Coulez mes larmes, dit le policier

De Philip K. Dick, 1970.

Traditionnellement, je touche quelques mots de l’auteur quand j’écris une opinion pour la première fois sur un de ses bouquins dans ces colonnes. Considérant le cas d’espèce, je ne vous ferais pas l’insulte de le présenter ou de tenter de résumer sa vie. K. Dick est devenu, au fil des décennies, un véritable classique de la littérature américaine, indépendamment du fait qu’il s’agisse d’une littérature de genre. Ses textes, parfois confus, étranges et décousus (le fait d’écrire sous influences diverses et variées n’aide pas, bien sûr) ont été magnifié dans des adaptations live qui s’éloignèrent parfois beaucoup du matériau d’origine tout en conservant la trace de ce qui fait son essence profonde : la paranoïa d’un monde où les frontières entre la réalité et le virtuel/le rêve sont floues, où les identités sont pour le moins confuses et où le futur n’est pas forcément accueillant. Citons entre autres Blade Runner, Minority Report ou encore Total Recall pour s’en convaincre.

Coulez mes larmes, dit le policier ne déroge pas à la règle : on y suit un épisode complexe de la vie de Jason Taverner, un présentateur télé vedette dans un futur dystopique dictatorial, qui se réveille un beau matin dans ce qui semble être une réalité parallèle où personne ne le (re-)connait. Il essaierait alors de comprendre ce qui lui arrive et, plus prosaïquement, de survivre dans cet état policier répressif où le simple fait de ne pas avoir ses papiers sur soi équivaut à un aller simple dans un camps de travail jusqu’à la fin de votre vie.

La première moitié du roman suit Jason Taverner dans ses problèmes d’identité ; le seconde s’intéresse plus particulièrement à un général de police, Félix Buckman, personnage hautement contradictoire. Flic aux mœurs sexuelles étranges, philosophe et sentimental (ce sont bien ses larmes qui coulent), il est également le bras répressif d’un régime totalitaire qui ne fait pas dans le détail. La brève rencontre entre les deux personnages est la clé de voute du récit, même si ce n’est pas le véritable cœur de l’histoire. Et comme toujours avec Dick (sauf dans certains de ses textes plus courts), je serais bien incapable de vous l’isoler, ce véritable cœur. Sans doute est-ce l’une des dernières scènes, où Brickman s’épanche dans les bras d’un inconnu, qui est le véritable point de rupture du récit, où la réalité se trouve une nouvelle fois mise en cause. [SPOILER] C’est en effet la thèse d’Etienne Barillier, qui signe une intéressante postface au livre : selon lui, lorsque Brickman tombe dans les bras d’un noir père de famille multiple (alors qu’il est clairement mentionné dans le roman que les blacks sont en voie de disparition suite à une épuration ethnique menée par le régime en place et qu’ils ne sont en aucun cas autorisé à faire plus d’un enfant), le policier franchis à son tour un mur de réalité pour quitter le monde qu’il connait et entrer dans le notre. [/SPOILER]

Considéré comme un roman mineur, j’y ai trouvé les mêmes fulgurances et les mêmes scories que j’ai pu lire dans d’autres œuvres de Dick. Écrivain d’ambiance, oppressant, paranoïaque, il plombe également son texte par des changements de personnages secondaires très abruptes, par des pistes abandonnées en cours et par une impression générale de trip sous acide. Peuplé de personnages ni noir ni blanc (mais très gris, tant dans leur morale que dans leurs ambitions), Coulez mes larmes piège cependant son lecteur de manière très efficace. Même déconstruit et parfois décousus, le texte emmène son lecteur dans un monde très proche du notre (pas de SF flamboyante ici, sauf à considérer les moyens de transport aériens très rapides) à la rencontre d’une galerie de personnage tordus en quête d’identité et de sens. L’ensemble marche, donc, même si j’ai toujours cette impression sourde de déception lorsque je referme un Dick. Sans doute suis-je passé à côté d’une bonne dizaine de niveaux de lecture différents du texte, d’où ma frustration. Un bon roman pour réfléchir sur l’inanité de la vie et l’inconstance des relations humaines. Du pur Dick, donc.

