La Chute de la Belgique

Wouter Verschelden, 2024.

Troisième livre du journaliste du Standaard (et du Morgen, de la VRT et de Newsweek) consacré à la politique belge en quelques années, après bpost Hold Up, sur l’affaire des aides d’Etat à la poste belge et surtout après Les Fossoyeurs de la Belgique, relatif à la formation du gouvernement Vivaldi actuellement démissionnaire, La Chute de la Belgique conclut donc cette trilogie liée au gouvernement De Croo (bien que le scandale de bpost ait débuté il y a bien longtemps). Et la conclut dans les larmes et le sang. Car la Vivaldi, gouvernement d’équilibristes ayant subi consécutivement la crise du COVID-19, la guerre en Ukraine et les chutes des démocraties un peu partout dans le monde, n’a pas été un long fleuve tranquille. Que du contraire.

Wouter Verschelden, désormais rompu à l’exercice, reprend la forme qu’il avait déjà utilisée dans ces deux premiers bouquins, composée de chapitres courts et incisifs, entrecoupés de portraits, parfois au vitriol, des différents protagonistes. Peu sourcé, le bouquin se veut davantage une chronique du naufrage politique qu’a été la Vivaldi au cours de ces cinq ans d’existence, de frustrations en coups bas, d’attaques en trahisons. Car c’est bien de cela que parle le livre : de l’univers impitoyaaaaaable (avec la musique de Dallas, of course) de la Rue de la Loi. L’évolution notable que Verschelden ne manque pas de souligné est le rôle de plus en plus important que jouent les Présidents de parti dans la vie du gouvernement. Que ce soit pour le critiquer de l’extérieur comme « opposition« , alors qu’ils en sont membres, ou que ce soit pour décider en kern en lieu et place de leur vice-premier (souvent inexpérimentés) qui ne sont plus alors de que des hommes et des femmes de paille, cela change drastiquement la dynamique. Faire coalition devient presque impossible, dans ces conditions, où le moindre compromis devient une bataille homérique et, souvent, ridicule.

Car c’est cela qui ressort de la lecture de chronique quotidienne d’un vaste naufrage : sans tomber dans le poujadisme de bas étage, nous sommes malheureusement dirigés par des médiocres, des incultes, des dogmatiques et des lâches. Ça fait mal de le lire, cela me fait aussi mal de l’écrire. Et c’est sans doute parce que je deviens un vieux con et que, professionnellement, j’en côtoie un certain nombre très régulièrement que je commence doucement mais surement à désespérer. Où sont nos grandes femmes et hommes d’Etat ? Où sont ceux qui croient en un modèle de société et qui souhaitent le défendre au-delà des intérêts particuliers d’un groupuscule x ou y ? N’ont-ils seulement jamais existé ? Est-ce que les mémoires d’hommes et de femmes politiques d’après-guerre qui ont construit ensemble, parfois habillement, parfois naïvement, les démocraties de luxe que sont les pays européens occidentaux, est-ce que ces mémoires mentaient ?

En effet, un autre point qui m’a frappé à la lecture du bouquin de Verschelden est l’absence totale de l’intérêt citoyen. A aucun moment dans les dossiers qui sont évoqués au fil des pages, dans les répliques assassines et les commentaires oiseux que les uns et les autres s’échangent, à aucun moment il n’est question du belge. A quelques reprises, des tensions éclatent autours des intérêts de l’un ou l’autre groupe de pression, au premier rang desquels nos charmants amis du Boerenbond (une association des agriculteurs flamands, dotée d’un riche trésor de guerre, proche historiquement de ce qui fut le premier parti belge pendant des années : les démocrates-chrétiens flamands. Mais aussi une association qui a poussée au développement de l’élevage en batterie pour des questions de rentabilités et qui lutte depuis des années contre toutes les initiatives liées à l’interdictions de produits dangereux dans l’agricultures, que le danger soit pour la santé humaine, la pollution des sols ou l’incidence sur le changement climatique ; bref, des gens très sympathiques…) Et personne d’autre. L’impact des politiques publiques ? On s’en tape. Le résultat auprès du citoyen ? On s’en fout. Non, ce qui compte, c’est la politique des petites déclarations, la politique en moins de 120 caractères sur X, haut lieu de la non-démocratie actuelle.

