George Lucas: A Life

De Brian Jay Jones, 2016

Je ne suis pas un grand lecteur de biographies, pour être honnête. Et encore moins de biographies de contemporains. Cependant, quand on vous offre un livre, il n’est que politesse d’au moins tenter de le lire. Et, quand le sujet touche de près ou de loin à Star Wars, cela ne peut que faire vibrer une corde sensible dans mon cœur de fanboy devant l’éternel. Dont acte. Près de 600 pages plus tard, l’heure du verdict tombe.

Puisque je sais ânonner à peu près la moitié des dialogues de la saga Star Wars de tête, j’ai par définition une relation relativement compliquée avec son père spirituel, l’iconoclaste George Lucas. Comme tous les fanatiques de l’univers, je le béni pour s’être battu et avoir réussi le coup de maître de l’épisode IV et je le maudis pour nous avoir imposé, entre autres, les midichloriens et Jar Jar Binks. C’est donc avec une curiosité mêlée d’appréhension que j’ai feuilleté les premières pages de la biographie « non-autorisée » signée par Brian Jay Jones, spécialiste de l’exercice ayant notamment signé une vie de Jim Henson et de Washington Irving. Non-autorisée, considérant que Lucas lui-même n’a pas réellement porté son aide à l’auteur.

C’est sans doute la première qualité de cette biographie, d’ailleurs. Elle n’est en rien hagiographique. S’il est évident que l’auteur est fasciné par le kid de Modesto qui a réussi à bâtir un empire médiatique tout puissant, il ne l’épargne pas moins quand il s’agit de décrire ses obsessions, ses erreurs et ses excès. L’autre force de cette biographie est George Lucas lui-même. Bien qu’il n’ait pas révolutionné la planète, qu’il n’ait sauvé personne à travers un engagement politique particulier, que ce ne soit certes pas un grand écrivain ou même un artiste remarquable, on ne peut qu’être impressionné par le parcours du bonhomme, qui doit sans doute autant à la chance qu’à un sens des affaires aiguisé.

Étudiant médiocre, fils d’une famille commerçante à succès de la petite ville de Modesto, Californie, rien ne prédestine le petit George a devenir un géant de l’industrie de l’entertainment de masse. Pourtant, à travers des choix plus ou moins contraints, il se retrouve assez vite à expérimenter du cinéma d’avant-garde. Cela donnera, par un coup de bol et l’aide de mentors successifs, dont l’inénarrable Francis Ford Coppola, THX 1138. Puis, sur un coup de bluff et pour prouver à sa femme qu’il savait aussi faire dans l’accessible, le facile, il signe malgré les embûches le grand succès populaire qu’allait devenir American Graffiti. Avant de s’atteler à un petit film de science-fiction réalisé en hommage à Flash Gordon et aux comics de sa jeunesse : la légende Star Wars est en marche. Bientôt suivie par la blague de potache qu’il signera avec son pote Steven Spielberg, le non moins fameux Indiana Jones.

Le bouquin de Brian Jay Jones se construit d’ailleurs sur cette temporalité. Une première partie, très factuelle, sur les années galères. Une seconde, incrédule, sur le lancement de la machine, et une dernière, plus courte et davantage orientée sur les regrets et les espoirs déçus de Lucas, sur sa fin de carrière, du status quo d’ILM à la vente de LucasFilm à Disney. Cette biographie se lit comme un roman. Bourré d’anecdotes qu’il me faudra remplacer de temps à autre pour faire le malin (Lucas a tourné plusieurs scènes de l’épisode III avec un teeshirt « Han shot first« !), on y suit la vie de Lucas comme ont suivrait la vie d’un héro de tragédie. De succès en doutes, en passant par ses prises de risque et sa vie sentimentale, tout est magnifiquement orchestré pour nous faire aimer ce vieux barbu à la voix haut perchée. Présenté comme un homme de contraires (passionné par la réalisation, mais n’ayant rien réalisé pendant 22 ans; excellent business man, mais pas intéressé par l’argent; doté d’une vision novatrice, mais incapable de la communiquer à cause de sa légendaire incapacité sociale, etc.), comme un véritable personnage de roman, je doute que George Lucas soit aussi complexe ou ambivalent que cette bio nous le laisse paraître.

