Shangri-la

De Mathieu Bablet, 2016.

Je ne parle que très rarement de BD en ces colonnes. Et encore plus de BD franco-belge. Je me dois cependant de faire une exception (bientôt suivie par d’autres : je suis très BD/Manga/Comics en ce moment !) pour l’excellent Shangri-la, de Mathieu Bablet. Repéré il y a déjà quelques années sur les étals de mes marchands de culture favoris, j’avais résisté jusqu’il y a peu. La publication récente du nouvel opus de l’auteur, Carbone et Silicium, sur lequel je reviendrai bientôt, m’a cependant fait craqué. Pensant que l’un précédait l’autre (ce qui n’est pas du tout le cas, il s’agit bien d’œuvres totalement distinctes), j’ai donc acheté ce très bel objet qu’est Shangri-la.

Et c’est un gage du bonheur de lecture que j’en ai tiré que de savoir que j’ai donc acheté Carbone et Silicium dans la même librairie quelques jours après, ayant à peine digéré la claque que fut Shangri-la. La première chose qui frappe à la lecture de Shangri-la est bien sûr le dessin. Bablet a une maîtrise évidente de son art et chaque planche, construire selon un découpage aussi subtil que précis, frise avec l’œuvre d’art. La tonalité chromatique est particulièrement splendide, variant du jaune-orangé pour les plans à l’intérieur de la station orbitale au bleu-violet des sous-sols et des extérieurs dans l’espace. Je transmets mal, par l’écrit, le plaisir qu’on les yeux de parcourir ces variations de couleurs, allant d’un détail à un autre. Je vous invite donc de demander à Google ce à quoi ressemble le dessin et sa mise en couleur si particulière de Shangri-la

Bablet a également la particularité d’être un dessinateur avec une dualité claire dans son trait. Si ses décors sont millimétrés, précis, tout en lignes de fuite, en architectures froides et angulaires, il n’en est rien de ses personnages. Ceux-ci ont des physiques et des gueules parfois approximatives, à la façon, d’une certaine manière, d’un Bill Plympton. Ces gueules cassées expriment cependant à merveille les sentiments qui les traversent, l’expérience qu’ils vivent dans le récit. Bablet, âgé d’à peine 29 ans à la sortie de l’album, ce que n’ont pas manqué de remarquer nombre de critiques au Festival d’Angoulême de cette année-là, fait preuve d’une maturité dans le trait et d’une minutie qui le place parmi les plus grands dessinateurs actuels de la BD franco-belge (oui, pas de demi-mesure). D’ailleurs, le jury d’Angoulême ne s’est pas trompé puisque Sangri-la était dans la sélection officielle alors qu’il s’agissait seulement du deuxième album en solo de son auteur.

Mais Shangri-la, c’est aussi une superbe histoire de SF. Les humains, après avoir bousillés la Terre, vivent dans quelques grandes stations orbitales en attendant des jours meilleurs. Ils y sont confrontés à la toute puissante de la société Tianzhu Enterprise, qui possède la station, mais également tous les objets de consommation de masse que les habitants souhaitent pour leur « bien-être » (smartphone, tablette, machine à café, etc.) Dans ce contexte, un petit groupe d’ami opère dans l’espace pour réparer de petits satellites de recherche de la maison mère qui semblent présenter des avaries inédites. Bien vite, leur mission s’avère plus complexe et dangereuse qu’initialement prévue et les amis en question seront confrontés à des choix qui changeront leur vie…

Derrière cette accroche qui a l’air très classique, Bablet ratisse relativement large. On croisera donc dans Shangri-la une réflexion de fond sur le spécisme, sur la dictature douce, sur le racisme comme ciment du pouvoir, sur le prix de la révolte, sur l’eugénisme ou encore sur la folie du scientisme. Rien que ça. Et la multiplication de ces idées dans un œuvre d’une taille finalement assez modeste aurait pu donner une bouillie informe. Ce n’est pas le cas : chaque élément, pensé, ciselé, est rendu avec justesse et de manière naturelle dans le récit, faisant de Shangri-la l’une des plus belles, tristes et justes dystopies qu’il m’ait été donné de découvrir ces dernières années. Et Dieu sait que j’en lis un paquet ! Du propre aveu de son auteur, l’excellent Planetes de Makoto Kamimura et Universal War One font partie de ses influences majeures, au même titre que les œuvres d’Otomo ou, dans un style différente, de Mike Mignola. Difficile de faire mieux, comme référence, surtout lorsque l’on s’attaque à un genre aussi codifié, balisé et exploité que la SF dystopique.

Pourtant Bablet, malgré sa relative maigre expérience au moment de l’édition de cette seconde BD et malgré ses influences qui frisent toutes avec le génie, parvient à livrer une œuvre aussi intense que réussie, aussi personnelle que grand public. Shangri-la est une superbe BD, une lecture dont je me souviendrais longtemps et qui peut tout à fait me réconcilier avec le monde de la BD franco-belge que je n’avais plus pratiqué depuis de nombreuses années (autrement que pour me procurer des classiques souvent datés de plusieurs décennies). Perdu au milieu des productions honnêtes mais interchangeables de Soleil, de Dargaud et de Dupuis, Shangri-la, publié par Ankama sous son label 619, est plus qu’une découverte : c’est une révélation. Si vous aimez un tant soit peu la SF intelligente (bon, ok, pas drôle), alors faites-moi confiance : jetez-vous dessus au plus vite. On tient là un « instant classic« , comme disent nos amis anglo-saxons.

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