La lecture de ces chroniques, pour intéressante qu’elle soit pour mieux disséquer le cadavre de la Vivaldi, m’a donc davantage déprimée que rassurée. Car même si la Belgique se cherche encore un gouvernement fédéral, c’est avec la même bande de zigottos autours de la table. Le renouveau politique/citoyen tant attendu par les grandes démocraties mondiales, qui croulent sous les auspices et les augures qui clament à tue-tête la mort du modèle démocratique, ne se fera pas avec cette génération de professionnels de la politique. Je ne pense pas utile de rentrer dans le détail des affaires évoquées dans le bouquin : il n’y en a pas une pour rattraper l’autre. Le mot d’ordre semble être la politique du plus petit commun dénominateur. Et quelles que soient les ruses machiavéliques utilisées par les uns et les autres pour bénéficier d’une meilleure image, force est de constater que cela ne marche pas. Ou plus.

On notera finalement pour les plus courageux qui ne sont pas rebutés par ma longue diatribe que le bouquin souffre d’un mal particulièrement belge. Si son sujet est à coup sûr la chute de la Belgique à travers les pérégrinations de la Vivaldi, nombre de chapitre sont également consacré à la vie politique flamande, puisqu’elle avait (et a toujours) un impact direct sur les équilibres du fédéral. Mais pas un mot sur les gouvernement wallons ou bruxellois. Comme quoi, Wouter Verschelden, pour belgicain qu’il soit, n’a tout de même pas franchi le Rubicon ou, comme on l’appelle par chez nous, la frontière linguistique. Ce qui déforce quand même méchamment son propos en déséquilibrant une partie des rapports de force. Mais cela reste une belle chronique de la médiocrité politique, un parfait manuel de ce qu’il ne faut pas faire ou, mieux, pas être si l’on souhaite s’engager en politique.

Diluées

Edité par Zoé Laboret, 2022.

Figure relativement discrète de l’édition de littérature SFFF francophone depuis quelques années, Zoé Lahoret semble très fière d’avoir été choisir par les éditions ActuSF en 2022 pour éditer ce court recueil de nouvelles à la manière d’un cadavre exquis. C’est du moins ce qu’elle laisse entendre dans le très court avant-propos qui précède les textes en eux-mêmes. Sept nouvelles se succèdent ensuite, qui ont pour point commun, comme l’indique la quatrième de couverture, de mettre en scène de l’érotisme queer. Sept nouvelles de septs auteurs et autrices dont je n’avais, jusque-là, jamais entendu parlé.

La première, Ereshkigal, signée de Morgane Stankiewiez, nous emmène dans un futur indéterminé, sur une lune terraformée dans une ambiance à la Cyberpunk (l’excellent jeux polonais des créateurs de The Witcher). L’autrice a une bonne vingtaine de romans à son actif, mais je n’en connais aucun. On y découvre une chanteuse punk dépressive, enfermée dans la cage dorée d’une compagne qui ne l’aime plus pour qui elle est mais pour l’histoire de rédemption qu’elle s’est attribuée. C’est sans compter sur un I.A. rebelle, qui par le corps et par la tête va lui rappeler qui elle est vraiment. L’ambiance est très aimable, mais le développement sans doute un peu simple, même si on note l’effort d’aller chercher un cadre mythologique sans doute moins courru que les poncifs habituels.

Couleur d’écume, de Morgan of Glencoe, est la deuxième nouvelle du recueil. Changement radical de décors pour présenter les amours saphiques d’une capitaine pirate au grand cœur qui tombe littéralement en adoration devant une petite rouquine irlandaise dans un décors de mer des caraïbes. Bien écrit, si l’on aime le vocabulaire marin, mais très fleur bleue. Rien qui m’a donné envie de découvrir les multiples romans que l’autrice et musicienne a apparemment publié chez ActuSF. La troisième nouvelle, Vœux électriques, de Karine Rennberg, nous plonge quant à elle dans le Paris de l’expo universelle. On retrouve deux protagonistes, à nouveau deux femmes, qui ont comme point commun de ne pas être comme les autres. L’une veut accéder à la connaissance dans un monde où celle-ci est réservée aux hommes, l’autre, riche veuve, a des goûts qui ne sont pas ceux de son temps. La fée électricité va cependant les aider à trouver une voie commune. Mignon, à nouveau, sans éclat.

