me décevoir. Mais peu importe, je n’ai de toute façon pas l’occasion de regarder beaucoup de séries ces dernières années. Bref. Lovecraft Country, c’est un concept malin : mixer l’ombre de Lovecraft et un sujet hautement politique et indirectement lié, le mouvement BLM (né en 2013, déjà). Pourquoi indirectement lié ? Et bien parce que, nous l’avons déjà abordé de nombreuses fois dans ces colonnes, Lovecraft était d’un racisme crasse envers la communauté afro-américaine. Et que les auteurs de SF ont du mal à vivre avec ce poids sur les épaules.

Du coup, Matt Ruff a choisi l’approche la plus directe : la frontale. L’auteur, relativement peu prolixe et qui ne se cantonne pas à la SF ou à la fantasy dans son œuvre, signe donc ici un hommage tantôt comique tantôt dramatique, à une culture de l’horreur propre à l’Amérique des années 50/60, encore en pleine ségrégation raciale sous le coup des lois Jim Crow. On y suit, notamment, la vie d’Atticus Turner, un black sortant de l’armée et travaillant en Floride rappelé dans sa Chicago natale suite à une mystérieuse lettre de son père. Ce dernier, peu proche de son fils, lui apprends dans son courrier avoir finalement, après de longues années de recherches, trouvé la trace des ancêtres de la mère d’Atticus, décédée voilà déjà quelques années. Interloqué, Atticus rentre donc chez son oncle qui lui apprends que son père a disparu il y a quelques jours après avoir suivi un blanc dans une berline de luxe. Ce qui est totalement contraire aux principes de son père, proche des éditeurs du Green Book et farouche défenseur des droits civiques des afro-américains, suspicieux par réflexe face à n’importe quel compatriote blanc.

Tenter de retrouver son père amènera Atticus sur les traces d’un culte étrange et satanique, vivant reclus dans un village perdu du Sud raciste, où il apprendra finalement qui il est vraiment. Et, sans développer davantage, il ne s’agit là que de la première nouvelle ou récit du roman. En effet, alors que je m’attendais à lire un roman relativement classique dans sa forme, Lovecraft Country est en fait un collage de pas moins de huit récits, pratiquement des nouvelles, interconnectées dont la première donne son nom au roman. Chaque récit met en avant l’un des personnages de l’entourage d’Atticus et ses démêlées avec le culte étrange dans une Amérique encore profondément ségrégationniste, avant de rejoindre les différents fils cousus dans une dernière nouvelle chorale qui entends conclure l’arc narratif ouvert dans la première nouvelle et poursuivi tout du long.

Lovecraft Country se lit d’une traite. Ruff fait preuve d’un don évident pour nous tracer des personnages qui sont autant caricaturaux d’attachants. Montrose, le père d’Atticus, revêche et peu aimant, est par exemple l’un des personnages les plus sympathiques du bouquin. Tout comme l’est, d’une autre manière, l’antagoniste et chef du sombre culte Caleb Braithwhite. Le portait d’une Amérique passée et malheureusement encore actuelle est bien amené. De fait, si le livre dénonce le racisme et l’iniquité de l’outrageuse politique ségrégationniste et des Lois Jim Crown, il le fait de la même manière que le récent Green Book de Peter Farrelly (2018) : c’est l’un des éléments principaux du récit, mais c’est aussi un argument de développement scénaristique et cela s’accompagne, aussi, d’une certaine forme de dérision face aux excès parfois ridicules du militantisme (des deux côtés).

Ce n’est donc pas tant un livre de combat qu’un livre qui choisi un cadre compliqué et qui l’utilise intelligemment. Lovecraft, dont l’ombre plane surtout sur la première nouvelle, est un argument finalement peu utilisé dans le roman, qui parle plus de magie que de créatures réellement monstrueuses. ça et là, une touche d’horreur lovecraftienne ressurgit bien, mais ce n’est pas vraiment le propos : on est surtout là pour comprendre comment cette famille (dans le sens étendu du terme) de militants de la cause noire va s’en sortir face aux manipulations d’un sorcier blanc sûr de sa supériorité et qui semble toujours avoir deux coups d’avance sur eux. Et ça marche ! Le livre est réellement un page-turner, aussi agréable à lire qu’intelligemment construit. Un bon moment de lecture en perspective, donc, si vous n’avez rien à vous mettre sous la dent (sous les yeux ?) pour l’instant.