De Robert E. Howard, 1932-1933.
Après avoir lu dans ma jeunesse les versions charcutées par Lyon Sprague de Camp et Lin Carter et avoir louvoyer pendant longtemps autours de Robert E. Howard, il était temps pour moi de me replonger dans son œuvre maîtresse. Longtemps, le Conan de Milius était pour moi _le_ film de fantasy (ok, avec La Dernière Licorne, dans un genre tout à fait différent). Évidemment, la version kiwi de LoTR a donné un coup de vieux au film de Schwarzie et l’a déclassé pour de bon. Cependant, le film est moins « simple » que le souvenir déformé que l’on peut en avoir. Au-delà de la montagne de muscle autrichienne, il y a quelque chose d’éminemment crépusculaire, sombre et sinistre dans l’adaptation de Milius. Et il reste, 40 ans plus tard, un film très regardable (contrairement à ses suites – je considère Kalidor comme une suite -, qui sont au mieux de gentils nanars).
Pourquoi est-ce que je parle de l’adaptation ? (*) Et bien justement en raison de ses attraits, qui sont en fait les mêmes que ceux des textes d’origines. Robert E. Howard, qui n’en était pas à son premier pulp ni même à son premier barbare lorsqu’il inventa Conan, fait partie des trois grands auteurs de Weird Tales, aux côtés de Howard Philip Lovecraft et de Clark Ashton Smith. Contrairement aux deux autres, cependant, Howard n’avait pas systématiquement les mêmes prétentions littéraires. Il faisait aussi du commercial pour payer les factures et savait très bien comment rendre des textes très formatés. Après tout, Weird Tales se vendait au moins en partie pour les filles dénudées en couverture. Et Howard avait très bien capté cela : il savait aussi faire de l’alimentaire.
Pourquoi ces longs prolégomènes ? Et bien justement pour ça. L’édition J’ai Lu que je commente ici est une version poche de l’excellent travail de Patrice Louinet pour éditer une intégrale des nouvelles de Conan dans leur forme originale. Louinet est devenu le spécialiste mondial d’Howard et de Conan en particulier, puisque ce travail d’intégrale n’a pas été réalisé pour un éditeur francophone, mais bien pour Del Rey, tant aux USA qu’au Royaume-Uni. Évidemment, puisque Louinet est malgré tout un francophone, Bragelonne est passé par lui pour l’édition FR de cette intégrale, déjà publiée maintenant sous différents formats (grands volumes chez Bragelonne, dans le cadre de l’intégrale Howard, version poche chez J’ai Lu, version intégrale de luxe chez Bragelonne avec d’excellentes illustrations d’une pléiade d’artistes, etc.) Et c’est également Louinet qui a signé le Guide Howard, dont j’ai parlé dans ces colonnes il y a un petit temps déjà.
Mais Louinet a un défaut : il est tellement « fan » d’Howard qu’il a les défauts de l’expertise. S’il est bien entendu suffisamment éclairé pour distinguer les « grands textes » dans les nouvelles de Conan des textes mineurs, alimentaires pour rependre un adjectif déjà utilisé, il n’en demeure pas moins qu’il a développé au fil des ans une certaine forme de mépris/de haine pour les adaptations, les pastiches ou même le travail il est vrai discutable de Carter et de Camp. Je peux évidemment comprendre ceci, ce besoin de revenir au texte d’origine. Mais je ne rejetterais pas en bloc le phénomène culturel étendu qu’est devenu, au fil des décennies, Conan, de films en comics, de dessins animés en peintures et dessins. D’autant plus que les adaptations diverses et variées, dont la qualité varie effectivement, participe malgré tout toujours d’une certaine humeur, d’une certaine ambiance.
C’est ce qui m’a frappé à la lecture de ce premier volume de nouvelles. A l’instar du film de Milius, l’ambiance crépusculaire est omniprésente. L’âge hyperboréen de Howard, qu’il a construit progressivement et stabilisé après quelques nouvelles, fait l’objet d’un court essai dans ce premier volume de l’intégrale. Howard, comme nombre d’auteurs intéressés par l’Histoire avec un grand H, est particulièrement porté sur cette zone floue qui suit la chute d’une civilisation et précède l’avènement d’une nouvelle culture dominante. L’hyperborée dans laquelle Conan évolue est un monde composé de royaumes déchus, de civilisations brisées, de haines tenaces et d’alliances fragiles. Un temps formidable pour l’aventure, une époque où un simple vagabond peut devenir pirate, mercenaire ou Roi en fonction des nouvelles. Et c’est exactement ce qu’Howard développe dans ces premières nouvelles, à moitié par choix et à moitié par opportunisme. Le Phénix sur l’épée, premier texte de fiction du volume, n’était en effet pas destiné à être une nouvelle de Conan au départ, mais bien une nouvelle de Kull à l’origine. La Fille du Géant de gel, adaptation d’un épisode de la mythologie nordique, aurait très bien pu être porté par un autre personnage principal.
