La science fait son cinéma

De Roland Lehoucq & Jean-Sébastien Steyer, 2018.

Le premier volume de la collection Parallaxe m’avait, pour une raison x ou y, échappé il y a quelques années lors de sa parution originale. Pourtant, le programme est alléchant : des scientifiques qui s’attaquent à la représentation de la science-fiction au cinéma. Considérant que je regarde majoritairement des films de SF ou des films fantastique et que le principe même du « mythbuster« , popularisé par le programme télé de Discovery Channel du même nom, me séduit, le livre était fait pour moi. C’est d’autant plus agréable de constater que Lehoucq et Steyer, malgré leurs cursus universitaires impressionnants, ne se prennent pas au sérieux. Ils manient en effet avec brio l’humour pour porter leur propos.

En résumé, la mécanique du bouquin est assez simple à saisir : les auteurs analysent scientifiquement la véracité/crédibilité de ce que l’on nous montre à l’écran dans quelques grands films de science-fiction des 30 dernières années. Et, évidemment, ça coince à tous les étages. Je ne vais pas faire l’exercice de citer l’ensemble des films qui passent au gril, mais pour donner une idée du contenu, je ne peux m’empêcher de donner deux exemples qui m’ont frappé particulièrement (attention, ça va forcément spoiler !). Le premier concerne le Gravity de Cuaron. Le film, qui se veut réaliste, mésestime un élément important auquel je n’avais jamais réfléchi : il est impossible que les débris du satellite qui viennent frapper la station au début du film reviennent la frapper une seconde fois, en fait. Simplement parce que l’orbite des débris n’est pas stable et que ceux-ci s’éloigneront invariablement de l’orbite de la station, de l’ordre de quelques degrés (ce qui donne tout de suite quelques kilomètres de différences, hein) soit vers la Terre, soit vers l’espace. Du coup, le compte à rebours auquel Clooney et Bullock font face n’est simplement pas réaliste.

Deuxième exemple, toujours dans un film qui se veut réaliste (jusqu’à un certain point) : le trou noir de l’Interstellar de Nolan. Malgré le fait que le réalisateur se soit adjoint les services d’un spécialiste mondialement reconnu en la matière, la liste des incohérences et des imprécisions (dans la représentation graphique comme dans les effets du trou noir sur les objets stellaires qui l’entourent, humains compris) est en fait trop longue pour être détaillée. Et ce ne sont que deux exemples parmi les dizaines de films qui sont passés au crible par nos deux compères. Citons entre autres Prometheus, Seul sur Mars, Godzilla, The Thing ou encore Ant-man et Pacific Rim. Il y a là des problèmes que l’on connait ‘instinctivement‘ (non, un être biologique de la taille de Godzilla ou d’un kaiju ne peut en fait pas vivre sur Terre ; l’apesanteur et la pression atmosphérique leur rendraient tous mouvements simplement mortels, sans parler de l’impossibilité de leur régime alimentaire ! Et, dans le même registre, la quantité d’énergie, même nucléaire, qui serait nécessaire à faire fonctionner des robots géants de la taille de ceux de Pacific Rim est tellement ridiculement élevé qu’il serait tout bonnement impossible de les faire bouger !) et d’autres que l’on ne soupçonne pas si l’on ne se pose pas deux minutes pour y réfléchir (Interstellar, donc, mais aussi l’anthropomorphisme désespérant dont l’écrasante majorité des représentations d’aliens, qui ne colle pourtant pas avec le développement de vie intelligente ‘alternative‘).

