De Bernard Lewis, 1950, édition revue et corrigée en 1993.
J’ai récemment déniché le très gros et complet Quarto consacré par Gallimard à l’essayiste et grand spécialiste de l’Islam, l’anglais Bernard Lewis, à un prix très raisonnable, en occasion. Et elle était trop belle, l’occasion, pour je fasse l’impasse. J’entame donc la lecture de cette jolie brique par le premier des ouvrages publié dans ce best-of de l’un des plus érudits orientalistes (bien que c’est un mot qu’il n’aime que très peu) du XXe siècle. Petit aparté sur l’objet livre en lui-même : malgré sa taille, la lecture est très aisée et le rendu du papier comme le choix de case sont très agréables au doigt et à l’œil. Ne vous laissez donc pas rebuté par son aspect de brique !
L’homme, décédé en 2018 à l’âge fort respectable de 102 ans, est resté sa vie durant une référence anglo-saxonne, si ce n’est mondiale, sur l’histoire de l’Islam et de la civilisation arabe. A ce titre, il n’a pas jamais été avare de son opinion sur l’état de l’Islam moderne et commenta souvent (et parfois malheureusement) les évènements de son temps. Mais au-delà de la polémique autour de ses propos relatifs au génocide arménien, l’on peut se contenter de retenir l’œuvre d’un historien majeur et de l’un des rares généralistes sur la civilisation arabe. La volumineuse introduction du volume Quarto, signée par Lewis lui-même, est éclairante à plus d’un titre à ce sujet. Non seulement l’homme a une vie passionnante – j’ai d’ailleurs toujours l’impression que ce genre de vie, où un gamin des quartiers pauvres arrive, grâce à son intelligence et à ses passions, à parcourir le monde de long en large pour y voir et y vivre des évènements passés ou présents que peu de gens saisissent, ce genre de vie, disais-je, appartient résolument et de manière assez décevante, au passé -, mais il a aussi l’intelligence de sortir de sa spécialité universitaire. Bénéficiant sans doute d’une sagesse venant avec l’âge, Lewis quitta ses oripeaux d’historien pour s’installer à la sociologie, à la religion (bien sûr, difficile de faire l’impasse pour une civilisation qui s’est construire sur une religion !) ou encore la philologie et la philosophie.
Et il est frappant de constater que Lewis avait déjà cette vision holistique dans Les Arabes dans l’Histoire, l’ouvrage qui lança réellement sa carrière et le propulsa spécialiste émérite de la question, publié pour la première fois en 1950. Soit quand l’auteur avait seulement 38 ans. Évidemment, difficile pour moi de faire la part des choses entre cette première édition et les corrections tardives que l’auteur y apporta en 1993, dans la version que j’ai donc lue. Lewis précise, par exemple, qu’il a remplacé certains concepts qui ont largement évolués dans ces quarante et quelques années d’écart entre les deux éditions, comme le concept de race, par exemple. Il précise également qu’il a atténué son propos là où la recherche a démontré qu’il s’était trompé – démontrant par-là que l’Histoire est une science bien vivante ! – et a parfois supprimé certaines de ses conclusions ou jugements qu’il attribuait alors à l’impétuosité d’une jeunesse pétrie de certitudes.
Ces ajouts et retraits divers restant un mystère, je ne peux que juger de la deuxième édition. Le grand avantage de ce Les Arabes dans l’Histoire est qu’il s’agit d’une véritable porte d’entrée à ce domaine particulier de l’histoire mondiale. L’ouvrage a en même temps une ambition considérable (nous conter, sur base de documents et de faits précis, l’histoire du peuple arabe de ses origines dans l’antiquité sémite jusqu’à ses développements récents de la seconde moitié du XXe siècle) et une concision qui tient à l’exploit, le livre étant d’une taille pour finir assez modeste.
Et l’ouvrage tient ses promesses. Il couvre effectivement toute l’histoire d’un peuple finalement assez ignoré de l’historiographie européenne, si ce n’est pour les présenter comme « les méchants » de l’histoire à l’époque des croisades et de la Reconquista. Lewis prend le malin contrepied, dans de nombreux passages, de nous présenter la vue arabe des grands faits ayant marqués le moyen-âge européen, à la manière du fameux et passionnant Les Croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf. Mais l’essai de Lewis ne s’arrête pas là : il nous narre l’évolution du mot même d’arabe, désignant dans un premier temps les bédouins de la péninsule arabique avant de progressivement changer de signification avec l’expansion de l’Islam jusqu’à désigner indistinctement les arabophones musulmans, quelle que soit leur ethnie d’origine ou leur culture propre (car, Lewis insiste à raison sur ce point, les réels points communs entre un égyptien et un palestinien en termes de culture, d’histoire ou même de langue sont finalement peu nombreux).
Lewis démontre au besoin que le ciment identitaire se résume en fait à la pratique d’une lingua franca et d’une religion commune (avec ses nombreuses variantes et sectes nationales, régionales ou locale, cependant). Il nous retrace par le menu la formidable expansion de la civilisation arabe, les raisons de son succès et de son déclin, entraînant sa chute face à l’Empire Ottoman. L’essai, conçu comme une véritable introduction, n’est pas chargé en référence multiples, Lewis préférant la fluidité d’un texte se lisant presque comme un roman, à un texte de recherche pure. Cela le rend particulière agréable à lire, même s’il souffre par moment d’un poncif inévitable de l’essai historique : la litanie continue de noms et de faits risque toujours de faire décrocher le lecteur un peu fatigué qui manquera alors quelques dizaines d’années d’histoire ou un fait marquant en étant inattentif sur quelques paragraphes.
Érudit, Les Arabes dans l’Histoire regorge d’informations et de faits que l’on connait peu, avec nos yeux d’occidentaux européocentristes. Faits et réalités qui éclairent de manière très pertinente certains traits contemporains des pays dits arabes. L’échec de la volonté occidentale de séculariser les états arabes après le printemps de 2011, par exemple, s’explique parfaitement par le fait qu’intrinsèquement un pareil concept de scission n’est simplement pas compatible avec l’Islam. Chose que j’ignorais, personnellement. L’essai n’apporte pas de connaissances inédites ou révolutionnaires sur l’histoire arabe ou l’histoire de l’Islam. Mais, du fait de sa concision doublée de sa très large ambition, il permet de lier des éléments qui auraient été, dans d’autres publications, trop disparates pour y trouver un sens. Et par ses liens, notre compréhension de l’ensemble croit. Si vous avez un quelconque intérêt pour la matière traitée, je ne peux donc que vivement vous encourager à vous plonger dans ce texte. C’était une véritable découverte pour moi, qui me pousse à envisager la lecture de la suite du Quarto avec beaucoup de curiosité.