Journal d’un ange

De Pierre Corbucci, 2004.

Après une somme historique magistrale, j’enchaîne avec quelque chose de beaucoup beaucoup plus léger. Comme quoi, l’éclectisme a du bon, en matière de goûts littéraires (et non, je n’en ai pas fait étant jeune). Pierre Corbucci, dont il s’agit ici de la première œuvre, signe un très court roman noir mettant en scène des anges un poil (une plume ?) désabusés dans un paradis pas si rose que ça, en proie aux affres de la bureaucratie et aux turpitudes bien terrestres de l’ambition personnelle, des magouilles en tout genre et des disparitions inquiétantes.

Eriel, un ange-inquisiteur dans le ventre mou de la hiérarchie policière angélique, se retrouve bien malgré lui chargé d’une enquête sur des disparitions qui semblent impossibles. Des anges n’ont plus donné signe de vie depuis leur dernière mission terrestre. Or, comme ils sont immortels, ce simple fait est pratiquement impensable. Eriel endosse donc son complet gris d’inspecteur… pardon, son auréole d’inquisiteur et commence à remuer la merde pour trouver le fin mot de l’histoire. Mes excuses pour la formule vulgaire, mais le bouquin, comme tout bon polar qui se respecte, n’hésite pas à user d’un langage d’hommes de main, de petites frappes (célestes, il est vrai) et autres joyeusetés.

Roman d’ambiance, publié d’abord dans une collection polar, Journal d’un Ange est un petit plaisir de lecture rapide et sans prétention. Si le livre a des faiblesses évidentes –Corbucci veut trop en mettre et se noie parfois dans un trop plein de contexte divin peu utile au moteur scénaristique ; l’enquête, démarrée sur des chapeaux de roue, piétine assez péniblement pendant la majeure partie du livre avant de déboucher sur une fin abrupte et, malheureusement, un peu décevante– il est aussi plaisant à lire. Eriel, mi-satirique, mi-désabusé, est sympathique malgré sa très haute opinion de lui-même. Il a le côté obstiné et jusqu’au-boutiste que l’on apprécie chez d’autres détectives classiques que Corbucci se plait à citer ici et là dans ses pages.

L’univers est également amusant, offrant une caricature administrativo-hiérarchisée des cieux, du purgatoire et des enfers. On sent cependant que Corbucci avait un paquet d’idée pour faire d’Eriel un personnage récurrent de suites sans doutes nombreuses (c’est après tout un polar, genre qui se prête très bien au format épisodique) et qu’il jette parfois dans ses pages les bases de ce qui aurait pu être un monde riche en rebondissements dans la guerre éternelle du bien contre le mal. Du coup, l’intérêt intrinsèque de l’intrigue de ce premier opus, malheureusement resté enfant unique jusqu’à présent, passe un peu au second plan au profit d’un mise en place du protagoniste principal, de sa hiérarchie angélique, de quelques antagonistes et d’une structure sociétale amusante et, finalement, assez peu courante dans ce genre particulier qu’est le polar fantastique.

Rapidement lu, probablement rapidement oublié, mais assez fun et original pour soulevé la curiosité pour les prochaines œuvres de l’auteur, si jamais il se décide à reprendre la plume.

Congo. Une histoire

De David Van Reybrouck, 2010.

Repéré il y a déjà plusieurs années, je me suis décidé il y a une grosse semaine à me lancer dans cette somme consacrée au Congé, signée par l’historien et dramaturge flamand, David Van Reybrouck. Son court essai Contre les élections, au-delà de son titre un poil racoleur, m’avait beaucoup amusé en plus de poser un certain nombre de questions et de proposer certaines réponses utiles et intéressantes dans un contexte de crise de la démocratie participative. Mais Contre les élections est un pamphlet, en comparaison de cette bonne petite brique qu’est Congo. Une histoire.

Publié chez Acte Sud en français deux ans après sa parution originale aux Pays-Bas, je commente ici la version poche de l’ouvrage, issu de la collection Babel d’Acte Sud.

