Rêves de machines

De Louisa Hall, 2015.

Second roman de Louisa Hall, qui fut précédemment une championne internationale de badminton, Rêves de machines et un roman choral, éclaté sur près de quatre cent ans et cinq (six ?) narrateurs différents. On y suit en premier, par ordre chronologique, Mary Bradford, une noble anglaise qui fait la traversée de l’Atlantique avec son nouveau mari qu’elle n’aime pas en plein 17eme siècle. Elle nous livre ses pensées à travers un journal écrit à la première personne en style relativement télégraphique. Puis on y suit la correspondance d’Alan Turing des années 20 à son suicide avec la mère d’un de ses amis, emporté trop tôt par la maladie. Puis vient le tour de Karl Dettman, en 1968, qui crée le premier programme apprenant, construit sur les bases des travaux de Turing sur le cerveau humain. Ce programme est appelé MARY, en hommage à la Mary Bradford du 17eme, puisque son journal intime sera le premier des textes qui lui sera confié pour développer un corpus de « réactions humaines« . Dettman, qui prend peur de sa création, laissera progressivement la place à sa propre femme dans le récit.

En 2035, on suit le dialogue (sous forme de conversation enregistrée façon ICQ/MIRC/Skype) entre la petite Gaby, une jeune ado traumatisée par la perte de son robot personnel, et l’intelligence artificielle MARY3, version évoluée de la création de Dettman. Celle-ci, dotée désormais d’empathie, tente de comprendre et d’aider Gaby qui succombe petit à petit à l’apathie maladive qui la prend depuis qu’elle a perdu son compagnon virtuel. Enfin, en 2040, on suit le procès et l’on découvre la vie de Stephen Chinn, le concepteur des robots-poupées interdits par le gouvernement quelques années plus tôt, sous la forme, cette fois-ci, de lettres confession rédigées depuis sa cellule.

Les cinq histoires s’entremêlent donc au fil des chapitres, qui alternent dans un ordre non établi les narrateurs et les époques successives. Quelques interludes, glissés çà et là entre les diverses parties du roman, donnent également la parole aux machines inventées par Chinn, abandonnées en plein désert, entassées et laissées pour mortes puisque leur IA fut considérée comme un danger pour l’homme. Et ces machines ne saisissent pas bien ce qu’on leur reproche, ni réellement comment elles sont censés réagir. Elles regrettent, sans doute, quelque chose d’indéfinissable qui fait que le temps avance, désormais sans elles.

C’est d’ailleurs ce qui lie les cinq narrateurs, au-delà de la trame de fond qui se dégage dans l’utilisation des récits de l’un pour nourrir la vie de l’autre. C’est la nostalgie, le regret, qui lie les narrateurs. Ils ont tous perdu quelque chose : un compagnon, l’amour, l’attachement, la raison d’être. Leurs vies sont uniformément tristes. Le but qu’ils se sont fixés (et pour certains d’entre eux atteint) ne fait que les aliéner davantage de leurs proches ou de la société dans laquelle ils vivent. Et si Dettman est le seul qui se sort de cette spirale négative en choisissant de faire autre chose, on se rend compte que Louisa Hall est néanmoins restée constante : lorsque Dettman agit, il est remplacé par son ex-femme dans les échanges épistolaires qui construisent son arc. Et elle est bien du côté déprimé de la Force.