On poursuit avec Bouches d’incendie, de Cordélia, qui se déroule dans une France contemporaine. Un jeune homme timide, ayant terminé récemment sa transition, rencontre sur le pavé d’une manifestation anti-nucléaire une jeune journaliste androgyne. Et c’est le coup de foudre. A nouveau, bizarrement très convenu. Vieilles connaissances, de Nadège Da Rocha, nous plonge quant à elle dans un univers médiéval où une chevaleresse sur le retour s’embarque dans une dernière aventure avec une jeune page un peu niaise avant de tomber, lors d’une chasse au dragon improvisée, sur une vieille amie et se rappeler, ainsi, de tendres souvenirs de jeunesse. Davantage maîtrisé, drôle par moment, nostalgique, la plume de Nadège Da Rocha m’a fait penser par moment aux textes plus courts de Robin Hobb. Et c’est un compliment. Le plus beau texte du recueil à mes yeux, sans doute en raison de son cadre de fantasy plus marqué.

Alpha Beauty, de Théodore Koshka, est sans doute le texte qui m’a le moins plus. Pourtant, l’idée de raconter un crime par la victime dans un futur indéterminé très marqué par une division de l’humanité en classes (les alphas, les bétas et les omégas) est une bonne idée sur le papier. Le fait que des traumatismes anciens et des non-dits émaillent le récit est aussi bien pensé. Mais le tout est gâché par un développement relativement minimaliste et par un choix assumé d’éviter les terminaisons genrées par un système d’écriture complexe lié à la classe et non au sexe/au genre. A part alourdir la graphie et parasiter la fluidité du texte, cela n’apporte en plus rien qu’un accord classique de genre n’aurait apporté également au texte. Soit. Enfin, le recueil se termine sur la nouvelle Comme un soleil, de J. M. Corrèze, un texte plus contemplatif qui nous parle des multiples vies d’une divinité mineure du feu qui, au fil des générations, s’incarne de diverses manières pour aimer des représentants et représentantes de « son » peuple. Original, poétique et doux. C’est clairement le deuxième point fort du recueil.

L’un dans l’autre, ce recueil, qui se veut une publication qui change le regard sur le genre et la littérature queer en général, est plutôt raté. Pour plusieurs raisons. D’abord, je crois comprendre que l’idée étaient que les textes forment un tout, sur le principe du cadavre exquis, chaque auteur et autrice élaborant son histoire à la suite du précédent. Pourtant, les liens sont extrêmement ténus (si l’on oublie les deux impératifs éditoriaux : de l’érotisme et des amours queers). Au-delà de quelques redondances de noms, seule la peur de l’eau revient comme thématique commune, embarquée d’histoire en histoire sous diverses formes et avec diverses conséquences. C’est un peu maigre, comme cadavre exquis : cela ressemble davantage à une contrainte éditoriale supplémentaire qu’à un vrai exercice de rédaction à multiples mains. Mais soit, c’est assez mineur comme soucis.

Non, mon principal problème est que l’ensemble est finalement très gentillet. Bien que l’on parle d’amours queer, il faut déjà noter d’emblée que cinq des sept nouvelles présentent uniquement des couples lesbiens. Je n’ai rien contre, mais c’est assez réducteur par rapport à la polyphonie des amours divers sont l’éditrice se vente pourtant dans son avant-propos. Et c’est extrêmement fleur bleue. La majorité de ces histoires se finissent bien pour leurs protagonistes principales, à la limite du « et iels vécurent heureux.ses jusqu’à la fin des temps« . Pas très subversif, comme message. Ni très réaliste : aucune d’entre elles n’a l’air de vraiment être victime de la société qui les entoure, de préjugés ou de difficultés particulières liées à leur sexualité ou à leur genre, alors que c’est pourtant bien le ressort scénaristique (et la trise réalité) le plus simple à mettre en œuvre.