Je ne sais pas s’il faut parler d’œuvre, d’essai ou, probablement plus justement, de fresque. Van Reybrouck s’évertue, au fil de ces 700 et quelques pages, de nous dresser un tableau vivant de ce monstre tentaculaire que fut, qu’est et que sera sans doute le Congo (colonial ou indépendant), le Zaïre ou la RDC. Ce qui n’est pas réellement un pays, Van Reybrouck choisi de le décrire par le témoignage de ses habitants et de ses acteurs anonyme. Il choisit, contrairement à d’autres historiens plus classiques, de privilégier les sources directes aux citations d’ouvrages multiples. Cet attrait pour l’histoire vivante, répétée de nombreuses fois par l’auteur au fil des pages, ne s’épargne cependant pas un travail d’historien sérieux, documenté et universitaire. Les références bibliographies, commentées pour certaines, occupent à elles-seules les 200 dernières pages du volume, ce qui nous épargne des notes en bas de page kilométriques mais nous impose une gymnastique des mains si l’on veut les compulser.

Mon ambition n’étant pas de faire une lecture scientifique, je ne les ai cependant que très sporadiquement vérifié, mes laissant porter par le style de l’auteur. Car Van Reybrouck fait partie des conteurs davantage que des universitaires purs jus. Il explique d’ailleurs ses sources qu’il n’aurait pu réaliser ce livre dans une contexte universitaire classique et qu’il remercie les sources de financement alternatives qu’il a pu trouver pour rendre ce voyage possible. Car c’est réellement un voyage : à travers Congo. Une histoire, on parcourt réellement le roman d’un pays et de son peuple, pour autant qu’on puisse limiter cet immense territoire, artificiellement réuni par quelques messieurs en jaquette à la fin du XIXème, à un peuple unique.

Et Van Reybrouck de débuter dans son introduction bien avant les débuts de la colonisation en nous dressant un portrait rapide de ce qu’est le Congo, en tant que territoire géographique et ce que fut le Congo, à l’époque où ce dernier n’était qu’une vaste tâche blanche au cœur des cartes rudimentaires détaillant les postes espagnols, portugais et anglais qui émaillaient les côtes africaines. Mais, bien vite, fidèle en cela à sa volonté de construire son livre sur les témoignages d’anonyme acteurs de l’histoire, il enchaîne sur l’ère coloniale, d’abord lorsque le Congo fut propriété privée du Roi, puis lorsqu’il devint, une bonne centaine de pages après, une colonie belge à proprement parlé.

Cette première période est émaillée en fil rouge du témoignage d’un très vieux congolais que Van Reybrouck aurait interrogé. Un homme de plus de 120 ans qui aurait connu dans son enfance le boy de Stanley. Évidemment, si cela peut laisser le lecteur dubitatif, on imaginera aisément qu’il s’agit plutôt d’un homme de 90 ans (ce qui est déjà un très grand exploit, lorsque l’on connait l’espérance de vie masculine en RDC !) qui s’est approprié, au fil des décennies, les souvenirs de son père ou de son grand-père et qui les raconte comme s’il les avait vécu lui-même. Si la récente réouverture de l’Africamuseum à Tervuren a justement posé la question de la nécessité d’éduquer les jeunes belges sur ce que fut le temps des colonies (justement car je n’ai moi-même pas souvenir que l’on m’ait enseigné cela à l’école, alors même que je ne suis pas si vieux que cela), la lecture des premiers chapitres de Congo. Une histoire pourraient très bien être inscrit au programme des écoles secondaires. On y (re)découvre l’ambivalence de cette période d’exploitation commerciale outrancière, avec ses mythes, ses fulgurances et son horreur.

Moins unilatéralement sombre que Le rêve du Celte, de Mario Vargas Llosa (autre excellent bouquin, roman en l’occurrence, qui met en lumière les méfaits de cette période troublée), ces quelques chapitre mettent surtout en lumière l’amateurisme total te la naïveté avec laquelle quelques « civilisateurs » partirent dans une croisade lucrative sous les tropiques en se drapant dans une pseudo-dignité démocratique et religieuse (deux termes, on le sait, qui ne font pas toujours bon ménage). Et ces chapitres cadrent surtout l’origine de tous les maux que connaîtra cette vaste étendue de terres disparates, ce creuset d’une multitude de peuples aux coutumes, vies et habitudes différentes qui allaient devenir quelques décennies plus tard la nation congolaise.