Rêves de machines est un roman délicat, relativement lent et nostalgique. La perte et le regret sont les maîtres mots de ce texte qui parle de SF sans réellement jamais l’aborder. L’intelligence artificielle n’est finalement pas l’objet du livre : les pauvres robots pensants, abandonnés avec pertes et fracas par l’humanité qui les craint subitement (pour une raison qui n’est finalement pas réellement tangible dans le bouquin), sont eux aussi en proie au doute et au regret. Leurs rêves ne sont ni plus joyeux ni plus optimistes que ceux de leurs cousins humains. Ma seule question reste, après avoir tourné les dernières pages du roman ; … et ? Je ne vois finalement pas tellement le message qu’à voulu faire passer Louisa Hall, si ce n’est qu’il faut « faire avec« , qu’il faut aller de l’avant malgré l’adversité et la perte. Ok, pourquoi pas. Mais pourquoi sous cet angle ? Pourquoi avec une narration éclatée et des histoires assez inégales (la vie d’Alan Turing est passionnante, comme l’a montré le biopic avec Cumberbatch, mais elle est ici réduite à quelques lettres inquiètes qui explore son homosexualité sans réellement en aborder les conséquences tragiques ; j’ai du mal à me sentir concerné par l’enjeu très limité de l’aventure de Mary Bradford, dont les atermoiements larmoyants sont un peu lourdingues à la longue; etc.) ?

Question technique, Louisa Hall varie bien les styles entre les protagonistes et a une écrite très fluide et sensuelle. La variété des époques et des styles aurait cependant pu être servie également par une variété des formes envisagées. Ici, chaque récit est rédigé sous le modèle du journal intime, où le narrateur s’adresse en premier à lui-même (même les conversations de Gaby avec MARY3 sont plus des monologues interactifs que de véritables dialogues). Du coup, le dynamisme du récit en prend un coup, puisque les textes nous parlent forcément d’évènements passés, rédigés après les évènements qu’ils évoquent. L’auteur aurait donc pu choisir d’imposer une narration au présent et à la troisième personne du singulier pour apporter une variation dans la forme, mais elle a préféré garder le format confession à postériori qui ne fait qu’ajouter encore à la nostalgie qui se dégage du texte. Les protagonistes rédigeant leurs lettres/journal/dialogue avec la machine plusieurs heures ou jours après les évènements qu’ils relatent, ils ont le temps de les regretter (ce qu’ils font toujours).

Bref, une lecture qui offre une vue tout à fait inédite sur un sujet de science-fiction très classique, qui puise ses sources dans la romance historique, mais qui ne convainc qu’à moitié. Une belle plume ne sauve pas le récit d’un certain ennui qui, il faut bien l’avouer, nous prend après 200 pages quand on se rend doucement mais surement compte qu’il ne va pas y avoir de développement scénaristique majeur pour faire avancer le schmilblick, mais 200 autres pages de confessions d’amours ratés, de relations cassées et de pertes irréparables. Pardonnez-moi d’étouffer un bâillement.

L’homme qui pleure de rire

De Frédéric Beigbeder, 2020.

Troisième tome de la trilogie débutée avec 99 francs et poursuivie avec Au secours pardon, c’est donc le troisième livre à mettre en scène Octave Parango, le double fantasmé de l’auteur au grand nez et au menton en galoche. Après avoir enchaîné les fumisteries comme pubard dans les années 90, puis avoir sniffé nombre de rails de coke avec des mannequins russes un peu partout dans le monde dans les années 2000, revoilà Octave, déchu au rang d’amuseur public, ayant dilapider tout son blé. Le voilà contraint de cachetonner à la radio publique et d’y tenir une courte rubrique humoristique dans la matinale de la première radio de France pour intellectuels de gauche (mais quand même un peu de droite). Il y tient une chronique désabusée essentiellement sur sa vie, souffrant de la concurrence d’humoristes de métier, de stakhanovistes de la vanne, qui sont forcément plus drôles, rapides et punchys que lui.

Jusqu’à ce matin fatidique où il arrive, torché, directement de soirée, main dans les poches, poches vides, et qu’il tente de meubler la minute trente la plus longue de sa vie sans avoir écrit une seule ligne de son intervention. Et comme un écrivain n’est pas un sniper, il se viande en beauté et se fait virer dans la journée qui suit. A partir de ce long moment de solitude, Octave Parango va nous conter la longue nuit qui a précédé le moment fatidique, ses déambulations d’une boîte à l’autre, d’une addiction à la suivante : l’alcool, la drogue, les femmes, l’auto-apitoiement, le rejet du monde moderne, la recherche d’un dandysme du désespoir, le toujours vrai « c’était mieux avant« . A travers ces saynètes relativement décousues, Parango s’insurge contre le rire facile, contre le rire réponse à tout. Il regrette, l’enfant du cynique XXème siècle, que la moquerie devienne la solution à tous les problèmes, que les comiques soient intouchables et qu’ils aient remplacé les chroniqueurs intelligents, qui apportaient du sens et non de la dérision dans les débats. Et il en profite pour faire le bilan de sa vie.

