Un peu de ton sang

Suivi de Je répare tout.

De Theodore Sturgeon, 1955-1961.

Court roman d’horreur de Theodore Sturgeon, Un peu de ton sang est un texte dérangeant. La postface de l’édition Folio-SF de Steve Rasnic Tem colle tout à fait avec mon ressenti : Rasnic Tem y explique qu’il a été déçu par le texte dans sa jeunesse, s’attendant à découvrir un texte noir et plein d’aventures pour se retrouver finalement avec un texte assez sobre entre les mains. Mais qu’il est revenu encore et encore dans sa vie sur ce texte car il y a trouvé quelque chose d’indéfinissable qui hantait sa mémoire. La nouvella nous conte l’histoire, d’abord par l’échange épistolaire entre deux militaires dont un psychologue, puis par une longue confession rédigée à la manière d’un journal personnel, de George Smith. Le brave George est l’enfant d’un couple de redneck bouseux du ventre mou et agricole des États-Unis. On comprend vite que le bonhomme n’a pas de chance dans la vie, avec une mère hystérique et un père porter sur la bibine et qui n’hésite pas à distribuer les coups. George, rejeté par ses camarades de classe, devient une espèce de brute craint par son entourage et fuyant tous contacts sociaux.

Mais voilà, à l’armée (car quel meilleur endroit pour parquer un bonhomme fort, pas très malin et qui a besoin d’une routine confortable dans sa vie que l’armée), il s’est fait dégager après avoir agressé son supérieur après que ce dernier lui ait avouer avoir lu sa correspondance personnelle. Pour quelle raison ? C’est le mystère que cette novella réserve au lecteur patient qui dépassera les échanges de courriers militaires qui imposent un faux rythme au début du texte. Sturgeon, comme nombre de ses collègues (en ce compris K. Dick), a bien digéré les avancées des travaux en psychologie qui suivirent les débuts de la discipline initiée par Freud. C’est donc à travers le prisme de l’explication psychologique plus que sociologique que les protagonistes essayent de comprendre George. Ses silences et ses raccourcis dans sa confession/journal intime cachent évidemment un sombre secret.

Classé dans la collection SF, le texte aurait sans doute davantage sa place dans une collection thriller/horreur, alors même qu’il ne fait guère frissonner ni haleter le lecteur par son rythme lent et sa construction à postériori. Non, Un peu de ton sang ne fait pas peur : il dérange. Le lecteur de fantastique aura saisi dès la lecture du titre qu’on frôlera le mythe du vampire avec ce texte de Sturgeon. Et c’est effectivement ce que l’on fait. Mais avec un angle tellement inattendu, froid, triste même, désopilant, que le texte marque. Il s’inscrit quelque part à l’arrière de votre subconscient comme une pierre dans votre chaussure : il gène, car il éclaire d’un jour nouveau une thématique que l’on croit maîtriser. Et, non, on peut donc être surpris par un texte sur les vampires, même s’il date de 1961.

Le texte suivant, qui donne quand même un peu de poids au livre, est une nouvelle du nom de Je répare tout. On y suit un autre handicapé social, un homme sans doute difforme, rejeté par ses connaissances qui récupère, par hasard, une femme sur le point de mourir sur un trottoir par loin de chez lui. Au lieu d’appeler les secours, le protagoniste connu pour « réparer tout » se met en tête de soigner l’étrangère et, ainsi, trouver un sens à sa vie. Là aussi, l’horreur (ici plus organique et plus explicite encore) cède sa place à une certaine tristesse pour ce personnage tordu, malheureux, visiblement pas adapté à la société qui l’entoure. La nouvelle fonctionne très bien, même si elle est moins marquante que la novella qui la précède.

Je commence donc à voir une certaine constance dans les textes de Sturgeon, après avoir chroniqué il y a déjà quelques temps Cristal qui songe : il aime les freaks, il aime l’horreur concrète, sensorielle, organique. Et ses textes laissent peu d’espace à l’espoir en un monde meilleur. Un peu de ton sang n’est pas une œuvre majeure de l’auteur, mais c’est une manière intéressante de sortir des sentiers battus et de poursuivre la découverte d’un auteur classique de la littérature de genre, trop souvent oublié à l’heure actuelle. Une lecture très rapide, mais des textes marquant dans leur genre.