Je vous épargne un résumé détaillé des chapitres suivants pour éviter d’à mon tour écrire un roman, mais sachez que Van Reybrouck enchaîne évidemment avec la période de décolonisation, puis avec l’indépendance abrupte, les troubles qui l’ont suivi, le putsch de Mobutu, son règne interminable qui ne fit rien pour redresser le pays (au contraire : malgré l’image que certains ont aujourd’hui d’un « temps béni » où le Zaïre marchait sous la dictature, Van Reybrouck démontre bien dans son propos que les choix catastrophiques, le manque de sens politique, l’amateurisme et la corruption galopante dès les premiers jours du régime n’ont fait qu’enfoncer davantage le pays dans la misère qu’il connait encore aujourd’hui). Et de poursuivre son œuvre par la fin de règne de Mobutu, son départ précipité face à Kabila et le règne de ce-dernier jusqu’à son assassinat et l’installation de son fils dans le contexte des pages probablement les plus dures à lire de tout le livre, consacrée au génocide rwandais et à ses multiples itérations et résurgences dans les années qui suivirent.

L’essai se conclut sur la nouvelle influence chinoise et cette nouvelle forme de colonisation économique (que j’ai pu voir effectivement dans les rues de Kinshasa, il y a déjà une dizaine d’année maintenant) avec un espoir de redressement à travers une mondialisation où les congolais pourraient avoir un rôle plus actif dans les échanges, de matières premières essentiellement, qu’on leur impose depuis maintenant 150 ans. Manque bien sûr le dernier acte, tout récent, avec ce qui semble être une ouverture timide dans le régime familial des Kabila père et fils avec l’élection toute fraîche du fils Tshisekédi comme Président de la RDC (avec une majorité parlementaire issue des rangs du régime de Kabila, cependant).

De cet essai magistral, il est difficile de retenir toutes les parties, toutes les subtilités, toutes les informations qui peuvent par moment noyer le lecteur. Pour être honnête, je m’y suis un peu perdu lorsque l’auteur détaille par le menu les luttes entre les différents groupuscules armés qui occupaient l’Est du pays à la fin des années 90 et au début des années 2000, leurs allégeances changeant encore plus vite que leur nom.

Mais l’important n’est pas là. Van Reybrouck essaie, à mon sens, de nous dresser le portrait fataliste et pourtant plein d’espoir d’une hydre que l’on appela Congo. A travers la vie de ses témoins et les choix de chapitres qui alternent le grave et le léger (après le génocide rwandais, Van Reybrouck consacre par exemple de nombreuses pages à la pop congolaise et son affiliation aux marques de bières, par exemple), l’auteur nous retrace en effet une histoire. Et il est très agréable de se laisser porter par sa plume, d’époque en époque, d’épisode en épisode, d’anecdote en anecdote. Si d’autres lecteurs regrettent ce parti-pris en ce qu’il impose des répétitions inévitables sans apporter un fondement scientifiques plus grand, c’est pourtant ce qui en fait, à mes yeux, une lecture importante. Parvenir à nous intéresser pendant 700 pages à l’évolution d’un pays sans tomber dans un didactisme érudit est un véritable tour de force. Bien que je ne sois pas allergique aux textes à portée plus scientifique en histoire, il est évident qu’il est plus agréable de lire un bouquin qui propose un choix stylistique agréable qu’un autre. Et Congo. Une histoire réussit ce tour de force : il nous accroche à la trame de ce territoire que d’autres ont voulu être un pays, de ces gens que d’autres ont voulu être un peuple.

Si je ne suis pas aussi dithyrambique que l’inévitable Colette Braeckman (passage obligé en Belgique si l’on veut parler de l’Afrique centrale en ayant l’air intelligent), je dois cependant me plier face à cette étonnante et imprévisible réussite : David Van Reybrouck a signé un best-seller (à son échelle, dans la catégorie essai) qui mérite amplement à mes yeux sa réputation. Il rend un sujet passablement déprimant, quand on y pense (le livre aurait pu s’appeler « Congo, où l’histoire d’un gigantesque concours de circonstance malheureux » ou « Congo. C’est pas de bol« ), tout à fait passionnant. Et rien que pour cela, on lui pardonnera volontiers ses inévitables répétitions et ses ruptures de rythme parfois fort visibles (notamment dans les parties où les témoignages oraux se multiplient et où il devient dur de savoir ce qui relève du témoignage ou du commentaire de l’auteur). Un grand livre, assurément, qui ne juge que sporadiquement et laisse le lecteur tirer ses propres conclusions.