Beigbeder, toujours dans l’hyperbole, débute donc ce nouveau roman par une transcription presque exacte de sa propre éviction de France Inter. L’archive, dispo sur YouTube, illustre à merveille le moment de solitude qu’il a du traverser pendant ces très longues minutes d’embarras. Et Beigbeder de s’inventer une nuit de débauches diverses et variées, probablement basée en partie sur la réalité, pour nous justifier le fruit de cette procrastination jusqu’au-boutiste comme un acte de bravoure alter-médiatique. Et… ça tient moyennement la route ! Si Beigbeder reste drôle comme il sait l’être lorsqu’il se lance dans la diatribe anarcho-bobo, il se perd dans les méandres d’un propos abscon et indigeste. Oui, il y a du vrai dans la dénonciation de la toute-puissante médiatique des « comiques de service« . Mais les saltimbanques ont toujours existé. Et ont toujours davantage servis le seigneur que la plèbe. Se moquer de tout, le rire intelligent de société, faisait déjà se gausser la bonne société sous Madame De Staël. Mais ce ne sont pas les habitués du salon qui décapitèrent le Roi. Ce ne sont pas les auditeurs de France Inter, même comme première radio nationale sur la matinale, qui feront demain la révolution.

Beigbeder le dit lui-même : il ne sait comment s’adresser aux gilets jaunes. Il ne les comprend pas, dans leur propos comme dans leurs manières (d’être et de faire). Et il se trompe s’il pense que ce sont les satires médiatiques qui les empêchent de comprendre le monde politique actuel. Pour les gilets jaunes, les Vizorek et autres Bedos fils ne sont pas plus intelligibles que les gens qu’ils brocardent. La putasserie médiatique propre aux hommes politiques modernes dont Beigbeder se plaint ne fait rire (n’intéresse ? ne touche ?) que les parisiens, pas le reste du pays qui se tapent des blagueurs de droite comme de gauche.

Je ne vois donc pas réellement où Beigbeder veut en venir avec ce nouvel opus. Il conclut une trilogie consacrée à un jouissif crétin exubérant par un discours un poil réactionnaire et passéiste qui ne fait pas sens. L’homme qui pleure de rire (lol!) est sans doute le syndrome que Beigbeder a vieilli. Il connait toujours les marques qui marchent, connait les endroits branchés, essaie la mescaline car c’est plus in que la coke. Mais dans sa tête il a vieilli et il a une guerre de retard. Là où cela pourrait être attendrissant (après tout, cela fait 20 ans que je le lis et je vieilli avec lui), cela en devient en fait un peu gênant. Comme un vieux dans une boîte de nuit. Beigbeder en est conscient, mais il ne peut s’empêcher d’y aller.

Dune

D’Alan Smithee, 1984.

Il est temps de se préparer petit à petit à l’un des films que j’attends le plus en 2020, le nouveau Dune de Denis Villeneuve (connu sous le titre assez logique de Dune 2020). Le roman est prévu pour les mois qui viennent (oui, j’avoue ne jamais avoir dépassé les 50 premières pages du classique de Frank Herbert…), mais c’était aussi l’occasion de revoir une énième fois le « formidable échec » de David Lynch de 1984. Vous aurez cependant remarqué que je ne cite pas David Lynch comme réalisateur, mais bien Alan Smithee. Car je vais aujourd’hui vous parler de la version télé et non de la version cinéma. Cette version, plus longue de près de 30 minutes, a été reniée par Lynch, qui avait déjà beaucoup de mal avec la version originale. A tel point qu’il demanda que son nom soit remplacé par Alan Smithee en tant que réalisateur (vieux truc de réalisateur qui râle contre son producteur) et par Judas Booth en tant que scénariste (le message est assez clair de Lynch vers les producteurs : ce sont des judas qui ont assassiné son film –John W. Booth étant l’un des assassins les plus célèbres des États-Unis-).

