D’Osamu Tezuka, 1970-1971.
(J’avais prévenu que je parlerais un peu plus de BD. je tiens parole !)
M’étant récemment replongé dans ma collection (innombrable et chaotique) de mangas, je n’ai pu résister à la compléter avec quelques classiques qui, pour une raison ou une autre, m’échappèrent lors de leur publication originale en français. C’est le cas de Kirihito, édité il y a presque 15 ans chez Akata dans sa collection seinen qui présentait alors les classiques adultes de Tezuka que sont et restent Barbara et Ayako. Est-il utile de présenter Tezuka ? Je doute que cela soit réellement nécessaire, mais sait-on jamais que vous ne soyez tombé ici qu’en raison de la littérature SFFF et que le manga vous ait toujours repoussé (improbable, mais qui sait ?). D’abord je vous dirais de réviser votre jugement, car le manga n’est pas un style ni un genre, mais bien un médium, comme le roman ou la bande-dessinée. Derrière l’image d’Épinal médiatique que certains avalent encore, il faut continuer à affirmer que la bande-dessinée japonaise est aussi diversifiée, multiple et passionnante que ses homologues américaine ou franco-belge. Et si les étals des librairies ont tendance à faire la part belle à un certain type de production, commerciale et formatée, ceci est valable pour les mangas comme pour tous les autres types de publications ! Et derrière les Musso et les Lévi se cachent nombre de bouquins plus complexes, plus étonnants, plus enrichissants.
Ensuite, je vous dirais que c’est exactement la même chose avec les mangas. Si vous écartez la foisonnante (et souvent insipide) production de shônens et de shojos interchangeables actuelle (*), vous trouverez quelques perles, quelques éditions à contre-courant. Et Delcourt, à qui appartenait Akata (elle-même fondée par l’ancien directeur de collection de Tonkam, l’une des maisons historiques de l’édition du manga en francophonie et encore active aujourd’hui -elle appartient à… Delcourt!- , même si nettement plus discrète qu’au tournant du siècle), est de ces maisons d’édition qui valorise leur acquis, même s’ils sont peu commerciaux. D’où la nouvelle publication, dans une collection prestige, de Kirihito d’Osamu Tezuka.
Tezuka, au-delà de la définition tarte à la crème d’être le « Dieu du manga« , est avant tout un conteur d’histoires. Nous pourrions gloser pendant de nombreux paragraphes sur le fait que l’homme à lui seul a réinventé un genre, a importé les codes du cinéma d’animation et du mouvement dans la bande dessinée, a influencé et continue à influencer tous les mangakâs qui se respectent (et probablement le reste de la bande dessinée mondiale). Nous pourrions. Nous pourrions également tenter de comparer l’impact de Tezuka avec celui que la ligne claire d’Hergé a eu sur la bande dessinée européenne ou que Walt Disney a eu sur l’animation en général. Tout cela est vrai et intéressant. Mais, nous passerions à côté de l’essentiel. Tezuka est un artisan, un homme qui n’a jamais arrêté de produire, dessinant encore des planches jusque sur son lit de mort. Et c’est cet héritage qu’il convient de connaître, de parcourir, d’apprécier.
Laissons aux exégètes de gloser sur l’impact de l’œuvre pour aborder l’œuvre elle-même. Kirihito est un manga du milieu de carrière de Tezuka. On est vingt ans après le Roi Léo et Astro et presque vingt ans avant Ludwig B. ou Midnight. A l’orée des années 70, Tezuka a envie de sortir de sa zone de confort et se lance dans des seinens plus sombres, réalistes. Après quelques récits courts dans Le Cratère ou Phénix, Tezuka se lance donc dans une fresque de plus longue ampleur, qui laisse présager les classiques Bouddha ou L’Histoire des 3 Adolf. Kirihito sera l’une de ces œuvres de transitions, l’une de ces pierres dramatiques sur laquelle il bâtira une deuxième vie professionnelle, humaniste mais sombre, loin de l’optimisme souvent enfantin (sans que cet adjectif ne soit un jugement de valeur !) de ses débuts.