Nicky Larson et le Parfum de Cupidon

De Philippe Lacheau, 2018.

Projet hautement improbable, décrié avant même sa sortie par une myriade de fans outrés, échec au box-office et ignoré par la presse généraliste comme par la presse cinéma, il est important de prendre la plume pour réhabiliter ce long métrage. Si ce n’est pas un chef-d’œuvre du 7ème art, c’est un formidable film d’artisan et de fan. Le concept même devait nous mettre la puce à l’oreille : Philippe Lacheau, né en 1980 et réalisateur des comédies franchouillarde Babysitting, Babysitting 2 et Alibi.com, se lance dans l’adaptation du manga phare de Tsukasa Hojo avec pour ambition de revêtir lui-même le costume bleu (et le t-shirt rouge) du meilleur assassin de Shinjuku. Vraisemblablement biberonné au Club Do, Lacheau tente donc l’impossible : réussir une adaptation de manga du début des années 90 sur grand écran, en France, en 2018, soit près de 30 ans après le succès de la série animée originale.

Et, ma foi, … il y parvient. Si le film a bien sûr des limites (la première étant que la France n’est pas le Japon et que Paris et Nice/Cannes ne ressemble pas réellement à Tokyo), il respire la bonne humeur et l’hommage réfléchi. Bourré de références à la génération Club Do (impossible de toutes les reprendre ici, mais citons dans le désordre les références à Rémi Sans Famille, Ranma 1/2, Les Chevaliers du Zodiaque, l’Inspecteur Gadget, etc. … sans oublier le caméo de Dorothée elle-même et la référence à ses fameuses chaussettes rouge et jaune à petits pois, bien sûr !), le film est avant tout une déclaration d’amour à son matériaux d’origine. Lacheau a non seulement digéré ce qui fit l’essence de Nicky Larson (en ce compris le côté ridicule du doublage et de certaines adaptations bien-pensantes de la VF animée de l’époque), il fait également preuve d’une très bonne connaissance du manga de Hojo, City Hunter. Le rôle de Falcon/Mammouth, l’utilisation fort à propos des musiques originales, l’utilisation de certains mots japonais (comme le fameux mokkori !), le non moins fameux corbeau traversant l’écran, le marteau de Laura, etc. sont des clins d’œil que seuls les connaisseurs repéreront.

Mais c’est surtout dans le fond même de l’histoire que Lacheau touche juste avec son Parfum de Cupidon. La clé du film, comme du manga, est bien sûr la relation Nicky/Laura (Ryo/Kaori). Et si le brave Lacheau fait un Nicky Larson correct, manquant sans doute un peu de carrure, la véritable perle du film est l’actrice Elodie Fontan, qui joue une Laura plus vraie que nature. Elle est juste de bout en bout, dans chacune de ses actions et réactions. Et cette relation est bien sûr le moteur dramatique du film, la promesse à jamais inassouvie d’une relation fusionnelle qui serait trop intense pour être vécue.

Et si le scénario en tant que tel est un poil tiré par les cheveux (il est question d’un groupe armé qui essaie de récupérer un parfum qui, une fois aspergé sur un individu X, rend automatiquement amoureux de ce dernier quiconque le respire) et les intérêts des méchants en particulier restent mystérieux (pourquoi veulent-ils récupérer ce parfum ? pourquoi à ce prix ? pourquoi -spoiler alerte- le méchant Didier Bourdon fait-il appel à Nicky pour se protéger de ses anciens partenaires de crime, sachant qu’il pourrait aussi utiliser le parfum pour éviter tous problèmes ?), cela n’a finalement que peu d’importance. Les scénarios des épisodes de l’anime n’étaient pas tous tellement plus malins… 😉 C’est surtout l’occasion de sortir les flingues, d’enchaîner les bastons, de sortir les belles filles et les belles bagnoles et d’avoir un max la classe pour Lacheau et sa bande de potes.