Pourtant, les modifications/ajouts par rapport à la version cinéma ne dénaturent pas trop le final cut de Lynch. Les ajouts principaux se résument à une nouvelle intro, plus explicite que le monologue de la fille de l’Empereur Padischah Shaddam IV de la version filmée, et des scènes supplémentaires ajoutées ci et là pour donner un peu de background supplémentaires aux personnages (quelques nouvelles scènes chez les Fremen permettent de mieux comprendre le peuple en question). Bien sûr, ces scènes ajoutées sont moins « finies » que celle de la version cinéma, ce qui donne des scènes utiles à l’histoire mais visuellement peu intéressantes. De même, la réutilisation en boucle de certaines scènes lors de la scène de bataille entre les Harkonnen et les Atréides sur Arakis appauvrissent en fait l’effet à l’écran. Cela donne une impression très cheap quand on réutilisent des scènes plusieurs fois pour ajouter des scènes d’action dans un film qui n’est, en fait, pas un film d’action. C’est sans doute la raison qui fait que Lynch renie cette version. Ajoutez à cela que la censure idiote imposée par la diffusion télé US en deux soirées d’une heure trente supprime aussi quelques scènes visuellement très impressionnantes qui ont marqué les spectateurs de Dune, à l’instar de la scène où l’affreux Baron Harkonnen tue sans raison un de ses esclaves en « débranchant » son cœur sous le regard hilare de ses neveux.

Ce que cette version gagne en contexte (et donc en lisibilité), elle le perd en ambiance et en ampleur. Et c’est bien sûr dommage, puisque c’est le point fort du film, pour finir. Bien sûr que Dune est un échec commercial. Bien sûr que cela ne rend ni justice au texte d’origine, ni au projet initial de Jodorowsky. Le formidable reportage Jorodowsky’s Dune explique cela en long et en large et n’est pas le propos de cette critique, mais je ne peux que vous conseiller d’aller y jeter un œil si vous voulez comprendre, notamment, les origines de la saga Alien. Lynch ne pouvait faire autre chose que rater son coup en arrivant sur cette grosse machine hollywoodienne. Dino De Laurentiis, producteur légendaire, essayait de sortir « son » Star Wars, quelques années après les succès initiaux de Georges Lucas. Il avait un formidable matériau de base, mais avait mal estimé que Herbert n’est pas Lucas, justement. Dune est de la vraie SF, pas de la fantasy syncrétique déguisée en film de SF. Effrayé par la folie des grandeurs de Jodorowsky sur le projet d’adaptation précédent, De Laurentiis a cherché (et trouvé) un jeune réalisateur prometteur, comme le Lucas de THX 1138 en la personne de David Lynch. Mais Lynch, la suite de sa carrière le démontrera si besoin est qu’il n’est pas spécialement fan des histoires linéaires et simples (sauf dans le bien nommé A straight story). Ou, plus précisément, c’est un adepte du montage asynchrone. Et cela se marie mal avec la progression linéaire de la révélation messianique de Paul Atréides.

Car l’histoire de Dune est assez simple : deux familles puissantes sont en concurrence pour mettre la main sur la production d’épices, ce fameux mélange qui permet les voyages interstellaires (et, donc, le commerce). L’Empereur, inquiet de la popularité toujours croissante des Atréides, décide de leur confier l’exploitation de l’épice, tout en complotant avec les Harkonnen pour les renverser et, ainsi, conserver son trône. Pas de bol pour l’Empereur, il est confronté avec une vieille prophétie qui dit qu’un élu, un messie, prendra la tête des Fremens, la population locale d’Arakis/Dune, pour les mener vers une nouvelle destinée. Et cet élu n’est autre que Paul Atréides, héritier de la famille Atréides et seul enfant mâle né d’une sœur du Bene Gesserit. Je ne développerai pas plus l’histoire ni le lore de Dune, puisque nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir lors de la critique sur le premier roman.