Comme si cette sexualité différente (dans le sens différente de la majorité hétéro), pourtant l’objet principal des nouvelles, n’était en fait en rien un élément scénaristique. Je peux comprendre la démarche, souhaitant normaliser au maximum les pratiques sexuelles diverses, ne pas en faire un élément déclencheur ou un obstacle dans la dramaturgie interne du texte, mais alors pourquoi le mettre en avant comme un argument de vente du recueil ? De même, les scènes de cul (c’est plus tellement de l’érotisme, quand c’est explicite, les ami.e.s…), pour amusantes qu’elles soient à lire, sont aussi finalement très sages. Poppy Z. Brite, que j’avais commenté ici il y a quelques temps déjà, était nettement plus subversive sur le sujet il y a plus de 30 ans. Comme si l’érotisme queer (saphique, surtout) était complètement aseptisé pour donner une succession de saynètes gentillettes, dans un cadre SFFF qui fait vendre. Honnêtement, ça m’a rappelé les publications yaoi qui fascinaient les jeunes filles en manque de sensations fortes fin des années 90. Des bluettes soi-disant transgressives qui répondent davantage aux codes de la bit-lit que d’une véritable écriture engagée. Une belle déception, donc.

Le Grand Dieu Pan

D’Arthur Machen, 1894-1895.

Suivi de :
La Lumière intérieure
Histoire du cachet noir
Histoire de la poudre blanche
La Pyramide de feu

Il y a bien longtemps dans les colonnes de ce blog, en 2017 plus exactement, je vous avais parlé d’un classique de la fantasy publié chez une petite maison d’édition, alors relativement confidentielle, du nom des Editions Callidor. Il s’agissait des Habitants du Mirage, d’Abraham Merritt, que l’on ne trouvait plus guère à l’époque que dans les solderies et autres bouquinistes dans ces vielles éditions J’ai Lu, dans la collection « Fantastique » époque Jacques Sadoul. Le classique de 1932, que j’avais apprécié pour ce qu’il était, à savoir un roman assez mécanique et archaïsant, mais posant néanmoins les fondations d’une fantasy qui allait alors se développer à travers les magazines pulp des décennies suivantes, je finissais l’article en précisant que Callidor, dont c’était là le coup d’essai, semblait être en fâcheuse posture.

L’histoire m’a donné tort, apparemment. Non content d’avoir continué à publier, à un rythme de sénateurs, quelques grands classiques dans une diffusion relativement limitée, l’équipe éditoriale a fait un choix drastique (peut-être liée à un contrat avec un nouveau diffuseur ?) il y a quelques années de s’orienter davantage dans l’édition de luxe, tout en maintenant une ligne éditoriale claire consacrée aux classiques de la littérature de genre. Ils sont même légèrement sortis de leur ligne pour publier également des classiques du roman d’aventure, comme l’Appel de la Forêt de London, Shogun de James Clavell ou encore Spartacus de James Leslie Mitchell.

Et ce Grand Dieu Pan, déjà publié chez de multiples éditeurs dans de multiples formats ces dernières années, en est le plus parfait exemple. Beau livre, contenant non seulement la novella éponyme de Machen, mais également quatre autres nouvelles et plusieurs textes connexes signés Guillermo del Toro, Jorge Luis Borges ou encore S.T. Joshi (excusez du peu !), cette superbe édition trouvera aisément sa place dans les rayonnages de la bibliothèque de l’amateur de fantastique éclairé. Sous sa couverture cartonnée illustrée splendidement par un dessin du paraguayen Samuel Araya se cache quelques bijoux de la littérature fantastique du tournant du siècle, ayant inspiré entre autres les premiers écrits de Lovecraft, au même titre que les romans et nouvelles de Lord Dunsany. Le grammage du papier, le choix des différentes cases de caractères (en ce compris celles qui imitent l’écriture scripturale) et le soin apporté à la mise en page et à la reliure en font réellement un objet de collection, réhaussé en cela par un tirage relativement limité (4.000 exemplaires pour le premier tirage, d’après le colophon).

Ajoutons à ce ceci que Machen n’est pas Merritt, puisque je commençais cette critique par le rappel de ce dernier. Là où Merritt livrait une aventure aimable, marquée cependant par les tropes de son époque et un développement parfois trop mécanique, Machen livre au contraire ici des textes fort, qui allient clairement un amour du « surnaturel » et de la belle littérature. La nouvelle éponyme en particulier, sublimée par la traduction initiale de Paul-Jean Toulet, écrivain français amoureux de la langue dont le nom est malheureusement tombé dans l’oubli, est un parfait exemple d’une alliance réussie entre le roman d’aventure à la Robert Louis Stevenson et le drame gothique à la Marry Shelley. Il faut se rappeler que le gallois Machen, lorsqu’il rédige les diverses nouvelles regroupées dans ce volume, n’a pas encore pu s’inspirer du grand succès de librairie qui s’imposera trois ans plus tard : le Dracula de Bram Stoker, publié en 1897. Machen est donc réellement un pionnier qui eut la chance, comme on l’apprend dans le commentaire de S.T. Joshi, le plus grand spécialiste vivant de l’œuvre de Lovecraft, d’avoir pu écrire ce qu’il voulait, épargné des affres de la vie quotidienne par un héritage heureux.

