De Robert Louis Stevenson, 1889.
Trois ans après son Dr Jekyll et Mister Hide, Robert Louis Stevenson signait son deuxième grand classique « adulte« . Exit les rues de Londres et l’excitation de la vie citadine ; faisons place nette pour les landes brumeuses de l’Écosse du XIXème. Le roman, raconté à la manière des confessions intimes du serviteur de la famille Durrisdeer, entrecoupées çà et là d’encart épistolaires dû à des personnages secondaires ou de flashbacks en cascade, nous plonge dans l’Histoire du Royaume-Uni, alors que les tensions entre anglais et écossais se résout finalement à la bataille de Culloden. La famille Durrisdeer, partagée entre la fougue jacobite et une certaine réserve visant à préserver ses intérêts, est prise entre deux feux. Des deux fils de Lord Durrisdeer senior, l’un est réservé et gauche là où l’autre est aventureux et prodige. Sur un coup de tête, le parti pris par l’un et l’autre sera joué à pile ou face. Et c’est bien sûr le fils prodige, roublard, parfois crapule, qui rejoindra le Bonnie Prince Charles avant de subir une défaite écrasante à Culloden. Réputé mort sur le champ de bataille, le reste de la famille Durrisdeer s’organise comme elle peut, le père portant le deuil de ce mauvais fils qui restait malgré tout son préféré et la promise du défunt tombant presque par dépit dans les bras de l’héritier survivant.
Une chape de plomb s’abat alors sur la famille, le nom du « Maître de Ballantrae« , l’aîné décédé, devenant petit à petit sacralisé, plongeant le cadet dans les affres d’une humiliation posthume, isolé de sa famille et honni par ses sujets, à l’exception notable du bon serviteur nous narrant l’ensemble. C’est sans compter sur le destin, cependant : le fils mort renaît de ses cendres et voilà qu’il revient en la demeure familiale après avoir couru l’aventure pendant quelques années au Nouveau Monde, cherchant sa fortune dans une série d’activités peu licites en compagnies d’individus peu recommandables. Il ne revient cependant pas pour le plaisir de retrouver son chez soi, mais bien pour tenter d’extorquer le maximum de fond à ses proches, grâce à sa faconde roublarde et se capacité à culpabiliser ses interlocuteurs. Et c’est là que son jeune frère, effacé et rigide, décide de ne plus se laisser marcher sur les pieds…
Formidable portait d’une famille dysfonctionnelle, établie dans le quasi-huis clos des landes écossaises désolées et lugubres, Le Maître de Ballantrae démontre la capacité de Stevenson à croquer la psyché de ses personnages avec brio. Et s’ils sont excessifs, archétypaux par moment, cela ne fait en définitive que renforcer l’impression d’assister là à une tragédie classique, lente, pesante, troublée. En cela, les deux premiers tiers du roman sont une véritable réussite : on ne peut que prendre le parti du jeune frère, écrasé par la figure tutélaire de son aîné, injustement portée aux nues par ses propres alors même qu’il est un fieffé escroc égoïste dès les premières pages du roman (admettons qu’il est sans doute plus fréquentable à l’entame du roman, même si ses valeurs restent assez discutables). Et l’on ne peut qu’assister avec tristesse à un lent mais certain glissement de notre protagoniste principal vers la folie, causée par ce frère presque mythique, pourtant majoritairement absent.
Pour une raison étrange, cependant, Stevenson change presque radicalement de registre pour le dernier tiers du roman. Lorsque la famille Durrisdeer fuit vers l’Amérique pour éviter de se retrouver confronté à une nouvelle cohabitation néfaste avec le maître, le roman verse dans le roman d’aventure, à la manière de L’île au Trésor, du même Stevenson. Si l’escapade en territoire indien et la menace sourde qui en découle sont plaisantes, elles n’en demeurent pas moins incongrues vis-à-vis de et nettement plus faibles que la première partie, jusqu’à sa conclusion à la limite du grand-guignolesque.
Il n’en demeure pas moins qu’on a entre les mains, avec Le Maître de Ballantrae, une œuvre classique qui démontre, si besoin est, la qualité des conteurs du XIXeme quand il s’agit de dessiner une étude de mœurs complexe et tragique tout à la fois. Loin de l’héroïsme de Walter Scott, Stevenson donne une image plus complexe, sombre, moins romantique et sans doute plus réaliste, de l’Écosse de son temps et de l’impact qu’a pu avoir la crise jacobine sur ses contemporains. Il en profite également pour faire un portrait en négatif d’une société qui change, dont les repères séculaires et les valeurs disparaissent. Car si le Maître de Ballantrae est effectivement un fils ingrat et un mauvais frère, il n’en demeure pas moins un personnage haut en couleur, fascinant, que l’on est presque prêt à pardonner. Justement car il veut aller plus vite, que les règles ne lui importent que peu, qu’il est sans doute en avance sur son temps. Cinquante ans plus tard, nul doute que Stevenson aurait fait de lui un capitaine d’industrie opportuniste. Et il n’y a jamais mieux que les fictions où l’on finit par aimer le méchant.