Reste l’objet filmique. Et l’expression « formidable ratage » (qui s’applique à d’autres films qui sont mauvais mais que l’on ne peut s’empêcher d’aimer pour ce qu’ils essayaient d’être) a pratiquement été inventée pour ce film. Le casting est formidable mais très mal utilisé. MacLachlan est mal à l’aise, Brad Dourif cabotine, Jürgen Prochnow est sous-exploité, tout comme Patrick Steward. Sting est un mystère. Reste Keneth MacMillan qui fait un Baron Harkonnen qui restera pour toujours dans nos mémoires, comme méchant psychotique et immonde. Le film hésite aussi entre un souffle épique formidable (le discours de Paul face aux Fremen, l’arrivée du premier navigateur chez l’Empereur) et les idées bancales (les scènes de batailles sont confuses et mal chorégraphiée, les effets spéciaux sont… spéciaux !). Intrinsèquement, certaines scènes qui marchent dans les romans ne pouvaient que dysfonctionner à l’écran : la manière de monter sur les vers géants d’Arakis et de les chevaucher n’a pas beaucoup de sens. Sans parler de l’ineffable « arme étrange » qui fonctionne à la voix et qui donne des scènes du plus grand ridicule à l’écran (pour se battre, les Fremen… aboient ? :-). Comme le dit l’un des critiques dans les bonus de l’édition longue en DVD, le film débute sur une richesse visuelle excitante et s’ensable progressivement lorsque les protagonistes arrivent sur Arakis, jusqu’à devenir une bouillie difficilement digeste dans sa dernière heure.

Reste une ambition, des visuels, une ambiance sonore et une intention formidable. Reste également une histoire que l’on devine plus ample et plus complexe que ce qui reste à l’écran. Reste des scènes qui aidèrent le film à développer, au fil des années, une aura de film culte maudit. La version longue, dont il est question ici, apporte certains éléments qui rendent l’univers de Dune plus compréhensible. Mais ce n’est certes pas la meilleure version. Si vous n’avez jamais vu Dune et que vous ne voulez pas attendre le remake de 2020, jetez-vous sur la version signée Lynch et non sur cette version longue, qui devrait être réservée aux fans qui essayent de comprendre comme une idée brillante peut souffrir d’une production chaotique et tyrannique.

La huitième couleur

De Terry Pratchett, 1983.

Clair manque à ma culture personnelle, je me suis lancé récemment dans Les Annales du Disque-Monde. 42 tomes, les amis. 42. Il en a écrit 42 avant de malencontreusement mourir, Terry Pratchett. Et quel meilleur chiffre que 42, quand on a lu ou vu Le Guide du Voyageur Galactique, série qui est à la SF ce que Les Annales du Disque-Monde sont à la fantasy ? Les initiés saisiront. Les autres iront faire une recherche Google, comme tout le monde.

Le parallèle entre les deux grandes séries humoristiques anglaises a du sens, bien sûr. Défendues bec et ongle par leurs fans respectifs, Discwold comme H2G2 sont des séries qui ne se contentent pas d’être parodiques, mais qui développent également une histoire complexe au fil de plusieurs tomes, rendant autant hommage au genre qu’elles le parodient. Les auteurs respectifs sont britanniques et manient la plume avec brio, développant un cynisme que n’égale que l’absurde dont ils abreuvent leur texte. Et La huitième couleur, premier tome d’un des plus longs cycles de fantasy publié par un même auteur, en est l’exemple parfait.