Godzilla: King of the Monsters

De Michael Dougherty, 2019.

Troisième opus du MonsterVerse (après Godzilla en 2014 et Kong: Skull Island en 2017), cette nouvelle plongée US dans l’univers pourtant très japonais du kaiju eiga, le bien nommé Godzilla: King of the Monsters ne fait pas réellement dans la subtilité. On se retrouve quelques années après les évènements du Godzilla de 2014, dans le monde « d’après » la découverte des monstres géants. L’organisation Monarch, qui veille sur le gentil lézard, continue ses activités mystérieuses sous le regard assez suspicieux de divers gouvernements. Et on comprend que Godzilla n’est pas la seule grosse bêbête qu’ils surveillent. On se retrouve donc avec une gentille doctoresse (jouée par la toujours talentueuse Vera Farmiga) qui réveille la larve de Mothra avec une espèce de synthétiseur à émotions de monstres. Elle est accompagnée pour se faire par Eleven, heu… je veux dire par sa fille jouée par Millie Bobby Brown.

Malheureusement pour elles, quand elles arrivent à calmer une Mothra inquiète arrive tout d’un coup un groupe de paramilitaires/terroristes écologiques menés par Charles Dance. Ils embarquent tout ce petit monde (y compris le synthétiseur qui peut réveiller à distance tous les autres grands monstres qui vivent sous nos pieds à différents endroits du globe). Et à l’ex-mari, joué par le monolithique Kyle Chandler, d’endosser les vêtements du héros torturé en quête de rédemption qui retrouvera ses collègues de Monarch (y compris un Ken Watanabe que j’ai trouvé très fatigué) pour contrer les ambitions des Lannister… heu, de Charles Dance et sa bande de gais lurons. Car le brave homme a eu la mauvaise idée, dans son plan machiavélique, de commencer par réveiller King Ghidorah qui, comme chacun le sait, est l’ultime parangon de notre bienveillant lézard atomique.

Alors oui, le résumé est un tantinet moqueur. Mais il faut dire que le film ne brille pas par un scénario particulièrement brillant. Les scènes s’enchaînent de manière assez mécanique et convenue pour bien assoir le spectateur dans le rythme doux et ronronnant des blockbusters aseptisés qui ne prennent aucun risque. Les personnages sont tellement clichés qu’il est difficile de trouver quelque chose de réellement pertinent à dire sur eux. Les motivations du méchant passent du convenu au ridicule quand il se rend compte que son plan initial foire. Les rebondissements se voient venir à des kilomètres et certains personnages ne sont là que pour donner du temps d’écran au casting (Millie Bobby Brown, en particulier, que je trouve pourtant juste et parfois touchante dans Stranger Things, a le charisme d’un pot de fleur et l’utilité de radiateur en plein été dans le film).

Reste, bien sûr, les gros monstres. Et c’est ce qui rattrape au moins partiellement le film. Mon cœur de petit garçon ne peut s’empêcher de faire « ouaah » quand Godzilla se marave la gleu avec King Ghidorah sur grand écran. C’est spectaculaire, c’est efficace et c’est réellement la définition du plaisir coupable. Coupable car les scènes de baston, la clé du film, ne sont pourtant pas tellement centrales. Pas de chance pour nous, la pléiade de scénaristes et le réalisateur Michael Dougherty (surtout connu comme scénariste de superhéros) ont cru bon de s’attarder sur les humains. Grossière erreur. Du coup, Godzilla, qui est pourtant la star du film, passe finalement fort au second plan. Ses intervention (à l’exception sans doute de la bataille finale) sont parfois un peu poussives et n’ont pas le souffle épique que Gareth Edward, il faut bien l’admettre, avait réussi à insuffler dans le premier opus de 2014.