Le Grand Dieu Pan, comme La Pyramide de Feu, firent scandale à leur sortie initiale, bouleversant une Angleterre victorienne peu habituée à ce que les contes pour enfants trouvent une déclinaison plus adulte et horrifique. Les textes regroupés ici, au-delà de certaines scories dues à leur époque, sont étonnement modernes dans leur traitement : le lien entre le sexe et la damnation y est traité par le biais du surnaturel, en s’inspirant des légendes galloises (et plus largement, britanniques) que sont par exemple le petit peuple, nettement plus inquiétant ici que dans les pièces fantastiques du barde Shakespeare lui-même. Exit le gentil Puck de Songes d’une nuit d’été et place aux fées monstrueuses qui inspireront bien plus tard Neil Gaiman pour certains épisodes de Sandman ou moultes auteurs de fantasy modernes qui « revisiteront » nos contes et mythes comme Arthur Machen l’avait déjà fait à la toute fin du XIXème siècle.

La Lumière intérieure, qui suit Le Grand Dieu Pan, est sans doute la nouvelle la plus faible du recueil, avec son déroulé relativement convenu. L’Histoire du cachet noir, elle, nous plonge réellement dans une ambiance lovecraftienne de recherche d’une civilisation passée sont les traces éparses ne peuvent conduire qu’à d’innommables confrontation. Et bien que je sache que c’est bien sûr Lovecraft qui s’est inspiré de Machen et non l’inverse, il est difficile de trouver meilleur adjectif que lovecraftien pour commenter ces textes. L’Histoire de la poudre blanche, elle, ne s’intéresse pas réellement aux civilisations anciennes mais va directement se confronter à la corruption du corps par l’ingérence de substances impies. Certains passages, presque proches du « body horror » revenant à la mode avec le récent The Substance, trente ans après les délires filmiques de Cronenberg dans le domaine, démontre à nouveau l’incroyable relevance et jeunesse de textes de Machen. Enfin, La Pyramide de feu, sous ses dehors de charmante enquête pastorale, nous confronte elle-aussi à l’indicible et se conclut sans espoir par une porte vers l’inconnu que les protagonistes préfèrent refermer, conscients de ne pouvoir influer des forces trop anciennes et trop puissantes pour eux. Si l’on remplace les collines chauves et sauvages du Pays de Galles par les sombres forêts de la Nouvelle Angleterre, à nouveau, nous pourrions parfaitement être dans un récit de l’homme de Providence.

Enfin, et il faut le souligner, l’ouvrage est parfaitement soutenu par les illustrations éthérées et inquiétantes de Samuel Araya. L’artiste, pour qui illustrer du Machen était apparemment un rêve de gamin, a eu l’intelligence de partir de vieux clichés, chiné à droite à gauche dans des vides greniers, pour les « pervertir » de diverses manières afin de faire surgir eu eux l’image du malin, quel que soit le nom qu’on lui donne. Les 26 illustrations n’ont pas toutes la force d’évocation de celles choisies pour illustrer la couverture et la quatrième de couverture, mais elles apportent clairement une touche dramatique supplémentaire, suggérant plutôt que montrant, puisque le mal est par définition indicible. L’illustrateur revendique d’ailleurs intelligemment dans son court commentaire qui clôt l’ouvrage le fait d’avoir illustrer des situations, personnages et paysages qui ne se trouvent pas dans les textes de Machen, faisant en cela appel à l’imagination du lecteur pour créer le sens et les significations de ses choix. Malin, dans tous les sens du terme. Si vous n’êtes pas encore convaincu à ce stade-ci de ma chronique, je ne sais évidemment qu’ajouter pour vous convaincre. 35€ pour cette superbe édition d’un classique du fantastique ayant inspiré nombre d’auteurs modernes, dans un splendide écrin d’une maison d’édition qui aime son catalogue et son métier devraient, je l’espère, clore définitivement votre débat intérieur, pour autant qu’il ait lieu.

Gladiator II

De Ridley Scott, 2024.