Pour être honnête, j’étais même étonné que Pratchett ait tant développé une histoire dans ce premier opus. Davantage habitué aux parodies à la Adam Robert, je m’attendais à une avalanche de gags en tout genre et d’exagérations liés à une lecture moqueuse des classiques du genre. Que nenni, cependant. Pratchett développe réellement son monde, ses personnages et ses enjeux (comme Douglas Adams avec le cycle H2G2) avant de les tourner en bourrique en exagérant, parfois même seulement subtilement, les mécanismes bien huilés des récits de fantasy.

Dans un monde plat porté par quatre éléphants géants eux-mêmes portés par une tortue gigantesque naviguant dans l’univers, le sorcier raté Rincevent est occupé à étancher sa soif dans un bouge mal famé des quais de la capitale Ankh-Morpork quand il voit débarquer le naïf Deuxfleurs, citoyen agatéen, venu faire du tourisme et arroser les locaux de ses pièces d’or qu’il dépense sans compter. Seulement Deuxfleurs est le premier touriste jamais rencontré sur les terres du Disque-Monde, et la nouveauté attire la convoitise. Rincevent, à moitié contre son gré, se retrouve à accompagner Deuxfleurs dans son voyage d’agrément, enchaînant les péripéties qui les mèneront à rencontrer des dryades, un Dieu maudit, un troll des eaux, des dragons et bien sûr l’un ou l’autre barbare en mal d’aventure.

Se moquant des poncifs du genre, Pratchett rédige avec La huitième couleur (dont le nom original, The Colour of Magic, est nettement plus évocateur) les fondements de l’œuvre qui l’occupera sa vie durant, jusqu’à sa disparation trop précoce en 2015. Il revisite les grands classiques de la fantasy, brocardant la stupidité les « niveaux » des PJ (à travers Rincevent, à jamais bloqué aux sorts de premier niveau, ayant été bien sûr très mauvais élève), le QI au ras des pâquerettes de nos amis barbares (Conan, si tu nous écoutes) et la cupidité et l’illogisme crasse de tous les PNJ classiques de RPG. Mais Pratchett est aussi un auteur à part entière : il le fait donc avec une subtilité qui ne rends pas la parodie indigeste. On sent, à la lecture de ce premier roman, que Pratchett aime le matériau dont il se moque par ailleurs. Bien sûr qu’il considère Tolkien comme coincé du cul. Mais ça ne l’empêche pas d’aimer Le Seigneur des Anneaux d’un amour sincère de lecteur admiratif par ailleurs.

On a donc un très bon premier tome où les péripéties s’enchaînent à grande vitesse et où les bases d’un univers qui sera développé pendant les 30 prochaines années sont jetées. Rincevent, aussi opportuniste que malchanceux, est l’un des personnages favoris des lecteurs assidus de Pratchett. Une fois encore, je le comprends aisément : il n’est pas juste un mage de fantasy lambda tourné en bourrique. Bien sûr, il est égoïste, inefficace, pingre, profiteur et roublard. Mais c’est aussi un vrai personnage, à la manière du pauvre Arthur Dent du H2G2 : c’est un looser magnifique que l’on ne peut s’empêcher d’aimer.

Une très bonne surprise pour moi, donc, que la lecture de ce premier tome, qui se fini sur un cliffhanger énorme qui me force à me jeter sur le second (preuve en est, si encore nécessaire, que Pratchett ne se contente pas de balancer des vannes : il raconte également une histoire et développe des personnages auxquels on s’attache). Quelques bémols à mes yeux cependant : la couverture de la version poche de Pocket ne rend pas justice aux très belles illustrations de Josh Kirby (préférez donc la version originale en poche chez Corgi ou la version française éditée chez L’Atalante qui reproduit l’image complète). De même, j’ai remarqué quelques scories dans l’édition Pocket : il y a quelques fautes d’orthographe qui subsistent et, plus embêtant, quelques mots qui semblent carrément manquer dans certaines phrases. Ce qui plaide pour une réédition/une nouvelle traduction de meilleure qualité. Entretemps, plongeons-nous malgré tout dans ce classique de l’humour anglais qui fera sourire l’amateur de fantasy qui est en vous.