Bon, les effets spéciaux sont évidemment très corrects et la réalisation est professionnelle et léchée. La chorégraphie de certains combats est un peu brouillonne, mais dans l’ensemble, le côté visuel du film se tient. C’est d’autant plus dommage qu’ils n’ont pas pris un ou deux mois de plus pour une énième réécriture qui aurait donné un peu de personnalité à ce film. A titre de comparaison, Kong: Skull Island, avec son côté frondeur et irrespectueux de certaines conventions, était à mes yeux beaucoup plus réussi. Espérons du coup que ce Godzilla: King of the Monsters n’est qu’un faux pas dans une saga de série B friquée qui tenait plutôt la barre jusque-là. On verra bien dans le quatrième film, subtilement intitulé Kong VS Godzilla et qui devait sortir cette année (mais le Covid19 est passé par là), si la franchise repart d’un meilleur pied après un épisode très anecdotique.

La saison de la sorcière

De Roland C. Wagner, 2003.

Feu Roland C. Wagner était un trublion de la littérature SFFF francophone. Si j’ai déjà parlé de lui dans ces colonnes, c’était pour un hommage amusé et amusant à H.P. Lovecraft et, donc, un texte relativement mineur. La saison de la sorcière est également un texte mineur de l’auteur. Il faudra que je m’attaque un jour aux Nouveaux mystères de Paris ou l’imposant Rêves de Gloire. Mais entretemps, il faudra donc se contenter de La saison de la sorcière.

Et qu’est-ce ? Et bien, pour résumé, c’est de la SF de banlieue, de la SF engagée et résolument anti-américaine. Nous sommes en 2003 lorsque l’opus sort : les États-Unis de George W. Bush ont envahi la moitié du Moyen-Orient pour se venger du 11 septembre et, surtout, pour défendre leurs intérêts pétroliers. La France, en la personne du fantasque Dominique de Villepin, se prend alors pour l’objecteur de conscience. 11 septembre ou non, le discours de de Villepin à l’ONU résonne dans les couloirs de la diplomatie internationale comme un rappel à l’ordre : l’ogre américain, le gendarme du monde, ne peut pas faire ce qui lui plaît. Et La saison de la sorcière est la manière que C. Wagner a d’exprimer son soutien à cette idée de rébellion, de presque résistance (sans pour autant épouser les convictions de la classe politique d’alors, hein !).

La saison de la sorcière débute donc avec la sortie de prison de Fric. Ce jeune de la banlieue pauvre parisienne va revoir ses potes de la cité et espère choper un joint ou l’autre pour se remettre de son abstinence en cabane. Pas de bol, ses potes et lui tombent dans un bar sur un soldat américain qui vient débarquer. Ils lui piquent son blé à la fin d’une soirée bien arrosée et le tabassent pour la forme. Mauvais calcul. Surtout quand on sait que la France est devenue un protectorat américain depuis qu’un groupe de terroristes nouveaux, composé de magiciens, a commis plusieurs attentats sur le sol de vielle Europe : la Tour Eiffel a été dérobée par un ptérodactyle géant ; le Tower Bridge a disparu et le Palais du Schönbrunn s’est transformé en un énorme bonbon. Les régimes politiques, un peu partout sur la planète, virent à droite et tombent dans la parano sécuritaire. Même si ces attentats n’ont fait aucune victime, l’apparition de la magie qui frappe aveuglément les nations crée un traumatisme dans des populations habituées à une démocratie ouatée qui leur offre un confort matériel et social certain.

Ni d’une ni de deux, les U$A (ce n’est pas de moi, ni même de C. Wagner, mais c’est comme ça qu’il l’écrit dans le bouquin) se sentent pousser des ailes : ils s’installent dans la pays « amis » pour aider à traquer ces insaisissables terroristes magiciens pour éviter, bien sûr, une attaque sur le sol de la mère patrie. Parallèlement, une équipe de barbouzes ricains, dans un pays en voie de développement indéterminé, mettent la main sur une véritable sorcière. Ramenée chez l’Oncle Sam, on lui fait subir un lavage de cerveau pour qu’elle devienne la nouvelle égérie de l’armée américaine et le porte-étendard de la résistance magique contre les terroristes forcément gauchistes et sans doute musulmans (dans l’esprit des ricains, of course).