Et, je le répète ; ça marche. Même les scènes accessoires, centrées sur les personnages de Poncho (un employé municipal benêt qui tombe sous le charme d’une Laura parfumée) et de Gilbert Skippy (un bonhomme lambda qui récupère par hasard le parfum et essaie de s’en servir pour charmer nulle autre qu’une Pamela Anderson vieillissante –qui se prête bien volontiers au jeu ! :-)-, sont amusantes et évitent la lourdeur idiote de nombre de comédies françaises des 15 dernières années (qui copient mal les américains). Le Parfum de Cupidon se déguste donc avec un sourire aux lèvres pendant cette trop courte heure et demie de cascades, vannes et références en tout genre. Une vraie madeleine de Proust, comme je l’ai déjà évoqué plusieurs fois dans ces colonnes.

Malheureusement, c’est également là la plus grande faiblesse du film. Déclaration d’amour à une époque et à un genre depuis longtemps passé de mode, Nicky Larson et le Parfum de Cupidon contient dans son ADN même les raisons de son échec commercial. Sa « cible » est trop limitée. En effet, il faut avoir entre 30 et 40 ans pour comprendre toutes ces références, pour comprendre ce rythme, pour apprécier l’hommage. Les plus jeunes n’y comprendront goutte et n’y verront que les moments de slapstick comedy (qui, s’ils sont amusants, ne suffisent pas à tenir le film entier). Les plus vieux y verront les mêmes sornettes qui les a fait dénigrer l’anime voilà 25 ans. Ce n’est ni le premier ni le dernier film générationnel à tenter l’aventure du grand public. Mais, comme c’est souvent le cas, le Parfum de Cupidon ne parvient pas à transcender son matériau d’origine, à aller au-delà de l’hommage pour devenir une œuvre à part entière, appréciable pour ce qu’elle est et uniquement pour cela.

Il nous reste donc une véritable friandise pour un bonhomme (ou une femme, of course, Laura étant un exemple de héros féminin positif) de mon âge. Et une curiosité sans beaucoup d’intérêt pour tous ceux qui n’entrent pas le cœur de cible. Dommage. Mais tant mieux pour ceux qui en font partie, du cœur de cible : remercions tous Philippe Lacheau pour son investissement et son délire. Il a mis le paquet pour que l’adaptation ne soit pas ridicule (c’est bien un film avec des scènes d’action réalisées de manière plus que correcte, pas un sentaî à costumes en carton-pâte cheap) et nous livre un film-hommage frais, amusant et agréable à l’œil et à l’oreille. Au nom de ma génération d’anime-fan de base, je ne peux que le remercier.

Demain, une oasis

D’Ayerdhal, 1992.

Ayerdhal, de son vrai nom Marc Soulier, fut un nom connu de la SF francophone dans les années 90. Décédé trop jeune en 2015, il avait un peu disparu des écrans avant que la maison d’édition Au diable vauvert ne se lance dans une réédition de ses œuvres dans la seconde moitié des années 2000. Réédition méritée, si l’on considère que ses textes n’ont rien perdu de leur mordant et de leur message.

C’est particulièrement le cas avec Demain, une oasis, qui fut en son temps le premier texte primé de son auteur (grand prix de l’imaginaire en 1993, l’année suivant l’édition originale) et son premier succès de librairie. En résumé, dans un futur proche, un médecin-chercheur bureaucrate se fait enlevé par une bande anonyme en sortant de son bureau genevois (il travaille pour la version future de l’OMS sur des statistiques médicales liées aux colonies spatiales). Le chercheur en question croit dans un premier temps à un enlèvement lié à une demande de rançon. Il va cependant assez vite se rendre compte que ce n’est pas le cas. Le groupe qui l’a enlevé est constitué de paramilitaires et d’autres médecins d’origine diverses, vivant au sein des plaines africaines désolées et tentant d’aider les populations locales du mieux qu’ils peuvent. En effet, afin de payer les voyages et l’installation des riches occidentaux dans l’espace, le peu de ressources dont disposait encore le Nord est siphonné au mépris de la vie des populations locales. Jusqu’à ce que celles-ci relèvent la tête de manière insoupçonnée…