Mais, visiblement, le barbare pragmatique, épicurien et intransigeant que Conan semblait devenir de nouvelle en nouvelle un bon compagnon de route pour Howard. Et, en l’espace de deux ans, Howard a donc publié pas moins de 13 textes sur notre cimmérien favori que l’on retrouve dans ce tome. De fait, même si elles furent publiées sur deux ans il les a écrites seulement en quelques mois (pas aussi vite que la légende, largement propagée par Howard lui-même, le voulait, mais quand même en un temps très court) avant de mettre Conan dans un tiroir pendant une grosse année par manque d’inspiration. Et ça se ressent aussi dans ce premier tome : après quelques essais, il y a quelques très bons textes, comme La Tour de l’Éléphant, La Citadelle Écarlate ou encore La Reine de la Côte noire. Puis la qualité diminue quand même assez fort avec des textes nettement moins marquants, à l’instar de La Vallée des femmes perdues.
Comme je le disais plus tôt, ces textes mineurs visaient surtout à mettre en avant une jeune femme effarouchée et, si possible, fort peu habillée en couverture. L’intérêt de ces nouvelles étant, dès lors, très relatif. Car si Conan est aussi ça, il n’est certainement pas que ça. Les grands textes, précoces comme tardifs, insistent beaucoup plus sur le côté sombre, chaotique du Cimmérien. Conan, au-delà du paquet de muscles à peu près immortel qu’il est, est aussi un personnage complexe, désabusé, sombre et mélancolique. Et le génie d’Howard est de faire passer ces traits par petites touches à travers des textes qui font, malgré tout, la part belle à l’aventure sous toutes ses formes.
Et c’est ce cumul d’une psyché tourmentée du personnage principal et d’un cadre général délétère qui rendent les nouvelles de Conan si mémorables. Bien sûr, Howard est un excellent auteur de pulp (moins révolutionnaire que Lovecraft et probablement moins poétique que Ashton Smith), qui connait son métier et sait tenir son lectorat en haleine. Mais ce que l’on retient, au-delà des innombrables aventures hautes en couleur qui nous comptée dans le désordre (Howard avait en effet choisi dès le départ de nous conter l’histoire de Conan de manière asynchrone, comme des chroniques de hauts faits d’un personnage à moitié légendaire racontés au coin du feux par des troubadours inspirés), c’est surtout une ambiance sombre, un désespoir latent et un héroïsme qui n’a d’autre but que de se protéger soi-même. Conan n’a en effet pas pour but de sauver le monde. Si, incidemment, il sait aider l’une ou l’autre jeune femme en péril, il le fait certainement. Mais il n’est pas un héros resplendissant de l’héroïc fantasy univoque qui verra ses premiers avatars dans la même publication, non, Conan est équivoque. Il a un sens moral, bien sûr, mais il a aussi ses besoins, qui passent par définition avant ceux des autres.
C’est ce personnage contrasté, ce salaud sympathique que l’on a appris à aimer à travers les textes de Howard mais également à travers ses itérations tardives et plus ou moins inspirée. C’est cette période où « tout est permis » qui nous fascine, ce personnage qui mord à pleine dents dans les opportunités qui se présentent, sans forcément penser aux conséquences. Cette facilité parle sans doute au côté fondamentalement égoïste que nous avons chacun au fond de nous, là où la morale s’arrête pour faire place à nos instincts profond. Je dis ceci sans jugement de valeur, bien sûr, et sans non plus de regret. Ne me comprenez pas mal : je ne suis pas nostalgique d’une époque fantasmagorique où tout est permis. Cette époque n’a jamais existé et il est dans notre nature d’être humain d’exprimer le doute. Les quelques exemples historiques inverses ont donné de véritables barbares, cette fois, sanguinaires et amoraux. Il n’empêche que Conan est gris, contrasté et, par ce simple fait, attirant. Longue vie au Roi Conan.
(*) Je sais très bien qu’il y a eu une deuxième adaptation avec Jason Momoa il y a une dizaine d’années. Mais bon, on est entre amis et c’est toujours dommage d’aborder les sujets qui fâchent. Donc, je préfère nier son existence.