Qu’écrire sur Gladiator II qui n’a pas déjà été écrit 200 fois ailleurs ? L’idée est peut-être de le traiter sous un angle plus conceptuel que relatif à son contenu. L’incrédulité du grand public à l’annonce d’un deuxième volet au péplum épique de Scott, qui avait marqué durablement les esprits à l’orée des années 2000 en imposant un style assez brut pour les grandes batailles pseudo-historique, cette incrédulité s’explique à plus d’un titre. D’abord et avant tout car elle n’a à priori que peu de sens au niveau narratif. Gladiator premier du nom reste en effet un film qui se suffit à lui-même, avec une situation initiale, un développement et une résolution satisfaisante et qui n’appelle pas de suite, puisque Maximus, son protagoniste principal, accompli effectivement sa destinée et résous son arc narratif personnel de vengeance par sa propre mort, violente, dans les sables de l’arène romaine.

Ensuite parce que l’on connait le Scott de ces dernières années qui, s’il reste un très bon technicien, a tendance à se moquer de plus en plus de son propre public en prenant volontairement le contrepied des attentes (Prometheus était à côté de la plaque, Covenant un très mauvais compromis, Napoléon passait à côté de la dimension dramatique inhérente à son personnage principal… seuls House of Gucci et Le Dernier Duel tenaient plus ou moins la route). Non, définitivement, le meilleur Scott des 10 dernières années était seulement produit par Scott et réalisé par Vileneuve : une suite, là aussi, mais qui apportait réellement quelque chose à son matériau d’origine, à savoir Blade Runner 2049.

Enfin, car les polémiques inutiles sur l’origine de l’un ou l’autre protagoniste de ce second volet, la présence de R&B dans la bande d’annonce ou encore la promesse d’un film quand on n’en fait plus laissaient présager un peu de flottement de l’industrie hollywoodienne, ne sachant pas trop comment vendre cette suite surprise que personne n’attendait réellement. Ce péplum qui arrive sans doute trop tard, les rumeurs d’une suite ayant été abondamment commenté sur Internet ces 20 dernières années et en même temps trop tôt, à la fin d’une année plutôt morne pour le cinéma des grands studios US, dont on ne finit pas de prophétiser la mort imminente. Bref, un film qui a, du point de vue du marketing et de la promesse de vente, le cul entre deux chaises : trop grand spectacle pour la saison des prix, trop à contre-courant pour être réellement un blockbuster grand public.

Passons maintenant rapidement sur le film en lui-même et les performances liées. Oui, le film est un divertissement aimable. Les scènes d’action sont spectaculaires, la production est bonne, l’image léchée. Si certains CGI sont foireux (les singes, horribles) et certaines scènes over-the-top à la limite de l’idiotie (bien sûr qu’il y avait des reconstitutions de batailles navales dans le colisée, mais elles se jouaient dans de l’eau douce amenée par aqueduc : du coup, le coup des requins à la Sharknado marche moyen…), l’ensemble tient la route comme un film d’action/de vengeance matinée de complots politiques. Côté acteurs, Paul Mescal a un bon physique de brute, qui porte cependant nettement moins bien l’émotion que Russel Crowe dans le premier volet, mais il fait le taf. Oui, Denzel est très bon comme on l’a lu partout, mais il fait essentiellement du Denzel. Dans le même registre, je le trouve plus subtil et plus contenu (= comprendre, mieux dirigé) dans Training Day d’Antoine Fuqua il y a déjà bien longtemps. Les autres acteurs ont un peu de la figuration à côté, mais font un boulot correct de seconds rôles, même si l’on regrette évidemment l’absence d’un Joaquin Phénix comme antagoniste digne de ce nom. Harry Gregson Williams, lui, fait un boulot correct avec la musique, sans jamais atteindre cependant les sommets de la BO d’Hans Zimmer, il est vrai l’une de ces meilleures.

Et c’est peut-être cette référence musicale qui m’aidera le mieux à développer mon propos. Gregson-Williams orchestre ses meilleurs morceaux, touche à la corde sensible de l’émotion, lorsqu’il cite explicitement Zimmer. Tout comme Scott qui, lorsqu’il veut toucher le public, passe littéralement des extraits du premier Gladiator en noir & blanc (comme quoi Russel Crowe avait tort : il a effectivement quelque chose à avoir avec ce second opus ; il joue dedans !) Ce deuxième volet n’existerait tout simplement pas sans se raccrocher systématiquement à son aîné. On peut évidemment s’installer sur les épaules des géants pour faire mieux qu’eux, mais ici, on assiste plutôt à aux tentatives d’un ado qui essaie systématiquement de tirer ses modèles vers le bas pour prétendre être à leur niveau.