Et Lehoucq et Steyer de nous faire remarquer tout cela avec un amour certain pour le matériau de base. Si leur but est réellement de réfléchir « comme des scientifiques« , ils n’en demeurent pas moins des spectateurs qui sont conscient qu’il existe quelque chose appelé la suspension de l’incrédulité lorsqu’on se prend un paquet de pop-corn dans une salle obscure. Si leurs démonstrations cassent un peu la magie de certains films, ils sont aussi bien conscient qu’un film comme Pacific Rim n’entends aucunement être réaliste et que ce n’est donc pas son propos. Mais quel petit garçon (ou petite fille, soyons inclusif !) ne s’est jamais rêvé à la tête d’un robot géant pour défendre l’humanité contre des extra-terrestres démoniaques arrivés d’une autre dimension ! Simplement, Lehoucq et Steyer nous disent que le robot géant ressemblera plus probablement à un tank (ou à des petits drones, c’est encore plus efficace) et que ces monstres géants, s’ils ont cette taille, feraient mieux de rester dans l’eau (et, si possible, pas dans la fosse des Mariannes, comme Pacific Rim nous le fait croire, car ils imploseraient tout simplement sous l’effet de la pression sous-marine… :-))

Lehoucq et Steyer sont aussi des amateurs de cinéma et, à ce titre, n’hésitent pas à tacler les films qu’ils apprécient moins, pour utiliser un euphémisme. La grande victime de leur bouquin n’est autre que Prometheus, dont ils critiquent à peu près tout, de la réalisation, au design en passant par le scénario et le jeu des acteurs. On sent bien qu’Alien fut un film important pour eux dans la construction de leur passion pour le cinéma et la science et qu’ils ont assez mal vécu l’élucubration délirante d’un Ridley Scott sur le retour (bien que d’autres critiques crient au génie devant Prometheus, qui m’a personnellement laissé franchement indifférent, tout comme sa suite). Mais ces écarts plus critiques ne sont pas légions. Lehoucq et Steyer restent la plupart du temps sur leur cahier de charge : débusquer ce qui est vrai, ce qui est approximatif et ce qui est totalement à côté de la plaque scientifiquement parlant dans les blockbusters de SF récents et moins récents. Et, comme vous l’aurez compris : ça marche. C’est ludique, intéressant, documenté sans prétendre à la thèse de doctorat. Moins magistral que les autres bouquins de la collection, ce premier Parallaxe ouvrait, il y a trois ans déjà, la voie à une collection qui parlent aux amateurs de la littérature (et du cinéma) de genre et qui a pour ambition de les (nous ?) rendre plus intelligents. Je cautionne à 100% !

Le crépuscule des dieux de la steppe

D’Ismaïl Kadaré, 1978.

Ouvrons sur ce blog un chapitre sur la littérature russe. Et quoi de mieux, pour commencer cela, que de ne pas prendre un auteur russe ? Kadaré, en effet, est albanais et non russe. Et je sais très bien que la sensibilité balkanique n’est pas la sensibilité slave, loin de là. Mais, car il y a un mais, Kadaré est né et a vécu la majeure partie de sa vie sous la domination culturelle et bien réelle de l’URSS. Et sa littérature, souvent fantasque et toujours partiellement autobiographique, en est forcément marquée. Court roman publié en 78, Le crépuscule des dieux de la steppe s’inscrit tout à fait dans ce cadre. Kadaré y parle de lui-même, partant de ses vacances en Mer baltique jusqu’à son retour à l’Institut Gorki de Moscou, où il fait ses classes accompagnées d’une constellation d’auteurs « d’État » provenant des toutes les contrées reculées de la mère patrie.

Lu dans l’édition Bouquins de Robert Laffont, qui compte également le diptyque L’hiver de la grande solitude et Le concert, ce roman d’apprentissage, qui nous présente un Kadaré qui navigue entre son identité nationale qu’il rejette d’un part et une fascination presque morbide pour la dictature communiste sous laquelle il (sur-)vit, est une véritable gourmandise à mes yeux de lecteur. Aidé par une préface factuelle et intelligible, signée par Eric Faye, qui remplace l’auteur et son œuvre dans son contexte, je n’ai pu qu’apprécier le génie presque comique de Kadaré lorsqu’il croque habillement ses penchants et les travers de ses contemporains. Bildungsroman à la manière des Souffrances du jeune Werther, au rythme lent et à l’action pour ainsi dire inexistante, je vois dans Le crépuscule des dieux de la steppe un regard navré mais amusé sur la petitesse de l’être humain, inspiré par exemple des textes que Gogol signait un siècle plus tôt.