Court roman coup de poing, Demain, une oasis nous expose aux affres d’un monde à deux vitesses, une politique néo-coloniale sourde qui continue à laisser crever de faim la moitié de la population mondiale pour le confort de l’autre moitié. Le Nord est toujours gagnant et le Sud toujours davantage perdant. Et Ayerdhal ne fait pas de concession : la violence crue des protagonistes, la misère exposée (qui n’est pas plus belle au soleil, contrairement à ce que dit la chanson) et les méthodes pour le moins questionnables utilisées par les « nouveaux humanitaires » au centre du récit font du roman un véritable pamphlet contre l’iniquité du colonialisme rampant qui persiste malgré les discours politique rassurants.

L’argument de la SF n’est d’ailleurs utilisé de manière intelligente qu’en fin de bouquin, pour ouvrir une porte vers l’espoir (ce qui est aussi inattendu que réjouissant, pour finir). En effet : la situation décrite pourrait s’appliquer moyennant quelques modestes adaptations à toutes les zones de conflit au Sud de l’équateur (et en Afrique en particulier, bien sûr). Le style d’Ayerdhal, sec, nerveux, sans concession, se marrie parfaitement avec le propos. Il parvient, par une description presque en négatif de ses personnage, à nous faire ressentir de l’empathie pour ces rebelles armés aux méthodes de barbouze. L’idée que la fin justifie les moyens, martelée par la cheffe rebelle, bien que contrecarrée au final par le protagoniste principal (qui perd bien vite son patronyme dans les camps de réfugiés surpeuplés du Sud-Sahara), semble produire ses effets. Au lecteur de juger si, en effet, l’échec des ONG charitable n’est pas de la responsabilité même de leurs donateurs, qui n’ont égoïstement aucun intérêt à ce que le Sud relève la tête, comme on nous l’explique ici de manière très directe.

Demain, une oasis est un beau texte d’espoir. Une leçon d’humilité qui nous force (lecteur, je t’englobe dans la classe moyenne européenne lambda, mes excuses si cela ne te représente pas !) à remettre en cause nos croyances et engagements petits-bourgeois. Ayerdhal avait la réputation d’être « l’homme énervé » de la SF française. Je confirme : son roman nous donne la leçon, sans pour autant en avoir l’air. Un bon petit bout de SF engagée et intelligente : à lire et à réfléchir.

Et quelquefois j’ai comme une grande idée

De Ken Kesey, 1964.

Après un assez long hiatus -devenir à nouveau père chamboule le timing, il faut bien l’admettre-, il est temps de reprendre ces chroniques. Éloigné des claviers, je ne me suis cependant pas privé de lire, même si ce ne fut qu’épisodique et un peu chaotique. Et quel meilleur roman, pour reprendre mes devoirs, qu’une saga familiale fleuve et atypique ? Et quelquefois j’ai comme une grande idée n’est pas le titre le plus explicite que la littérature américaine ait produit. Son titre original, Sometimes a Great Notions, a pour lui d’être moins familier et plus concis. Mais les deux n’en regroupent pas moins le chef d’œuvre de Ken Kesey, publié aux États-Unis pour la première fois au milieu des années 60.

C’est son deuxième roman, après Vol au-dessus d’un nid de coucou, adapté par Milos Forman en 75. Il mettra, après Et quelquefois […] 25 ans à reprendre la plume, ayant là livrer son œuvre ultime. Roman multiple, il est en même simple et très compliqué de le résumer. L’histoire est, en fait, assez classique : Leland Stamper, jeune étudiant de la côte Est revient dans son Oregon natal pour se venger de son demi-frère, Hank Stamper, le monolithique chef du clan Stamper, bûcherons de leur état. Un différend familial oppose les deux demi-frères, qui n’auront de cesse de chercher l’inévitable affrontement pour savoir qui du couard ou de la brute aura le pas sur l’autre, pour déterminer si l’intellect l’emporte sur le muscle. Graviteront autours d’eux une galerie de personnages secondaires divers et variés : Henry, le patriarche, Viv, la femme de Hank et l’instrument de la vengeance et une série d’habitant de la petite ville rurale de Wakonda, tous liés de près ou de loin au destin du clan Stamper.