Vous l’aurez compris, le parallèle n’est pas réellement subtil et le message du roman est asséné à la truelle. Si les raccourcis politiques de Roland C. Wagner font parfois sourire par leur exagération, je peux imaginer qu’il a choisi l’exagération (souvent) et le cliché (parfois) pour être sûr que son message soit compris par un lectorat peut-être plus jeune. Le mérite de l’hyperbole est qu’elle rend la fable lisible au premier coup d’œil. Est-ce que cela fait un bon roman ? Je ne sais pas. La plume de C. Wagner et sa capacité à pondre un scénar qui tienne la route avec des personnages hauts en couleur et des dialogues percutants sauvent le bouquin. De fait, c’est plutôt fun à lire. Mais ce n’est certes pas le livre du siècle. La fin, qui tombe quand même ‘hachement à plat révèle au besoin la faiblesse principale du livre : si c’est un opuscule à charge contre l’administration Bush qui était le but, la SF dispose de moyens nettement plus subtils pour faire passer le message. Plus subtils et plus marquants. Reste un court roman assez fun, mais qui sera, je le crains, vite oublié.

The Predator

De Shane Black, 2018.

A l’instar de Terminator: Dark Fate, dont il a été question il y a peu en ces lieux, The Predator fait le choix d’ignorer les suites aux deux premiers opus de la licence qui égaya notre jeunesse en mal de gros monstres à dézinguer. Exit donc les Alien VS. Predator et le reboot un peu mou de 2010 signé par Nimród Antal. Et retour aux sources : après Shwarzie et Dany Glover, c’est donc à une nouvelle équipe de se coltiner les extra-terrestres les moins rigolos de l’univers (après les Aliens, j’admets). Et quoi de mieux comme retour aux sources que de confier le tout à Shane Black, l’homme derrière les scénar de L’Arme Fatale, de Predator (le premier, celui de McTiernan), du Dernier Samaritain ou encore de Last Action Hero ?

Admettons : le bonhomme a ensuite connu une loooooongue traversée du désert. Mais l’inspiré Kiss Kiss Bang Bang de 2005 l’avait remis sur les rails jusqu’à lui offrir une place de choix dans l’écurie Disney/Marvel quand il réalisa Iron Man 3 avec son pote Robert Downey Junior qui s’était battu pour l’avoir à la réal ? ça fleurait bon le retour en grâce et une belle histoire de rédemption (car Black a une réputation d’emmerdeur fini et de petit con qui claque toute sa thune en bagnoles de luxe et gonzesses faciles) comme Hollywood les aime. Et là, miracle, on lui confie les rênes du reboot de la saga qu’il a contribuer à lancer et qui est devenu un classique avec le temps : Predator, le chasseur, le chasseur de l’espaaace ! (sur la musique de X-Or, bien sûr).

Et qu’a fait Shane Black avec ce pain béni ? Et bien ce qu’il sait faire de mieux : un film des années 80. Sorti en 2018. Exit la bienséance aseptisée des films d’actions des deux dernières décennies. The Predator est fier de ses origines : c’est un bon gros film d’action de derrière les fagots, avec des muscles, des explosions, de la violence gratuite et explicite (oui, oui, je vous rassure, les Predators arrachent toujours la colonne vertébrale de leur trophée en 16/9èmes) et des punch-lines de la mort comme Shane Black a toujours su les écrire (Le Dernier Samaritain, pas le plus apprécié de sa filmo, est pourtant un catalogue de one-liners qui tuent : une Bible en son genre, dans laquelle je replonge toujours avec beaucoup de bonheur).