Cependant, il faut bien l’avouer, George Lucas: A Life se lit vite, facilement et est, définitivement et certainement, amusant à lire. Que ce soit pour ouvrir de grands yeux quand Lucas décide de vendre Pixar « car il ne sait pas trop quoi en faire » pour une bouchée de pain à Steve Jobs, pour l’admirer quand il lutte de toutes ses forces contre le système des studios ou pour le détester quand il persiste et signe en expliquant que « oui, il a toujours été prévu que Greedo tire en premier« , on ne peut s’empêcher d’être fasciné par cette épopée moderne, à l’américaine, où David fini par être plus fort (et plus riche) que Goliath. Je remarque d’ailleurs que le bonhomme qui s’est battu toute sa vie contre la toute-puissance mercantile des grands studios américains, au nom de l’art, a fini par vendre ses bijoux les plus précieux à Mickey Mouse, alors que ce dernier produisait déjà l’univers Marvel, véritable vache-à-lait aseptisée et sans ambition qui abreuve le monde d’un message mainstream, incolore et inodore afin de faire le plus de profits possible. Comme, d’ailleurs, un certain George Lucas avec Star Wars et la machine du merchandising qu’il a en grande partie inventé, patenté et rentabilisé. La boucle est bouclée.

Reste à conclure sur le livre en tant que livre : érudit, documenté, se basant sur des interviews de proches comme sur l’abondante littérature produite préalablement, Brian Jay Jones est certainement un bon biographe. Il sait mettre en avant le mythe tout en le contrebalançant avec des faits et des interprétations davantage polémiques. Tout comme son objet d’étude, ici, il mixe bien le commercial et le réel. Le livre a même des chances de plaire à ceux qui s’intéressent tout simplement à l’histoire du cinéma et qui ne sont pas particulièrement fan de sabres laser ou de vieux barbus aux noms asiatiques. Bien que lu en VO, je signale que le pavé est également disponible chez Hachette en français sous le titre de George Lucas : Une vie (sans blague).

The Sculptor

De Scott McCloud, 2015

Roman graphique auréolé d’une exceptionnelle réputation, The Sculptor la mérite amplement. Scott McCloud dessine et scénarise des comics depuis de nombreuses années et est davantage connu pour ses bouquins théoriques sur les comics que pour ses comics eux-mêmes. Il signe pourtant, avec The Sculptor, une formidable fresque dessinée, parlant de l’amour, de la vie, de la mort, du rapport à l’art et de la passion en général. Le trait, simple, m’est d’abord apparu comme simpliste. Puis, les pages se succédant, je me suis rendu à l’évidence : ce trait clair permet, en quelques touches, de magnifier les expressions humaines. A l’instar des yeux hypertrophiés des mangas ou des dessins animés de Disney, McCloud parvient à faire passer le panel complet des émotions humaines (la gène, le plaisir, la frustration, la colère, l’accablement) en les réduisant à leur plus simple expression : quelques coups de crayon bleu sur fond blanc.

En quelques mots, The Sculptor nous narre la vie de David Smith, un sculpteur new-yorkais qui n’arrive pas à percer. Alors qu’il est sur le point d’abandonner, la mort lui propose un deal qu’il ne pourra refuser : il pourra faire ce qu’il veut de ses mains, l’instrument du sculpteur, mais il n’aura plus que 200 jours à vivre. Et le comics, après avoir installer son personnage principal, nous fait vivre ces 200 derniers jours passionnément. Smith, le looser, rencontrera l’amour, le succès, l’angoisse, le déchirement et vivra son art pleinement dans cette course-poursuite avec le temps qui passe. Il apprendra à vivre, tout simplement.

Il est difficile d’en dire plus, sans dévoiler l’intrigue, si ce n’est qu’il rencontrera assez vite Meg, le prototype de la femme dont tous les hommes du monde ne peuvent que tomber amoureux (à l’instar de la Ramona de Scott Pilgrim vs. the World… à moins qu’il ne s’agisse que d’un fantasme de geek ?). Meg la fantasque, Meg la désiquilibrée, Meg la séductrice, Meg la formidable. Tout, dans The Sculptor, semble réfléchi. Le moindre angle de vue, le découpage des cases, l’absence de dialogue ou de décors, enrichissent le propos. Véritable roman graphique (terme parfois galvaudé pour donner ses lettres de noblesse à des comics plutôt classiques), The Sculptor surprends tant par sa profondeur que par sa simplicité.