Dès l’entame du film, en fait, le prologue écrit nous informe que le premier volet n’a systématiquement servi à rien. Si Maximus s’est sacrifié pour ce rêve qu’était une Rome républicaine, et bien il s’est sacrifié pour rien. Après sa geste héroïque, les romains se sont simplement réveillés avec une bonne gueule de bois : exit Commode, bonjour aux frères empereurs Geta et Caracalla, encore plus instables et cruels et, parce que c’est amusant, roux. Tout va mal, le peuple est trahi, on le distrait avec des jeux. Refrain connu. Mais un général des armée romaines (Pedro Pascal, juste, mais trop peu exploité), après avoir trop conquis et trop versé le sang décide d’ourdir un complot avec son épouse, Lucilla (la sœur de Commode). Refrain connu. Arrive dans ce jeu le gentil Lucius, fils de Lucilla et de Maximus, exilé pour échapper au courroux des empereurs jumeaux et de la plèbe romaine, époux d’une femme tuée par et au nom de Rome, qui prendra sa revanche dans les sables de l’arène. Refrain connu.

Gladiator II est donc dans le fond une redite bégayante du premier opus, avec moins de poids, moins d’impact et des acteurs moindres et moins bien dirigés. Je ne comprends donc simplement pas à quoi sert ce film. Quel est son intérêt ? Au-delà du côté mercantille d’une suite qui s’appuie sur un public captif, quelle sera sa trace dans l’histoire du septième art, à part celle d’amoindrir l’éclat de son brillant aîné en le rendant en grande partie inutile si l’on considère la continuité scénaristique entre les deux épisodes ? Est-ce que Scott essaie de nous dire qu’il n’y a pas d’espoir, comme il l’a parfois (souvent) répété dans sa filmographie ? Essaie-t-il de commenter un certain état de la politique mondiale pour dire que les situations désastreuses ont tendance à se répéter et qu’il faut donc du courage, voire de l’abnégation, pour en sortir ? Si c’est cela, il y avait mille autres films à faire que celui-ci. Mille autres histoires à raconter, mille autres paraboles à mettre en scène. Il est juste navrant de voir l’un des cinéastes majeurs du dernier quart du XXème siècle détruire ainsi son héritage sans que personne n’ose lui poser la question la plus simple du monde : pourquoi ?

Dix jours avant la fin du monde

De Manon Fargetton, 2018.

Surtout connue dans le petit monde de la littérature de genre pour Les Illusions de Sav-Loar, sorti il y a quelques années chez Bragelonne, Manon Fargetton est une autrice active depuis déjà pas mal d’années dans des genres différents (fantasy, SF, tranche de vie, etc.) Surtout active dans la littérature jeunesse et adolescente, ce Dix jours avant la fin du monde semble trancher un peu de sa production habituelle, même si le roman fut dans un premier temps publié chez Gallimard Jeunesse. Choix assez étrange, tant les thématiques traitées par le roman s’éloignent un peu des canons du genre. Je peux cependant saisir que le bouquin vise un public d’ados, pour plusieurs raisons qu’on va développer ci-après. J’ai pour ma part lu le livre chez Folio SF, collection à laquelle je reste assez fidèle depuis ces débuts en l’an 2000 et dont je suis rarement déçu des choix éditoriaux. Ce n’est pas la première fois qu’ils republient dans une collection « adultes » des romans destinés initialement à la jeunesse (l’excellente trilogie A la croisée des mondes, de Philip Pullman, la moins inspirée mais agréable trilogie du Chaos en marche, de Partick Ness, etc.), mais ce n’est pas la raison qui me l’a fait sortir de ma PAL. La raison est assez simple : ça fait longtemps que je n’avais plus lu de postapocalyptique français.