Dans Kirihito, nous suivons la vie d’un jeune médecin, Kirihito, qui, dans le cadre des ses recherches universitaires, tente de comprendre une terrible maladie qui frappe un village reculé de l’arrière-pays japonais. Une forme d’atavisme semble toucher les habitants, qui développent un faciès canin et voient leurs membres s’atrophier et progressivement se paralyser jusqu’à la mort du sujet. Kirihito, malheureusement, est la victime d’un piège de son supérieur, le professeur en charge de l’unité médicale dans laquelle il travaille et qui se méfie de ses accointances avec un groupe de jeunes médecins libertaires qui entends remettre en cause l’ordre établi du monde médical japonais (nous sommes seulement deux ans après mai 68 quand Tezuka se lance dans la rédaction de ce manga, pour rappel). Retenu prisonnier dans ce village perdu, il finit par contracter la maladie qu’il était venu observer et se voit, à son tour, affreusement défiguré.
Débute alors une longue épopée au cours de laquelle Kirihito aura à affronter nombres de dangers extérieurs et de tourments intérieurs pour accepter ce qu’il est devenu et retrouver une certaine place dans la société des hommes. Il est impossible de développer davantage cette épopée humaine de plus de mille planches sans vous en dévoiler trop, raison pour laquelle j’en resterais là dans ma tentative de résumé. Il me faut simplement ajouter que, pour celles et ceux qui n’ont jamais ouvert un Tezuka de leur vie, Kirihito offre mille et un développements en gardant malgré tout une trame générale cohérente et logique qui tient le lecteur en haleine tout au long de ces quatre tomes réédités ici en un seul (gros) tome.
Et Kirihito est une excellente porte d’entrée dans l’œuvre (adulte) de Tezuka. Maelstrom d’aventures et de sentiment, l’on retient surtout en tournant la dernière page de ce roman graphique (on croirait l’expression inventée pour lui !) l’incroyable mélancolie qui s’en dégage, à part également avec l’humanisme volontaire que Tezuka ne peut s’empêcher de distiller dès qu’il en a l’occasion. Kirihito est une histoire dramatique. Peut-être même une tragédie moderne. Ses personnages principaux, qui semblent toujours être archétypaux au premier abord, sont d’une richesse et d’une profondeur que peu d’auteurs de bande-dessinée arrivent à construire au fil de leur récit. C’est également une formidable fable sur le pouvoir, sur la trahison, sur l’amour et sur la condition de l’humanité en général. Rien que ça.
Delcourt fait donc œuvre utile en (re-)publiant les grands classiques de Tezuka dans une édition de prestige qui, bien qu’un peu chère, nous (re-)donne accès à quelques-unes des meilleures BD du siècle dernier, pierres angulaires d’une production nationale aussi prolifique que novatrice. Cette réédition a aussi le mérite de rendre justice au trait de Tezuka qui, bien que simple, trouve enfin un écrin à sa juste valeur dans une édition de luxe grand format et une impression plus correcte que dans les versions poches parfois vite abimées d’il y a 15 ans. Le grand format nous permet également d’apprécier particulièrement les « essais » de Tezuka dans un autre style, plus réaliste et fouillé que sa production habituelle, davantage cartoonesque et simpliste. Kirihito est un classique qui mérite son titre ; il marque un tournant dans la carrière de l’un des auteurs de BD les plus influents depuis que le genre existe et a le mérite, en prime, d’être une histoire passionnante, drôle, triste, horrible et pleine d’espoir. Bref, du Tezuka comme on a appris à l’aimer après toutes ces années.
(*) D’aucun vous dirons que l’âge d’or des shônens et des shojos est derrière nous et que la production actuelle est insipide. J’y vois personnellement un simple phénomène générationnel. Nous savons tous que nous aimons par-dessus tout la musique de notre adolescence (on y revient toujours). C’est exactement la même chose : le meilleur shônen est forcément celui que nous avons suivi passionnément quand nous étions le cœur de cible commerciale du manga en question. Dragon Ball restera pour moi l’indétrônable shônen de ma jeunesse et ma référence absolue dans le genre. Est-il pourtant objectivement meilleur que Naruto, One Piece ou One Punch Man ? Je serais bien incapable de le dire. Mon rapport à l’œuvre de base est trop sentimental pour que je puisse avoir un avis rationnel, même si je n’ai rien contre les trois autres shônens cités.