Le bouquin a l’intelligence de ne pas répondre à sa question principale : est-ce que le sacrifie vaut la chandelle ? Peut-on, au nom de l’art, refuser la vie ? Ou, comme cela semble être le cas pour David, l’idéal est-il synonyme de la vie ? Le récit alterne sans sourciller ces questions existentielles avec des moments plus léger de comédie de mœurs, à la Woody Allen dans ses bons jours. Sans dépareiller et sans que ces transitions semblent forcées de près ou de loin. La première scène de sexe (désolé pour le spoiler) entre David et Meg est par exemple très drôle, tout en étant très touchante et en nous expliquant, sans forcément les souligner, des éléments essentiels pour comprendre le protagoniste principal. C’est en cela que The Sculptor magnifie son média : il dépeint, littéralement, ses protagonistes, n’hésitant pas à utiliser le silence et l’ellipse pour donner au lecteur les clés de son intrigue.

Au-delà de toutes ses assertions dithyrambiques, on notera tout de même qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour finir le bouquin. Bien que le dénouement soit annoncé dès les premières pages, l’émotion du drame ne peut qu’être présente tant le comics s’est évertué avec succès à nous faire aimer ce héro improbable qu’est David Smith, bourré de défauts et de certitudes mesquines qui font de lui notre égal, un homme comme les autres. Et encore plus de cœur pour lire la postface de l’auteur, qui nous compte des tragédies personnelles en quelques lignes.

Scott McCloud explique lui-même qu’il a travaillé plusieurs années sur ce livre que l’on mettra quelques heures tout au plus à parcourir. Mais il espère, en s’étant investi dans chaque planche, chaque case, chaque phylactère, que l’on sera marqué par son œuvre. Pari tenu, avec les félicitations appuyées du jury. Courrez vous l’acheter. Il est dispo en VO chez First Second Books et en VF chez Rue de Sèvres.

La Horde du Contrevent

D’Alain Damasio, 2004.

Difficile d’être original dans une critique sur un bouquin devenu un classique de la fantasy française. A peu près tous les blogs actifs sur les littératures de l’imaginaire ont chroniqué le roman de Damasio à un moment ou l’autre de leur existence virtuelle. En effet, La Horde du Contrevent est réellement devenu un classique : publié chez La Volte en 2004, maison peu habituée aux succès de librairie, le roman a bénéficié d’un bouche-à-oreille tellement positif qu’il a fini par se vendre à plus de 200.000 exemplaires, ce qui est un très très bon score pour de la fantasy francophone. Il est d’ailleurs toujours présenté en bonne place sur les étals des commerçants culturels, genre FNAC et autres (dans sa version poche, chez Folio SF).

Et je comprend parfaitement la raison de son succès. Damasio, que j’avais lu il y a quelques années dans ses formats courts (Aucun souvenir assez solide, également chez Folio SF), est un amoureux de la langue française et joue avec le verbe probablement mieux que l’écrasante majorité des auteurs de SF & fantasy. Là où ses nouvelles se construisaient autours d’un concept linguistique, Damasio a habillement intégré cet amour particulier du mot dans la narration de La Horde. Avec un mécanisme, à priori, simple : en multipliant les points de vue, puisque chacun des membres de La Horde s’exprime à la première personne au sein du récit, identifié par un glyphe personnel en début de paragraphe, Damasio peut ainsi créer, artificiellement, une grosse dizaine de « façon » d’écrire différente. De la gouaille rocailleuse de Golgoth, le traceur et chef de bande, à la verve bondissante de Caracolle, le troubadour, en passant par le langage davantage posé de Sov, le scribe ou de Pietro, le diplomate (tous deux fort utilisés quand il s’agit de faire avancer l’intrigue), les personnages et les styles s’enchaînent au plus grand bonheur de leur auteur.