Loin du fracas romantique ou épique des grandes fresques de Tolstoï et autres grands conteurs russes, Kadaré signe un portait plus intimiste d’un artiste soumis à une dictature de la pensée unique. Si les affres sentimentales du personnage principal sont le moteur du récit, il n’en demeure pas moins que le véritable objet du roman est un voyage en absurdie. Confronté à la xénophobie rampante d’un nouvel empire qui se vantait pourtant d’avoir effacé toutes distinctions entre ses peuples et à un amour certain pour l’imagerie nationale albanaise (il n’est ici pas question de la glorification de leur dictateur à eux, mais bien d’une certaine idée du drame national, allant de l’importance du serment à l’hommage appuyé au folklore local, pillé par les autres républiques du bloc de l’Est), le protagoniste hésite. Il hésite entre sa compagne du moment, une moscovite blanche qui déteste les romanciers mais ne peut s’empêcher de les aimer, et une bataille plus noble, pour la survivance d’une culture alternative.

Ainsi, lorsque advint dans le récit la campagne de dénigrement savamment opérée contre Boris Pasternak suite à l’obtention du Nobel de littérature de ce dernier pour son Docteur Jivago, le lecteur ne pourrait s’empêcher de faire la parallèle avec Kadaré lui-même. Ses romans successifs, jusqu’à la chute de l’URSS en 89, firent l’objet d’une attention toute particulière des divers comités de censure de la mère patrie (et de l’Albanie elle-même). Kadaré, pourtant, et malgré les censures, les interdits et même les sanctions auxquels il dû faire face, s’en est toujours sortie. C’est également le cas du narrateur du crépuscule des dieux de la steppe : il n’est pratiquement jamais question de ses propres écrits ou de ses propres opinions. A travers lui, on découvre par touches discrètes et amusées, une caricature douce-amère des mécanismes de la censure, de la culture d’État et des écrivaillons qui se complaisent dans cet état de subvention artistique, de métier du et pour le peuple. Loin d’élever le débat, ils ne se font cependant que les chantres maladroits et oubliables du régime ou d’une idée passéiste de ce qu’est la culture slave. Et Kadaré n’est pas tendre avec lui.

Le seul personnage secondaire qui trouve grâce à ses yeux est un ex-révolutionnaire grec, qui a le courage de rester fidèle à ses opinions, même s’il n’a pas le courage d’affronter le nouveau régime d’alors en Grèce. C’est l’ami et confident qui l’aidera à aller de l’avant. Dans un contexte déjà crépusculaire (d’où le titre du roman), Kadaré constate en 1978 que l’édifice commence en effet à se fissurer de partout. Les petites républiques aux marches de l’ogre russe n’ont pas encore de véritables velléités d’indépendance que, déjà, la moquerie envers les dirigeants remplace petit à petit l’idolâtrie béate (ou forcée). Les identités locales, les traditions, comme celles, fortes, de l’Albanie, revivent. Même si ces pays sont, eux-aussi, à la merci de dirigeants idiots et abusifs, passés ou présents.

Le style de Kadaré, direct et parfois anecdotique, traduit avec maestria par Jusuf Vrioni, porte le propos à merveille. Il ne cherche pas à faire d’effet de manche, mais bien à retracer le mal-être et le désarroi de son protagoniste principal face à un monde et des valeurs en déliquescence. L’inévitable chapitre de beuverie (nous sommes à Moscou, face à l’adversité, la vodka est une alternative raisonnable) offre quant à lui un délirium tremens bien rendu dans des paragraphes et des dialogues de plus en plus imbibés et confus au fur et à mesure des pages. Le tout se lit donc d’une traite, avec un sourire navré aux lèvres. Non pas navré quant à la qualité de l’œuvre, mais bien quant à l’honnêteté et la justesse du portait. Le mal-être ayant cependant la curieuse habitude de produire de grands écrivains, classe à laquelle appartient sans conteste Ismaïl Kadaré. A découvrir pour en ressortir grandi. La prochaine fois, c’est promis, je prends un auteur russe pour continuer sur ma lancée !