La Forêt de cristal

De J.G. Ballard, 1966.

J.G. Ballard est l’un des grands noms du renouveau de la SF britannique des années 60, aux côtés de Brian Aldiss ou Christopher Priest. Je ne le connaissais jusqu’à présent que par les adaptations cinématographiques de ses œuvres : le Crash de Cronenberg, histoire de SF urbaine portant sur le sado-masochisme dans la relation de l’homme avec la mécanique et L’empire du soleil, l’un de mes Spielberg préféré, basé sur un récit partiellement autobiographique de l’auteur lorsqu’il fut contraint de fuir Shanghai suite à l’invasion du Japon lors de la seconde guerre mondiale. Ballard, joué par un très jeune Christian Bale dans l’adaptation ciné, passera plusieurs années années dans un camp de prisonniers avant de quitter la colonie et de revenir au Royaume-Uni où il sera confronté à une toute autre vie.

La Forêt de cristal, récit apocalyptique, doit sans doute beaucoup à l’expérience de vie de Ballard sous un régime colonial. Rédigé à la fin des années 60, qui vu indépendance d’une vingtaine de pays africains anciennement colonies des grandes nations d’Europe de l’Ouest, La Forêt de Cristal se déroule dans un Cameroun équatorial, en proie aux épidémies de lèpre et à la fin d’un régime. J’ai cherché comment résumer le bouquin avec un parallèle facilement compréhensible : je pense que le présenter comme un Apocalypse Now (lui-même adapté très librement de Heart of Darkness, un récit de Joseph Conrad se déroulant dans le Congo du début de la colonisation) sous acide. C’est sombre, désespéré et très bizarre.

En deux mots, nous y suivons l’histoire de Dr Edward Sanders, le patron d’une léproserie, qui se rend dans la ville de Mont-Royal pour y retrouver la trace d’un ancien collègue et de sa femme, qui fut un temps sa maîtresse. La ville, aux frontières de la jungle équatoriale, est aux premières loges pour assister à la naissance d’un phénomène étrange. Il semble que la jungle, la forêt profonde, se cristallise pour une raison inconnue. Dans les marchés de Mont-Royal apparaissent d’étranges objets en cristal, des sculptures de fleurs, de branches d’arbres, d’animaux. Le Dr Sanders n’a d’autres choix que de remonter clandestinement le fleuve qui le conduira à l’hôpital de brousse de son ancien collègue, alors que l’armée prends progressivement le contrôle sur les environs.

Et le récit de s’enfoncer dans un délire hallucinogène où le Dr Sanders croisera divers personnages hauts en couleurs qui auront tous une motivation particulière pour se rendre, littéralement, au cœur de la forêt de cristal. Le récit, qui ne souffre d’aucune explication, nous plonge donc dans une ambiance apocalyptique, renforcée par la moiteur insupportable des tropiques et la langueur d’un pays qui n’en peut plus de sortir de sa torpeur coloniale. Je ne sais s’il faut y lire une allégorie de la fin des dominions anglais sur le continent africain (sans doute?), mais si c’est le cas, Ballard est loin d’être optimiste sur l’avenir. Tant celui de la civilisation en général que du devenir des anciens colons en particulier.

Il réussit, en plus, à maîtriser son sujet à la perfection : il parvient à nous faire ressentir une forme d’attraction perverse, sensuelle, pour cet environnement mutique, cristallin, à la fois magnifique et horrible. La Forêt de cristal est un grand texte, écrit dans un style brillant et intransigeant. L’ambiance, poisseuse, m’a fait pensé au passage de Voyage au bout de la nuit où Bardamu est colon au fin fond de l’Afrique noir. Si le style n’a bien sûr rien à voir (Ballard est nettement plus classique que Céline), le désespoir général, la vacuité de toutes tentatives ou efforts y sont similaires.