Damasio s’amuse en sus à casser le rythme classique du roman d’aventure, en maniant l’ellipse à foison, plusieurs années s’écoulant d’une page à l’autre alors que la majorité des chapitres insistent sur le temps réel. Cela peut déstabiliser le lecteur habitué à une lecture plus linéaire, mais permet de faire avancer une histoire qui aurait pu s’étendre sur plusieurs milliers de pages là où elle n’en fait que 650 dans sa version poche. Le choix des passages développés n’en est que plus significatif : lorsque la Horde a à subir plusieurs épreuves successives pour traverser une ville, seule l’épreuve de la joute verbale est détaillée in extenso. Cela permet à Damasio, à travers le toujours bondissant Caracolle, d’aligner les rimes et les palindromes avec un bonheur certain.

Mais tout ceci sert-il l’histoire ? La Horde du Contrevent est l’histoire d’une quête impossible. Une vingtaine d’hommes et de femmes sont élevés depuis l’enfance pour remonter, à pied, à l’extrême-amont, à la source du vent qui coule uniformément du Nord vers le Sud. En partant de l’extrême Sud, la Horde affrontera des années durant la rigueur d’un monde inhospitalier pour aller ne fut-ce qu’un pas plus loin que la génération précédente. Car cela fait huit siècles que des Hordes se lancent à corps perdu dans la recherche de la source des vents, l’extrême-amont, en espérant y découvrir des réponses (même si les questions ne sont jamais formulées). Et huit siècles qu’elles échouent. Mais cette Horde, jugée la plus rapide, la plus complète, la plus forte, porte l’espoir d’un monde pour y parvenir.

En chemin, ils affronteront les diverses formes du vent, de la simple bourrasque à la plus formidable tempête (et au-delà), les mystérieux chrones et les rares humains qui s’opposent, pour des raisons diverses, à leur quête. Et ils s’affronteront surtout eux-mêmes, leurs doutes, leurs dissensions internes, les conflits (inter-)personnels. En résumé, une quête épique menée par des femmes et des hommes en proie à leurs propres démons, un livre-univers qui a l’intelligence de ne se dévoiler qu’indirectement, à travers des trajectoires individuelles parfois contradictoires. Il règne, en plus, une ambiance de fin d’époque sur le roman : la Horde est un instrument du passé, vivant dans la gloire de sa renommée, petit à petit rattrapée par le développement technologique qui utilise le vent et ne se contente plus de lutter contre lui. Une certaine déliquescence qui accueille volontiers la mort, souvent présente, et qui fait la part belle à une interprétation philosophique de leur combat, de la place et de la signification du vent.

On l’aura compris à la lecture de ces quelques lignes qui tentaient tant bien que mal de résumer l’histoire et les enjeux abordés, La Horde du Contrevent est un roman complexe, doté de nombreuses clés de lecture et proposant un palette de personnages « bigger than life » aux quêtes personnelles liées intimement à la quête principale, moteur scénaristique du livre. Pour autant, l’alchimie entre ce programme et une écriture exigeante marche-t-elle ? C’est, je pense, l’explication du succès de La Horde : le lecteur de SF ou de fantasy standard, sans avoir aucune intention de le dénigrer ou même de le juger, n’a que peu l’habitude d’être confronté à un style exigeant. En cela, le livre est exceptionnel : il manie à merveille un fond classique (car si le monde développé dans La Horde est bien inédit, la logique d’une quête éternelle n’est pas réellement neuve dans la SFFF, voir par exemple La Tour Sombre) et une plume acérée. Le choc que cela peut créer chez le lecteur lambda en fait un livre mémorable. Et avec raison : il plane des kilomètres au-dessus de 99% de la production SFFF classique, en terme de qualité littéraire.

Pourtant, il cache à mes yeux une double-frustration. D’abord, Damasio a du contenir son amour de la langue pour malgré tout faire avancer l’intrigue. Et si quelques passages sont du bonheur pur, il y a aussi quelques lourdeurs qui rendent le texte plus indigeste que fluide (ce qui est particulièrement dommage pour un livre sur le vent). Vouloir à tout prix expérimenter en permanence avec le style est un exercice périlleux : le trop plein n’est jamais loin. Et c’est très limite, par moment. Là où cela fonctionnait dans ses nouvelles, dédiées à un concept linguistico-stylistique, l’expérimentation de la novlangue se révèle un peu lourde à la longue, devenant davantage un obstacle au ressenti qu’une aide au propos.