Le Messie de Dune

De Frank Herbert, 1969.

Il y a un peu moins d’une année, je signais ici une assez longue critique du premier tome de la saga Dune, en préparation de la nouvelle version ciné de Villeneuve (qui n’est toujours pas sortie à ce jour !). Il est temps, aujourd’hui, de plonger plus avant dans la saga fleuve SF des années 60 et 70. Herbert aura mis quatre ans pour rédiger et publier la suite à son premier opus, le Messie de Dune, sorti en 1969. Nettement plus court que son prédécesseur, ce deuxième tome fait l’impasse, assez logiquement, sur des chapitres introductifs nous présentant l’univers de Dune ou la vie et la destinée de ces principaux protagonistes. Il n’en constitue cependant pas une suite directe. Si Paul Atréides, connu désormais sous le nom de Muad’dib, l’Empereur-Dieu de Dune, est toujours le « héro » de notre histoire, il s’est passé une dizaine d’année entre la fin de Dune et le début de ce tome.

Et la situation a changé en dix ans. Le djihad, tant redouté par Paul a eu lieu en son nom. Des mondes innombrables ont basculé dans la guerre au nom de la nouvelle foi, au nom du nouvel Empire. On l’apprendra plus tard dans le roman, des centaines de millions (s’agissait-il de milliards ?) de personnes sont mortes dans des guerres de conquête locales, le mouvement religieux lancé par et centré autour du prophète Muad’dib ayant des vocations prosélytes assez agressives (c’est un euphémisme, pour ceux qui n’auraient pas capté). Mais ce n’est pas de ceci que parle le Messie de Dune. Cela n’est que l’arrière-plan qui nous mène à l’intrigue réelle du roman.

Le Messie de Dune est en fait, pratiquement, un huis-clos. Une série de quelques personnages issus du premier tome, à savoir la révérende-mère du Bene Gesserit qui avait testé Paul dans sa jeunesse, un représentant de la Guilde Spatiale, la propre femme de Paul, fille de l’ancien Empereur déchu, et, nouvel antagoniste, un Danseur-Visage tleilaxu (sorte de métamorphe aux ordre de la Bene Tleilax, une école de pensée et groupe d’influence qui crée des mentats -les ordinateurs humains- « tordus ») se rassemble pour ourdir un complot visant à renverser Paul et reprendre leurs droits, tant économiques que philosophiques, sur la galaxie et l’Empire en particulier. Pour cela, ils veulent offrir à Paul un cadeau particulier, qui le déstabilisera et leur offrira un moyen de pression bien utile.

Et tout le tome, pendant ses 250 pages, ne nous contera que la mise en place de ce piège, entrecoupé par des passages d’introspection où Paul et sa sœur se posent des questions sur leurs pouvoirs, leur influence, leur rôle dans le devenir de l’humanité. Il est bien sûr question d’Arakis, mais Herbert laisse largement le world-building dans ce tome pour s’attarder surtout sur ses personnages, sur la tragédie classique qu’il construit pierre par pierre (ou grain de sable par grain sable, bien sûr… ouarf-ouarf-ouarf, qu’est-ce qu’on se marre). A tel point d’ailleurs, que le livre, pour ses deux premiers tiers, est essentiellement théâtral. Des scènes de dialogue succèdent aux scènes de dialogues sans que l’histoire ne progresse réellement, les décisions (et surtout l’action) étant systématiquement repoussées.

