De Nancy Kress, 1991.
Lauréat en son temps du Hugo et du Nebula dans la catégorie novella, L’une rêve, l’autre pas est un texte précieux. Nancy Kress est un nom honorable et honoré dans la SF mondiale depuis maintenant de longues années. Elle pratique une SF centrée sur ses personnages, légèrement décalée, à la manière de Ursula K. Le Guin en son temps et bien qu’elle explique elle-même ne pas du tout avoir la même façon de raconter ses histoires. Elle a une production relativement limitée, mais un cercle toujours fidèle d’amateurs éclairés qui la suivent et l’apprécient depuis quelques décennies désormais. De son propre aveux (l’édition poche chez Hélios du court roman est suivie d’une interview de l’auteur réalisée il y a quelques années dans laquelle elle se livre à une courte rétrospective sur sa carrière et sur son lectorat francophone), elle a toujours préféré les nouvelles et novellas aux romans ou aux cycles plus longs. Les nécessités économiques l’ont cependant obligé à se lancer, comme il est malheureusement coutumier dans la SFFF, dans des sagas plus longues, que je n’ai pas encore tenté. L’une rêve, l’autre pas (Beggars in Spain, dans sa version originale), d’abord rédigé au format court, a été ainsi réécrit par Kress comme une trilogie dans les années qui suivirent son succès initial, trilogie cependant inédite en français à ma connaissance.
Et le récit, comme souvent dans la bonne SF, part d’un principe tout simple. Kress explique dans l’interview précitée qu’écrire de la SF revient à décrire un monde classique en remplaçant deux ou trois éléments par des possibilités technologiques (et explique que la fantasy obéit à la même règle, en remplaçant simplement la technologie par de la magie). Et c’est exactement ce qu’elle fait dans cette novella : elle nous décrit un monde normal, contemporain, et extrapole simplement un peu sur l’eugénisme. Rien d’aussi extrême que Bienvenue à Gattaca ; elle introduit simplement la possibilité pour des parents anxieux de devenir de leur progéniture de modifier leurs gènes pour les rendre « meilleurs« . Le roman s’ouvre sur un industriel extrêmement riche qui souhaite le dernier « produit » de la firme biotechnologique derrière les mutations génétiques in vitro : la suppression du sommeil. Il souhaite une fille qui ne dort pas, qui pourra apprendre plus vite et plus que tous ses semblables. Et en forçant la main de la société, c’est ce qu’il obtient. Pourtant tout ne se passe pas comme prévu : sa femme a la mauvaise idée de porter des jumelles, l’une génétiquement modifiée et l’autre non…
Et ce n’est ici que les prémices de cette histoire qui suivra les deux jumelles de la naissance à l’âge adulte. Elles seront confrontées à la destruction de leur noyau familial, au regard des autres, à la jalousie, au mépris et au racisme. Mais aussi à la beauté, à l’amour et à l’entraide. L’une rêve, l’autre pas est un réel pamphlet contre la sottise et la peur de l’autre/de l’inconnu. C’est aussi une profession de foi dans l’humanité, la croyance que le bon sortira toujours du médiocre. C’est également une charge contre une certaine idée de l’Amérique et de son libéralisme égoïste.
Le message est d’ailleurs plus ambigu sur ce dernier point. Le personnage principal est adepte d’une forme de croyance nouvelle, théorisée par un japonais dans le roman, qui veut que l’être humain ne puisse s’accomplir que par ses propres efforts et que ce travail individuel et personnel est la seule solution pour entraîner un cercle vertueux qui amènera la civilisation à évoluer vers un mieux. Cette idée de croissance continue, soutenue dans la philosophie développée dans le roman par l’omniprésence d’une logique contractuelle dans les relations humaines, ressemble très fort à la logique inique du tout-puissant capitalisme et de son pendant individualisme ancré dans l’histoire même des USA. Kress a l’intelligence, après en avoir démontré les vertus, d’en exposer également les limites. Sans cependant aller jusqu’au bout du raisonnement et sans remettre en cause la nécessité d’une croissance continue, cependant, ce qui peut laisser un goût un peu amer en bouche aux lecteurs européens épuisés par les excès de l’Oncle Sam.
L’une rêve, l’autre pas reste cependant une très bonne novella, brillamment menée et équilibrée dans sa narration. Elle présente des personnages forts et marquants qui posent de réelles questions sans forcément donner toutes les réponses. Un texte intelligent et subtil qui démontre une nouvelle fois que la SF est sans doute l’un des meilleurs véhicules pour réfléchir aux enjeux clés du monde qui nous entoure, sans avoir le côté docte et pesant que la majorité des essais développent bien malgré eux.