Ensuite, l’histoire elle-même souffre selon moi de certains partis-pris stylistiques. La multiplication des points-de-vue, des temporalités et des styles rend complexe l’entrée dans le roman. Pour être franc, c’est un bouquin qui m’a prit de longs mois à finir, entrecoupés de nombreuses autres lectures. Je ne me suis réellement sentis concerné par le développement de la quête et le devenir des personnages qu’après la moitié à peu près du tome. Il m’a fallut attendre la traversée de la « flaque » pour que j’accroche réellement au propos du livre. Et si je tire mon chapeau pour l’effort d’écriture, il est un peu dommage de constater que je ne suis réellement rentré dedans que pour les 200/250 dernières pages. A titre d’exemple, les morts successives ne m’ont pas réellement touchées jusqu’à ce qu’on arrive aux personnages réellement développés.

On ne retient en définitive que quelques personnages : le Golgoth, Caracolle, Pietro, Erg, Oroshii et, dans une moindre mesure, Sov. Soit six personnages sur les dizaines que compte le roman. Dommage… Autre faiblesse, probablement voulue par l’auteur : les fausses-pistes. Qui est l’organisation qui chasse la Horde ? Quel est son but ? Que sont réellement les chrones ? Autant de questions posées qui ne trouvent pas de réponse. En soi, ce n’est pas un problème, si ce n’est que cela a tendance à dévier le récit de son essence sans réellement apporter une pierre utile à l’intrigue, même indirectement.

Il m’est difficile d’oublier ces réserves pour crier, comme tout le monde, au génie. Ne nous trompons pas : c’est un très bon bouquin, riche, inattendu et innovant. Mais aussi frustrant. Damasio, pour habille qu’il soit avec les mots, n’est pas non plus Perec. Certaines de ces expérimentations sont un peu poussives, transformant la rigueur en acharnement et le plaisir en effort. Une lecture cependant indispensable pour les fans de SFFF, pour s’élever au-dessus de la « big-selling-fantasy » classique à l’américaine, mais probablement pas à conseiller à un novice.

Je suis particulièrement curieux de découvrir l’adaptation en jeu vidéo ou, mieux encore, en film d’animation. Elles pourraient reprendre la force non-négligeable de ce récit en gommant certaines de ses scories. Réduire l’histoire à sa plus simple expression serait sans doute salvateur. Mauvaise nouvelle, cependant, les adaptations vidéoludique et animée sont au point mort depuis des années maintenant (malgré la présence de Jan Kounen et Marc Caro pour cette dernière). Reste la récente BD, prévue en quatre ou cinq tomes, pour vérifier si l’on peut faire mieux que Damasio avec le même matériau de base. A découvrir.

La Tortue Rouge

De Michael Dudok De Wit, 2016

Film d’animation muet produit par le Studio Ghibli, Arte et l’argent public français et belge, La Tortue Rouge est, tout simplement, un chef-d’œuvre. J’utilise rarement le terme, de peur d’en galvauder le sens, mais là, je manque d’alternatives, de synonymes. Et je n’use que rarement de superlatifs. C’est aussi un OANI (d’Objet Animé Non-Identifié, vous l’aurez compris) : 1h20, animation à la main, muet ou, en tous les cas, sans dialogue. Est-il besoin d’en dire plus ?

Oui, bien sûr. La Tortue Rouge est une réussite tant formelle que sur le fond. La poésie qui se dégage de cette histoire simple, racontée avec les techniques de l’animation traditionnelle et un dessin épuré, est simplement inénarrable. L’histoire, pour y revenir, est limpide de simplicité : un homme, naufragé, s’échoue sur une île déserte. Alors qu’il tente de s’échapper sur un radeau de fortune, une grande tortue marine rouge détruit son embarcation de fortune trois fois de suite, comme si elle souhaitait le retenir sur l’île déserte. De frustration, l’homme tue la tortue en la retournant sur son dos lorsque celle-ci accoste l’île. Alors qu’il est pris de remord face à son acte, le tortue se transforme en femme. Et la suite ne fait que confirmer qu’avec une histoire simple, on peut toucher à la perfection.