Mais le problème, c’est que Shane Black en a fait un peu trop. Caster des inconnus était une bonne idée pour rester sous les radars de la surmédiatisation (après tout, Predator est une saga de séries B, hein !). Mais il les a pris un peu trop jeunes, un peu trop acteurs secondaires. Le brave Boyd Holbrook, acteur surtout connu pour Narcos, endosse un costume un peu trop grand pour lui. Il est sympathique et fait de son mieux pour avoir l’air d’un gros dur qui sort des répliques cools, mais… y’a quelque chose qui ne fonctionne pas. Jason Momoa aurait fait le taf (mais, bon, la seule fois où il a repris un rôle de Shwarzie a donné un Conan de triste mémoire, à la limite de l’étron cinématographique). Même les vannes, d’ailleurs, pourtant la marque de fabrique de Black, ne marchent qu’à moitié : si la bande des siphonnés de l’armée qui constitue cette fois les sidekicks à abattre par le Predator marche sur le papier, les gags s’essoufflent assez vite.

Et Black n’a pas non plus résister aux sirènes du CGI. Si le Predator original et son double « amélioré » qui débarque au milieu du film sont toujours très efficaces (superbes costumes et effets physiques, comme toujours dans la saga), les scènes à bord du vaisseau et, surtout, les innommables « chiens-Predators » ressemblent à une bouillie de pixels mal digérée tout droit sortie d’une cinématique de PS2. Bon, j’exagère : ils ne sont pas si moche que ça. Mais ça ne marche tout simplement pas dans un film qui privilégie par ailleurs l’horreur organique. Le scénar en lui-même est très simple, comme on pouvait s’y attendre : un Predator débarque sur Terre en fuyant un combat. Il tombe sur un soldat américain en opération dans un pays sud-américain lambda, soldat qui parvient à le mettre KO un peu par hasard. Une méchante agence gouvernementale capture le Predator KO et tente d’effacer tous témoins gênants. Le brave G.I., notre gentil héro, ne trouve rien de mieux à faire qu’expédier par la poste (oui, la poste) le masque du Predator ainsi qu’un gadget extraterrestre qu’il trouve dans le coin à son fils de 8 ans. Mais le Predator, qui a le réveil chafouin, ne l’entends pas de cette oreille. Et il dézingue tout le monde dans la base secrète où il est tenu prisonnier avant de se mettre à la recherche de son équipement. Jusqu’à ce qu’un second Predator, nettement plus maous, débarque pour se débarrasser du premier. Et nos chers protagonistes de sauver leur famille et de s’intéresser à ce que vient faire ce second grand échalas dans l’histoire…

Mais bon, le scénar, on s’en tape un peu dans ce genre de film. C’est gros, c’est bourré de ficelles ultra-usées, mais ça marche si on n’est pas trop regardant. Le film atteint d’ailleurs parfois le sublime avec la mise en scène de combats très impressionnants et un certain rythme de film d’action à l’ancienne. Avant de verser dans le trop plein de blagues, le trop-plein d’effets spéciaux et, même, le trop-plein de Predator. Les monstres ne marchent jamais mieux que quand on les voit peu l’écran. Un Predator fonctionne lorsque le spectateur sursaute et a tout de même un peu les chocottes pour le ou les personnages principaux. Ici, on ne tremble pas : on ricaine de temps à autre devant les clins d’œil auto-référencés aux films des années 80. Et on est impressionnés devant la maestria dont Black fait encore preuve pour mettre en scène quelques scènes de bataille/destruction homériques. Pour le reste, on baille un peu. Et c’est bien dommage.

La huitième fille

De Terry Pratchett, 1987.

Je poursuis donc mon exploration des Annales du Disque-Monde avec La huitième fille (traduction improbable du titre original Equal Rites), troisième tome qui ne reprend donc pas les aventures de Rincevent, de Deuxfleurs et du Bagage. Pratchet débute avec ce tome l’exploration et le développement de son univers selon un autre angle. Il change de protagonistes. Il change même de ton. En effet, si les remarques acides, la parodie et l’idiotie d’une pléiade de personnages secondaires restent de mise, j’ai trouvé ce tome beaucoup plus classique que les deux précédents opus.