Et cela donne, à nouveau, comme dans le premier tome, un roman de SF avec un rythme très étrange. Lent, introspectif, volontairement mystique, voire obscur, Le Messie de Dune m’a fasciné et frustré à la fois. Fasciné car il y a quelque chose de grandiose à assister à l’inéluctable destin d’un prophète maudit, d’un futur Dieu qui n’a pas choisi ce qui lui arrive. Il devenait déjà de plus en plus antipathique vers la fin du premier tome. Il connait dans ce second opus à nouveau quelques émotions humaines, notamment et surtout envers sa femme et sa sœur, accentué encore l’arrivée du « cadeau » des conjurés [SPOILER], à savoir un Duncan Idaho, fidèle lieutenant de feu le père de Paul et véritable mentor dans sa jeunesse, ressuscité ici par les bons soins des technologies tleilaxiennes [/SPOILER]. Mais elles ne sont que passagères ou accessoires. Paul, omniscient et présent dans plusieurs réalités/temporalités, n’est plus vraiment un humain. Il est autre chose. Il est le prophète ultime, le Dieu vivant qui craint, regrette et anticipe son destin tout à la fois.

C’est en cela que Dune reste une œuvre magistrale et passionnante : elle nous plonge aux confins d’un univers de SF très construit et de la création d’une véritable religion avec toutes les incompréhensions, injustices et horreurs que cela provoque. Cependant, je disais également que la lecture du Messie de Dune était une expérience frustrante. Les défauts qui m’avaient dérangé dans le premier tome, à savoir une certaine tendance au verbiage technico-ésotérique hermétique et un rythme extrêmement lent, sont ici poussé un cran plus loin. Il ne se passe virtuellement rien dans ce roman avant le dénouement annoncé dès les premières pages. Et ça bavarde beaucoup. Pire, ça bavarde sans s’écouter. Les protagonistes se lancent systématiquement dans de grandes tirades à double-sens, abusant d’un vocabulaire très marqué qui n’est que partiellement défini dans les annexes du roman (copiées-collées des annexes du premier tome), et se coupent l’un l’autre pour assener à l’autre leur propre vérité (ou leur propre sous-entendu, beaucoup plus souvent). Cela donne des dialogues assez abscons, qui plongent volontairement le lecteur dans des abimes d’incompréhension. Et j’avoue avoir toujours un peu de mal avec ce principe. Boileau disait voilà déjà quelques siècles « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement« . Hebert aurait mieux fait de s’inspirer davantage de la maxime : ses dialogues, qui constituent la très large majorité du roman, sont tout sauf clairs, rendant son propos parfois confus, souvent pénible.

Reste un acte nouveau, une transition nécessaire entre un premier opus qui constitue la Genèse de l’œuvre et sa suite. C’est une pierre nécessaire dans l’édifice magistral que Herbert construisait alors. Mais est-ce un bon livre pour autant ? Eh bien, j’hésite. Je suis heureux de l’avoir lu et, comme à la fin de l’article consacré au premier tome, je reste persuadé que je lirai les prochains opus. Mais ne peux subjectivement prétendre avoir vécu une superbe expérience de lecture. Disons que c’est une histoire passionnante malgré la forme. Je suis impatient de savoir comment les diverses forces en présence se positionneront à la suite des évènements qui concluent ce tome et j’anticipe, malheureusement, de devoir faire un effort de lecture et de compréhension pour aller au-delà d’une forme lourde et volontairement obscurantiste.

Le Maître de Ballantrae

De Robert Louis Stevenson, 1889.