Enfin, postapocalyptique, ce n’est pas tout à fait vrai. Comme le titre le laisse entendre, on est davantage dans du « pré-apocalyptique« , pour autant que la locution existe bel et bien. En résumé, dès l’entame du roman, la Terre se retrouve à saisir des fronts d’explosions, dont la provenance n’est jamais expliquée ni justifiée qui annihilent toute vie sur son passage. Ces explosions, débutant quelque part en Extrême-Orient (voir dans le Pacifique), progressent comme des vagues tant vers l’Est que vers l’Ouest. Leur point de rencontre se situe quelque part sur la côte atlantique européenne, à quelques miles marins des rivages normands et bretons. Ce déclencheur narratif nous est conté à travers le point de vue d’une demi-douzaine de personnages qui, au départ du roman, n’ont que des liens distants, quand ils en ont (deux sont voisins, d’autres sont collègues, un chauffeur de taxi vient s’ajouter, etc.) Tout ce petit monde, après le choc initial, va décider de tenter de survivre le plus longtemps possible en se dirigeant depuis Paris vers la côte en question, dans un contexte où la civilisation s’écroule petit à petit autours d’eux (fin des télécommunications, approvisionnement en eau, en nourriture, en carburant, etc.) Après un rapide calcul, ils arrivent à la conclusion qu’ils ont dix jours devant eux. Dix jours avant la fin du monde.

Sous le prétexte de cette apocalypse imminente, les différents protagonistes vont se dévoiler au fil des pages, essayant de résoudre les conflits intérieurs qui les occupent, de faire la paix avec leurs proches (s’ils sont encore vivants) et, surtout, avec eux-mêmes. Je ne pense pas utile de développer davantage l’intrigue ni les différents protagonistes dans ce court résumé, pour vous préserver des spoilers mais, surtout… parce que la personnalité des uns et des autres devient déjà un peu brumeuse dans ma tête, malgré le fait que je n’ai fini le livre qu’il y a quelques jours. C’est un peu le problème du bouquin à mes yeux : si l’autrice a tenté de donner des personnalités et des blessures intimes différentes à chacun de ses protagonistes, je ne peux pas m’empêcher de les confondre les uns avec les autres. Est-ce la paresse intellectuelle de ma part ? Peut-être. Ou est-ce simplement le fait que ces blessures intimes et ces trajectoires individuelles sonnent davantage comme des atermoiements adolescents qu’à de vrais préoccupations d’adultes qui seraient confrontés à pareille situation. Je ne peux m’empêcher de penser à ces séries pour ados produites à la chaîne par Netflix et consorts. Si les thématiques sont sérieuses (le viol, le deuil, le déracinement, etc.), elles sont traitées de manière tellement convenue que les émotions qu’elles provoquent sont finalement interchangeables.

Le bouquin m’est d’ailleurs un peu tombé des mains dans son deuxième acte. La premier acte, l’élément déclencheur, est traité avec suffisamment de subtilité pour provoquer l’intérêt et lorsque les protagonistes entrent en scène, leurs traumas sont encore inconnus et ils ne sont donc pas encore réduits à leurs fonctions narratives. Le dernier acte, la résolution, si elle est par moment convenue, est suffisamment soutenue par un crescendo scénaristique que pour tenir en haleine le lecteur. C’est le ventre mou du bouquin, les 200 pages de développement après le premier acte, correspondant grossièrement au voyage des protagonistes vers l’Ouest et leur installation sur la côte atlantique française, qui m’ont fait sortir de l’intrigue. Peut-être suis-je trop vieux pour trouver un intérêt dans ces développements individuels simplistes, ou peut-être suis-je lassé d’un cahier des charges des messages « humanistes » de la littérature ado auquel Manon Fargetton répond parfaitement. Le bouquin a du coup peu d’aspérités, peu de fulgurances qui en feront une lecture inoubliable. Sans doute l’avis d’un jeune lecteur ou d’une jeune lectrice qui serait ici confronté à son premier bouquin de SF apocalyptique serait différent et plus enthousiaste. Pour le vieux renard que je suis, les ficelles sont un peu grosses et les surprises trop peu présentes pour en faire une lecture réellement digne d’intérêt. La plume de Fargetton est cependant agréable et elle a quelques bonnes idées : le récit dans le récit, par exemple, né d’un personnage écrivain qui trouve son inspiration, presque surnaturellement, dans ces évènements cataclysmiques, offre une parenthèse bienvenue dans le récit linéaire des évènements. Je réserve donc mon avis sur Manon Fargetton comme écrivaine et regrette simplement d’avoir fait sa connaissance à travers un roman trop convenu pour être réellement intéressant.