Car ce drame familial se déroule alors que le clan Stamper est le seul à ne pas débrayer lors d’une grève du secteur du bois dans la région, attirant autant la convoitise que la haine de leurs voisins directs ou indirects, l’économie de la région entière tournant sur l’industrie du bois. Ce duel de frères ennemis prendra bientôt des proportions homériques, alors même que le roman développe ses ambitions et égraine ses évènements dramatiques à un rythme de sénateur.

En effet, les 600 et quelques pages de cette petite brique sont assez ardues : le style argotique bien rendu par une traduction à multiples mains fleure bon l’arrière-pays ricain. Mais ceci n’est encore qu’un détail par rapport au véritable parti-pris stylistique du roman : les points de vue des personnages s’enchaînent dans un texte pratiquement continu. La ponctuation, par exemple, n’est pas utilisée pour passer d’un narrateur à un autre. Ce n’est qu’à travers un jeu de caractères et de fontes (passant de l’italique à un graphie normale, ou de l’Arial au Times New Roman classique) que l’on s’aperçoit que le narrateur à changer. Autre indice : les parenthèses donnent généralement la parole à un personnage tiers (la parole ou la pensée, les dialogues laissant très largement à la place aux monologues intérieurs). Cela donne un texte fouillis, bordélique par moment.

L’éditeur, les formidables éditions Monsieur Toussaint Louverture, a bien été inspiré, en quatrième de couverture de prévenir que le bouquin demande un effort à son lecteur et de lui conseiller que, malgré le fait que le livre fait tout pour parfois le décourager, il est important de le reprendre et de persévérer. Et c’est tout à fait vrai : j’ai eu beaucoup de mal à rentrer dedans. Si l’originalité du style m’a amusé au début, il m’a fait sortir du roman aux alentours de la page 100 et le livre a végété sur ma table de nuit pendant de longs mois avant que je ne m’y replonge. Mais passer la page 300, il devient pratiquement impossible de le lâcher. Si les évènements s’enchaînent de manière inéluctable vers un dénouement que l’on devine aisément, on ne peut s’empêcher de prendre un malin plaisir à se surprendre à espérer. Ces personnages, qui se révèlent bien plus complexes qu’on ne l’imagine au fil des digressions, des flashbacks et des états d’âme monologués, finissent par entrer dans votre cœur et on se met souhaiter une happy end que l’on sait illusoire.

Kesey développe son récit à travers ces portraits successifs, par petites touches, d’illusions perdues en déceptions et drames successifs. Et quelquefois […] est en effet une saga familiale. Mais c’est aussi un roman de la terre, un roman du sang et de l’effort, un roman de la lutte forcément perdue contre les forces de la nature, un roman sur la rédemption et sur la vengeance. Sur la violence et sur la contemplation. C’est également une ode à l’Oregon et à sa nature indomptée et indomptable. C’est un grand roman sur l’Amérique, un grand roman sur l’humain. Un grand roman tout court.

Alors je ne peux vous donner qu’un conseil : faites honneur à la collection « Les grands animaux » –consacrée essentiellement à des classiques oubliés de la littérature américaine– des éditions Monsieur Toussaint Louverture et tenter l’expérience de Et quelquefois j’ai comme une grande idée. Au-delà d’être un superbe objet (à un prix raisonnable, c’est remarquable), c’est également un livre qui va vous marquer. Que vous le vouliez ou non, ces héros ordinaires, frappés par les malheurs de la vie, provoqués par leur propre obstination, ne pourront que vous marquer au fer rouge pour le reste de votre vie.

Hildegarde

De Léo Henry, 2018.

Roman total sur le moyen-âge, Hildegarde est une œuvre difficile à résumer. Et sans doute, aussi, difficile d’accès. Léo Henry est un auteur relativement jeune qui signa exclusivement de la science-fiction jusqu’à ce roman-somme, qui lui prit plusieurs années de sa vie. On avait déjà évoqué ici La panse, son précédent opus, plongée claustrophobique dans les entrailles de la Défense à Paris. Avec Hildegarde, nous sommes très loin de l’univers froid, métallique et citadin de La panse.

