De Matt Ruff, 2016.
Après le hype de la blogosphère il y a quelques années et le hype de la série télé l’année passée, il était temps pour moi d’ouvrir le roman de Matt Ruff et de tenter de me faire ma propre opinion. Pour une fois, j’ai choisi de lire le bouquin avant de regarder la série télé, sachant que la série va sans doute, du coup, me décevoir. Mais peu importe, je n’ai de toute façon pas l’occasion de regarder beaucoup de séries ces dernières années. Bref. Lovecraft Country, c’est un concept malin : mixer l’ombre de Lovecraft et un sujet hautement politique et indirectement lié, le mouvement BLM (né en 2013, déjà). Pourquoi indirectement lié ? Et bien parce que, nous l’avons déjà abordé de nombreuses fois dans ces colonnes, Lovecraft était d’un racisme crasse envers la communauté afro-américaine. Et que les auteurs de SF ont du mal à vivre avec ce poids sur les épaules.
Du coup, Matt Ruff a choisi l’approche la plus directe : la frontale. L’auteur, relativement peu prolixe et qui ne se cantonne pas à la SF ou à la fantasy dans son œuvre, signe donc ici un hommage tantôt comique tantôt dramatique, à une culture de l’horreur propre à l’Amérique des années 50/60, encore en pleine ségrégation raciale sous le coup des lois Jim Crow. On y suit, notamment, la vie d’Atticus Turner, un black sortant de l’armée et travaillant en Floride rappelé dans sa Chicago natale suite à une mystérieuse lettre de son père. Ce dernier, peu proche de son fils, lui apprends dans son courrier avoir finalement, après de longues années de recherches, trouvé la trace des ancêtres de la mère d’Atticus, décédée voilà déjà quelques années. Interloqué, Atticus rentre donc chez son oncle qui lui apprends que son père a disparu il y a quelques jours après avoir suivi un blanc dans une berline de luxe. Ce qui est totalement contraire aux principes de son père, proche des éditeurs du Green Book et farouche défenseur des droits civiques des afro-américains, suspicieux par réflexe face à n’importe quel compatriote blanc.
Tenter de retrouver son père amènera Atticus sur les traces d’un culte étrange et satanique, vivant reclus dans un village perdu du Sud raciste, où il apprendra finalement qui il est vraiment. Et, sans développer davantage, il ne s’agit là que de la première nouvelle ou récit du roman. En effet, alors que je m’attendais à lire un roman relativement classique dans sa forme, Lovecraft Country est en fait un collage de pas moins de huit récits, pratiquement des nouvelles, interconnectées dont la première donne son nom au roman. Chaque récit met en avant l’un des personnages de l’entourage d’Atticus et ses démêlées avec le culte étrange dans une Amérique encore profondément ségrégationniste, avant de rejoindre les différents fils cousus dans une dernière nouvelle chorale qui entends conclure l’arc narratif ouvert dans la première nouvelle et poursuivi tout du long.
Lovecraft Country se lit d’une traite. Ruff fait preuve d’un don évident pour nous tracer des personnages qui sont autant caricaturaux d’attachants. Montrose, le père d’Atticus, revêche et peu aimant, est par exemple l’un des personnages les plus sympathiques du bouquin. Tout comme l’est, d’une autre manière, l’antagoniste et chef du sombre culte Caleb Braithwhite. Le portait d’une Amérique passée et malheureusement encore actuelle est bien amené. De fait, si le livre dénonce le racisme et l’iniquité de l’outrageuse politique ségrégationniste et des Lois Jim Crown, il le fait de la même manière que le récent Green Book de Peter Farrelly (2018) : c’est l’un des éléments principaux du récit, mais c’est aussi un argument de développement scénaristique et cela s’accompagne, aussi, d’une certaine forme de dérision face aux excès parfois ridicules du militantisme (des deux côtés).
Ce n’est donc pas tant un livre de combat qu’un livre qui choisi un cadre compliqué et qui l’utilise intelligemment. Lovecraft, dont l’ombre plane surtout sur la première nouvelle, est un argument finalement peu utilisé dans le roman, qui parle plus de magie que de créatures réellement monstrueuses. ça et là, une touche d’horreur lovecraftienne ressurgit bien, mais ce n’est pas vraiment le propos : on est surtout là pour comprendre comment cette famille (dans le sens étendu du terme) de militants de la cause noire va s’en sortir face aux manipulations d’un sorcier blanc sûr de sa supériorité et qui semble toujours avoir deux coups d’avance sur eux. Et ça marche ! Le livre est réellement un page-turner, aussi agréable à lire qu’intelligemment construit. Un bon moment de lecture en perspective, donc, si vous n’avez rien à vous mettre sous la dent (sous les yeux ?) pour l’instant.