La Forêt de cristal se prête mal aux résumés ou aux commentaires. L’œuvre est une véritable expérience sensorielle, une plongée dans l’inconnu, dans la tentation du vide. Un superbe roman d’aventure, malgré tout, que les quelques paragraphes de ce billet n’esquissent qu’assez mal. Une œuvre qui mériterait des commentaires sans doute plus longs que son propre texte, tant la matière y est riche et l’impact important. Un chef-d’œuvre, en somme.

Pontesprit

De Joe Haldeman, 1976.

Fidèle à ma parole, je n’ai pas mis longtemps à mettre la main sur un autre ouvrage de Joe Haldeman, quelques temps après avoir terminé En mémoire de mes pêchés. Soyons honnête ; je n’ai pas été le chercher bien loin, puisqu’il s’agissait d’un des innombrables titres dans ma PAL. Retour, donc, sur la plume très marquée années 70 d’Haldeman.

Oublions le caractère épisodique d’En mémoire de mes pêchés ; Pontesprit est un réel roman de SF qui mélange pour le meilleur et pour le pire des thématiques aussi vastes et complexes que les voyages interplanétaires, la transmission de pensées, le premier contact avec une intelligence extraterrestre et des réflexions sur l’armée, la sexualité (et la construction familiale) et la rédemption. Et, pour être honnête, cela fait un peu beaucoup pour un court roman de 250 pages.

Du coup, on a peu l’impression d’être devant un patchwork foutraque qui se cherche la plupart du temps un fil conducteur cohérent. Rédigé comme les mémoires enregistrées de Jacque, sans le « s » final, un explorateur interstellaire pour le compte de la planète Terre, le livre s’ouvre sur une description du métier de Jacque, une nouvelle forme de colon dont le rôle est de s’assurer la viabilité à terme de planètes et amas stellaires lointains grâce à une nouvelle technologie qui permet à un petit groupe de personne de se déplacer instantanément à de grandes distances sidérales (avec, cependant, un effet de retour qui les renvoie vers leur lieu de départ quelques minutes/heures/jours ou semaines après leur arrivée en ces nouveaux lieux, avec ce que cela peut provoquer comme dangers et accidents). Sur un satellite lambda, ils découvrent une sorte de méduse qui permet aux êtres vivants qui la tiennent de lire dans les pensées l’un de l’autre. Avec l’effet malencontreux que le premier être vivant qui touche la méduse meurt dans un temps proportionnel à ses ces capacités psychokinétiques (ou quelque chose comme ça). Et comme seconde limitation que la qualité de l’effet, de la transmission, diminue progressivement chaque fois qu’un être vivant touche la bestiole, jusqu’à n’être plus qu’une retransmission inintelligible.

Heureusement, Jacque touche le « pontesprit« , qui donne son nom au bouquin, en second. Après ce premier temps fort, Haldeman dilue son récit dans diverses pistes explorées parallèlement l’un à l’autre. Il abandonne au passage le côté « confession » des mémoires de Jacque et alterne les chapitres avec le point de vue d’autres acteurs (des scientifiques, la copine de Jacque), voir avec des rapports administratifs, statistiques ou militaires relatifs aux pontesprits et leur impact. Puis vient, passé la moitié du bouquin, le contact avec une civilisation extraterrestre apparemment belliqueuse qui d’une part massacrent les colons avec lesquels ils ont établis un contact et, d’autre part, semblent se rapprocher dangereusement des dominions humains dans la galaxie. Je vous laisse le plaisir de découvrir la suite de l’histoire si le bouquin vous tente, mais vous aurez déjà compris que Jacque et le pontesprit jouerons un rôle important dans l’établissement d’un dialogue, indépendamment de la qualité ou du contenu de celui-ci.

La quatrième de couverture dithyrambique exagère certainement la qualité et l’importance de ce roman qui est, il faut bien se l’avouer, assez anecdotique de par sa construction bancale. S’il est bourré de bonnes idées, il fait partie de ses œuvres frustrantes qui n’exploitent pas les pistes et réflexions qu’elles amènent. Le côté violent et colérique de Jacque, fort détaillé au début du roman, est réutilisé de manière tout à fait artificielle pour justifier la « connexion » avec l’entité extraterrestre. Et si, comme le dit la quatrième de couverture, les extraterrestres en question font en effet penser aux insectes de la version ciné de Starship Troopers (Etoiles, garde à vous! est le roman de Robert Heinlein qui lui servit de matériau de base), leurs motivations restent très floues. La fin du bouquin, en particulier, affiche une rupture de ton et de propos qu’on a du mal à saisir, tant il semble contradictoire avec le contenu.