Allégorie de la vie dans ce qu’elle a de plus belle, de plus triste, de plus essentiel, le très confidentiel néerlandais Michael Dudok De Wit, réalisateur de dessins animés méconnus depuis plus de 25 ans, est parvenu à résumer en 80 courtes minutes ce qui fait de nous des hommes. La passion s’y affiche sous toutes ses déclinaisons : la colère, la résignation, la dépression, la peur, la joie, l’amour, bien sûr. Et tout cela sans une parole. Les visages et les expressions du corps de trois personnages (car oui, désolé pour le spoiler, mais un enfant naîtra), pourtant esquissé par les quelques traits d’un character design épuré, suffisent à faire passer ces émotions sans l’ombre d’un doute. Universel comme peut l’être l’animation, la Tortue Rouge réussi son paris sur toute la ligne : le spectateur, pour autant qu’il soit ouvert à une œuvre contemplative, est emporté de bout en bout.

Concernant l’animation en tant que telle, le dessin dépouillé de ce décors unique, plage, mer, ciel, forêt de bambous, est magnifié par des aplats de trames changeantes éclairées avec génie. Les ciels étoilés, par exemple, sont des œuvres d’art en eux-mêmes. Il n’y a aucun doute que le producteur artistique du film, nul autre qu’Isao Takahata, le second homme du Studio Ghibli, auteur des magnifiques Princesse Kaguya, La famille Yamada, Ponpoko ou encore du Tombeau des Lucioles, y est pour quelque chose.

Car, bien que réalisé et scénarisé par un néerlandais, animé par des équipes françaises essentiellement et produit par Arte, France Télévision et la RTBF, il s’agit bien d’un film des Studio Ghibli. Un article intéressant du premier numéro d’Ôtomo, la déclinaison japonaise/asiatique du toujours très recommandable mook Rockyrama, se posait la question du futur de la « grande » animation japonaise après la retraite du géant Hayao Miyazaki. L’article, qui regrettait que l’animation japonaise semblait se résumer aux œuvres du père de Nausicaa après les coups d’essai non confirmés de Mamoru Oshii, d’Ôtomo lui-même ou du regretté Satoshi Kon, l’article, disais-je, se posait la question de l’avenir des Studio Ghibli. Il se clôturait en se demandant si le célèbre Studio ne devait pas finalement se réinventer en transcendant son particularisme nippon, comme il semblait vouloir le faire en produisant La Tortue Rouge. Au vu du résultat, oui et trois fois oui.

C’est d’autant plus dommage que le film, nommé aux oscars en 2017, s’est incliné devant Zootopie, œuvre qui, bien que réussie, me semble nettement plus conventionnelle. La Tortue Rouge aurait pu être le digne successeur du Voyage de Chihiro (2003, déjà), là où le Château ambulant s’était incliné face aux Studio Aardman et à leur excellent Wallace & Gromit : Le Mystère du Lapin Garou, où le Vent se lève s’est incliné face au blockbuster La Reine des Neige et où Le Conte de la Princesse Kaguya s’est incliné face au nettement plus moyen Les Nouveaux Héros. La reconnaissance qu’elle mérite ne lui sera donc pas accordée, malheureusement.

L’on peut se consoler en se disant que La Tortue Rouge restera alors, d’ici quelques années, comme un succès d’estime oublié que seuls quelques passionnés se rappelleront. Je ne peux que vous souhaiter d’en faire partie. Du fond du cœur.

Les habitants du mirage

D’Abraham Merritt, 1932

Pionnier de la fantasy lors de l’âge d’or des pulps, Abraham Merritt est l’un de ces noms sur lesquels l’amateur de littérature de genre tombe régulièrement sans pour autant l’avoir lu. Bien qu’une bonne partie de ses écrits furent en effet traduits en français, notamment en deux tomes de ses œuvres (presque) complètes chez Lefranq fin des années 90, Merritt n’a jamais eu le privilège de rééditions multiples ou des têtes de pont dans les rayonnages de la FNAC et autres grandes surfaces de la culture en masse. Du coup, à part à travers les hommages dithyrambiques de son élève spirituel Lovecraft, on tombe rarement sur le nom de Merritt de nos jours.