Trois ans après son Dr Jekyll et Mister Hide, Robert Louis Stevenson signait son deuxième grand classique « adulte« . Exit les rues de Londres et l’excitation de la vie citadine ; faisons place nette pour les landes brumeuses de l’Écosse du XIXème. Le roman, raconté à la manière des confessions intimes du serviteur de la famille Durrisdeer, entrecoupées çà et là d’encart épistolaires dû à des personnages secondaires ou de flashbacks en cascade, nous plonge dans l’Histoire du Royaume-Uni, alors que les tensions entre anglais et écossais se résout finalement à la bataille de Culloden. La famille Durrisdeer, partagée entre la fougue jacobite et une certaine réserve visant à préserver ses intérêts, est prise entre deux feux. Des deux fils de Lord Durrisdeer senior, l’un est réservé et gauche là où l’autre est aventureux et prodige. Sur un coup de tête, le parti pris par l’un et l’autre sera joué à pile ou face. Et c’est bien sûr le fils prodige, roublard, parfois crapule, qui rejoindra le Bonnie Prince Charles avant de subir une défaite écrasante à Culloden. Réputé mort sur le champ de bataille, le reste de la famille Durrisdeer s’organise comme elle peut, le père portant le deuil de ce mauvais fils qui restait malgré tout son préféré et la promise du défunt tombant presque par dépit dans les bras de l’héritier survivant.

Une chape de plomb s’abat alors sur la famille, le nom du « Maître de Ballantrae« , l’aîné décédé, devenant petit à petit sacralisé, plongeant le cadet dans les affres d’une humiliation posthume, isolé de sa famille et honni par ses sujets, à l’exception notable du bon serviteur nous narrant l’ensemble. C’est sans compter sur le destin, cependant : le fils mort renaît de ses cendres et voilà qu’il revient en la demeure familiale après avoir couru l’aventure pendant quelques années au Nouveau Monde, cherchant sa fortune dans une série d’activités peu licites en compagnies d’individus peu recommandables. Il ne revient cependant pas pour le plaisir de retrouver son chez soi, mais bien pour tenter d’extorquer le maximum de fond à ses proches, grâce à sa faconde roublarde et se capacité à culpabiliser ses interlocuteurs. Et c’est là que son jeune frère, effacé et rigide, décide de ne plus se laisser marcher sur les pieds…

Formidable portait d’une famille dysfonctionnelle, établie dans le quasi-huis clos des landes écossaises désolées et lugubres, Le Maître de Ballantrae démontre la capacité de Stevenson à croquer la psyché de ses personnages avec brio. Et s’ils sont excessifs, archétypaux par moment, cela ne fait en définitive que renforcer l’impression d’assister là à une tragédie classique, lente, pesante, troublée. En cela, les deux premiers tiers du roman sont une véritable réussite : on ne peut que prendre le parti du jeune frère, écrasé par la figure tutélaire de son aîné, injustement portée aux nues par ses propres alors même qu’il est un fieffé escroc égoïste dès les premières pages du roman (admettons qu’il est sans doute plus fréquentable à l’entame du roman, même si ses valeurs restent assez discutables). Et l’on ne peut qu’assister avec tristesse à un lent mais certain glissement de notre protagoniste principal vers la folie, causée par ce frère presque mythique, pourtant majoritairement absent.

Pour une raison étrange, cependant, Stevenson change presque radicalement de registre pour le dernier tiers du roman. Lorsque la famille Durrisdeer fuit vers l’Amérique pour éviter de se retrouver confronté à une nouvelle cohabitation néfaste avec le maître, le roman verse dans le roman d’aventure, à la manière de L’île au Trésor, du même Stevenson. Si l’escapade en territoire indien et la menace sourde qui en découle sont plaisantes, elles n’en demeurent pas moins incongrues vis-à-vis de et nettement plus faibles que la première partie, jusqu’à sa conclusion à la limite du grand-guignolesque.

Il n’en demeure pas moins qu’on a entre les mains, avec Le Maître de Ballantrae, une œuvre classique qui démontre, si besoin est, la qualité des conteurs du XIXeme quand il s’agit de dessiner une étude de mœurs complexe et tragique tout à la fois. Loin de l’héroïsme de Walter Scott, Stevenson donne une image plus complexe, sombre, moins romantique et sans doute plus réaliste, de l’Écosse de son temps et de l’impact qu’a pu avoir la crise jacobine sur ses contemporains. Il en profite également pour faire un portrait en négatif d’une société qui change, dont les repères séculaires et les valeurs disparaissent. Car si le Maître de Ballantrae est effectivement un fils ingrat et un mauvais frère, il n’en demeure pas moins un personnage haut en couleur, fascinant, que l’on est presque prêt à pardonner. Justement car il veut aller plus vite, que les règles ne lui importent que peu, qu’il est sans doute en avance sur son temps. Cinquante ans plus tard, nul doute que Stevenson aurait fait de lui un capitaine d’industrie opportuniste. Et il n’y a jamais mieux que les fictions où l’on finit par aimer le méchant.