Bon. En somme, le bouquin est intéressant à lire car, comme le disais, il regorge de bonnes idées et de pistes de réflexion intéressantes qui pourraient être le terreau de nouvelles ou de romans de SF à elles-seules. Mais, imbriquées l’une dans l’autre de façon parfois un peu artificielles, ces bonnes idées se noient dans un roman mal construit qui laisse un méchant goût d’inachevé dans la bouche. Assez anecdotique, donc, les amis.

The Fall of Gondolin

De J.R.R. Tolkien, 2018.

45 ans après sa mort, Tolkien parvient encore à nous sortir un inédit ! Enfin, un inédit, tout est relatif. La Chute de Gondolin, le conte original écrit dans sa première version vers 1916-1917, fut déjà publiée dans le Second Livre des Contes perdus, édité lui aussi à titre posthume par le troisième fils de J.R.R., Christopher Tolkien. Et c’est ce même Christopher, âgé tout de même de 94 ans cette année, qui édite à nouveau ce même conte dans un écrin qui lui est entièrement consacré.

En fait, Christopher conclut avec ce livre la longue série des publications posthumes de son père, débutée avec le Silmarillion dans les années 70 (*) et terminée, donc, cette année, avec The Fall of Gondolin. Car, si Christopher avait déjà annoncé en 2017 que son Beren & Lúthien était son dernier ouvrage, il n’a pu résister à compléter sa trilogie des grands récits du premier âge, débuté en 2007 avec The Children of Hurin. Et ce Fall of Gondolin suit exactement la même logique : au-delà de l’histoire proprement dite de la chute du royaume elfique enclavé et secret de Gondolin, c’est bien un livre sur l’évolution des écrits de son père que l’on a entre le mains. Chritopher, exécuteur testamentaire littéraire des œuvres de son père, regroupe ici plusieurs versions successives du la Chute, qu’il commente ensuite quand à leur différences de construction, de contenu et de style.

La première version contenue dans ce recueil, la version originale pensée et rédigée dans les tranchées de Passchendaele par Tolkien père, est la seule version réellement complète de l’histoire et fait un petit 80 pages. C’est également la seule version qui conte en effet la chute de la cité de Gondolin et qui détaille, par le menu, les différents affrontements qui émaillèrent sa prise. Les troupes de Morgoth/Melkor, constituées de Balrog, d’orcs et de dragons mécaniques (étrange !), malgré les lourdes pertes qu’elles essuient, finiront dans cette version par défaire les habitants de cette cité légendaire. C’est également la version la plus archaïque dans son style, proche parfois de la chanson de geste, alors que Tolkien rédigeait à cette époque nombre d’épopées versifiées inspirées par les légendes nordiques et anglo-saxonnes.

La seconde version, nettement plus courte, est une forme de résumé destiné à être intégrée dans le Silmarillion. Si elle est factuelle et complète, elle manque évidemment, par sa forme, de corps pour être réellement agréable. La troisième et dernière version, la plus romanesque et littéraire, est également la plus ancienne. Elle fut rédigée dans les années 50, alors que Tolkien (J.R.R., pour le coup) peinait à trouver un éditeur pour son Seigneur des Anneaux. Elle retrace par le menu les origines de Tuor, l’humain qui fut chargé par le Vala Ulmo, de prévenir le Roi Turgon de la menace qui pèse sur sa cité-état de Gondolin. Cette version, la plus travaillée et la plus agréable à lire (et aussi celle dont je me souvenais le mieux pour l’avoir lu dans le Silmarillion ou dans Le Livre des Contes perdus) a cependant l’énorme désavantage d’avoir été abandonné par son auteur à mi-chemin.