Renaissance

De Christian Volckman, 2006.

Four cinématographique de 2006, film français d’animation totalement oublié, Renaissance est un formidable échec. Volckman, connu jusque-là pour un court métrage d’animation, a totalement disparu des radars après l’échec commercial de Renaissance jusqu’à 2019, où il signe son premier long métrage live, The Room, passé lui-aussi totalement inaperçu (comme quoi, on a la baraka ou pas). Pourtant, il mérite au moins qu’on lui tire notre chapeau : il fallait avoir un certain courage pour se lancer dans un film d’animation en mocap en 2000 en France (le film a mis six ans à se faire), en noir et blanc (sans nuance de gris), dans une 3D aplatie en 2D. Le concept est pas mal, quand même.

Et quoi de mieux qu’une histoire de SF pour porter le projet ? Le film, dont le nom complet est Paris 2054 – Renaissance se passe donc à Paris… en 2054. On y suit le capitaine Karas, chargé de retrouver la jeune chercheuse Ilona Tasuiev. Celle-ci est le poulain de la puissante société Avalon, dont le core-business est de rajeunir et de prolonger la vie des riches français des années 2050. Karas naviguera dans le Paris interlope du futur, notamment en retrouvant la jolie grande sœur de Ilona qui le mènera petit à petit sur la piste d’un mystère plus épais qu’un simple kidnapping.

Que dire de plus sur l’histoire ? Pas grand-chose, malheureusement. Car si le film est un réussite formelle certaine (bon, le rendu graphique a un peu vieilli, mais le choix du noir et blanc très artistique sauve l’affaire), le fond est franchement léger. Les personnages sont quand même bien archétypaux, le scénario est assez mécanique dans ses développements et les dialogues manquent parfois cruellement d’imagination. Du coup, même si c’est très joli, ça sonne tellement classique et convenu que c’est un poil emmerdant. Après, c’est une enquête policière façon film noir des années 50 projeté dans un Paris futuristes avec quelques belles scènes d’action. Et comme dans tous les films noirs de l’époque, les hommes sont solitaires, durs, et musclés et les femmes sont forcément fatales quand elles n’ont pas besoin d’être sauvées par le héros du jour.

Et c’est vraiment dommage d’avoir mis tellement de temps sur la technique, d’avoir développé une technique presque artisanale pour arriver à un résultat plus que correct sans s’être davantage pencher sur le scénar. Certains critiques de l’époque rapprochaient Renaissance de Matrix ou de Blade Runner, mais… non. Vraiment pas. Ce n’est pas du tout de la SF à portée philosophique. C’est un whodunit qui se passe dans le futur, tout au plus. Et un whodunit sans énormément de surprise quand on a déjà lu quelques bouquins de SF (comme moi ! ;-). Le choix visuel d’un noir et blanc sans nuance de gris donne un côté expressionniste inédit (bien qu’en film live, le très inégale Eden Log allait dans le même sens), mais cela reste un gimmick de réalisation s’il n’est pas suivi par un fond intéressant.

Reste de très belles images et une belle imagination quand on voit par exemple le soin apporté à rendre le Paris Haussmannien futuriste. Cet effort sur les décors (les quais de la Seine étant surplombé par des passerelles piétonnière en verre transparent) donne des images qui s’ancrent dans la rétine du spectateur. Mais c’est pour mieux les faire suivre par des scènes de ruelles sombres sous un crachin soutenu (=cliché) ou encore sur une vue panoramique sur le bureau du méchant patron de la société pharmaceutique, une pièce tout en verre au sommet d’une arche de la Défense améliorée (=cliché encore et toujours). Pourtant, Volckman avait réussi à attirer pas moins que Daniel Craig, Ian Holm et Jonathan Pryce pour le doublage international. Beau casting, mais pour un film oubliable. Joli, mais oubliable. Espérons que Volckman trouve d’autres scénaristes pour ses prochains projets couillus.