On y suit l’enfance d’Eskarina ‘Esk’ Lefèvre, la dernière-née du forgeron de la belle bougrade alpine de Trouduc (sic). Elle est le huitième enfant de son père qui, lui-même, était le huitième garçon de son propre père. Symptôme de destinée exceptionnelle et de dons magiques certains, c’est à la naissance de la petite Esk que le mage Tambour-Billette, voyant sa fin approchée, parvient in extremis à léguer sa magie et son bourdon (i.e. son magical staff), avant que la Mort ne l’accueille dans ses rangs innombrables. Mais, pas de chance : la magie devait être transmise au huitième fils d’un huitième fils. Pas à une fille. Jamais on n’a vue de mage femelle sur la surface du Disque-Monde ! Tout au plus les femmes peuvent-elles devenir des sorcières, tolérées aimablement par les populations locales comme guérisseuses et sages-femmes dans les campagnes reculées…

Du coup, lorsque la petite Esk grandit et commence à montrer des signes inquiétants de magie, c’est à la sorcière locale, Esméralda ‘Mémé’ Ciredutemps qu’il revient d’éduquer la jeunette à l’art ancestral de l’enfumage, des plantes médicinales et de la psychologie inversée. Mais la brave Esk en veut plus : elle ne veut pas juste être une sorcière, elle veut aussi être un mage (du dual class, comme dans D&D ! :-)) Le chemin sera long et les obstacles multiples, évidemment, avant de franchir les portes de l’Université Invisible, la seule école de Magie qui trône quelque part au milieu d’Ankh-Morpork, la capitale improbable à l’odeur de décharge de ce petit monde délirant.

Et ça marche, bien sûr. Bien que plus classique dans sa forme, son fond et son déroulement, cette histoire de coming-of-age nous fait une fois encore ressentir l’amour de Pratchett pour son matériau d’origine. Cela transparait à toutes les pages : loin de tourner les sorcières en ridicule, il les croque ici avec tous leurs défauts et leurs artifices ridicules qui enfument les villageois naïfs et les bourgeoises en mal de sensation. Mémé Ciredutemps cultive volontiers l’image de la recluse à verrue sur le nez (une tragédie pour elle : elle n’a jamais réussi à faire pousser une verrue digne de ce nom sur son visage) mais évite autant que possible de se déplacer sur un balai, car elle a horreur de la hauteur et de la vitesse.

Mais c’est aussi un personnage formidable qui refuse d’admettre ses faiblesses et impose ses souhaits à tout ceux qu’elle rencontre, hommes ou animaux. Et Esk n’a pas appris que les rudiments de l’herboristerie : elle a aussi développé son côté grande-gueule aux côtés de l’attachante mamy au chapeau pointu. Pratchett a une véritable tendresse pour ses personnages. Et si leurs aventures sont moins loufoques que celle de Rincevent et compagnie, il n’en demeure pas moins que le monde que traverse Esk pour devenir la première femme mage de l’histoire du Disque-Monde est toujours aussi étrange, excessif et mesquin. Esk elle-même, à l’image de Mémé Ciredutemps, développe certains penchants pour la roublardise lorsque cela porte à son avantage.

Ce sont donc des personnages bourrés de défauts mais attachants que l’on découvre dans ce troisième opus. Leur quête loufoque est aussi une ode à la différence et un pied de nez à tous les misogynes de la fantasy : oui, les femmes peuvent également avoir de la personnalité et être fortes. Le remake du duel Merlin / Madame Mime (car, oui, Pratchett singe aussi Disney et/ou T.H. White !) est nettement plus impressionnant que sa version d’origine. Et il n’est pas sûr du tout que l’équivalent du Merlin local aurait eu le dessus si le duel s’était poursuivi. Car, oui, les sorcières ne sont pas de que gentilles cartomanciennes frauduleuses : elles maîtrisent aussi l’Art, même si c’est sous une autre forme.

Pratchett en profite aussi pour nous introduire une nouvelle menace sur le Disque-Monde avec l’apprenti Simon qui ouvre, par mégarde, une brèche vers une dimension parallèle et nettement moins sympathique où d’étranges créatures attendent leur heure pour dévorer la magie du Disque-Monde. Et nous présente également la jeune Esk comme une sorte de « Super-Mage » qui s’ignore. On sent donc venir les suites et l’exploitation de ces différentes pistes dans l’un ou l’autre des volumes suivants. Tant mieux, on en redemande !