En effet, le texte s’arrête alors que Tuor a passé les portes successives du Royaume caché et découvre pour la première fois les tours blanches de Gondolin au loin dans cette vallée enclavée. On ne peut donc qu’imaginer ce que le texte final aurait donné, si J.R.R. Tolkien avait eu le loisir de terminer cette version avant sa mort. Le lecteur actuel, maintenant que The Fall of Gondolin est publié, pourra se faire une idée sur l’évolution du texte et devra se reporter sur le Livre des Contes perdus pour y lire une version complète, « bricolée » par Christopher Tolkien plusieurs années après le décès de son père à partir de ces diverses versions, ici publiée avec très peu de modifications (si ce n’est l’inévitable uniformisation des noms propres utilisés au sein d’une même version du récit, que Tolkien père avait la fâcheuse tendance de modifier plusieurs fois au sein d’une même épreuve, au gré de ses inspirations linguistiques).

Mais que penser de ce The Fall of Gondolin, allez-vous me dire ? Et bien, du bon, bien sûr. Mais pas de l’exceptionnel non plus. Je m’explique : si la verve de Tolkien est toujours agréable à lire (à titre accessoire, je ne la lis qu’en Anglais dans le texte, ne supportant pas le ton très compassé de la traduction française de chez Christian Bourgeois -et je sais bien que la version originale est aussi très archaïque, mais, allez savoir pourquoi, ça passe mieux en anglais!-), j’ai un peu de mal avec la démarche de son fils Christopher. Beren & Lúthien, annoncé comme un opus majeur en 2017, m’avait par exemple fort lassé au-delà de la première itération du texte (où Melkor était … un chat maléfique !) Si j’ai dans ma bibliothèque l’intégrale de The History of Middle-Earth qui attends que j’ai quelques mois devant moi pour m’y plonger, je ne peux ôter de mon esprit qu’il y a là une vilaine démarche commerciale de la part du fils prodigue et de Harper & Collins, l’éditeur historique de Tolkien, de vouloir continuer à faire du profit avec des versions de travail de contes et textes déjà publiés par ailleurs.

Sur l’histoire en elle-même maintenant, là aussi, je suis un poil réservé. Tuor, comme Beren, d’ailleurs, a le défaut d’être assez lisse. Il est invariablement bel et bon, comme les chevaliers des chansons de geste (voir encore davantage, les chevaliers arthuriens commettant des erreurs et des trahisons, ce qui ne serait pas envisageable pour Tuor ou Beren). Et… cela manque du coup un peu d’aspérités. A titre de comparaison, j’ai toujours préféré Túrin Turambar, le personnage principal des Children of Hurin. Lui commet des erreurs. Et agit sous le coup de la colère. Et connait un destin tragique. Il en est d’autant plus intéressant et humain. Enfin, je pinaille : The Fall of Gondolin reste de la très bonne fantasy et détaille par le menu l’un des épisodes essentiels du premier âge et la dernière défaite importante des efles noldori face à Melko/Morgoth.

Il me reste à toucher un mot sur le livre en tant qu’objet : j’ai pris la version hardback de chez Harper & Collins, illustrée par l’inévitable Alan Lee. Le livre est bien sûr de très bonne facture, bien qu’un peu rigide en raison d’un grammage très élevé de son papier. Les illustrations sont formidables, comme de bien entendu. Alan Lee, après toutes ces années, est l’un des quelques illustrateurs qui ont forgé l’image que l’on a tous de la Terre du Milieu. Même si l’image que j’ai en tête de la Chute de Gondolin restera toujours l’image qui orne la couverture de mon exemplaire poche du Silmarillion qui est signée, si mes souvenirs sont bons, par nul autre que John Howe. Comme quoi.

Résumons mon avis en quelques mots si d’aventure le texte qui précédait n’était pas clair : The Fall of Gondolin est bien sûr un immanquable pour tous les fans de Tolkien (ce que je suis). Pour le lecteur épisodique qui n’aurait lu que le Hobbit et/ou le Seigneur des Anneaux, l’ouvrage est probablement plus accessoire.

(*) Ce qui n’est pas tout à fait juste : en effet, sortait en 1975, soit deux ans avant le Silmarillion, Sir Gawain and the Green Knight, réécriture versifiée d’une partie des légendes arthurienne par Tolkien seulement deux ans après sa mort et, déjà, édité par fils Christopher. Mais j’ai choisi de l’ignorer, sachant que ce texte ne porte pas sur les Terres du Milieu et les légendes y afférentes.