Pourtant, le personnage est intéressant. Rédacteur en chef d’American Weekly, il ne consacra qu’un temps réduit à l’écriture d’œuvres SF ou fantasy dans les années 30. Et il acquit alors, à son époque, le statut de référence dans le domaine. Il faut dire que le bonhomme a une bonne plume et un certain don pour raconter des histoires rocambolesques sans tomber dans le simplisme industrieux de certains de ses contemporains. Marqué par son époque et cédant de temps à autres aux mécanismes rodés du pulp (la structure en feuilleton, le héro démiurge à la Conan, les mondes merveilleux mais scientifiquement plausibles, à l’œil de l’homme des années 30, à la façon d’un Tarzan égaré dans un récit de Jules Verne, etc.), Merritt avait pour lui d’écrire avant tout pour son propre plaisir et non pour flatter son lectorat.

En découlèrent quelques œuvres considérées comme majeures, comme la Nef d’Ishtar, le Gouffre de la Lune ou, donc, les Habitants du mirage. Et, chance pour le lecteur, la toute petite maison d’édition Calidor a décidé, pour son line-up de création, de proposer aux lecteurs francophones une nouvelle traduction de ce dernier, qui inclus pour la première fois la fin originale du roman, remplacée pendant les 50 dernières années par une fin édulcorée souhaitée par l’éditeur d’Argosy à l’époque de la parution originale en feuilleton du bouquin aux États-Unis. Le tout, dans une belle édition illustrée par Sébastien Jourdain.

En résumé, on y découvre les péripéties de Leif, un descendant des vikings blond, musclé et malin, qui se trouve être la réincarnation d’un roi des temps anciens qui manipule un monstre tentaculaire sorti d’une autre dimension. Des steppes de Mongolie à la Vallée du mirage, perdue quelque part dans le grand Nord, Leif se battra contre le double qui l’habite et ses pulsions issues des temps ancien, hésitera entre la diaphane Evalie, princesse du petit peuple, et la cruelle et belle Lur, sorcière des Ayjirs.

Le roman mêle donc les découvertes archéologiques sensationnelles, l’aventure, l’érotisme soft et une fantasy un peu light où les sorcières parlent aux loups, où les guerriers se balancent des marteaux de 25 kilos à la tronche et où le personnage principal apprends une nouvelle langue en deux jours. Tout ceci fleure bon l’Aventure avec un grand A. Heureusement, le style, résolument moderne (peut-être est-ce au moins en partie du à la nouvelle traduction de Thomas Garel ?) et le ton, finalement assez pessimiste, rendent le texte toujours percutant pour un lecteur actuel qui n’est pas forcément amateur du charme suranné des pulps. Même les femmes, habituellement victimes ou objets, jouent ici rôle de premier plan et sont moins unidimensionnelles qu’elles ne le laissent présager au premier regard.

Alors, évidemment, ne vous attendez pas à un récit ultra-complexe à personnages multiples. Argosy était peut-être un plus sérieux, comme magazine, que Weird Tales ou Fantastic Tales, mais n’en demeure pas moins une publication « sensationnelle » où l’effroi et le dépaysement faisaient partie de la formule, au plus grand bonheur des jeunes lecteurs contemporains des années folles américaines. Et, dans le genre, c’est un classique, un modèle, un ancêtre de ce qui allait donner quelques années plus tard les héros immortels de Robert E. Howard ou de C.L. Moore. Sans oublier le monstre tentaculaire, commun dans les fictions de l’époque, mais qui fait irrémédiablement pensé à son fan avoué, H.P. Lovecraft.

Derniers mots sur l’édition : bien qu’il semble que les éditions Calidor, dont c’était là le coup d’essai, soient en stand-by pour une durée indéterminée, on ne peut qu’espérer que la collection reprenne un jour. Je ne suis pas tellement convaincu par l’utilité de l’illustration (ni, d’ailleurs, de la qualité de celle-ci : Sébastien Jourdain fait ici dans le convenu, à la limite, parfois, de l’illustration amateur), mais la ligne éditoriale vaut certainement le détour.