Ormeshadow

De Priya Sharma, 2019.

La toujours excellente collection Une Heure Lumière ouvrent ses portes à la relativement méconnue Priya Sharma. L’auteure britannique est essentiellement nouvelliste et publie régulièrement dans son pays d’origine depuis 2005, sans avoir eu l’honneur d’une traduction française jusqu’à présent. Considéré comme son premier roman (roman court, novella, peu importe, finalement), Ormeshadow a été remarqué à sa sortie et a été primé à deux reprises (prix Shirley-Jackson 2019 et British Fantasy 2020 du meilleur roman court). Et cela se comprend aisément.

Ormeshadow nous plonge dans l’ère victorienne, épisode historique fort prisé de nos voisins grands-bretons, et dans la vie du jeune Gideon Belman, fils unique d’un couple d’intellectuels de la classe moyenne de la moderne Bath. Frappés par un revers de fortune, la famille est obligée de quitter précipitamment leur maison, leur cité, leur niveau de vie pour se replier sur la ferme familiale d’Ormesleep, dans la région d’Ormeshadow (dans ce que j’imagine être les grises et tempétueuses côtes anglaises, non-loin des Cornouailles, même si cela n’est jamais réellement précisé).

Là, dans la ferme familiale, le frère du père de Gideon règne en maître absolu en son domaine. L’arrivée de son frère, qui possède effectivement par héritage la moitié de « ses » biens, est très mal vécue. Les vieilles rivalités se réveillent alors que Gidéon apprend à vivre avec une fratrie qui le méprise dans un environnement qui lui est aussi étranger qu’hostile. Il ne lui reste, pour s’évader, que les histoires que son père lui conte : le lieu-dit d’Ormesleep, aux pieds des collines d’Ormeshadow est connu dans les légendes locales. Un dragon, le dernier, s’y serait posé il y a de nombreuses années pour y entrer en hibernation en attendant des jours meilleurs ou en attendant d’être réveillé par l’héritier de la famille Belman…

Baigné dans une ambiance de tension permanente, Sharma signe avec ce court roman un drame familial subtil, douloureux et poétique tout à la fois. Les personnages y sont décrits par des touches presque impressionnistes, se dévoilant intelligemment en fonction des rebondissements dramatiques de l’histoire ou à travers des flashbacks pleins de sens. C’est un superbe roman de mœurs qui fait vivre les collines rocailleuses et venteuses d’Ormeshadow tantôt comme un antagoniste potentiel et tantôt comme le seul lieu d’espoir dans une humanité uniformément sombre, médiocre et revancharde. Le livre offre cependant des touches d’espoir, à travers quelques personnages secondaires au caractère bien trempé (et à la vie elle-aussi dramatique). C’est cependant le voyage émotionnel de Gidéon, ce personnage principal malmené, confronté à la dureté d’une vie qu’il n’a pas voulue, que l’on retiendra. Ce personnage, aussi solide que fragile, est une vraie réussite émotionnelle qui embarque le lecteur dans son histoire.

Alors, bien sûr, l’on pourra arguer que le fantastique est ici plus évoqué à travers un légendaire de contes que réellement présent. Mais qu’importe, pour finir, tant que l’on a un bon bouquin dans les mains ? Espérons qu’un éditeur français aura la bonne idée de s’intéresser à l’anthologie des nouvelles de Sharma et de nous en proposer une version traduite dans les années qui viennent. Si ses nouvelles sont du même tonneau, on tient certainement un bon cru !