Hildegarde de Bingen est une religieuse allemande née à la fin du XIème siècle. J’ignorais son existence jusqu’aux premières pages du pavé d’Henry, alors qu’il semble qu’elle jouisse d’une popularité importante à travers les âges (de son vivant d’abord, mais repris de nombreuses fois au cours des siècles suivants, jusqu’à sa canonisation sous Benoit XVI en 2012). Femme inclassable, elle est une religieuse atypique, qui se partagea entre les prédictions mystiques, l’invention d’un vocable propre ou encore la rédaction de traités naturalistes sur la faune et la flore rhénane.

Mais ceci n’est pas tellement important. Car si Hildegarde est l’ancre qui lie les diverses parties du roman de Henry, elle n’en est cependant pas le personnage principal. D’aucun y verront une relecture du dogme chrétien, puisque le roman contient tant une allégorie de la Genèse qu’une réinterprétation de l’Apocalypse. J’y vois plutôt une peinture livresque, romanesque (dans le sens premier du terme) d’un moyen-âge réifié. Extrêmement documenté –de l’aveu même de l’auteur, le roman contient finalement assez peu de fiction, Léo Henry s’étant contenté d’imposer sa patte stylistique sur des épisodes « historiques » épars-, Hildegarde navigue entre les grandes thématiques et réalités de l’époque qu’il décrit.

On passera donc de confessions pastorales et chrétiennes sur la vie des monastères et couvents à une relation dure de la croisade de Godefroid de Bouillon pour reprendre Jérusalem. On y lira également une réécriture du Perceval de Chrétien de Troyes, en forme d’hommage aux chansons de geste tellement populaire sous Aliénor d’Aquitaine, contemporaine d’Hildegarde. Et également le récit de la vie de troubadours sous Frédéric Barberousse. Au centre du bouquin, et uniquement par témoignages croisés, on découvre la vie d’Hildegarde, à travers de le verbe de celles et ceux qui l’ont connu. Ce texte central est le pilier qui distribue les chapitres, les histoires et les styles autours de lui.

Henry alterne en effet le récit guerrier avec les dialogues ésotériques, en passant aussi par le témoignage historique factuel. Vous l’aurez saisi : Hildegarde n’est pas un bouquin pour les mous du ciboulot, pas un texte à picorer le soir avant de s’endormir. C’est une lecture touffue, ardue parfois, mais passionnante de bout en bout. Par ses choix de style et sa structure asynchrone, sans unité de lieu, de temps ou de protagoniste, Hildegarde dresse presque volontairement des barrière pour empêcher le lecteur de se centrer sur le cœur de son propos : être un roman-univers qui s’approprie la religion chrétienne d’un œil critique, parfois acerbe, pour en exposer les fondements, les croyances, les abus et, aussi, la beauté, la grâce et l’intelligence à travers ses traits de pinceaux successifs.

Je ne peux que conseiller au lecteur désarçonné après quelques chapitres de persévérer : si Hildegarde n’a pas l’ambition didactique du Royaume d’Emmanuel Carrère, il ne souffre pas non plus des défauts parfois nombrilistes de celui-ci. Plus qu’un livre, c’est une expérience, un voyage prenant et mystique à travers une époque qui fut en même temps très belle et en même temps affreuse. La Volte, pourtant spécialisé dans les littératures de l’imaginaire, a eu le bon goût de publier ce roman dont la diffusion fut relativement confidentielle en 2018. C’est dommage : Hildegarde mérite bien davantage. A découvrir d’urgence.

PS: et pour ceux qui ne seraient pas encore convaincu, je ne peux que titiller votre imagination en vous rappelant qu’Hildegarde, son personnage et son mythe, a, au fil du XXème siècle, repris tant par les nazi pour son germanisme, que par les musiciens pour les égéries et compositions qu’elle laissa derrière elle et, enfin, par les bobos écolos pour son travail encyclopédique sur la faune et la flore de sa région. Ce grand écart la rapproche, en quelque sorte, du personnage de Jeanne-d’Arc et des contradictions qui l’entoure.